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La Ville noire/5

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 63-79).



V


Quand les deux artisans furent assis dehors, Audebert parla ainsi :

« À quarante ans, j’aurais pu me remarier avec quelque veuve, car à ce moment-là le choléra avait fait bien des places vides dans les ménages ; mais j’avais eu trop de chagrin de perdre ma petite famille, et je ne me sentais plus capable d’en aimer une seconde au point où il faut l’aimer pour supporter les fatigues et les soucis du travail. Celui qui vit seul est du moins à l’abri de toute inquiétude sérieuse. Il peut en prendre à son aise. Nos industries sont assez bonnes, et ce qui les rend misérables, c’est quand nous avons trop de monde à nourrir.

« Je restai donc seul et triste pendant plusieurs années, travaillant pour me distraire de mes regrets, et ne dépensant rien, parce que j’avais le cœur trop brisé pour entendre rire et chanter. Il en résulta que l’argent s’amassa de lui-même, et quand j’en eus un peu devant moi, un jour que je me sentais plus abattu que de coutume, j’eus l’idée de faire comme ton parrain a fait plus tard, c’est-à-dire d’adopter un orphelin pour donner à quelqu’un le bonheur dont je ne pouvais plus jouir pour mon compte.

« Cette idée-là me conduisit à réfléchir à la misère de l’artisan en général, car, en cherchant dans la ville l’enfant le plus digne de ma pitié, j’en vis tant (et peut-être encore plus parmi ceux qui ont père et mère que parmi ceux dont la charité publique se préoccupe), que j’aurais voulu pouvoir les adopter tous. Alors je changeai de projet et j’imaginai de trouver le remède à la misère.

« C’est là un grand souci, et qui ne me laissa plus un moment de repos. Je pensai d’abord à l’association, dont nous pratiquons une ébauche dans nos règlements de compagnonnage ; mais, pour l’étendre convenablement, il faudrait un premier capital assez rond et une première pensée assez forte. Ne me sentant pas les connaissances et les talents qu’il faudrait pour fonder une société et y faire concourir des personnes riches, je me mis en tête de me créer un capital dont je pourrais par la suite me servir d’une manière ou de l’autre pour le bien de tous. Je ne savais pas encore ce que je pourrais proposer, et j’ai fait là-dessus bien des projets qu’il est inutile d’énumérer, puisque j’ai échoué pour la création du capital nécessaire ; mais je tiens beaucoup à te dire, jeune homme, que ce n’est pas l’amour de l’argent qui m’a jeté dans les entreprises : c’est l’amitié que je sentais pour tous mes camarades malheureux. J’aurais voulu, comme Henri IV, dont j’ai lu l’histoire, mettre la poule au pot de tous les artisans, et je me sentis tout d’un coup possédé d’un grand amour-propre, comme si j’entendais dans ma tête une voix qui me disait : « Marche, et crois en toi-même ! Tu as été choisi pour devenir le père du peuple de la Ville Noire ! »

« Voilà ce qui m’a perdu, mon pauvre enfant ! Je me suis cru un homme au-dessus des autres, et je n’ai pas voulu calculer, tant j’avais la foi qu’une providence faite exprès pour moi viendrait à mon secours. Je me dépêchai de placer mes économies dans cette bicoque, que je payai beaucoup trop cher, faute de patience pour marchander. J’y mis des ouvriers, plus qu’il ne m’en fallait, car je me trouvai bientôt encombré de produits que je vendis mal par trop de confiance, et ma confiance venait, je dois m’en confesser comme on se confesse à l’heure de la mort, de ce que je ne voulais pas croire qu’avec des projets si généreux, je ne trouverais pas l’aide et la considération qui m’étaient dues partout.

« Enfin j’ai trop compté sur ma destinée, et elle-même s’est plu à me tromper, car une année vint où je fis d’assez beaux profits, et dès lors ma pauvre tête s’exalta. Je crus que je touchais à la richesse, et je me mis à agir comme si je la tenais déjà. J’achetai quelques terres, dans l’idée d’y fonder une espèce de ferme modèle.

« Et cependant je ne tenais rien, car ce que je venais de gagner couvrait à peine ce que j’avais perdu. Je commençai à m’endetter sans inquiétude. Puis, l’inquiétude arrivée, je fis des projets étonnants pour sortir d’embarras. Je m’imaginai une fois qu’en exposant mes idées pour le bonheur du peuple, idées que j’avais peu à peu mûries dans ma tête, je trouverais des gens instruits pour me tendre la main et m’aider à réaliser mes plans. Ne sachant pas bien écrire, j’allai consulter un homme très-bon et très-savant de la ville haute, et je lui proposai de lui faire part de mes découvertes, qu’il pourrait ensuite rédiger et faire connaître aux autorités. Cet homme, c’était M. Anthime, dont le fils est médecin depuis peu. Il n’est pas riche, mais il est très-écouté et très-considéré dans le pays, tu dois savoir cela.

« Il m’écouta avec patience et attention ; mais, moi, quand je me vis forcé de rassembler les pensées qui m’agitaient, bien qu’on m’ait toujours dit que j’avais parfois un langage au-dessus de mon état, je ne pus rien trouver de clair et d’utile à dire. Je faisais très-bien le blâme des choses qui existent, et je dépeignais même avec éloquence les malheurs et les souffrances de l’artisan ; mais quand il fallait arriver à fournir le remède que je m’étais vanté d’avoir, mes pensées se troublaient et se confondaient dans ma pauvre tête, et je ne réussissais pas à les débrouiller. Sans doute il était trop tard, j’avais déjà trop souffert pour mon compte.

« Mon ami, me répondit celui que je consultais, tout ce que vous avez rêvé confusément a été examiné, écrit, publié, proposé et discuté par de plus habiles que vous. On n’a pas encore résolu le problème de la misère d’une manière promptement applicable, et on y travaille toujours. C’est une bonne chose d’y travailler ; mais, comme c’est la chose la plus difficile qui soit au monde, il faut, pour y travailler utilement, beaucoup de génie et d’instruction. Je ne doute pas de vos capacités naturelles, mais vous ne savez rien de ce qui se passe à dix lieues de votre Ville Noire, et vous ne vous faites aucune idée de la société. Vous perdez votre temps, et vous vous épuisez le cerveau sans profit pour personne. Vous feriez mieux de songer à gagner votre vie, et, comme je sais que vous êtes très-gêné, je mets ma bourse ou ma signature à votre service.

« Je refusai follement l’une et l’autre. J’étais offensé et désespéré d’être considéré comme un fou et un imbécile, moi qui m’étais cru si grand ! Je revins méditer sur mon rocher, comme un autre Napoléon à Sainte-Hélène, et là, dans la contemplation du ciel et de la nature, je sentis revenir toutes les fumées de mon orgueil.

« Hélas ! un méchant démon se moquait de moi, car dans la solitude j’étais rempli de pensées sublimes, et je me les exprimais à moi-même d’une façon claire, brillante. Seulement tout cela se dissipait quand je voulais en faire part à quelqu’un, et il suffisait de la contradiction du dernier de mes apprentis pour me démonter.

« Un jour je m’aperçus qu’on ne me contredisait plus et qu’on se détournait de moi comme d’un insensé ou d’un radoteur. La honte me vint, et avec la honte un chagrin si grand que j’étais prêt à toutes les extravagances. Je sentais partir tout à fait ma cervelle, et je ne revenais à moi qu’après avoir versé beaucoup de larmes très-amères.

« Cependant mes affaires allaient de mal en pis.

« Je les négligeais chaque jour davantage. M’en occuper me navrait d’ennui et de dégoût. Je n’avais de répit qu’en les oubliant pour rêver encore au salut du genre humain.

« Qu’importe que je sois perdu, qu’importe que je succombe ? Si je laisse après moi le secret de rendre les autres heureux, j’ai bien de quoi me consoler : voilà ce que je me disais, mais je ne trouvais le secret du bonheur ni pour moi ni pour les autres.

« Quand je vis mon pauvre bien près d’être saisi et ma personne à la veille d’être décrétée de prise de corps, j’ouvris enfin les yeux sur la réalité, et je reconnus que le bourgeois charitable et raisonnable qui m’avait averti m’avait trop bien jugé. J’allai lui demander de me sauver par sa signature, mais il était trop tard ; il avait été blessé de mon impertinence, et il pensait d’ailleurs que me laisser mon instrument de travail, c’était me laisser mes illusions. Il m’offrit un secours passager qui me parut une nouvelle injure, et que je n’acceptai pas.

« Alors l’idée de la mort me vint et de ce moment-là j’ai été guéri et soulagé. Tu me vois tranquille, mon enfant, parce que j’ai trouvé le moyen de protester par le suicide contre les mauvais jugements qu’on a portés sur moi. On a dit que j’étais un poseur et un ambitieux, un mendiant, un fripon, que sais-je ? Quand un homme tombe, on le pousse au plus bas. Dieu m’est témoin que je n’ai voulu tromper personne, et que mon malheur est venu, comme disait M. Anthime, de l’ignorance, « piège et tourment de l’artisan qui a trop d’imagination ; » peut-être aussi le chagrin d’avoir perdu en huit jours ma femme, ma sœur et mes trois enfants, chagrin terrible, suivi d’une existence solitaire pour laquelle je n’étais pas fait, m’a-t-il porté au cerveau. J’ai été fou, je le veux bien, je le crois à présent que tout le monde m’a abandonné ; mais j’ai été sincère, j’ai voulu du fond de mon cœur rendre service à mes pareils. J’ai été confiant et bon, j’ai cru à Dieu, j’ai cru à moi et aux autres : je me suis trompé, c’est sûr ! Ce n’est pas une raison pour que je sois un lâche et un menteur, et la preuve, c’est que, ne voulant être à charge à personne et ne pouvant me consoler du chagrin d’être inutile, je suis décidé à en finir aujourd’hui ou demain. »

— Eh bien ! vous avez là une mauvaise pensée, répondit Sept-Épées après avoir un peu réfléchi à ce qu’il pourrait trouver pour détourner Audebert de sa résolution. Vous ne réussirez pas par ce moyen-là à vous relever dans l’opinion. C’est le contraire qui arrivera. On croira que votre conscience vous a fait des reproches, car chacun sait qu’un homme qui n’a rien sur la conscience peut toujours se consoler de ses malheurs. À mon avis, votre idée de vous tuer est encore le plus gros de vos péchés d’orgueil et la plus grande de vos illusions, car, au lieu de vous plaindre, on vous méprisera.

Cette menace parut faire impression sur Audebert, car il répéta à plusieurs reprises : — Me mépriser, moi ! Il y aurait des gens assez durs et assez injustes pour mépriser un pauvre homme qui a eu le courage de se tuer !

— Il ne faut pas beaucoup de courage pour cela, reprit Sept-Épées ; c’est si vite fait ! Il en faut bien davantage pour vivre et pour se remettre à gagner sa vie.

— Il en faut trop !

— Donc vous n’en avez pas assez !

— Possible ! Je ne veux pas me soumettre à devoir mon pain aux autres, après avoir espéré pendant si longtemps que je pourrais leur en donner.

— C’est donc devoir son pain aux autres que de recevoir leur argent en échange du travail qu’on leur fournit ? À ce compte-là, il n’y aurait personne de libre ; les paresseux et les voleurs auraient seuls droit de lever la tête.

Sept-Épées, qui avait de l’esprit et du jugement, et dont le cœur était généreux, dit encore à l’enthousiaste Audebert beaucoup de choses très-justes, et finit par l’ébranler si bien que cet homme lui promit de ne pas attenter à sa vie avant trois mois de réflexion. Il ne fut pas possible de lui faire jurer davantage, mais il le jura, et c’était beaucoup dans la situation d’esprit où il se trouvait.

— À présent que vous voilà un peu plus raisonnable, reprit le jeune armurier, il faut me dire en conscience ce que vaut votre fabrique. Je vous la payerai plus cher qu’elle ne sera évaluée à la criée, et, toutes vos dettes payées, vous verrez tout le monde revenir à vous.

— Quoi ! malheureux enfant ! s’écria Audebert, tu voudrais acheter cette bicoque ? Non, non ! je t’estime trop pour te conseiller cela ! C’est un endroit maudit : le diable s’y est embusqué, vois-tu, et personne n’y fera ses affaires, puisque je n’ai pas pu y faire les miennes !

— Permettez-moi de vous dire que ce n’est pas une raison, puisque vous confessez avoir mal gouverné vos intérêts. Voyons, ne voulez-vous pas faire affaire avec moi ? Je vous garderai ici comme maître ouvrier, et vous aurez l’agrément de causer de temps en temps avec un ami qui ne se moquera pas de vous, car je vois bien que si vous n’êtes pas assez savant pour faire le bonheur du genre humain, — de plus savants que vous n’y ont pas réussi, à ce qu’il paraît, — vous n’êtes pas non plus un homme ordinaire. Je vous ai entendu avec beaucoup de plaisir, et, bien loin de mépriser ceux qui ont une idée fixe, je crois qu’ils valent mieux que ceux qui n’ont rien dans le cœur ni dans l’esprit.

— Allons, s’écria Audebert, voilà enfin une bonne parole, et qui me fait plus de bien que tous les raisonnements. J’accepte. Je serai ton ouvrier, et demain nous irons voir ensemble l’avoué chargé de ma liquidation. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour que tu aies la baraque à bon marché, sans frustrer mes créanciers.

Sept-Épées ne voulut pas laisser son nouvel ami passer la nuit seul dans la montagne. Il craignait le retour de quelque hallucination. Il alla effacer avec lui les paroles sinistres écrites sur le mur, et l’emmena chez son parrain, à la Ville Noire.

Il comptait et voulait lui céder son lit, car il était un peu raffiné de sa personne et aimait mieux coucher sur la paille que de sentir un compagnon à ses côtés ; mais Audebert refusa de prendre sa place, et, avisant le parrain qui dormait comme une pierre et ronflait comme un fourneau : — Ce ne sera pas la première fois, dit-il, que nous aurons dormi, celui-ci et moi, sur la même paillasse. Nous avons été amis et compagnons de jeunesse. Je connais la dureté de son somme, et je te réponds qu’il ne s’apercevra pas de mon voisinage.

En effet, le père Laguerre, en s’éveillant avant le jour, selon sa coutume, fut fort étonné de trouver un camarade endormi à ses côtés. Il pensa que son filleul s’était attardé et enivré, et qu’en rentrant il s’était trompé de lit. Il commençait à pousser l’intrus en bas, en grondant, quand Audebert s’éveilla, et lui dit : — Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas un chien qui a sauté sur ton lit, c’est un ancien ami qui t’aurait offert le sien, et son vin et sa table, et sa bourse, s’il eût fait sa fortune. Il a tout perdu, ce n’est pas une raison pour le mépriser ! donne-lui la main, et le temps de se lever pour partir.

— Je vois ce que c’est, répondit Laguerre en fronçant son sourcil hérissé ; vous voilà au bout de votre chapelet, vous n’avez plus ni sou ni maille, ni feu ni lieu, ni flatteurs ni amis, et vous venez réclamer l’hospitalité, à peu près comme ces oiseaux paresseux, qui, ne sachant point bâtir un nid, s’emparent de celui des autres !

— Alors, reprit Audebert en s’habillant pour s’en aller, vous me chassez du vôtre ! J’aurais dû m’attendre à cela, et au fait je m’y attendais un peu… Mais, quand on est malheureux, un affront de plus ou de moins…

— Restez ! s’écria le forgeron en colère. Les affronts ont été pour moi ! C’est vous qui m’avez humilié et offensé en oubliant que j’étais votre ami et en vous laissant tomber dans la misère, comme si vous vous attendiez à un refus de ma part. Vous n’êtes qu’un égoïste et un mauvais cœur, et vous ne méritez guère que je vous pardonne. Restez, je vous dis, ou alors ce sera fini pour toujours entre nous.

Sept-Épées, qui, de son lit, entendait la querelle, ne put s’empêcher de rire de l’indignation de son parrain, qui reprochait une indiscrétion tout en se plaignant d’une discrétion trop grande. Ce n’était pas le moyen de s’entendre, car Audebert, avec beaucoup plus d’esprit que son camarade, n’avait pas toujours le raisonnement beaucoup plus juste. Ces deux vieux faillirent s’arracher le peu de cheveux qui leur restaient, parce que l’un demandait une poignée de main que l’autre ne voulait pas accorder avant qu’on ne lui eût demandé sa bourse.

— Je sais ce que vous pensez et ce que vous débitez sur mon compte ! disait le vieux forgeron ; vous me faites passer pour un vieux cancre qui enfouit tous ses écus, et vous avez voulu subir la honte de vous laisser exproprier, quand vous saviez fort bien que je vous aurais crédité, si vous m’eussiez fait l’honneur d’une simple visite ! Mais monsieur est fier : il s’est cru plus savant que tout le monde et il a méprisé ses anciens, car je suis votre ancien, monsieur ! J’ai quatre ans de plus que vous, et tout bête et ignorant batteur de fer que je suis, vous me devez le respect. C’était à vous de venir à moi, et non pas à moi d’aller à vous ! Enfin, puisque vous voilà, il faut bien avoir pitié de votre sottise ; voilà de l’argent, monsieur, en voilà plein un tiroir. Oui, les voilà, les vieux écus de l’avare imbécile ! Prenez ce qu’il vous faut et n’ayez pas le malheur de me remercier : puisque vous n’êtes venu à moi que le jour où vous n’attendiez plus rien des autres, je ne veux pas de vos belles paroles ! Je ne veux plus de votre amitié, il y a longtemps que j’ai fini d’y croire !

En parlant ainsi, le vieillard, aussi exalté dans son orgueil d’économie que l’autre l’était dans son orgueil de prodigalité, se promenait à demi vêtu par la chambre, et secouait son tiroir plein d’écus, qu’il jeta et répandit sur le plancher en voyant qu’Audebert, offensé de cette manière de les lui offrir, refusait d’un air hautain l’aumône de la fraternité courroucée.