La Trace du serpent/Livre 3/Chapitre 04

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 240-251).
Livre III

CHAPITRE IV.

DÉMONSTRATION OCULAIRE.

Le nom gravé sur la carte laissée par l’étranger sur la table de Mlle de Cévennes ou Mme de Lancy, était celui de Raymond de Marolles. Le flâneur était donc Raymond de Marolles, et c’est lui que nous suivrons dans la matinée du lendemain de l’entrevue orageuse du pavillon.

Il occupe un délicieux appartement sur le boulevard, petit, naturellement, comme il convient à un garçon, mais meublé dans le goût le plus exquis. Il est une chose qu’on ne peut s’empêcher de remarquer en pénétrant dans ce logis, c’est la propreté surprenante et la précision presque mathématique avec laquelle tous les objets sont rangés. Livres, peintures, bureau, pistolets, fleurets, gants de boxe, cravaches, cannes et fusils, tout est disposé dans un ordre tout à fait inusité dans un appartement de garçon. Mais cet ordre fait partie du tempérament de M. de Marolles ; on l’observe dans l’ordonnance recherchée de sa toilette, dans sa moustache correctement ajustée ; on peut le remarquer même, dans les inflexions de sa voix, qui s’élève et tombe avec une régularité plutôt monotone qu’harmonieuse, et qui n’est jamais altérée par une de ces causes vulgaires telles que l’inquiétude ou l’émotion.

À dix heures de cette matinée, il est encore à déjeuner ; il n’a rien mangé, mais il est en train de boire sa seconde tasse de café, et il est aisé de voir qu’il réfléchit profondément.

« Oui, murmure-t-il. Il me faut trouver un moyen de la convaincre. Elle doit être entièrement convaincue avant d’être amenée à agir. Mes premiers coups ont si bien porté, que je ne dois pas faillir dans mon coup de maître. Mais comment la convaincre ? Des paroles seules ne la satisferont pas longtemps. Il faut une démonstration oculaire. »

Il finit sa tasse de café et se met à jouer avec la cuillère qui produit par son choc contre la tasse de Chine une série de petits sons sourds ; bientôt il frappe un coup plus fort qui fait résonner une note de triomphe. Il était occupé à chercher un problème, il vient d’en trouver la solution. Il prend son chapeau et sort précipitamment de la maison ; mais aussitôt qu’il est sur le boulevard il ralentit son pas et reprend son ancienne démarche nonchalante, en s’acheminant vers l’Opéra ; c’est vers la porte du théâtre qu’il dirige ses pas. Un homme âgé, le portier, est occupé, dans le petit vestibule sombre, à fabriquer un pot-au-feu et il réchauffe en même temps ses mains à un petit poêle logé dans un coin. Il est tout à fait habitué à l’apparition de jeunes gens élégants ; aussi lève-t-il à peine la tête quand l’ombre de Raymond de Marolles intercepte le jour du couloir.

« Bonjour, monsieur le concierge, dit Raymond, très-occupé, à ce que je vois.

— Une petite affaire de ménage, voilà tout, monsieur, étant garçon. »

Le portier est un peu âgé et quelque peu barbouillé de tabac pour un garçon ; mais il a la passion d’informer les visiteurs du théâtre qu’il n’a jamais voulu sacrifier sa liberté sur l’autel de l’hyménée ; il pense peut-être qu’ils pourraient éprouver quelques scrupules à confier leurs messages à un homme marié.

« Pas trop occupé, alors, pour un bout de conversation, mon ami ? demande le visiteur, glissant furtivement une pièce de cinq francs dans la main du garçon.

— Jamais trop occupé pour cela, monsieur. »

Et le portier abandonne le pot-au-feu à sa destinée et époussette avec son mouchoir de couleur un fauteuil délabré qu’il présente au monsieur.

Monsieur est très-affable, et le concierge très-communicatif. Il donne à monsieur une quantité d’utiles renseignements sur les engagements des principales danseuses, sur les bouquets et sur les bracelets de diamants qu’on leur jette, sur les regards et les faveurs que ces présents rapportent et sur divers autres faits intéressants. Bientôt Monsieur, qui a écouté tous ces détails, quoique l’intéressant faiblement, prend la parole, d’un air gracieux :

« Auriez-vous par hasard, parmi vos surnuméraires, vos choristes ou vos gens de position insignifiante, un de ces individus que l’on rencontre si généralement dans un théâtre et qui font des imitations ?

— Ah ! dit le portier en riant à gorge déployée, je vois que Monsieur sait ce que c’est qu’un théâtre. Nous avons assurément deux ou trois de ces gens, mais un supérieur à tous, un chanteur des chœurs, un individu remarquable, qui possède un talent d’imitation à confondre la nature elle-même ; un gaillard adonné à la boisson, qui aurait pu remplir les premiers rôles et se faire une réputation ; un camarade qui n’a pour passions que les dominos et le vin bleu, mais un imitateur surprenant.

— Ah ! et il imite probablement tous les grands artistes, votre prima donna, votre basse, votre ténor ? hasarde M. Raymond de Marolles.

— Oui, monsieur. Il faut l’entendre imiter le nouveau ténor, M. Gaston de Lancy, qui a fait tant de bruit. Ce n’est pas un garçon de mauvaise mine ; il est exactement de la même taille que M. de Lancy, et il peut rendre ses manières, sa voix et sa démarche si complètement, que…

— Dans une pièce obscure, on pourrait distinguer à peine l’un de l’autre, n’est-ce pas ?

— Précisément, monsieur.

— Je suis excessivement curieux de ces sortes de gens, et serais désireux de voir cet individu, si… »

Il hésite, en faisant sonner quelques pièces d’argent dans sa poche.

« Mais, monsieur, dit le concierge, rien de plus facile ; ce Moucée est toujours ici à cette heure. Les chœurs répètent pendant que les premiers artistes font la digestion de leurs déjeuners. Nous le trouverons ou sur le théâtre, ou dans une des loges en train de jouer aux dominos. Par ici, monsieur. »

Raymond de Marolles suit le concierge au travers de sombres passages qui descendent, et une série innombrable de marches qui montent, jusqu’à ce qu’enfin arrivé à une certaine hauteur, il s’arrête devant une porte basse, qui les sépare évidemment d’une société bruyante. Le portier ouvre cette porte sans cérémonie, et ils pénètrent dans une salle basse, aux murs nus peints à la chaux, et barbouillés de caricatures au charbon de prima-donnas et de ténors, avec des nez impossibles, et des jambes en fuseaux. Devant une table de sapin est assis un groupe de jeunes gens, misérablement vêtus, qui jouent aux dominos, tandis que d’autres regardent et parient pour les joueurs. Ils fument tous de minces cigarettes, qui ressemblent à des morceaux de papiers roulés et qui ne durent chacune que deux minutes environ.

« Pardonnez-moi, monsieur Moucée, dit le portier, s’adressant à un des joueurs de dominos, un jeune homme de bonne mine, ayant une figure pâle et brune et des cheveux noirs. Pardonnez-moi d’interrompre votre intéressante partie, mais je vous amène un monsieur qui désire faire votre connaissance. »

Le choriste se lève, donne un long regard à un double six qu’il allait justement poser, et s’avance vers l’endroit où attend M. de Marolles.

« Je suis au service de Monsieur, » dit-il avec un salut non apprêté mais gracieux.

Raymond de Marolles, avec une aisance de manière toute particulière passe son bras sous celui du jeune homme et le conduit dans l’intérieur du passage.

« J’ai entendu dire, monsieur Moucée, que vous possédiez un talent d’imitation d’un ordre vraiment supérieur ; consentiriez-vous à m’aider avec ce talent dans une petite farce que j’organise pour l’amusement d’une dame ? Si vous acceptez, vous aurez un droit (que je me garderai d’oublier) sur ma reconnaissance et sur ma bourse. »

Ce dernier mot fait dresser les oreilles à Paul Moucée. Pauvre diable ! Ses derniers sous sont partis avec la dernière demi-once de tabac ; il déclare être trop heureux d’obéir aux ordres de Monsieur.

Monsieur propose de se réfugier dans un café voisin, où ils pourront avoir une demi-heure tranquille de conversation ; ils s’y rendent, et à la fin de la demi-heure, M. de Marolles prend congé de Paul Moucée à la porte de l’établissement. Comme ils se séparent, Raymond jette un coup d’œil sur sa montre :

« Onze heures et demie ; tout va mieux que je pouvais jamais l’espérer. Cet homme passera très-bien pour Robert le Diable, et la belle dame aura une démonstration oculaire. Maintenant, au reste de mes préparatifs ; à ce soir, ma superbe et belle héritière, à vous. »

Au moment où les horloges sonnaient dix heures dans la soirée de ce jour, une voiture de place s’arrête près de la barrière de l’Étoile, et comme le cocher retient son cheval, un homme sort de l’obscurité et court à la portière du fiacre, qu’il ouvre avant que le cocher ait pu quitter son siège. Cet homme est M. Raymond de Marolles, et la personne assise dans la voiture est Valérie de Lancy.

« Ponctuelle, madame ! dit-il. Ah ! dans les moindres choses vous êtes supérieure à votre sexe. Vous prierai-je de descendre et de faire quelques pas avec moi ? »

La dame, qui porte un voile épais, incline la tête pour toute réponse, mais elle est à côté de lui en un instant. Il donne quelques ordres au cocher, qui se retire à une petite distance ; puis il offre son bras à Valérie.

« Non, monsieur, dit-elle d’une voix sèche et dure, je puis vous suivre ou marcher à côté de vous ; j’aime mieux ne pas prendre votre bras. »

Il est peut-être bon pour elle que la nuit soit assez sombre pour l’empêcher de voir le sourire qui relève sa noire moustache, et l’éclair qui traverse ses yeux bleus. Il a quelque chose du physiologiste aussi bien que du mathématicien, cet homme, et il peut dire ce qu’elle a souffert depuis la nuit dernière, au changement seul de sa voix. Le son en est triste et monotone, et le timbre naturel semble s’être évanoui pour jamais. Si les morts pouvaient parler, ils parleraient ainsi.

« De ce côté, madame, dit-il. Mon premier objet est de vous convaincre de la trahison de l’homme pour lequel vous avez fait de si grands sacrifices. Aurez-vous la force de survivre à la découverte ?

— J’ai bien survécu à la nuit dernière ! Allons, monsieur, ne perdons plus de temps en paroles, ou je croirai que vous êtes un charlatan. Laissez-moi entendre de ses propres lèvres que j’ai sujet de le haïr.

— Suivez-moi alors, et doucement. »

Il la conduit dans le Bois de Boulogne. Le ciel n’a pas une étoile, c’est une nuit de décembre froide et noire ; une légère couche de neige a blanchi le sol, et assourdit le bruit de leurs pas. On dirait deux ombres se glissant entre les arbres. Après avoir marché environ un quart de lieue, il la saisit par le bras et l’entraîne précipitamment dans l’ombre formée par le tronc d’un gros arbre :

« Maintenant, dit-il, maintenant, écoutez. »

Elle entend une voix dont le timbre lui est connu. Il se produit, d’abord, un bourdonnement dans ses oreilles, comme si tout son sang montait de son cœur à son cerveau, mais bientôt elle saisit distinctement les sons ; bientôt, aussi, ses yeux commencent à s’habituer aux ténèbres, et elle aperçoit à quelques pas d’elle la silhouette d’un personnage de taille élevée, qui lui est connu. C’est Gaston de Lancy qui est là, son bras entoure la taille svelte d’une jeune fille, et sa tête penchée a cette gracieuse langueur qu’elle connaît si bien, lorsqu’il contemple son visage.

La voix de de Marolles glisse tout bas dans son oreille :

« La jeune fille est une danseuse des Funambules, qu’il a connue avant d’être un homme illustre. Son nom, je crois, est Rosette, ou quelque chose comme cela. Elle l’aime passionnément ; peut-être presque autant que vous, malgré vos quartiers de noblesse sur votre écusson. »

Il sent la petite main qui dédaignait auparavant de s’appuyer sur son bras, étreindre maintenant son poignet et le serrer, comme si chacun de ces doigts effilés était un étau de fer.

« Écoutez, dit-il de nouveau, écoutez le drame, madame, je suis le chœur. »

C’est la jeune fille qui parle.

« Mais, Gaston, ce mariage… ce mariage qui a presque brisé mon cœur…

— Fut un sacrifice à notre amour, ma Rosette. Pour ton amour seul j’ai fait un aussi grand sacrifice ; mais la fortune de cette hautaine grande dame fera notre bonheur sur une terre éloignée. Elle se doute peu, la pauvre folle, pour l’amour de qui je supporte ses airs de grandeur, ses grâces de l’ancien régime, ses caprices et sa folie. Sois seulement patiente, Rosette, et aie confiance en moi, le jour qui nous unira pour toujours n’est pas si éloigné, crois-moi. »

C’est la voix de Gaston de Lancy. Qui pourrait en connaître mieux les accents que son épouse légitime ? Qui pourrait mieux les connaître que celle dont ils frappent mortellement le cœur ?

La jeune fille parle de nouveau.

« Et vous n’aimez pas cette belle dame, Gaston ? dites-moi seulement que vous ne l’aimez pas. »

La voix connue répond :

« L’aimer ! bah ! Nous n’avons jamais d’amour pour ces belles dames, qui nous lancent de si tendres regards de leurs loges d’Opéra. Nous n’admirons jamais ces grandes héritières qui tombent amoureuses d’une belle figure, et n’ont pas assez de modestie pour tenir leurs sentiments à l’état de secret ; qui pensent nous honorer par un mariage qu’elles rougissent d’avouer et qui s’imaginent que nous devons être amoureux d’elles, parce que, d’après leur mode, elles sont amoureuses de nous.

— Avez-vous assez entendu ? demande Raymond de Marolles.

— Donnez-moi un pistolet ou un poignard, murmura-t-elle d’une voix dure, que je le tue, que je le frappe au cœur, que je puisse m’éloigner et mourir en paix.

— Ainsi, dit tout bas Raymond, elle en a entendu assez. Allons, madame, attendez encore, un dernier regard ; vous êtes certaine que c’est monsieur de Lancy ! »

L’homme et la jeune fille se tenaient à quelques pas d’eux, il tournait le dos à Valérie, mais elle l’eût reconnu entre mille à sa chevelure noire et à l’inclinaison particulière de sa tête.

« Certaine ! répondit-elle. Suis-je moi-même ?

— Venez, alors, nous avons un autre lieu à visiter ce soir. Vous êtes satisfaite ; ne l’êtes-vous pas, madame, maintenant que vous avez eu une démonstration oculaire ? »