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La femme au doigt coupé/16

La bibliothèque libre.
Bibliothèque à cinq cents (p. 67-70).

CHAPITRE XVI
LE FANTÔME ET LE MEURTRIER

Quand Simon se fut retrouvé dans la rue, et que l’air frais qui lui fouettait le visage l’eut rendu à la réalité, il se dit qu’il était, sans doute, momentanément tiré d’affaire, mais que ce second meurtre allait un peu compliquer sa situation et rendre une prompte fuite absolument indispensable.

En attendant, ce fâcheux incident, songea-t-il, l’avait mis en retard, et Félix devait commencer à trouver le temps long, dans sa solitude d’Hochelaga.

Il avisa le premier char qui vint à passer, sauta dedans, afin d’arriver plus tôt, et descendit un peu avant le lieu fixé pour le rendez-vous, quand il aperçut, autour, de la maison, une foule considérable qui causait avec animation, puis ça et là quelques agents de police.

— Je suis fixé, se dit-il, cet imbécile se sera trouvé dans le même cas que moi ; mais, moins adroit, il se sera fait pincer. Aussi, quel manie de ne jamais vouloir tuer les gens ; c’est si commode !

En tout cas, se dit-il, me voilà dans de jolis draps. Je ne puis pas entrer ici ; mon logement de la rue Notre-Dame m’est également fermé ; j’ai envie d’aller faire un tour à Longueuil. Il faut savoir ce qui est arrivé à Cynthia : et si elle est encore libre, nous aviserons sur la conduite à tenir.

Son parti étant pris, il se dirigea du côté du bateau, attendit quelques minutes et s’embarqua.

Mais, décidément, Simon ne devait pas échapper à la justice. Un des agents de police que Ben avait laissés pour garder Félix, et à qui il avait fait le portrait de Simon, surveillait depuis le départ du jeune homme, les abords de la petite maison.

Il avait vu s’approcher un homme, dont le signalement semblait exactement répondre à celui que Ben lui avait donné ; il avait remarqué que cet homme examinait d’un œil tout à la fois curieux et inquiet, le rassemblement que les badauds formaient à cet endroit et qu’au lieu de s’approcher, de se mêler à la foule ou de questionner, il s’éloignait vivement, de façon à ne point être aperçu. Ce fut alors que l’agent de police, qui le guettait depuis quelques instants, sentit redoubler l’intérêt que lui inspirait le personnage. Il le suivit donc, à quelque distance, et le voyant prendre la traverse de Longueuil, il en fit autant.

En descendant du bateau, Simon se dirigea, comme tout le faisait prévoir, vers la maison bien connue de nos lecteurs. Mais là, encore, une nouvelle surprise l’attendait.

La maison, qu’il aperçut de loin, était gardée par des agents qui en surveillaient les abords.

— Cette fois, se dit-il, nous sommes pris et bien pris, et il ne reste plus absolument qu’à essayer de sauver sa tête. Mais où vais-je aller ? toutes mes communications sont coupées ! et il rebroussa chemin, afin de ne pas éveiller l’attention par un stationnement prolongé près de cette maison. Il se dit que ce qu’il avait de mieux à faire en ce moment, était de retourner à Montréal ; et il reprit le bateau, toujours filé par le même agent. Pendant la traversée, il passa son temps à se demander ce qu’il pourrait faire, et il descendit sur le quai qu’il arpenta pendant quelques instants ; puis il prit son parti et se dirigea rapidement vers l’établissement de Joe Beef.

À peine y fut-il entre, que le détective prévenant deux de ses camarades leur confia, le soin de garder la maison et d’arrêter son homme, s’il venait à sortir ; puis, cette précaution prise, il partit en courant, pour prévenir notre ami Ben.

Il le trouva en train de souper.

Ben, sans prendre le temps d’achever son repas, s’élançait sur les traces de son compagnon, lorsqu’une idée lumineuse lui vint tout à coup.

— Partez en avant, dit-il, et continuez à garder la porte ; je vous rejoindrai dans quelques instants. Il faut absolument que j’aille chercher quelqu’un, afin de frapper un coup décisif.

Ben se précipita alors dans une voiture, se fit conduire chez Lafortune, et pénétra dans le salon.

— Madame, dit-il, en s’adressant à la dame dont la présence lui avait, tout à l’heure, arraché des exclamations entrecoupées, l’heure est venue si vous voulez venger votre ami qu’on vous a rapporté sanglant, suivez-moi. L’heure du châtiment est proche, et votre présence est indispensable.

La jeune femme, sans répondre un mot, jeta un châle sur ses épaules et sortit avec Ben ; et bientôt la voiture roula dans la direction de la rue des Commissaires.

Tout ceci n’avait pas pris plus d’un quart d’heure ; et Simon était toujours dans la boutique, attablé devant une saucisse et un verre de bière, quand tout à coup une scène dont nous nous sentons impuissants à retracer l’effet se déroula dans la salle.

Un bruit léger avait fait lever la tête à Simon. Il aperçut alors, en face de lui, notre ami Ben, qu’il croyait prisonnier, dans la cave dont il avait lui-même fermé la porte.

À cette vue, il tressaillit ; mais, tout à coup, son visage devint d’une pâleur livide. Il poussa un cri et faillit tomber à la renverse.

Derrière le comptoir, dans l’embrasure de la porte par laquelle Ben était entré, Simon avait vu une apparition, une femme que notre ami Ben avait cachée jusqu’alors, et qu’en s’effaçant de côté, il venait de mettre en pleine lumière.

Elle était toute pâle, vêtue de noir, et tenait levée vers Simon sa main gauche, à laquelle manquait un doigt.

— Les morts reviennent donc ! murmura Simon, qui devenait verdâtre et dont tout le corps tremblait.

Le malheureux venait de reconnaître le spectre de Julia Russel, la femme qu’il avait assassinée à l’hôtel Saint-André.

Il reprit, cependant, possession de lui-même, et fit un rapide mouvement.

— Oh, c’est inutile, fit Ben, ne prenez pas votre revolver ! C’est assez d’un meurtre pour aujourd’hui ; la maison est gardée. Au premier geste, mes agents vous cassent la tête.

Ce ne fut pas un revolver que Simon sortit de sa poche ; mais un petit objet imperceptible qu’il glissa dans son verre.

Soudain, au moment où il portait le verre à ses lèvres, une détonation retentit.

Le verre vola en éclats.

Ben l’avait brisé, d’un coup de revolver, presque contre les lèvres de Simon.

— Arrêtez ! cria notre jeune héros ; pas de poison ! On ne se fait pas justice soi-même ; on ne vole pas ainsi la justice ! Votre tête appartient au bourreau !

Les agents étaient accourus, au bruit de la détonation, et se mirent aussitôt en devoir de garrotter Simon et de le mener au poste voisin.

Au moment où Ben sortit pour reconduire chez Lafortune, la jeune femme qui, émue par cette scène, semblait plus pâle encore, le peuple s’assemblait en foule. Il n’était bruit, en ce moment, que des hauts faits et du courage de ce jeune homme, duquel tout le monde admirait la noble conduite.