La Trace du serpent/Livre 6/Chapitre 07

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 394-411).

CHAPITRE VII.

ADIEUX À L’ANGLETERRE.

À peine Slopperton se calmait-il un peu de l’excitation dans laquelle l’avaient jeté le procès et le suicide de Raymond de Marolles, qu’il fut de nouveau mis en émoi par des nouvelles qui étaient encore plus surprenantes. Il est inutile de dire qu’après le procès et la condamnation du faux de Marolles, il n’y eut pas chez les bons citoyens de Slopperton le moindre regret sympathique pour leur infortuné concitoyen, Richard Marwood, qui, après avoir été déclaré coupable d’un meurtre qu’il n’avait pas commis, avait péri, comme on le racontait, dans une folle tentative d’évasion de l’asile où il avait été enfermé. Que furent alors les sentiments de Slopperton, quand un mois environ après le suicide du meurtrier de Montague Harding, un article parut dans un des journaux de la localité, qui établissait d’une façon positive que Richard Marwood était encore vivant, ayant réussi à s’échapper de l’asile du comté ?

C’en était assez ; voilà, en vérité, un héros de roman, voilà l’innocence qui triomphe une fois dans la vie réelle, comme dans une pièce de théâtre. Slopperton fut universellement possédé du désir d’embrasser un citoyen aussi distingué. Les journaux de la localité furent tout remplis de ce sujet la semaine suivante, et Richard Marwood fut vivement sollicité d’apparaître encore une fois dans sa ville natale, afin que chaque habitant, sans exception, de la condition la plus élevée comme de la plus basse, fût à même de manifester sa cordiale sympathie pour les malheurs immérités de ce jeune homme, et pour le plaisir sincère causé par la réhabilitation de son nom et de sa réputation.

Le héros ne fut pas longtemps sans répondre à la demande amicale des habitants du lieu de sa naissance. Une lettre de Richard parut dans les journaux, dans laquelle il annonça, qu’étant sur le point de quitter l’Angleterre pour longtemps, peut-être même pour toujours, il aurait l’honneur de répondre en personne aux désirs de ses bons amis, et le plaisir de donner encore une poignée de main aux connaissances de sa jeunesse, avant de quitter son pays natal.

Le nouveau Jack de Slopperton, escorté par les demoiselles au teint hâlé, costumées de gazes rose sale et flétries, et couronnées de fleurs artificielles jaunes et bleues, venait à peine d’être proclamé dans le mois charmant qui ouvre le printemps de l’année, quand Slopperton se leva simultanément et se précipita comme un seul homme à la station du chemin de fer, pour accueillir le héros du jour. Le bruit s’est répandu, personne ne sait jamais d’où viennent ces bruits, que M. Richard Marwood doit arriver ce jour même. Slopperton doit être au débarcadère pour lui souhaiter la bienvenue quand il touchera le sol du lieu de sa naissance, pour réparer le tort qu’on lui a fait si longtemps en le vouant à l’exécration générale, comme un George Barnwell des temps modernes.

Par quel train arrivera-t-il ? Le bruit court que c’est par l’express de trois heures ; et à trois heures de l’après-midi, en conséquence, la station et la cour de la station sont encombrées par la foule.

La station de Slopperton, comme le plus grand nombre des stations, est construite à une petite distance de la ville, de sorte que l’humble voyageur qui arrive par le train parlementaire, avec toutes ses richesses terrestres dans un mouchoir de poche en coton rouge, ou dans un morceau de papier d’emballage, et pour lequel des choses telles que les voitures de place sont des luxes inconnus, est souvent désappointé de découvrir qu’en arrivant à Slopperton, il n’est pas dans Slopperton. Il y a un grand Sahara de terrains bâtis et de rues qui n’en finissent pas, autant à éviter qu’à traverser, avant que le voyageur se trouve dans High Street, ou South Street, ou East Street, ou dans l’un des quartiers populeux de cette magnifique cité.

Chaque inconvénient, toutefois, est généralement contre-balancé par quelque avantage, et rien ne pouvait mieux convenir que ces terrains couverts de ruines et ces rues interminables, pour une entrée triomphale dans Slopperton.

Un grand nombre de conversations animées se tiennent sur la galerie intérieure de la gare. Un fait remarquable à constater, c’est que chaque individu présent, et il y a là quelques centaines de personnes, paraît avoir été intimement lié avec Richard dès sa plus tendre enfance. Celui-ci se souvient des nombreuses parties de cricket qu’il a jouées avec lui dans ces mêmes champs, là-bas ; un autre serait un homme riche, s’il avait un souverain pour chaque cigare qu’il a fumé en compagnie de Richard Marwood ; ce vieux gentleman plus loin lui a montré ses déclinaisons, et avait toujours de la difficulté à lui inculquer le cas de l’ablatif ; la femme âgée, avec son parapluie hydropique, l’a nourri quand il était tout enfant. « Et quel bel enfant c’était ; on n’en a jamais vu de pareil ! » ajouta-t-elle avec enthousiasme. Ces deux gentlemen qui descendent vers la station, dans leur brougham, sont les excellents docteurs qui l’ont tiré de cette terrible fièvre cérébrale de sa première jeunesse, et dont les témoignages ont été pour lui d’une certaine utilité dans son procès. Partout, le long de la galerie encombrée, sont des amis, bruyants, animés, gesticulants, qui ont créé un héros pour leur propre compte, et qui ne se détourneraient pas en ce jour pour obtenir un salut de Sa Gracieuse Majesté elle-même.

Trois heures moins cinq minutes. Depuis le chronomètre de Dent, qui a coûté cinquante guinées, appartenant au docteur, jusqu’à l’oignon en argent du large gilet de buffle du fermier, chacun regarde sa montre, et est convaincu que son heure particulière est celle de Greenwich et que la montre des autres, et l’horloge de la station par-dessus le marché, vont mal.

Trois heures moins deux minutes. La grosse cloche sonne, et le chef de gare débarrasse la voie. Voici qu’il arrive ; ce n’est encore qu’un point de feu rouge et qu’une mince colonne de tourbillons de fumée, mais, après tout, c’est l’express de Londres. Voici qu’il arrive, labourant avec furie la campagne à la verdure naissante, lançant coup sur coup ses bouffées de fumée à travers les faubourgs ; le voici à cent mètres de la station, et là, au milieu d’un labyrinthe de rails entre-croisés et d’un chaos de wagons vides et de locomotives hors de service, il s’arrête brusquement, afin que les collecteurs de billets fassent leur ronde accoutumée.

Bonté du ciel ! Comme ils font mal leur service ces collecteurs de billets, comme ils vont lentement ! Quelle insupportable lenteur paraissent mettre les vieilles femmes des secondes classes à retirer le document réclamé de leurs sacs ! C’est tout un siècle avant que le train entre gravement dans la gare, et cependant il n’y a que deux minutes d’écoulées à l’horloge de la station.

Où est-il ? Il y a une longue file de wagons, et les yeux plongent avidement dans chacun d’eux. Voici un homme brun et gras, aux larges favoris, lisant son journal. Serait-ce Richard ? Il peut être changé, savez-vous, dit-on ; mais huit années n’auraient jamais pu le changer à ce point. Non ! le voici. Il n’y a pas de méprise possible cette fois. Le beau visage brun, avec l’épaisse moustache noire, et les boucles abondantes de cheveux noirs comme l’aile du corbeau, paraît en dehors d’une voiture de première classe. Dans un instant, il est sur la galerie de la gare, ayant à côté de lui une femme jeune et jolie, qui fond en larmes comme la foule s’empresse autour de lui, et cache sa face sur l’épaule d’une dame âgée ; cette dame âgée est la mère du héros. Comme ils l’entourent avec empressement ! Il ne parle pas, mais il tend ses deux mains, qui sont secouées de manière à être presque arrachées de leurs poignets avant qu’il sache où il se trouve.

Pourquoi ne parle-t-il pas ? Est-ce parce qu’il ne peut pas ? est-ce parce que l’émotion étouffe sa poitrine, et que ses lèvres refusent d’articuler les mots qui tremblent sur elles ? Est-ce parce qu’il se souvient du dernier jour où il mit pied à terre sur cette galerie, quand il portait des menottes à ses poignets et marchait entre deux hommes, et que la foule s’éloignait de lui et le montrait du doigt comme un scélérat et un assassin ? Un nuage couvre ses yeux noirs tandis qu’il regarde ces visages amis et empressés autour de lui, et il est bien aise de rabattre son chapeau sur son front, et de gagner rapidement à travers la foule la voiture qui l’attend dans la cour de la station. Il a sa mère à un bras et la jeune femme à l’autre ; son vieil ami Gus Darley est aussi avec lui, et tous les quatre ils montent dans la voiture.

Alors les vivat et les hourras d’éclater frénétiquement dans une rauque explosion. Trois vivat pour Richard, pour sa mère, pour son fidèle ami Gus Darley, qui l’aida à échapper de l’asile des fous ; pour la jeune dame… Mais, qui est la jeune dame ? Tout le monde est si désireux de savoir qui est la jeune dame, que Richard la présente aux docteurs ; aussitôt la foule se presse autour d’eux, et, mettant de côté toute cérémonie, écoute ouvertement et sans se gêner. Juste ciel ! la jeune dame est sa femme, la sœur de son ami, M. Darley, « qui n’a pas craint de croire en moi, » lui entend dire la foule, « quand le monde était contre moi, et qui, dans l’infortune comme dans l’adversité, a été prête à se dévouer au bonheur de ma vie en me donnant son amour. » Bonté du ciel ! redoublements de vivat pour la jeune dame, la jeune dame est mistress Marwood. Trois vivat pour mistress Marwood. Trois vivat pour M. et mistress Marwood. Trois vivat pour le couple heureux.

Enfin les acclamations cessent, au moins, pour le moment. Slopperton est dans un tel état d’excitation qu’il est facile de voir que l’explosion recommencera tout à l’heure ; le cocher donne un coup de fouet préliminaire pour avertir ses fiers coursiers. De fiers coursiers, en vérité ! « Un animal aussi commun que le cheval ne transportera pas Richard Morwood dans Slopperton, s’écrie le peuple exalté : nous traînerons nous-mêmes la voiture ; nous, commerçants, notables, populace, gens de rien et corvéables, tous, sans distinction, nous voulons nous faire dans ce but bêtes de somme, et nous ne pensons pas nous déshonorer en nous attelant au char triomphal de notre concitoyen. » En vain Richard veut s’y opposer ; son beau visage, son sourire radieux ne font que surexciter leur enthousiasme ; ils se rappellent le jeune et brillant vaurien qu’ils ont connu autrefois, ils se rappellent ses défauts mêmes, qui étaient qualités pour la populace. Le jour où il rossa à coups de canne un policeman qui avait saisi d’une façon violente un petit garçon pour avoir mendié dans les rues. La nuit où il avait arraché le marteau de la porte d’un magistrat impopulaire qui avait été dur pour un braconnier. Ils se redisent cent escapades pour lesquelles ceux mêmes qui l’ont condamné étaient aujourd’hui disposés à l’admirer, et ils se pressent autour de la voiture dans laquelle il se tient debout, tête nue, le soleil de mai éclairant ses yeux bruns, sa chevelure noire ondulant à la brise du printemps autour de son front blanc et large, et une main effilée étendue pour réprimer, s’il se peut, cette tempête d’enthousiasme. La réprimer, non, c’est chose impossible. Vous pouvez vous tenir sur la plage et vous adresser aux vagues de l’Océan, vous pouvez reprocher doucement au vautour ses mauvais desseins sur l’agneau innocent, mais vous ne pourrez mettre un frein à l’enthousiasme chaleureux d’un rassemblement britannique quand ses meilleures passions sont excitées pour une bonne cause.

La voiture avance, avec la populace bruyante qui la fait rouler. Qu’est ceci ? De la musique ? Oui, certes, deux corps de musique différents. L’un joue : « Voici venir le conquérant, » tandis que les exécutants de l’autre s’épuisent, et rendent leurs figures cramoisies à massacrer le « Rule Britannia. » À la fin cependant, on arrive à l’hôtel, mais le triomphe de Richard ne touche pas à sa fin, il doit faire un discours. En définitive, il doit répondre à leurs instances répétées. Il leur dit simplement en très-peu de mots, combien cette heure, entre toutes les autres, est celle pour laquelle il a prié pendant près de neuf longues années ; comment il reconnaît dans la plus insignifiante circonstance, voire même la plus éloignée, qui a amené l’heure présente, le secours de la main toute-puissante de la Providence. Comment il voit dans les années d’infortune qu’il a traversées, un châtiment pour les fautes de sa jeunesse insouciante, pour les chagrins qu’il a causés à sa mère dévouée, et pour son mépris des bénédictions dont le ciel l’avait comblé, comment il adresse des vœux aujourd’hui pour être plus digne du brillant avenir qui s’ouvre si beau devant lui, comment il veut consacrer le reste de sa vie à aider ses semblables et à leur être utile, et comment, jusqu’à sa dernière heure, il conservera dans son souvenir la réception noble et enthousiaste qui lui est faite en ce jour. Je ne sais combien de temps il eût pu parler de la sorte, si, arrivé juste à ce point, ses yeux n’eussent été affectés d’une façon particulière, peut-être par la poussière, peut-être par l’éclat du soleil, et s’il n’eût été forcé, une fois encore, d’avoir recours à son chapeau, qu’il enfonça bellement sur ses organes de la vue, en s’élançant hors de la voiture et en se précipitant dans l’hôtel, au milieu des frénétiques acclamations du sexe fort, et des sanglots très-distincts de la plus belle moitié du genre humain.

Sa visite n’était qu’un passage ; le train de nuit devait lui faire traverser le pays pour le conduire à Liverpool, d’où il devait partir le jour suivant pour l’Amérique du Sud. Ce projet, néanmoins, fut tenu profondément secret à la foule, qui aurait peut-être pu insister pour lui donner une seconde ovation. Ce ne fut vraiment pas avec beaucoup de promptitude que se dispersa ce rassemblement enthousiaste ; il stationna longtemps sous les croisées de l’hôtel, il but force ale et porter de Londres sur le comptoir établi à l’angle de la cour des écuries, et refusa fermement de s’éloigner avant d’avoir vu Richard paraître plusieurs fois sur le balcon et de lui avoir adressé de bruyantes et répétées félicitations. Quand Richard fut tout à fait épuisé et que la foule remarqua que cette surexcitation faisait pâlir notre héros, elle s’empara de M. Darley pour en faire un vice-héros, et l’eût porté en triomphe autour de la ville, musique en tête, si celui-ci n’eût prudemment décliné cet honneur. Il fallait qu’elle fît quelque chose, cette foule, et quand enfin elle consentit à s’éloigner, elle vint sur la place du marché pour se battre, non qu’elle fût poussée par quelque idée de pugilat ou de vengeance, mais par la pure nécessité de finir la soirée d’une manière quelconque.

Il ne fut pas possible de s’asseoir pour dîner avant la tombée complète de la nuit, mais enfin les volets sont fermés et les rideaux tirés par les garçons de service ; la table étale le linge blanc et l’argenterie brillante ; l’hôtelier lui-même apporte le poisson et débouche le sherry, et la petite société se place pour commencer le repas de l’amitié. Pourquoi nous introduirions-nous dans ce petit groupe heureux ? Avec la femme qu’il aime, la mère dont la tendresse aveugle a résisté à tous les événements, l’ami dont l’assistance l’a rendu à la liberté et au monde, avec une grande fortune avec laquelle il peut récompenser tous ceux qui l’ont servi dans l’adversité, que peut avoir à désirer encore Richard ?

Une voiture fermée transporte la petite société à la station, et, par le train de minuit, ils quittent Slopperton, quelques-uns d’entre eux peut-être pour ne jamais le revoir.

Le jour suivant, une société plus considérable est réunie à bord de l’Orénoque, bâtiment se disposant à partir de Liverpool pour l’Amérique du Sud. Richard, sa mère et sa femme toujours à côté de lui, et plusieurs autres personnes que nous connaissons, se trouvent là groupés sur le pont. M. Peters y est aussi, il est venu pour faire ses adieux au jeune homme au bonheur et à l’infortune duquel il a pris un intérêt si chaleureux et qui n’a jamais faibli. C’est un homme à la fortune indépendante maintenant, grâce à Richard, qui juge les cent livres de rente placées sur sa tête une trop minime récompense pour son dévouement. Peters est accablé de tristesse à l’idée de se séparer du maître qu’il a tant aimé.

« Je crois, monsieur, dit-il sur ses doigts, que je ferai bien d’épouser Kuppins et de m’adonner tout entier à l’éducation de l’enfant trouvé ; ce sera un grand homme, monsieur, s’il vit, car tout enfant qu’il est son cœur est tout entier à sa profession. Croiriez-vous cela, monsieur, que l’enfant a vociféré trois mortelles heures parce que son père s’était suicidé et l’avait privé du plaisir de le voir pendre ? Voilà ce que j’appelle l’amour du métier, sans crainte de me tromper. »

Sur l’autre côté du pont, voici un petit groupe que Richard rejoint bientôt. Une dame et un gentleman avec un petit garçon, et à quelque distance un homme à l’air grave, avec des lunettes bleues et un domestique, un lascar.

Le gentleman sur le bras duquel s’appuie la dame a un cachet particulier, qui le fait reconnaître, aux yeux du plus vulgaire observateur, pour un militaire, malgré son costume simple et son large pardessus. Et cette dame qui s’appuie sur son bras, ce visage brun aux traits classiques n’est pas de ceux qu’on peut facilement oublier ; c’est Valérie de Cévennes et son premier et cher mari Gaston de Lancy. Si j’ai dit peu de chose de cette réunion, de cette repossession du seul homme qu’elle a jamais aimé, qui a été pour elle comme un mort ressuscité du tombeau, c’est parce qu’il est des joies qui, par leur intensité même, sont trop sacrées et trop difficiles à exprimer par des mots. Il lui a été rendu. Elle ne l’avait jamais tué. La potion que lui avait donnée Blurosset était un soporifique très-énergique, qui avait produit un sommeil ressemblant à la mort par tous ses symptômes extérieurs. Par l’influence du chimiste, le bruit de la mort avait été généralement répandu. La vérité n’avait jamais été révélée qu’aux amis les plus dévoués de Gaston. Mais le coup fut trop fort pour celui-ci quand il apprit le nom de la personne qui avait tenté de le tuer, il tomba dans un accès de fièvre qui dura plusieurs mois, période pendant laquelle il perdit complètement la raison et ne dut son salut qu’au dévouement du chimiste ; dévouement qui lui était, peut-être, inspiré autant par l’amour de la science, objet de ses études, que par l’individu qu’il sauva. En se rétablissant enfin, l’artiste eut la douleur de découvrir que cette splendide voix, qui avait fait sa fortune, avait entièrement disparu. Que lui restait-il à faire ? Il s’enrôla au service de la Compagnie des Indes ; s’éleva en grades pendant la campagne des Sikhs, avec une rapidité qui étonna les plus distingués de ses camarades. On fit sur l’histoire de sa vie un roman qui le posa en héros dans son régiment. Il était connu pour avoir de la fortune, et aucune raison d’intérêt matériel pour s’enrôler ; mais il avait dit à ses amis qu’il voulait s’élever, comme son père avait fait avant lui dans les guerres de l’Empire, par son mérite seul, et il avait tenu parole. Le sous-lieutenant français, Lansdown, devint lieutenant, capitaine…, et à chaque nouveau grade il resta aussi aimé, aussi admiré, et fut cité comme un exemple éclatant de génie militaire et d’intrépide courage.

L’arrestation du soi-disant comte de Marolles avait mis en contact Richard Marwood et Gaston de Lancy. Victimes tous les deux de la scélératesse consommée du même homme, ils firent connaissance et devinrent, en peu de temps, amis. Quelques circonstances de l’histoire de Gaston furent racontées à Richard et à sa jeune épouse Isabelle, mais il est inutile de dire que le passé ténébreux dans lequel était impliquée Valérie, resta à l’état de secret dans le sein de son époux, dans celui de Laurent Blurosset et dans le sien propre. Le père avait réuni sur son cœur son fils et la femme, à laquelle il avait pardonné depuis longtemps, et dont les années d’horribles tortures avaient servi à expier la tentative follement criminelle de sa jeunesse.

Lorsque Richard et Gaston furent devenus amis, ils décidèrent entre eux que Richard accompagnerait de Lancy et sa femme dans l’Amérique du Sud, où, loin de la vue des scènes, devenues pénibles pour tous les deux, par les événements qui s’y étaient passés, ils pourraient commencer une nouvelle existence. Valérie, redevenue maîtresse de cette immense fortune dont le comte de Marolles avait si longtemps disposé, eut la faculté d’en gratifier l’époux de son choix. Le comptoir de banque fut fermé d’une manière satisfaisante pour tous ceux qui avaient eu des intérêts engagés dans la maison. Le caissier, qui n’était autre que le gracieux gentleman qui avait aidé de Marolles dans sa tentative de fuite, fut arrêté comme accusé de malversation, et forcé de dégorger les sommes qu’il avait enlevées.

Le marquis de Cévennes releva sa fine arcade sourcilière en lisant un récit abrégé du procès de son fils et du suicide qui l’avait suivi ; mais l’élégant Parisien ne daigna pas prendre le deuil pour l’infortuné rejeton de son aristocratique famille, et je doute, en vérité, si cinq minutes après avoir rejeté le journal, il eut aucun souvenir des pénibles circonstances relatées sur la feuille.

Il exprima la même surprise de bon ton à la communication du mariage de sa nièce avec le capitaine Lansdown, retiré du service de la Compagnie des Indes, et à la nouvelle du prochain départ de Valérie avec son époux pour les États de l’Amérique du Sud. Il lui envoya sa bénédiction et un service à déjeuner, avec les portraits de Louis le Bien-Aimé, de Mme Dubarry, de Choiseul et d’Aiguillon, peints sur les tasses, dans des médaillons ovales, sur fond couleur turquoise, le tout renfermé dans une cassette de Boule, intérieurement garnie de velours blanc ; et j’ose affirmer qu’il chassa de son souvenir sa nièce et les dérangements qu’elle lui avait occasionnés, aussi facilement qu’il dépêcha cet élégant présent au paquebot partant de Calais, qui était chargé de le remettre à destination.

La cloche sonne. Les amis des passagers quittent le bâtiment pour descendre dans le petit steamer qui les reconduira à Liverpool. Voilà M. Peters et Gus Darley agitant leurs chapeaux au loin. Adieu, vieux et fidèles amis ; adieu, mais non pour toujours, assurément. Isabelle se laisse aller en sanglotant sur l’épaule de son époux ; Valérie regarde au loin, dans la ligne bleue de l’horizon, avec ses yeux profonds et insondables, cherchant à découvrir ces pays lointains où ils vont aborder.

« Là, Gaston, nous oublierons.

— Jamais vos longues souffrances, ma Valérie, dit-il tout bas en pressant la petite main appuyée sur son bras. Elles ne seront jamais oubliées.

— Et l’horreur de cette abominable soirée, Gaston.

— C’était la folie d’un amour qui se croyait outragé, Valérie ; on peut oublier toute blessure faite par la main d’un tel amour. »

Gonfle tes voiles blanches, ô vaisseau ! les nuages disparaissent dans cet horizon de pourpre. Je vois dans ces lointaines contrées méridionales deux familles heureuses, deux villas aux murs resplendissants de blancheur à moitié ensevelies dans les jardins luxuriants de ce délicieux climat. J’entends les voix des enfants dans les sombres allées d’orangers, dont les fleurs odorantes tombent dans le bassin de marbre de la pièce d’eau. Je vois Richard renversé sur un fauteuil, sous la verandah, à moitié caché par les traînées de jasmins qui l’abritent des rayons du soleil couchant ; il fume sa pipe au long tuyau de merisier que sa femme vient de garnir. Gaston se promène de long en large, de son pas militaire cadencé, sur la terrasse au-dessous, s’arrêtant quand il passe à côté pour poser une main caressante sur les boucles noires de son fils bienaimé. Et Valérie, elle est appuyée contre la frêle colonnette du portique, autour duquel s’entrelacent les roses jaunes aux suaves parfums et contemple, de ses yeux avides, l’époux de son premier choix. Ô êtres heureux ! il en est peu d’aussi fortunés que vous dans ce monde de labeur quotidien, qui jouissent au printemps de la vie de l’accomplissement des rêves chers à la jeunesse !

FIN.