La goélette mystérieuse ou Les prouesses d’un policier de seize ans/02

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Anonyme
Bibliothèque à cinq cents (p. 8-17).

CHAPITRE II

UNE LEÇON DE CHANT


En sortant de chez lui, Lafortune s’était rendu au bureau du télégraphe. Il faut croire que la dépêche qu’il avait à envoyer offrait des difficultés particulières, car il lui fallut plus de vingt minutes et encore, avec l’aide d’un dictionnaire de poche, pour venir à bout de son travail.

L’employé regarda curieusement la dépêche et demanda s’il fallait l’envoyer exactement comme elle était écrite.

Certainement, dit Lafortune. Mais peut-être pourriez-vous la relire à haute voix, car je ne voudrais pas avoir écrit un mot pour un autre.

Télesphore Burel, Trois-Rivières, épela l’employé. Chocolat, concombre, chou, cerfeuil, colombine, cobalt, calico, corporel.

« Chartrand. »

Est-ce cela ? dit l’employé. Il me semble que votre vocabulaire chiffré a été dressé par des gens qui avaient un goût particulier pour la lettre C.

— Oui, c’est tout-à-fait correct, dit Lafortune. Maintenant, il n’y a plus qu’à faire courir la dépêche sur les fils. J’espère qu’elle ira bon train, car j’attends une réponse.

Il fallut une nouvelle demi-heure pour que la réponse arrivât. Elle était transmise, elle aussi, en langage chiffré ; et Lafortune sembla éprouver encore plus de difficulté pour la lire qu’il n’en avait éprouvé pour écrire la première dépêche.

Voyons un peu, murmura-t-il. Je lui ai mandé de surveiller un nouvel arrivant à cheveux roux, qui doit chercher à faire passer de faux billets. Il me semble que la réponse veut dire : « J’ai surveillé les hôtels, rien vu — « cercle. » Qu’est-ce que cela « cercle ? » Ah oui ! « suspect. » « Rien vu suspect. » Je continue « concert crâne » qu’est-ce que cela peut vouloir dire ?

Lafortune feuilleta son vocabulaire et s’écria « ouvrir œil. » C’est cela. « Je continue ouvrir œil. » Très-bien, M. Burel. Je vous souhaite d’avoir l’œil ouvert, mais je regrette que vous n’ayiez déjà pas aperçu un peu de fumée.

Lafortune sortit du télégraphe, en se dirigeant du côté de la rue Sherbrooke ; puis il tourna à droite jusqu’à la rue St. Hippolyte, dans laquelle il entra, pour s’arrêter au bout de quelques pas, en face d’une maison d’apparence ordinaire. Il se croisa, comme par hasard, avec un homme d’assez bonne tournure qui flânait de ce côté.

— Tiens, c’est vous, Pierre. M. Fahey vous a envoyé ici.

— Oui, il m’a dit de surveiller jusqu’à ce qu’il vienne quelqu’un pour me remplacer.

— C’est fort bien pensé. Avez-vous du nouveau ?

— Rien du tout. L’oiseau est en cage, sage comme une image.

— Il n’est venu personne ?

— Pardon. Il est venu, il y a environ une demi-heure, un jeune garçon, assez mal mis, qui devait être un porteur de journaux ou un facteur du télégraphe. Je ne l’ai pas vu ressortir. Il est venu aussi une jeune fille très jolie, il y a une heure environ. Elle vient précisément de partir, quelques instants avant votre arrivée.

— Très bien, je vois que vous avez l’œil sur les jolies jeunes filles. Mais puisque celle-là est partie, je vous engage à aller vous reposer. Je vais prendre votre tour de faction.

Les deux hommes firent amicalement quelques pas ensemble. Pendant qu’ils continuaient leur conversation, Lafortune tira de sa poche sa chère pipe d’écume de mer et se mit à aspirer délicieusement quelques bouffées de tabac ; puis il dit à celui qu’il avait déjà nommé plusieurs fois du nom de Pierre : « Je compte sur vous pour me relever à six heures précises, à moins que vous n’ayiez de mes nouvelles d’ici là. »

Pierre se dirigea vers la cité, pendant que Lafortune, retournant sur ses pas, remontait la rue Saint-Hippolyte, dans l’attitude d’un flâneur qui n’a rien à faire qu’à bâiller aux corneilles. Après avoir fait une centaine de pas, il s’arrêta en face de la maison qu’il avait déjà examinée une première fois ; et il s’appuya négligemment contre un réverbère, en continuant à fumer sa pipe, sans cependant perdre de vue la porte de la maison.

Pendant qu’il exerce au dehors sa mystérieuse surveillance, nous pénétrerons, si le lecteur veut bien nous suivre, dans l’intérieur de la maison qui semble exciter à un si haut point l’intérêt et l’attention de Lafortune.

Dès le corridor, on entend une fraîche et harmonieuse voix de jeune fille, accompagnée par le piano. À cette voix, viennent se mêler, de temps à autre, les accents plus mâles d’une belle voix de ténor. Voici plus d’une demi heure que la musique se fait entendre sans interruption ; et un connaisseur reconnaîtrait du premier coup qu’il ne s’agit pas d’un simple exercice d’amateur, mais d’une leçon régulière.

Entrons dans le salon très modestement meublé, où a lieu cette leçon de chant.

La voix que nous avons entendue est celle d’une belle jeune fille, grande, élancée et très élégamment vêtue. Sa tête d’un ovale régulier est encadrée par des cheveux d’un blond doré ; de grands yeux bleus, fendus en amande, donnent à sa physionomie une expression d’un charme incomparable. Non seulement elle est régulièrement jolie, mais il y a en elle un don de fascination, qui semble d’ailleurs se faire sentir sur le jeune homme qui se tient debout à ses côtés ; car celui-ci ne la quitte pas des yeux, et l’admiration avec laquelle il la contemple frapperait le visiteur le moins perspicace.

Ce dernier est d’ailleurs un charmant garçon, d’une distinction tout à fait remarquable. Ses vêtements sont simples et ont depuis longtemps cessé d’être neufs. Mais il donne à tout ce qu’il porte un cachet de bon ton qui se reconnaît à première vue, et qui, partout ailleurs que dans la libre Amérique, passerait pour le signe indéniable d’une naissance aristocratique.

— C’est très bien, dit-il, c’est véritablement très bien. Votre voix s’est étonnamment élargie depuis quelque temps.

— Est-ce un compliment ou pensez-vous réellement ce que vous dites ? demanda la jeune chanteuse avec un éclair de satisfaction.

— Sans aucun doute. Vous vous êtes merveilleusement tirée de cette note haute qui ne venait pas la semaine dernière.

— Oui, il m’a semblé que ma voix montait jusqu’au plafond, dit-elle gaiement. Je crois que maintenant la leçon est finie.

— Non. je vous en prie, ne vous en allez pas encore. Je voudrais essayer avec vous une romance du 18e siècle que je viens de recevoir. C’est très joli et tout à fait dans votre voix.

— « L’amour attend, » dit-elle en lisant le titre avec un léger mouvement d’épaules. Je suppose que c’est quelque chose de sentimental et de langoureux. Qu’est-ce qu’il attend, l’amour ?

— Lui seul le sait. Si j’étais à sa place, j’aurais sa hardiesse et je n’attendrais que l’occasion…

— « Le temps perdu ne revient pas, » murmura la chanteuse en lisant le texte et en regardant obstinément la musique.

— Laissez-moi voir, dit le jeune homme, en posant la main sur son bras et en la regardant dans le blanc des yeux.

Mais elle se recula vivement, quoique sans montrer aucun signe de mécontentement.

Sans prononcer une parole, le jeune homme posa le cahier sur le piano et commença à faire l’accompagnement.

— Voulez vous essayer, dit-il ? Ce n’est pas difficile du tout.

— Non, chantez vous même le premier. J’ai besoin d’entendre le mouvement.

Le jeune homme obéit et se mit à chanter avec une voix étonnamment riche et une expression tout à fait appropriée au sujet, pendant que sa jolie élève l’écoutait avec un regard complaisant. C’était une romance toute de sentiment ; et le chanteur, en la disant, sembla se mettre à l’unisson avec le poète.

On peint l’amour, un bandeau sur les yeux ;
L’amour aveugle ! Quel blasphème !
Me dit Sylvain, en regardant les cieux ;
J’y vois pourtant quand je vous aime !

Puis, il me dit d’une voix tendre,
L’amour est là, suivons ses pas,
Car l’amour ne veut pas attendre ;
Le temps perdu ne revient pas.

La voix du chanteur vibra étrangement, en répétant ces deux derniers vers et il chanta les mots : L’amour ne veut pas attendre, avec une chaleur qui parut causer une vive émotion à sa compagne.

Il y eut un moment de silence, pendant que l’écho de sa voix semblait encore caresser l’air.

— Aimez-vous cette romance ? demanda-t-il simplement.

— Comme une autre.

— Voulez-vous l’essayer, maintenant ?

— Non, pas maintenant ; je vous remercie, dit la jeune fille d’une voix un peu contrainte.

— Alors, la leçon est finie ? murmura-t-il avec regret.

— Quelle leçon ? demanda innocemment la chanteuse, pendant que ses beaux yeux restaient fixés sur son interlocuteur avec une expression de curiosité et de malice.

— Mais la leçon de musique. Je ne crois pas que nous en ayons pris d’autre.

— On peint l’amour, un bandeau sur les yeux,
Car chacun sait que l’amour est aveugle !


fredonna la jeune fille, moitié riant, moitié chantant. Puis elle prit sa musique et se dirigea vers la porte.

Lui, se tenait debout dans un visible embarras, en piétinant nerveusement le parquet.

— Oh ! Ne vous en allez pas, sans m’expliquer ce que vous avez voulu dire, fit-il en lui prenant la main.

— Mais ne me demandiez-vous pas de chanter, il y a une minute ? Je crois que je suis bien dans l’expression de la romance ?

— Oui, mais votre paraphrase ? Que voulez-vous dire en changeant le texte ?

M. Halt, ce sont de ces choses qu’une femme laisse quelquefois deviner, mais qu’elle n’explique jamais.

— Hélène, accordez-moi de grâce, un moment : j’avais cru, j’avais osé espérer…

La jeune fille s’arrêta de nouveau, en regardant le parquet avec une expression indéfinissable. Mais il était écrit que M. Robert Halt ne finirait pas ce jour-là la phrase qui semblait lui coûter tant d’efforts.

La porte auprès de laquelle les deux jeunes gens étaient placés, s’ouvrit tout à coup : et un gamin, de la plus franche espèce de gamin des rues qui ait jamais été rencontrée sous le soleil, se précipita dans le salon comme un ouragan.

— Pardonnez-moi, s’écria subitement notre ami Joe, — car c’est lui qui venait de s’introduire si mal à propos, — pardonnez-moi. Peut-être préférez-vous que je revienne dans un autre moment.

— Puisque tu es entré, reste ici, mauvais petit garnement, répondit Robert avec un rire un peu forcé. « Mlle Marsy, permettez-moi de vous reconduire jusqu’à la porte. »

— Ne faites pas attention à moi, cria Joe qui venait de retrouver toute son effronterie.

— Qui est-ce ? demanda à voix basse Mlle Marsy.

— Oh ! un jeune gentleman mal vêtu, qui prétend que je lui ai sauvé la vie, dans une bagarre où sa peau était assez gravement compromise. Depuis ce jour-là, il a bien voulu m’honorer de sa protection, et il vient me faire des visites à tous moments, même aux plus mauvais moments.

— Il est assez déguenillé, dit elle en riant. Mais je m’enfuis ; je ne veux pas vous faire perdre votre temps.

Sa voix était devenue plus basse ; et elle se tint un moment la main sur le bouton de la porte, comme si elle hésitait à l’ouvrir.

— Quand vous reverrai-je ? demanda Robert.

— Mais dans huit jours, je présume, à moins qu’il n’arrive quelque chose d’extraordinaire.

— Il ne peut survenir aucun empêchement, reprit-il avec conviction. Si vous voulez, nous prendrons pour sujet d’études ma nouvelle romance.

— « L’amour ne veut pas attendre, » fredonna Mlle Marsy en rougissant de nouveau. Bonsoir, monsieur, fit-elle en ouvrant la porte ; et elle descendit rapidement les marches qui conduisaient à la rue.

— La peste soit du gamin ! murmura Robert en rentrant dans le salon. Je l’aurais supprimé bien volontiers.

Et maintenant, M. Joe, je ne serais pas fâché de savoir qui vous a permis d’entrer dans ce salon sans en être prié.

— C’est une question que vous feriez mieux de poser à votre femme de ménage. Elle m’a dit que vous étiez là. J’ai pris cela pour invitation à me faire voir.

— À l’avenir, tu voudras bien frapper ayant de pénétrer dans mes appartements, reprit Robert avec un mouvement d’impatience. Qu’est-ce qui t’amène aujourd’hui ?

— Vous pensez bien que si j’avais su que vous étiez en conversation avec cette jolie fille, je sais trop ce que la discrétion commande, pour avoir songé à vous déranger. Et Joe boutonna son paletot avec dignité. Je veux recevoir cinquante coups de nerf de bœuf, si je me suis douté que vous n’étiez pas seul.

— J’étais avec une de mes élèves, Joe. Je lui donnais une leçon de chant.

— Ah ! une leçon de chant, fit Joe avec incrédulité. Est-ce qu’elle a du goût pour les leçons de chant ?

— Qu’est-ce que tu veux de moi, gamin ? Je n’ai pas de temps à perdre aujourd’hui.

— Je suis venu pour vous dire votre bonne aventure.

— Je crois que tu peux te dispenser de cela, dit gaiement Robert Halt ; je n’attends pas de fortune et je n’ai pas besoin qu’on me dise la bonne aventure.

— Vous en avez peut-être plus besoin que vous ne le pensez. Donnez-moi votre main.

M. Halt tendit la main à Joe, qui la prit dans une des siennes et se mit à la contempler avec attention.

— Les lignes ne se développent pas clairement, insinua-t-il. Peut-être cela irait-il mieux, si on les frottait avec un peu de métal.

M. Halt mit une pièce de 25 cents dans la paume de sa main.

— Voilà qui va aider le travail ! exclama Joe, après avoir soigneusement fait passer la pièce de monnaie dans sa poche. Maintenant, regardez ces deux lignes qui vont l’une à droite l’autre à gauche. Là, il y a du fun et là, il y a du danger. De ce côté-ci, c’est une belle jeune fille aux cheveux dorés et les portes de la vie qui s’ouvrent sur un mariage.

— Assez sur ce sujet, Joe ! Et M. Halt fit un effort pour retirer sa main.

— De l’autre côté est le danger, continua Joe. Cette ligne que vous voyez là, est pleine d’aventures fâcheuses. Il y a un homme à cheveux roux qui ne me dit rien de bon. Gardez-vous, pendant un mois, de tous les hommes à cheveux roux.

— Allons, gamin, finissons-en avec ces balivernes.

— Il n’y a pas de balivernes là-dedans, protesta Joe, en regardant de plus en plus fixement la main. Ne devez-vous pas aller mercredi à Trois-Rivières ?

— Par le ciel, qui est-ce qui a pu te parler de cela ? reprit M. Halt qui ne put retenir un vif mouvement de surprise.

— Tout cela est écrit dans votre main, affirma Joe ; mais croyez-moi, si vous allez à Trois-Rivières, prenez garde aux cheveux rouges. Si quelque individu de cette couleur cherche à vous parler, ne lui répondez pas et enfuyez-vous sans retourner en arrière. Il y a une conspiration dans l’air.

— Qu’est-ce que tu nous racontes là ? dit M. Halt, en retirant sa main. Ce sont des niaiseries de l’autre monde. Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Vous feriez mieux de ne pas aller à Trois-Rivières. Voilà ce que je veux dire.

— Je ne pense pas que tu aies la prétention de me faire régler ma conduite sur les conseils de ta sorcellerie ?

— Je vous dis que le danger est là, répéta Joe avec conviction. Il y a là un homme à cheveux roux. Je ne peux pas vous en dire d’avantage. Prenez garde à lui. Il y a quelque chose de machiné contre vous. S’il demande à vous parler, ne l’écoutez pas, et ne le laissez pas se montrer en public à côté de vous.

— Qu’est-ce qu’il y a, Joe ? Qu’est-ce que tu sais ? demanda M. Halt, plus impressionné qu’il ne voulait en avoir l’air par le ton sérieux du gamin.

— Je ne sais qu’une partie ce que je voudrais savoir, répondit Joe. Je sais seulement que vous avez le diable à vos trousses et qu’on a l’œil sur vous. Il y a des gens qui veulent se jouer de vous et peut-être pire.

— Tu es un singulier garçon, Joe. Allons, je te promets de veiller aux hommes rouges. Maintenant si tu n’as plus rien à me dire, je suis un peu pressé.

— C’est correct, fit Joe en s’avançant vers la fenêtre et en regardant attentivement la rue. Est-ce que vous n’avez pas une porte de sortie par derrière ?

— Oui, il y en a une. Pourquoi cela ?

— Parce que j’aperçois, dans la rue, des yeux qui n’ont pas besoin de me voir sortir d’ici. Saviez-vous qu’il y eut des mouches autour de votre palais ?

— Des mouches. Qu’est-ce que cela ?

— Je veux dire que la maison est espionnée, répliqua mystérieusement Joe. Il y a là des yeux dont vous ne vous débarrasserez pas facilement. Je ne peux rien dire de plus. Mais prenez garde à vous. La voix du gamin devint basse et presque sourde. Quoiqu’il arrive, si vous avez de l’affection pour moi, ne répétez jamais que c’est moi qui vous ai prévenu. Si vous avez besoin de moi, envoyez-moi chercher. Je serai toujours prêt à répondre à votre appel.

— Merci, Joe, dit en riant M. Halt, j’aurai confiance dans tes prophéties, et je me garderai de tous les hommes rouges. Par ici, voilà ton chemin.

Deux minutes plus tard, Joe sortait par une porte de derrière, donnant sur une allée qui conduisait à un terrain vague.

Peu de temps après, M. Robert Halt ouvrit tranquillement sa porte, descendit dans la rue et se dirigea vers l’intérieur de la ville.

Il avait jeté autour de lui un rapide regard. Mais il n’avait rien vu qu’un homme trapu dont la mine n’offrait rien de suspect, et qui fumait tranquillement une pipe d’écume de mer, en s’appuyant pour se reposer, contre un bec de gaz.