La Trace du serpent/Livre 5/Chapitre 05

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 173-184).

CHAPITRE V.

LE NOUVEAU LAITIER DANS PARK LANE.

Le poste d’aide de cuisine dans la maison du comte de Marolles n’est pas sans importance, et mistress Moper est considérée comme une personne de quelque conséquence dans la salle des domestiques. Le chef français, qui a son cabinet particulier où il élabore et perfectionne de savantes combinaisons culinaires, qu’il désigne sous le nom de plates quand il condescend à parler anglais, a naturellement des rapports très-rares avec la domesticité de la maison. Mistress Moper est son premier ministre : il lui donne ses ordres pour l’exécution, et se rejette dans son fauteuil pour réfléchir à la création d’un plat, tandis que sa subordonnée rassemble pour lui les éléments vulgaires de son noble art. Mistress Moper est elle-même une excellente cuisinière, et, quand elle quittera le comte de Marolles, elle a l’intention d’entrer dans une famille où il n’y aura pas de domestique étranger, et veut avoir quarante livres par an et un salon exclusivement pour elle. Elle est maintenant à l’état de chenille, mistress Sarah Moper, et elle se contente de prendre le titre d’aide de cuisine, par intérim.

Le dîner des domestiques et le repas de la femme de charge sont terminés, mais les préparatifs pour le dîner des maîtres n’ont pas encore commencé et mistress Moper et Liza, la laveuse de vaisselle, profitent d’un moment de calme avant la venue de l’orage, et sont assises occupées à raccommoder des bas.

« Ma foi ! dit mistress Moper, mes doigts passent à travers et mes talons sont usés, je n’ai jamais le temps de faire une maille. Ici, n’y a pas une minute de libre pour une domestique en sous-ordre, et je ne veux plus garder cette position de subordonnée que pendant un an encore, ou mon nom n’est pas Sarah Moper. »

Liza, qui raccommode un bas noir avec de la laine blanche (ce qui produit même un effet plein de fantaisie), n’a évidemment aucune envie d’avancer une proposition comme celle-là.

« En vérité, mistress Moper, dit-elle, c’est la chose la plus vraie que vous ayez jamais dite ; c’est bon pour celles qui reçoivent des gages pour porter des robes de soie, et pommader leurs cheveux, et se mettre à la croisée pour regarder les équipages qui vont à Grosvenor Gate ; et ne me dites pas que les gardes du corps regarderaient indiscrètement en haut, si on ne les avait pas pareillement regardés en bas. (Elisa devient tout à fait inintelligible en ce moment.) Cette maison, mistress Moper, peut être le Ciel pour les domestiques supérieurs ; mais, pour les inférieurs, c’est un endroit qui ressemble beaucoup à ce qu’on appelle comme une lettre de l’alphabet, et ce n’est pas moi qui la prononcerai. »

On ne sait pas jusqu’où ce style de conversation, entièrement révolutionnaire, eût pu aller, car en ce moment on entendit le bruit bien connu du tintement des bidons de lait dans la rue, et le cri des laitiers de Londres.

« Voilà Budgen avec le lait, Liza ; il y a en une pinte de crème en trop dans le dernier compte, dit mistress Mellflower ; priez-le de descendre et de rectifier cela ; voulez-vous, Liza ? »

Liza monte les marches de la cour, et parlemente avec le laitier ; bientôt celui-ci descend avec bruit, heurtant les barreaux de l’escalier de ses bidons ballottants. Il est complètement gauche avec ses bidons, ce laitier, et je crains qu’il ne répande plus de lait qu’il n’en vend, comme le témoigne le pavé de Park Lane.

« Ce n’est pas Budgen, dit Liza, en manière d’explication, comme elle l’introduit dans la cuisine. Budgen a été blessé à la jambe en trayant une vache qui a lancé un coup de pied quand les mouches la tracassaient, et il a envoyé à sa place ce jeune homme, qui est entièrement neuf à la besogne, mais qui est désireux de faire de son mieux. »

Le nouveau laitier entre dans la cuisine à la fin de ce discours, et, se débarrassant de ses bidons, déclare qu’il est disposé à réparer toute erreur dans le compte.

Il a tout à fait bon air, ce laitier ; sa tête est toute bouclée de cheveux d’un blond doré, ses sourcils étonnamment clairs, mais il a des yeux d’un brun noisette, qui forment un contraste très-piquant. J’ose dire que mistress Moper et Liza ne lui trouvent pas mauvaise tournure, car elles l’invitent à s’asseoir, et la laveuse de vaisselle jette les bas noirs, avec lesquels elle était précédemment aux prises, dans le tiroir d’une table, et lisse à la hâte ses cheveux avec la paume de sa main. L’homme de M. Budgen ne paraît en aucune façon éloigné d’entamer une petite causerie amicale ; il leur dit combien il est neuf à la besogne, comment il n’aurait pas songé à choisir pour métier celui de nourrisseur, s’il avait connu sur cette profession tout ce qu’il sait aujourd’hui ; combien il entre de choses dans le commerce du lait, telles que la cervelle de cheval, l’eau chaude, la mélasse, et autres substances de ce genre qui répugnent à sa conscience ; comment il est nouveau à Londres et n’en connaît pas les rues, étant arrivé tout dernièrement du pays.

« De quel côté est votre pays ? demanda mistress Moper.

— Dans le Berkshire, répond le jeune homme.

— Ciel ! dit mistress Moper, jamais chose plus extraordinaire ; le pauvre Moper sortait du Berkshire et connaissait jusqu’au moindre pouce du pays, et je crois le connaître aussi bien. Quelle partie du Berkshire, monsieur… monsieur ?…

— Volpes, » insinua le jeune homme.

M. Volpes paraît, chose étrange à dire, entièrement embarrassé pour répondre à cette question si naturelle et si simple. Il regarde mistress Moper, puis Liza, et enfin les bidons. Ceux-ci semblent venir au secours de sa mémoire, car il répond très-distinctement :

« Burley Scuffers. »

C’est maintenant au tour de mistress Moper d’avoir l’air déconcertée, et elle s’écrie :

« Burley !…

— Scuffers, réplique le jeune homme. Burley Scuffers, ville de marché à quarante milles de ce côté-ci de Reading. Les Chicories, domaine de sir Yorick Tristam, sont à un mille et demi de la ville. »

Il n’y a pas à contester une description aussi détaillée. Mistress Moper dit qu’il est singulier que toutes les fois qu’elle a été à Reading, — « et je voudrais avoir autant de souverains qu’il m’est arrivé d’y aller, » murmure-t-elle entre parenthèses, elle ne se souvient pas d’avoir jamais passé par Burley Scuffers.

« C’est une assez jolie petite ville cependant, dit le laitier ; il y a une avenue de tilleuls juste à la sortie de la grande rue appelée promenade des Charcutiers, qui est encombrée par la jeunesse le dimanche soir après l’office. »

Mistress Moper est complètement convaincue par cette description et dit que la première fois qu’elle ira à Reading pour voir la vieille mère du pauvre Moper, elle se fera un devoir d’aller à Burley Scuffers pendant son séjour.

M. Volpes dit qu’il le ferait s’il était à sa place et qu’elle ne pourra mieux employer ses jours de loisir.

Ils causent beaucoup du Berkshire, et puis mistress Moper raconte des faits très-intéressants sur le défunt M. Moper et la résolution qu’elle avait prise (ce qui avait été une pensée bien consolante pour le pauvre homme sur son lit de mort) de ne jamais se remarier. Cela semble affliger le laitier, et il dit que les gentlemen seront vraiment bien aveuglés sur leurs propres intérêts s’ils ne réussissent pas à la faire changer un jour de détermination. Et de façon ou d’autre (je ne suppose pas que les domestiques fassent souvent de semblables choses) ils viennent à causer de leurs maîtres et de leurs maîtresses. Le laitier semble prendre un grand intérêt à leur maître, et, oubliant dans combien de nombreuses maisons le liquide innocent qu’il distribue peut être réclamé, il reste les coudes appuyés sur la table de cuisine à écouter les observations de mistress Moper, et, de temps à autre, quand elle s’éloigne du sujet, il l’y ramène par une adroite question. Elle ne sait pas grand’chose sur le comte, dit-elle, car tous les domestiques qui les servent sont nouveaux ; ils n’ont amené avec eux de l’Amérique du Sud que deux personnes : le chef, M. Saint Mirontaine, et la femme de chambre française de la comtesse, Mlle Finette. Mais elle pense que M. de Marolles est très-hautain et aussi fier qu’il est haut placé, et que madame est très-malheureuse, quoiqu’il soit difficile de rien savoir de ce qui en est avec ces bouches closes, monsieur Volpes, et madame, ajoute-t-elle, a un air mélancolique qui est peut-être à la mode en France, que sais-je ?

« Il est Anglais le comte, n’est-ce pas ? demande M. Volpes.

— Anglais ! que Dieu vous bénisse, non pas. Ils sont Français tous les deux ; elle est d’origine espagnole, je crois, et ils ont vécu depuis leur mariage le plus souvent dans l’Amérique espagnole. Ils parlent toujours français entre eux, quand ils se parlent, ce qui, d’après le dire de ceux qui les approchent, n’arrive pas souvent.

— Il est très-riche, je suppose, dit le laitier.

— Riche ! s’écria mistress Moper, l’argent que cet homme a gagné est, dit-on, fabuleux, et c’est un homme fort assidu aux affaires ; descendant à sa maison de banque tous les jours, il monte à cheval pour se rendre à la Cité aussi régulièrement que l’horloge qui sonne dix heures. Mon Dieu, soit dit en passant, monsieur Volpes, dit mistress Moper subitement, vous ne connaîtriez pas par hasard un groom provisoire, en connaîtriez-vous un ?

— Un groom provisoire ?… »

M. Volpes paraît considérablement embarrassé.

« Parce que, voyez-vous, le groom du comte, qui n’est pas plus haut que cette table de cuisine, je crois, s’est cassé le bras l’autre jour. Il se tenait suspendu aux courroies derrière le cabriolet, ne reposant ses pieds sur rien, selon l’habitude de ces petits garçons, quand la voiture a été heurtée par un omnibus, et son bras, arraché tout d’un coup de la courroie, a été cassé comme un morceau de cire à cacheter ; on l’a conduit à l’hôpital, et il reviendra aussitôt qu’il sera guéri ; car c’est une chose à considérer, qu’il est presque le plus petit groom du West End. Connaîtriez-vous un petit groom qui voudrait venir provisoirement ? »

Le jeune homme de M. Budgen paraît si vivement impressionné par cette question, que pendant une minute ou deux il est absolument incapable d’y répondre. Il appuie ses coudes sur la table de cuisine, sa figure cachée dans ses mains et ses doigts plongeant dans sa chevelure blonde, et quand il relève la tête, chose étrange, son teint pâle est animé d’une chaude rougeur, et ses yeux brun clair ont quelque chose de triomphant dans le regard.

« Rien ne saurait mieux tomber, dit-il, rien, absolument.

— Quoi, que le pauvre garçon se soit cassé le bras ? demanda mistress Moper d’un air étonné.

— Non, non, pas cela, dit le jeune homme de M. Budgen d’un air un peu confus ; ce que je veux dire, c’est que je connais un petit garçon qui vous convient parfaitement, le petit garçon le plus capable entre tous de faire l’affaire. Ah ! continua-t-il d’une voix plus basse, et d’arriver aussi par là au véritable but !

— Oh ! quant à ce qu’il y a à faire, répliqua mistress Moper, ce n’est pas considérable : il faut se tenir derrière la voiture, avoir l’air éveillé, et donner aux autres grooms la monnaie de leur pièce, quand ils attendent devant le Calting ou l’Anthinium ; où les grooms, auxquels les plus grands noms de la pairie sont aussi familiers que le boire et le manger, nous traitent d’un air de mépris, appelant la banque boutique et bureau de renseignements jusqu’à ce qu’ils aient excité la bile de notre garçon (qui a reçu des leçons pour sa guinée de Mawler de May Fair, et qui eût mieux fait de ne pas en prendre), et se moquent de nous quand, dans l’opération du change, nous donnons nos neuf pence à la livre comme une honnête maison, ou faisons ce misérable commerce, en nous contentant de faire en compensation, avec nos clients, un bénéfice de quatre deniers ? Ah ! continua tristement mistress Moper, ce n’est pas une fois que l’enfant est rentré à la maison avec un nez aussi gros que la tête d’un baby de six semaines, et avec des yeux dans un tel état, qu’on ne les distinguait plus, et qu’en mangeant son dîner, il avalait ses dents de devant, qui avaient été brisées dans sa bouche dans une lutte à coups de poing avec un garçon trois fois plus gros et plus grand que lui.

— Ainsi, je puis envoyer le petit garçon, et vous lui ferez donner la place ? dit le jeune homme de M. Budgen, qui ne semblait pas s’intéresser vivement à ce récit minutieux des exploits du groom blessé.

— Il peut présenter un certificat, je suppose ? demanda la dame.

— Oh ! ah ! assurément. Budgen lui donnera un certificat.

— Vous ferez bien comprendre à ce jeune homme, dit mistress Moper avec dignité, qu’il ne doit pas espérer rester toujours ici. Le salaire est bon, les repas sont réguliers, mais la position n’est que provisoire.

— Très-bien, dit le garçon de M. Budgen ; il ne demande pas une place pour longtemps. Je reviendrai ce soir avec lui ; au revoir. »

Après ces très-courts adieux, le laitier aux cheveux blonds et aux yeux noirs sort de la cuisine.

« Hum ! murmura la cuisinière, ses manières n’ont pas le poli de Londres. Je veux l’inviter à prendre le thé.

— Vraiment ! que Dieu me bénisse, s’écria soudain la laveuse de vaisselle, s’il n’est pas parti en laissant son joug et ses bidons derrière lui ; ma foi, de tous les laitiers extraordinaires que j’ai jamais vus, celui-ci est le plus extraordinaire. »

Elle l’aurait trouvé peut-être plus extraordinaire encore, ce laitier aux cheveux blonds, si elle l’avait vu héler un cab qui passait dans Brook Street, s’élancer dedans, se débarrasser de sa chevelure blonde, dont les boucles couleur d’hyacinthe appartenaient à l’objet désigné par le plus désagréable des mots, une perruque ; se débarrasser aussi de sa blouse en toile de Hollande, vêtement porté par les fournisseurs de lait, et faisant un paquet du tout, le fourrer dans la poche de sa veste de chasse, tandis que de l’autre main il arrange négligemment sa chevelure noire sur son front ; puis, se jeter dans un coin de la voiture, où il se livre en réfléchissant au plaisir d’un cigare, pendant que son cocher se hâte dans la direction de ce temple transpontin d’Esculape, le cabinet de chirurgie de M. Darley. Dick le Diable vient de faire le premier mouvement dans cette terrible partie d’échecs qui va se jouer entre lui et le comte de Marolles.