La Trace du serpent/Livre 3/Chapitre 06

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 269-278).

CHAPITRE VI.

UN VERRE DE VIN.

Sur une petite table, dans le boudoir du pavillon, est une lettre. C’est la première chose que Valérie de Lancy aperçoit à son entrée dans la pièce avec Raymond de Marolles, une demi-heure après avoir quitté l’appartement de M. Blurosset. Cette lettre est de la main de son époux et porte le timbre de la poste de Calais.

Le visage de Valérie dit à son compagnon de qui vient la lettre, avant qu’elle l’ait prise dans sa main.

« Lisez, dit-il froidement, elle contient ses excuses, sans aucun doute. Voyons quelle jolie histoire il a inventée. Dans sa première carrière, ses camarades l’avaient surnommé le baron de Munchausen. »

Sa main tremble en brisant le cachet ; mais elle lit la lettre jusqu’à la fin, puis dit, en se tournant vers Raymond :

« Vous avez raison, son excuse est excellente, seulement un peu trop transparente ; écoutez :

« La raison de mon absence de Paris et de ma présence cette nuit au Bois de Boulogne, est très-extraordinaire. À la fin de l’opéra, à la dernière représentation, je fus demandé à la porte du théâtre, où je trouvai un messager qui m’attendait et qui me dit arriver en poste de Calais, où ma mère était dangereusement malade, pour me supplier, si je voulais la voir, de partir immédiatement pour cette ville. Même mon amour pour vous, que vous savez bien, Valérie, être la passion absorbante de ma vie, fut oublié dans un tel moment. Je n’avais aucuns moyens de communiquer avec vous sans compromettre notre secret ; imaginez ma surprise à mon arrivée à Calais, en trouvant ma mère en parfaite santé, et qui naturellement ne m’avait envoyé aucun messager. J’appréhende dans ce mystère quelque complot qui menace la sûreté de notre secret. Je serai à Paris ce soir, à temps pour jouer Don Juan, et demain, à la brune, je me trouverai à ce cher petit pavillon, pour jouir une fois de plus du sourire des seuls yeux que j’aime.

« Gaston de Lancy. »

— Une épître complètement ridicule, murmura Raymond. Je l’aurais cru réellement capable de quelque chose de mieux. Vous le recevrez demain soir, madame ? »

Elle connaît si bien la portée de cette question, que sa main serre presque involontairement le petit paquet donné par M. Blurosset, qu’elle a gardé tout ce temps ; mais elle ne lui répond pas.

« Vous le recevrez demain, ou après-demain soir tout Paris apprendra ce romanesque ou plutôt ce ridicule mariage. Il sera dans tous les journaux, en caricature à tous les étalages de libraires. Le Charivari aura un ou deux bons mots sur lui, et les gamins le crieront dans les rues comme un récit intéressant, véridique et extraordinaire, pour un sou seulement. Mais, au reste, je vous l’ai déjà dit, vous êtes supérieure à votre sexe, et vous vous inquiétez peut-être fort peu de tout cela.

— Je le verrai demain soir à la brune, dit-elle d’une voix basse et rauque, nullement agréable à entendre, et je ne le verrai plus jamais après la soirée de demain.

— Encore une fois, alors, bonne nuit, dit Raymond. Mais, attendez ; M. Blurosset vous prie de prendre ceci, c’est une potion opiacée. Au reste, murmure-t-il en riant, tandis qu’il la regarde d’une façon étrange, vous êtes parfaitement assurée de son innocence ; souvenez-vous que je n’ai pas encore été payé. »

Il salue et quitte le salon. Elle ne lève pas un instant les yeux pour le regarder, tandis qu’il lui dit adieu. Ces yeux caves et secs sont fixés sur la lettre qu’elle tient dans sa main gauche. Elle pense à la première fois où elle a vu cette écriture, alors que chaque lettre semblait un caractère écrit avec du feu, parce que la main de son amant l’avait tracée ; alors que le moindre morceau de papier, noirci des mots les plus ordinaires, était un précieux talisman, un joyau d’un plus grand prix que les diamants de tous les de Cévennes.

La courte journée d’hiver touche à sa fin, et dans l’obscurité naissante, un jeune homme en épais pardessus descend la rue large et paisible dans laquelle s’élève le pavillon. Une ou deux fois il regarde autour de lui pour voir s’il n’est pas observé, puis il entre précipitamment. Dans quelques minutes il est dans le boudoir à côté de Valérie. Le visage hautain de la jeune fille est plus pâle que la dernière fois qu’il l’a vu, et quand il lui demande avec tendresse la cause de ce changement, elle dit :

« J’ai été inquiète de vous, Gaston. Pouvez-vous me le demander ?

— Sa voix aussi, même sa voix est changée, dit-il avec anxiété. Attendez, je suis assurément victime d’une illusion grossière. Est-ce bien… est-ce bien Valérie. »

Le petit boudoir est seulement éclairé par la flamme du bois qui brûle dans le foyer. Il l’attire vers la clarté du feu, et la regarde en plein visage.

« Vous me croirez à peine, dit-il, mais pour un moment, j’ai presque douté que ce fût réellement vous. Les fausses alarmes, le voyage précipité, une chose et une autre m’ont tellement bouleversé, que vous me semblez changée, vos traits altérés ; je ne puis pas dire comment, mais extraordinairement altérés. »

Elle s’assied dans le fauteuil à côté de la cheminée. Un tabouret en velours brodé est à ses pieds ; il se place dessus et reste à contempler son visage. Elle pose ses doigts effilés sur sa chevelure noire et le regarde dans les yeux. Qui lira ses pensées en ce moment ? Elle a appris à le mépriser, mais elle n’a jamais cessé de l’aimer. Elle a sujet de le haïr, mais elle ne peut dire si le sentiment amer qui torture son cœur est de l’amour ou de la haine.

« Fi donc ! Gaston, vous êtes rempli d’idées tristes, ce soir. Et moi, vous le voyez, je n’ai pas songé un instant à vous reprocher l’inquiétude que vous m’avez causée. Voyez comme je suis disposée à accepter vos excuses pour votre absence, et à n’exprimer aucun doute sur leur véracité. Maintenant, si j’étais jalouse ou soupçonneuse, je pourrais avoir, une centaine de doutes ; je pourrais même être assez folle pour me figurer que vous étiez avec une autre femme que vous aimez plus que moi.

— Valérie !… dit-il d’un air de reproche, en portant la petite main de celle-ci à ses lèvres.

— Non, dit-elle avec un sourire, cela pourrait être la pensée d’une femme jalouse ; mais moi, Gaston, pourrais-je penser ainsi de vous ?

— Silence ! dit-il, tressaillant et se levant précipitamment. N’avez-vous pas entendu quelque chose !

— Quoi ?

— Un bruissement à cette porte, la porte de votre cabinet de toilette. Finette n’est pas là ; y est-elle ? Je l’ai laissée dans l’antichambre au-dessous.

— Non, non, Gaston, il n’y a personne là ; c’est encore une de vos idées folles. »

Il jette un coup d’œil inquiet vers la porte, mais se rassied aux pieds de sa femme et examine son visage. Elle n’a pas les yeux fixés sur lui, mais sur le feu. Ses yeux noirs sont fixés sur la flamme et elle paraît presque ignorer la présence de son époux. Qu’aperçoit-elle dans la flamme rouge ? Le naufrage de son cœur ? la ruine de ses espérances ? le fantôme de son bonheur perdu ? l’image d’un long et sinistre avenir qui ne connaîtra plus cet amour sur les fondements duquel elle avait élevé pour les temps futurs une existence paisible et heureuse ? Qu’aperçoit-elle encore ? Un bras étendu comme un avertissement pour lui épargner un crime (qui, une fois commis, doit lui fermer toute sympathie terrestre, sans lui fermer peut-être le pardon du ciel), ou un doigt inflexible lui montrant le but terrible vers lequel elle court avec une résolution dans le cœur si étrange et si effroyable pour elle, qu’elle peut à peine croire qu’elle lui appartienne ou qu’elle soit elle-même ?

Sa main gauche repose toujours sur la chevelure noire qu’elle ne peut toucher, même en ce moment, sans une tendresse qui, ne faisant plus partie de sa nature aujourd’hui, semble être une relique du naufrage de son passé ; elle étend son bras droit vers une table à côté d’elle, sur laquelle se trouvent des carafes et des verres qui à son toucher rendent un son argentin.

« Je veux essayer de vous guérir de vos imaginations, Gaston. Mon médecin m’ordonne de prendre chaque jour à ma collation un verre de ce vieux madère que mon oncle aime tant. On n’a pas retiré le vin, vous en prendrez ; versez-le vous-même, voilà le flacon. Je vous tiendrai le verre. »

Elle tient d’une main ferme le verre artistement taillé, tandis qu’il y verse le vin. La lumière du feu vacille, et il répand quelques gouttes de la liqueur sur sa robe. Ils rient tous les deux de cet accident, et son rire à elle résonne et est le plus éclatant des deux.

Il y a une troisième personne qui rit aussi, mais son rire est silencieux. Cette troisième personne est M. de Marolles, qui se tient derrière la porte entr’ouverte conduisant dans le cabinet de toilette de Valérie.

« Ainsi, se dit-il à lui-même, cela marche même mieux que je ne l’avais espéré. Je craignais que le beau visage du jeune homme n’ébranlât sa résolution. Le feu de ses beaux yeux noirs est incontestablement magnifique, mais il n’a pas longtemps à briller. »

Comme la clarté du foyer tombe sur le verre, Gaston le tient entre ses yeux et la flamme.

« Le vin de votre oncle n’est pas très-clair, dit-il, mais je boirais le plus détestable vinaigre de la plus détestable taverne de Paris, si vous me le versiez de votre main, Valérie. »

Comme il vide le verre, la petite pendule sonne six heures.

« Je dois partir, Valérie. Je joue Gennaro dans Lucrèce Borgia, et le roi doit assister à la représentation ce soir. Vous viendrez ? Je ne saurais bien chanter si vous n’êtes là.

— Oui… oui… Gaston. »

Elle porte la main à sa tête en prononçant ces paroles.

« Êtes-vous indisposée ? demande-t-il d’un air inquiet.

— Non, non, ce n’est rien. Partez, Gaston, vous ne devez pas faire attendre Sa Majesté, » dit-elle.

Je me demande si, pendant qu’elle parle, ne se dresse pas dans son esprit l’image d’un monarque qui règne avec un pouvoir incontesté sur la vaste surface de la terre, dont le trône n’est jamais ébranlé par les révolutions, aux sentences duquel aucune créature n’a encore échappé, et auquel toutes les puissances terribles cèdent le pas, reconnaissant en lui le roi des terreurs.

Le jeune homme l’entoure de ses bras et presse de ses lèvres son front ; ce front est moite de la sueur glacée de la mort.

« Je suis certain que vous êtes malade, Valérie, » dit-il.

Elle frissonne violemment, mais lui dit en le poussant vers la porte :

« Non, non, Gaston ; partez, je vous en supplie, vous serez en retard ; vous me verrez au théâtre ; en attendant, adieu ! »

Il est parti, elle a fermé rapidement la porte sur lui et tombe frémissante sur le parquet, heurtant avec sa tête les moulures dorées de la porte. M. de Marolles sort de l’ombre et, la soulevant du parquet, la pose dans le fauteuil à côté du feu. Sa tête tombe lourdement sur le dossier de velours, mais ses grands yeux noirs sont ouverts. J’ai déjà dit que cette femme ne s’évanouissait pas.

Elle saisit convulsivement la main de Raymond dans les siennes.

« Madame, dit-il, vous vous êtes montrée la vraie descendante de la noble race des de Cévennes. Vous vous êtes vengée. »

Les grands yeux noirs ne le regardent pas, ils sont fixés sur le vide. Hélas ! pourrait-il exister pour cette femme autre chose que le vide. Désormais la terre entière est remplie d’un fantôme hideux.

Deux verres sont sur la table, un peu en arrière du fauteuil sur lequel elle est assise. Ce sont de magnifiques verres antiques, élégamment taillés et portant le blason des de Cévennes. L’un d’eux, celui dans lequel Gaston de Lancy a bu, a conservé au fond un petit dépôt blanchâtre, avec quelques gouttes de vin. Valérie n’aperçoit pas Raymond qui, d’une main furtive, prend ce verre sur la table et le cache dans la poche de son pardessus.

Il jette encore un regard sur elle, qui reste la bouche rigide et les yeux hagards, et lui dit ensuite en se dirigeant vers la porte :

« Je vous verrai à l’Opéra, madame ! Je me trouverai aux stalles. Vous serez, avec votre beauté plus splendide que d’habitude, le centre des observations dans la loge voisine de celle du roi. N’oubliez pas que, jusqu’à ce que la soirée soit écoulée, vous n’avez pas fini de jouer votre rôle. Au revoir, madame. Demain, je dirai mademoiselle. Car demain le mariage secret de Valérie de Cévennes avec un chanteur ne sera que le souvenir d’une folie passée. »