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La colonie des Savoyards à Paris

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STATISTIQUE MORALE.

LA COLONIE DES SAVOYARDS À PARIS.


Les émigrans de la Savoie forment à Paris une colonie nombreuse et dont les habitudes sont peu connues. Il n’existe guère, sur cette population flottante, que des traditions qui remontent, pour la plupart, aux romanciers ou aux poètes de la vieille monarchie. La foule se les représente encore tels que Voltaire les avait sous les yeux lorsqu’il écrivait, dans le pauvre Diable, cette satire des beaux esprits de son temps :


J’estime plus ces honnêtes enfans,
Qui de Savoie arrivent tous les ans,
Et dont la main légèrement essuie
Ces longs canaux engorgés par la suie.


Un autre type traditionnel de la même espèce, tout aussi honnête et plus pauvre s’il se peut, est dans cette race de mendians que l’on voyait alors accroupis dès le matin devant les chaussures crottées des passans, vivant de la pitié publique autant que de ces légers services, les pareils enfin du malheureux qui arracha cette exclamation à Molière : « Où la vertu va-t-elle se nicher ? »

Depuis Molière, les Savoyards se sont élevés d’un degré dans l’industrie. Pour eux, Paris n’est plus un hospice, c’est un atelier. La Savoie a toujours des mendians, exploitée comme elle est par une domination étrangère, par une noblesse hostile et par un clergé qui joint le métier d’espion à celui de collecteur d’impôts ; mais elle garde et nourrit ses misères. C’est sa jeunesse valide, le plus riche capital de ce pays, qui va fonder au dehors des colonies d’où refluent, avec le temps, comme des alluvions successives de numéraire, d’expérience et d’instruction.

Quand ils sortent de leurs montagnes, la plupart savent maintenant lire et écrire ; quelques-uns peuvent compter autrement que sur leurs doigts. Avec cette première instruction, leur ambition s’est aussi étendue. Ils ne partent ni pour une saison, comme les maçons qui viennent du Limousin ou de la Marche, ni comme les enfans de l’Auvergne, pour une année. Ce n’est pas davantage pour le mince intérêt d’ajouter quelques écus aux épargnes de la famille, d’arrondir un champ ou un troupeau. Le jeune homme, en quittant son village, a devant les yeux la figure qu’il doit faire au retour. Que lui importe le temps, et qu’est-ce que la peine, s’il revient assez riche pour étonner ceux qui l’auront vu partir, un bâton à la main, et pour que la chronique de sa commune le proclame un des gros du pays ? La distance les effraie peu ; un vrai Savoyard va partout où il trouve de l’argent à gagner. Cette population de quelques milliers de feux a porté des détachemens à Londres, à Vienne, à Turin, à Lyon, à Paris. Soit communauté de langue et affinité de mœurs, soit aussi que la liberté de nos institutions leur paraisse protectrice du travail, c’est vers la France que s’écoule la masse des émigrans. Sur cinq mille jeunes gens qui abandonnent chaque année leurs foyers, il nous en arrive quatre mille cinq cents de tout métier.

À Lyon, les arts de luxe les attirent ; ils s’enrôlent parmi les ouvriers en soie, et deviennent, suivant la chance, compagnons tisseurs, imprimeurs sur étoffes, dessinateurs ou chefs d’atelier. Quinze cents maçons ou tailleurs de pierre, sortis en grande partie du Faucigny, se répandent dans nos villes de l’est et du midi. À Paris, les Savoyards ont le monopole de ces fonctions délicates qui exigent encore plus de discrétion que de probité ; ce sont les Mercures de la grande ville. Commissionnaires, garçons de recette ou de bureau, valets de chambre, hommes de confiance, commis, marchands en détail, on les aperçoit à tous les coins de nos rues et de nos places publiques. Ils remplissent les avenues de la Banque, des postes, des messageries, des administrations. Depuis les fardeaux les plus grossiers jusqu’aux objets les plus précieux, toute la richesse mobilière de la capitale, le mouvement de son commerce et les produits de son industrie, circulent sous la garde de leur bonne foi. Dans une situation pareille, les portefaix à Marseille sont les maîtres de la ville et du port. Mais il ne viendra jamais à la pensée d’un Savoyard qu’il puisse se prévaloir d’un avantage ou d’une position. Cette race d’hommes à l’instinct d’acquérir, elle ne s’élève point à l’ambition de commander.

La colonie n’a pas toujours été aussi riche ni aussi nombreuse. De 1789 à 1814, Paris reçut assez peu d’émigrans ; la guerre avait tué cette industrie. C’est à dater des premières années de la restauration, et surtout depuis 1820, que le mouvement d’émigration a été vraiment prononcé. Parmi les causes qui le déterminèrent, il faut compter pour beaucoup la paix qui laissait tant de bras sans emploi ; mais l’attrait si puissant qui les précipita par troupes sur le chemin de Paris, ce fut la nouvelle des magnifiques bénéfices qui étaient échus aux premiers arrivés. L’émigration devint alors une sorte d’épidémie régulière qui décima les villages et qui les dépeupla de leur jeunesse. Encore aujourd’hui, bien que cette ferveur se soit un peu ralentie depuis juillet, et que les affaires aient changé leurs cours, il y a telle commune de la Savoie où l’on ne trouverait pas un jeune homme de vingt-cinq ans ; telle autre compte à elle seule, dans la colonie parisienne, pour trois cent cinquante à quatre cents individus.

Ils sont vingt mille à Paris, répartis dans les divers quartiers. La masse des émigrans s’est groupée autour des principaux centres d’activité ; de là partent comme autant de pelotons détachés du corps principal, qui vont camper partout où ils découvrent une veine de travail. Infatigables comme ils sont, et souples à tous les genres de vie, ils ont bientôt dépisté la concurrence. Les Auvergnats n’y ont pas tenu ; les nouveaux arrivans leur enlèvent peu à peu leurs derniers postes, et, aussitôt conquis, y font bonne garde. À eux les rangs supérieurs de la domesticité ; à leurs rivaux ils abandonnent le cri dans les rues, l’exploitation des cheminées, le transport de l’eau et la vente du charbon.

Le Savoyard, c’est l’Auvergnat civilisé, avec tout autant de ruse et de ténacité, mais avec moins de violence. Les angles sont adoucis dans son caractère comme sur son visage. Il porte une prudence moins défiante et moins farouche : son abord est plus ouvert ; sa main plus intelligente ou moins brutale ; sa conduite, un jeu uni et serré plutôt qu’un tissu d’habiles expédiens. L’Auvergnat est resté dans la rue, avec sa parole rude et son enveloppe carrée ; il s’y enivre toujours, se querelle, fraude le fisc de quelques sous ou de quelques centimes, et ne porte jamais plus haut ni ses goûts ni ses calculs. Le Savoyard, lui, s’insinue davantage dans nos habitudes de civilisation ; il s’accommode également d’une borne ou d’un antichambre, du salon ou du comptoir. Pourquoi le repousserait-on ? Cette figure rosée et naïve, cette modestie de maintien, doit lui ouvrir toutes les portes. Puis, après ce premier abord si prévenant, on découvre en lui des qualités solides, une probité à l’épreuve, une complaisance que rien ne lasse, une douceur et une régularité de mœurs qui ne se démentent point : une écorce agréable, et, avec cela, un fond sûr ; ce qu’il faut pour acquérir, et ce qui sert aussi pour conserver.

Les Savoyards ont un autre avantage sur les émigrans de toute nature et de tout pays. Ceux-ci vivent dispersés dans Paris, et sans lien comme sans organisation. Les gens d’outre Loire et ceux de la Lorraine logent en garni, dans de misérables taudis, en compagnie des premiers survenans que le hasard amène, connus ou inconnus, ouvriers laborieux ou canaille oisive et éhontée ; et quand ils se voient, les enfans du même village, ce n’est qu’au travail ou au cabaret. Les Auvergnats vivent autrement, mais non pas mieux ; ils sont chez eux, dans des greniers enfumés qu’ils ont pris à loyer, sur des grabats qui leur appartiennent, au centre des quartiers qu’ils affectionnent de temps immémorial. Les voilà rassemblés, mais non pas unis. Un maître a sa chambrée d’enfans ou d’apprentis ; autant son voisin. Ils se connaissent tous et ne s’en aident pas davantage. Ce sont des ours dans leurs tanières ; point de lien de commune, de province ni de patrie ; la famille et ses besoins, ils ne vont pas au-delà.

La colonie des Savoyards a pris une forme plus avancée de république. Ce n’est plus la famille, c’est déjà la commune, ce n’est pas encore la province ni l’état. Si vous avez parcouru ces étroites vallées qui descendent comme autant de torrens du mont Cenis, du mont Blanc, du mont Maudit, vers l’Isère ou vers le Rhône, parsemées de petites villes qui n’ont pas de centre et de villages sans communications, vous retrouverez la Savoie à Paris, moins les montagnes. C’est la même division topographique ; ici les gens de Moutiers, là ceux de Saint-Jean-de-Maurienne, plus loin ceux de Sallanche, et au-delà encore ceux de Conflans ; une commune par quartier. Ils ne se mêlent pas : chaque commune a ses limites qu’elle ne franchit ni ne laisse franchir. C’est son territoire, son patrimoine ; c’est de là qu’elle invite incessamment, par ses conseils ainsi que par l’exemple de sa prospérité, les compatriotes jeunes et hardis à venir partager l’exploitation. Cette possession date de loin, mais il n’est pas nécessaire de produire ni de faire valoir des titres de propriété. C’est une tradition établie : les anciens l’apprennent aux nouveaux-venus qui la transmettront à leurs successeurs, sans qu’aucun d’entre eux songe à la contester.

Ainsi, pour chaque commune, une colonie ; pour chaque colonie, un quartier. L’association ne s’étend pas plus loin. De commune à commune point de rapports, nulle fraternité ; on dirait autant de races étrangères, quoique semblables. Entre les membres d’une même commune, frères, parens, amis, l’union est grande au contraire. Éloignés de leurs familles, ils savent que c’est là leur seule force contre les accidens du travail. D’ordinaire, ils se réunissent trois ou quatre pour louer une chambre qu’ils garnissent proprement et où ils vivent à frais communs. Le dimanche, ou bien le soir d’un jour de fatigue, la commune s’assemble chez le camarade le plus ancien ou le mieux logé ; là, les entretiens roulent sur le pays, sur les affaires, sur les intérêts de tous et de chacun ; les plus jeunes reçoivent des conseils ; les plus expérimentés enseignent la prudence ; on se communique les observations que chacun peut avoir recueillies sur son chemin. Ces réflexions ont quelquefois une véritable portée. C’est ainsi qu’ils ont remarqué depuis juillet la décadence de certains quartiers et le retour du mouvement commercial ou de la richesse dans certains autres qui étaient moins favorisés auparavant, un déplacement de niveau dans les forces sociales.

Si l’un d’eux tombe malade, les autres lui tiennent lieu de famille : celui-ci s’emploie pour obtenir un billet d’hôpital, celui-là se charge du transport ; une collecte est faite entre tous pour les besoins les plus pressans ; chacun, à son jour, va voir et consoler le patient qui ne manquera d’aucun secours pendant le temps de l’affliction.

Les fortes têtes de la colonie avaient imaginé un plan d’association entre toutes les communes de la Savoie représentées à Paris. Il s’agissait d’établir une caisse de secours et de créer un grand centre de protection pour tant de travailleurs isolés. L’avantage que chacun pouvait en retirer dans ses rapports avec les particuliers et avec l’autorité ne fit qu’une médiocre impression sur l’assemblée ; mais ces hommes simples, habitués à vivre d’un labeur pénible, s’aperçurent bien vite que les cotisations pourraient servir à l’entretien des paresseux ou des maladroits, et tout d’une voix le projet fut repoussé ; car l’axiome si cher à nos hommes d’état est aussi la religion des Savoyards : « Chacun pour soi et Dieu pour tous. »

Pourtant il faut bien s’en écarter dans les circonstances graves de la vie. Ces mêmes hommes qui refusent de faire cause commune pour le soutien des infirmes et des ouvriers hors de travail, se réuniront pour exclure un coupable de leur société. Leur justice est prompte et sévère ; ils n’attendent pas que les tribunaux aient prononcé. S’il arrive, ce qui est fort rare, qu’un des leurs ait commis quelque abus de confiance, à l’instant tout le corps des Savoyards se soulève contre lui. Il a beau se cacher, on le poursuit de quartier en quartier, on le découvre, on le conduit sans bruit, mais aussi sans pitié, dans quelque chambrée près de la barrière, où le délinquant reçoit une rude correction, de celles que l’on administre dans les régimens aux maraudeurs surpris en flagrant délit. Ce n’est là que le premier acte du châtiment ; après la schlague, l’exil. Les exécuteurs de cette justice sommaire agenouillent le patient devant la première borne ; il la baise tout honteux, tourne le dos à Paris, assure son paquet sur ses épaules ; il s’éloigne, il est banni. Malheur à lui s’il tentait de rompre son ban !

Les Savoyards abandonnent généralement leurs foyers à l’âge de quinze ou seize ans. L’émigration commence vers la fin d’octobre, quand les travaux des champs sont terminés. Ceux qui vont à Paris se réunissent sous la conduite d’un messager qui, pour cinquante francs par tête, les défraie toute la route, depuis Chambéry[1]. Les plus économes partent deux à deux, munis d’une lettre de recommandation, et souvent de crédit pour quelque émigrant établi dans la capitale, marchent la nuit autant que le jour, et ne dépensent guère que trente francs à parcourir deux cents lieues.

Le séjour moyen des émigrans à Paris est de dix à douze ans. Au bout de ce temps, leur fortune est faite ; ils ont amassé, jour par jour et sou par sou, un capital qui les rendra un objet d’envie et d’étonnement pour leurs voisins. Le bénéfice quotidien dépend en grande partie de l’activité et du savoir-faire de chaque individu ; mais toutes les industries ne sont pas également lucratives. Le garçon de caisse ou de bureau a pour lui un revenu fixe, un emploi qui ne chôme pas et où les jours de fête sont rentés comme les jours de travail ; de plus, il approche des grandeurs et peut donner ou vendre sa protection. C’est le personnage le plus important de l’émigration, mais non pas le plus opulent. Mille francs par an et une livrée ; il faut une économie bien ingénieuse pour glaner là-dessus le prix d’un domaine dans la Tarentaise ou dans le Faucigny.

Descendons plus bas, si nous voulons voir ce que peut l’esprit d’ordre pour féconder le travail. Après la position du marchand établi qui est l’apogée de leur ambition, les Savoyards recherchent de préférence une place de commissionnaire, le métier classique de ces thésauriseurs. Il ne demande ni protection, ni première mise de fonds : des crochets et des bras vigoureux, voilà pour le capital ; une permission de la police tient lieu de patente ; le premier coin de rue inoccupé reçoit l’établissement. Cette industrie en plein vent ne laisse pas de rapporter, terme moyen, 5 à 6 francs par jour, 1,800 à 2,000 francs par an. Tout est bénéfice, à peu de chose près ; pour la dépense de l’année, pour le logement, la nourriture, les vêtemens, et pour les largesses sous forme de verres de vin, qu’il faut faire aux valets ou aux portiers dans toute bonne aubaine de travail, ils ne comptent guère plus de 600 francs. Quelques-uns vivent à moins, tant l’habitude de la sobriété les rend faciles aux privations. Communément la part des économies annuelles s’élève à 1,000 ou 1,200 francs.

Dans les premières années de l’émigration, ils se trouvaient fort embarrassés pour le placement de leurs épargnes. Le trésor, visité et grossi tous les jours, était enfoui, sous bonne enveloppe, dans quelque coin de la mansarde, jusqu’au moment où le départ d’un camarade enrichi leur donnait le moyen de faire passer les espèces en Savoie. Quelques-uns employaient la voie du roulage, et la ville de Paris expédiait ainsi plus de 300,000 francs par an. Les parens qui recevaient ces fonds s’en servaient pour ajouter une maison ou un morceau de terre à l’héritage, acquisition dont la valeur venait plus tard accroître la part de l’émigrant, quand le temps avait ouvert la succession. En devenant capitalistes, ces étrangers ont appris à tirer un meilleur parti de leurs capitaux. La plupart vont aujourd’hui les déposer dans les caisses d’épargnes ; quelques-uns achètent des rentes sur l’état, ou même ne craignent pas de spéculer sur les valeurs étrangères, ce qui est leur dernier progrès dans la civilisation. Mais les sinistres essuyés par plusieurs d’entre eux, dans le cours de ces spéculations, ont singulièrement refroidi les imitateurs.

Quand vient l’âge de se fixer, ils réalisent le capital accumulé avec tant de persévérance, 15 à 20,000 fr., le prix des sueurs de douze années. Ceux dont l’ambition est satisfaite rentrent en Savoie, doublent leur avoir en épousant quelque héritière[2], achètent des champs ou des pâturages et vivent en gros fermiers, élevant du bétail qu’ils vendront pour la consommation de nos frontières, et des enfans qu’ils enverront, comme eux, à l’âge d’homme, chercher fortune à Paris. Les plus avisés demeurent, et se font marchands, d’ouvriers qu’ils étaient. Ils s’établissent autour des halles, dans quelque boutique de sombre et modeste apparence, qu’ils ont garnie de marchandises communes, de gros drap et de gros velours. Leur clientelle est toute faite ; ils fourniront d’habits et souvent de linge la communauté des Savoyards. On en cite qui ont amassé de la sorte 50 à 60,000 francs en dix ans. L’un d’eux, entre autres, qui s’est enrichi à ce commerce de détail, ne savait ni lire ni écrire, et n’en connaissait pas moins bien ses affaires ; c’était une mémoire d’une exactitude prodigieuse et qui valait les comptes courans les mieux chiffrés. Ils n’arrivent pas tous aussi haut ; mais ils arrivent tous : aucun ne bronche ni ne tombe. Ils assurent un pied avant d’avancer l’autre, ne donnent rien au hasard ; et, quels que soient les profits, vivent toujours de peu.

Avec cette existence concentrée dans le travail et dans l’économie, les vices sont rares ou sans éclat. Les qualités des Savoyards sortent du même principe que leurs défauts ; à proprement parler, ils n’ont ni vices ni vertus ; un intérêt bien entendu dont ils ont appris les exemples dans la famille, et que leur propre expérience a érigé en axiomes de conduite, est la règle de toutes leurs actions. Ce sont les hommes de Bentham, dont nous ne sommes que les disciples, nous, enfans d’une société qui a déchiré sa morale et qui a perdu son Dieu.

Je n’accuse point, je tente d’expliquer. Le caractère des Savoyards tient à leur gouvernement autant qu’au climat. Là où les lois n’offrent aucune garantie aux citoyens ; où les propriétaires sont dépouillés de leurs revenus par le fisc ; où le commerce est étouffé par les douanes, l’industrie mal encouragée, le loyer des capitaux à douze pour cent, l’existence précaire pour les dix-neuf vingtièmes de la population, chacun a besoin, pour subsister, de calculer avec la dernière rigueur ses dépenses et ses moyens, ses actions, ses paroles, et jusqu’à ses pensées. Ce n’est pas tout. Quand le fisc les épargne, ou que la police les oublie, il faut combattre les élémens : tantôt c’est l’Isère ou l’Arve qui déborde, l’hiver qui se prolonge trop pour les moissons, les pluies qui balaient la terre végétale apportée à bras d’hommes sur les rochers. Puis, le pays produisant fort peu, et l’exportation du blé étant interdite aux habitans, ils ne peuvent échanger qu’à beaux deniers comptant les denrées et les objets manufacturés qu’ils sont réduits à tirer de la France, de la Suisse, ou du Piémont. Il n’y a que l’émigration pour réparer ces perpétuelles saignées faites à un capital qui ne se reproduit point.

L’enfant qui naît au milieu de ces misères, et qui voit, en grandissant, ses parens s’épuiser dans la lutte, prend bien vite le sentiment de cette redoutable position ; instinctivement toutes ses facultés suivent la direction, non pas certes la plus naturelle ni la plus libre, mais la plus conforme à l’intérêt du foyer. Il se fait humble et docile, parce que le pouvoir porte une main de fer et un front ombrageux ; religieux, parce que le clergé se présente avec les clés de la terre comme avec celles du ciel ; probe et prudent, parce que ces vertus sont la voix du pauvre dans le monde. Quand les forces lui sont venues, la nécessité change de face ; mais elle pèse sur lui du même poids. Il faut tout quitter, les parens, les amis, le pays ; point de transition. Du fond des Alpes, où l’horizon c’est l’espace qu’on aperçoit entre deux aiguilles de rochers, le pâtre se voit soudain transporté en pleine civilisation, sur cette mer sans rivages, mais non pas sans tempêtes. Il n’est plus exploité par un gouvernement ni par une famille ; mais aussi le voilà seul et sans soutien. À l’arrivée, les gens de la commune le recevront, le nourriront peut-être, jusqu’à ce qu’il ait trouvé à s’employer. L’initiation n’est pas longue : dès que le jeune émigrant connaît un peu la ville, on le plante au pied d’une borne ; le travail et la Providence feront le reste, c’est assez de lui avoir mis, comme on dit, le pain à la main. Imaginez cette jeunesse et cet isolement ! Le pauvre enfant arrive souvent à la fin du jour sans que sa bonne volonté ait été mise à l’épreuve, sans avoir mangé, sans savoir où se coucher ; car il a l’orgueil de se suffire à lui-même, et plutôt que de retomber à la charge des siens, il dormira derrière une porte, sur ses crochets.

Tout va bien si quelque bonne maison l’adopte, et s’il intéresse la femme de chambre, le portier ou le commis. Dès ce moment, le voilà installé et en pied dans le quartier ; on le recommande, on lui fait une clientelle ; il commence à fendre du bois, à porter des lettres et des paquets. Alors aussi le poste devient glissant. Notre Savoyard est entré dans les secrets des ménages, il assiste à toutes les intrigues d’amour ou d’intérêt, et il sait les misères du luxe, comme les expédiens de la pauvreté. Ne craignez rien ; il connaît les dangers du scandale, et voit sans voir. Que de mépris à dévorer, combien de vanités à ménager, à tous les étages de la société ! Un Savoyard n’est pas l’égal d’un laquais ; celui-ci le protège et lui rend les grands airs qu’il supporte de son maître, noble de lignée ou d’argent. Le Savoyard ne les rend à personne ; il réalise plutôt l’idéal d’un pape chrétien, en sa qualité de serviteur des serviteurs de tout le monde. Peu lui importe en effet qui le paie et de quel air, pourvu qu’on le paie. Ses services et ses qualités aussi sont à ce prix.

Je sais d’un Savoyard le trait suivant qui me paraît préciser admirablement le degré de confiance et d’estime que méritent toutes ces vertus, produits du calcul.

Un officier-général reçoit une lettre ; elle est d’une femme qui veut être devinée, mais qui ne veut pas se nommer. Ce mystère à demi voilé, cette provocation à une galanterie, irritent la curiosité d’un homme accoutumé à brusquer ses conquêtes. Il fait courir après le commissionnaire, l’arrête, et le menace de la prison, s’il ne déclare qui lui a remis le billet. C’est peine perdue ; le Savoyard paraît effrayé, mais ne bronche pas, quand le colonel, s’avisant d’un autre stratagème : « Combien t’a-t-on donné pour ne rien dire ? — Cinq francs, mon colonel. — Si je t’en donnais dix, me le dirais-tu ? — Ah ! dame, monsieur, » fit l’autre se grattant la tête ; et le secret fut livré. Je vous demande si ce n’est pas là la logique de l’intérêt prise sur le fait ; entre deux marchés, notre Savoyard s’était tenu au meilleur.

Mais voici qui est mieux assurément ; il s’agit d’une tentation tout aussi vive et qui fut surmontée avec autant de bonheur que le danger célèbre où triompha la sagesse de Joseph. L’héroïne était une jeune et brillante courtisane qui valait bien l’Égyptienne de Putiphar ; le héros de l’histoire, véritable héros, ma foi ! quel que soit le mobile de sa continence, un beau garçon de vingt ans ; le lieu de la scène, un cabinet de bain orné de toutes les recherches de la volupté. Le rusé Savoyard n’en fut pas réduit à abandonner son manteau ; il joua le niais et sortit, l’œil en feu, tout éperdu de ce qu’il avait vu et de ce qu’il n’avait pas osé. Il avait senti que le favori de la belle fille ne pouvait plus être son portefaix. « Elle n’aurait eu qu’à me retirer sa pratique, » s’écriait-il en homme qui fait passer les affaires avant les plaisirs.

Je ne prends pas ici une exception pour en faire un type. Presque tous les Savoyards de la capitale eussent agi de même dans la position de cet autre Joseph. Il n’y a qu’à voir l’austère uniformité de leurs amusemens. Suivez les barrières, le dimanche, de l’est à l’ouest, et du nord au midi ; parmi la foule qui boit, qui jure, qui chante, qui danse et qui se bat, vous ne rencontrerez pas un Savoyard. Ces jeunes gens ont des mœurs de vieillard ; il ne hantent point les bals ni les tavernes, ils ne sont ni joueurs, ni libertins. Cherchez la cause de cette réserve : on leur a dit que les forces du corps s’en allaient dans les plaisirs ; puis, quel est le plaisir qui ne coûte rien à Paris ? Ils ménagent ainsi tout ensemble l’argent qu’ils ont gagné, et les bras qui sont leur gagne-pain.

L’enfant de la Savoie n’est pas comme ces ouvriers de Paris qui choisissent le jour du repos et celui du travail. Le Parisien peut négliger son père, sa mère, sa femme et ses enfans. Qui le retiendrait ? La famille a d’autres ressources, et, par exemple, les hospices, les aumônes, le Mont-de-Piété, sans compter la prostitution. Il n’en va pas ainsi du Savoyard. Qui remplirait ses devoirs, s’il n’y mettait lui-même courageusement la main ? Ne faut-il pas se nourrir, se loger, se meubler, secourir des parens pauvres ou infirmes et se faire un patrimoine dans l’exil ? Vous voyez bien qu’il n’a pas le temps de se prendre aux douces paroles des jeunes filles, et qu’il est perdu s’il s’avise de sentir au lieu de calculer.

Un sentiment vrai ennoblit pourtant cette probité purement mathématique : c’est l’amour du foyer et du pays. Partout où ils vont, ils emportent leur patrie attachée à la semelle de leurs souliers. Seuls ou réunis, leur jour de repos, chaque semaine, est consacré à ces souvenirs ; ce jour-là ils écrivent ou font écrire à leurs parens, relisent les lettres reçues et prennent part en idée aux joies de leur famille ainsi qu’à ses chagrins. S’ils apprennent qu’il y ait des troubles dans le ménage, ils se prévaudront des secours envoyés pour exiger le retour de la paix au foyer domestique. C’est leur condition pour l’avenir. « J’apprends, écrivait l’un d’eux à son père, que ma mère est malheureuse ; je vous écris pour vous dire que je ne suis pas content. » Entendez-vous la menace ? En traitant avec leurs parens, ils parlent de haut, eux que la loi tient en état de tutelle et de minorité jusqu’à la mort du père ; tant l’argent a de puissance et de considération parmi ces montagnards !

L’autorité du préfet de police, ou du commissaire qui représente le préfet, leur est sans doute fort respectable ; mais, sauf les cas de contact forcé, ils ne s’inquiètent guère de l’autorité qui gouverne Paris. Leur autorité à eux, celle dont ils ambitionnent le suffrage et dont la censure est redoutée, c’est le magistrat de leur commune ; c’est l’œil qui les suit partout et qui les trouble dans leurs plus intimes pensées. Avant toute démarche, ils se demandent ce que pensera, ce que dira monsieur le syndic.

S’ils ont des avantages personnels, Paris n’est pas le lieu de les faire valoir. Une fois dégrossis, ils commanderont volontiers un habit complet de drap fin, la parure distinctive du propriétaire et du rentier ; mais ce sera pour l’expédier au pays, en attendant le retour. Jusque-là, ils continuent d’endosser le harnais du commissionnaire. Quelquefois, l’amour du luxe croissant, ils achèteront une montre, un parapluie, mais ils n’en feront aucun usage, pas plus que s’ils n’avaient nul besoin de connaître l’heure et que s’il ne pleuvait jamais à Paris. Il y a plus, ces objets ne seront pas en sûreté, tant qu’ils les auront en leur possession ; pour que tout cela soit sauvé, suivant leur expression familière, il faut l’envoyer au pays. Avant l’envoi cependant, si l’épargne du jeune homme est riche, il voudra y joindre son portrait. Ce n’est pas à coup sûr pour s’admirer sottement dans son image que le montagnard pose et se fait peindre : mais qui sait ? le portrait peut servir à le marier. Il sera remarqué des jeunes filles du canton et lui vaudra quelque grasse dot. Qu’en dites-vous ? n’est-ce pas ainsi que les princes mettent leur figure en circulation pour essayer ce que peut ajouter une belle tête à l’ambition d’une belle couronne ? Certes, la spéculation ne sent point du tout son manant.

Le mariage est pour les Savoyards une affaire sérieuse, à laquelle ils apportent tout leur bon sens.

Ils s’établissent rarement à l’étranger, et rien au monde ne les déciderait à prendre une femme à Paris pour transplanter cette fleur fragile au grand air de leurs montagnes. Femmes de chambre ou maîtresses, riches ou pauvres, ce sont pour eux des poupées de salon qui ne supporteraient ni le hâle ni le travail. Ceux qui forment un établissement de commerce dans la capitale, ne pouvant pas se marier dans la commune où ils sont nés, s’allient quelquefois à un sang picard ou normand. C’est le petit nombre, et tout le monde n’approuve pas ces téméraires novateurs. Communément, quand l’émigrant est rentré dans ses foyers, à vingt-huit ou trente ans, la famille se met en quête ; on passe en revue les fortunes et les caractères ; la beauté ne vient qu’en dernier lieu, après ces conditions essentielles, et comme l’accessoire du marché. Le choix arrêté, le jeune homme doit obtenir l’aveu de la jeune fille avant de sonder les intentions des parens. Cela ne se fait point, comme dans nos mariages d’argent, par une simple présentation et par deux ou trois entretiens. Ils y mettent plus de façons : c’est des deux côtés une sorte de coquetterie qui ne manque ni de grâce ni d’innocence. Pour attirer l’attention de la jeune fille, le prétendant se trouvera sur son passage au moment où la cloche de la paroisse appelle les familles au service divin ; il se placera au premier rang pour la regarder. Quand la foule se retire, il la suivra de loin jusqu’à ce qu’il ait surpris un regard furtif au détour d’une rue ou bien à l’entrée du logis. Au temps de la moisson, il ira travailler dans le même champ ; s’il l’aperçoit à l’extrémité d’un sillon, il partira de l’extrémité opposée, abattant les tiges sans lever les yeux. Vers le milieu du champ, si leurs mains se rencontrent, et si d’ailleurs les autres moissonneurs sont éloignés, le jeune homme lui glisse timidement au doigt un anneau d’or ; et la petite fille, rouge d’émotion, sans quitter l’ouvrage, reprend son sillon à pas lents ; ils ne se sont rien dit, ils n’ont pas même osé se regarder ; mais ils se sont compris : les voilà fiancés. Ne dirait-on pas une scène de la Bible, et quelque épisode oublié de l’histoire de Ruth ?

Cette naïveté doit faire place à d’autres mœurs. À force de se frotter à la vie parisienne, les Savoyards altèrent par degrés leur caractère natif. C’est l’éternel résultat du contact de deux civilisations inégales ; la plus avancée doit, tôt ou tard, élever l’autre à son niveau. Ils ont beau se retremper, au retour, dans l’atmosphère incisive de leurs montagnes ; et pendant leur séjour à Paris, c’est bien en vain qu’ils s’étudient à conserver leurs traditions, à repousser les usages qu’ils ont sous les yeux, à se faire, en un mot, dans leur quartier une image de la Savoie. Insensiblement leurs pores s’ouvrent dans cette serre chaude, qui hâte le développement et la maturité des intelligences ; le progrès les baigne et les inonde ; ils l’emporteront avec eux et le transmettront à la génération qui suivra.

Au reste, et précisément à cause de cette nature ductile, les Savoyards se dépouillent assez vite de leur écorce la plus grossière. Chose étrange ! les races d’émigrans qui viennent de l’intérieur sont moins pénétrables et plus lentes à se façonner. Le progrès du langage, qui correspond à celui des mœurs et qui en est l’indice le plus certain, témoigne de la supériorité des Savoyards. Ils parlent aisément notre langue et sans trop d’étrangeté, tandis que les Auvergnats et les Gascons sont encore isolés dans leur patois. C’est une race qui sort peu à peu et se dégage de la foule ; c’est l’aristocratie de l’émigration.

Le cabinet de Turin ne voit qu’avec haine et terreur cette infiltration progressive de l’esprit français dans les chaumières de la Savoie. Chaque jour il fortifie le mur de prohibitions élevé depuis 1815 entre les deux pays ; mais le mouvement est plus fort que les obstacles ; quand on ne peut les franchir, on les tourne, et l’ennemi fait irruption par les issues mal gardées. Parmi les articles dont l’exportation est prohibée à la douane de Chambéry, il faut compter les femmes, qui n’ont pas le droit de passer en France avant l’âge de trente-cinq ans. Par cette politique de geôlier, le roi de Sardaigne a voulu obliger les émigrans à faire retour avec leurs économies dans leurs foyers. Mais voici un résultat que le geôlier n’avait pas prévu. Ce qui devait éloigner les Savoyards de la France est précisément ce qui les a rapprochés de nos mœurs. Ne pouvant pas faire ménage à Paris, comme l’Auvergnat, avec les femmes de leur pays, il faut bien qu’ils vivent avec les femmes françaises, quelle que soit la retenue de leur caractère et de leur sang. Les préjugés se sont aplanis dans ce contact ainsi que les distances ; peu à peu la France devient pour eux une seconde patrie, où les mêmes causes qui les attirent finiront aussi par les fixer. Alors toute originalité de race aura disparu par ce mariage d’une population inférieure avec le peuple le plus niveleur et le moins original de l’Europe. Il n’y aura plus de Savoie ni de Savoyards, mais seulement une province de la France, détachée violemment par la conquête, et que la conquête nous rendra tôt ou tard.


Léon Faucher.
  1. Les émigrans se plaignent amèrement d’être rançonnés à Chambéry, quand il s’agit de faire viser leur passeport. Le prix du visa pour les particuliers établis est de 7 fr. 20 c., et seulement de 1 fr. pour les journaliers munis d’un livret. Comme presque tous les émigrans n’en prennent point, n’ayant pas encore d’industrie, le sergent du poste exige à haute voix 7 fr. 20 c. de chacun de ces enfans ; puis il entre, sous main, en négociation. Ne faites pas de bruit, le Cerbère composera. Voyons, vous êtes dix, vous donnerez dix francs pour la prompte expédition du visa. — Ainsi l’émigrant paie 1 fr. au gouvernement, et 1 fr. au chef du poste. L’impôt est doublé par la rapacité de celui qui le perçoit. Cette petite industrie des sergens douaniers leur procure souvent 40 à 50 francs par jour. Les émigrans, pour échapper au tribut, ont pris le parti de franchir la frontière en contrebande et sans passeport.
  2. En Savoie, les femmes n’héritent point de leurs parens, s’il y a des héritiers mâles. En ligne directe même, elles n’ont droit qu’à une dot congrue dont les parens et les tribunaux sont appelés à fixer la valeur. Cependant le père et la mère peuvent instituer une fille héritière par testament, et réduire les enfans mâles à la légitime. La légitime correspond au tiers de la portion des biens qu’un enfant obtiendrait par un partage égal avec ses frères et sœurs. Ces coutumes, si fortement empreintes de féodalité, ont été substituées à la loi française, trop révolutionnaire au gré des maîtres actuels de la Savoie.