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La préface des « Billets que Cicéron a escrit tant à ses amis communs qu’à Attique son amy particulier », de Thomas Guyot

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La préface des « Billets que Cicéron a escrit tant à ses amis communs qu’à Attique son amy particulier », de Thomas Guyot
Revue pédagogique, premier semestre 1884 (p. 50-54).

LA PRÉFACE DES
BILLETS QVE CICERON A ESCRIT
TANT A SES AMIS COMMVNS
QV’A ATTIQVE SON AMY PARTICVLIER,

DE THOMAS GUYOT.


Il y a cinq mois, dans une note d’un article sur les Petites Ecoles de Port-Royal[1], nous disions en parlant de la préface de l’ouvrage dont nous venons de transcrire le titre :

« Cette préface aurait pour nous un intérêt direct ; car Guyot y traite en détail du cours des études et des innovations qu’il convient d’y apporter. Malheureusement elle est devenue introuvable. Barbier, qui a rédigé une notice sur Thomas Guyot, insérée au tome IV du Magasin encyclopédique de 1813, la cherchait déjà. « Les recherches les plus actives, dit-il, n’ont pu encore me procurer la première édition des Billets de Cicéron, en tête de laquelle se trouve une méthode en forme de préface pour conduire un écolier dans les lettres humaines. Elle est cependant indiquée dans le privilège des éditions postérieures à la première : un esprit de parcimonie trop commun chez les libraires de ce temps-là aura empêché de reproduire ce morceau, qui doit contenir des réflexions dignes de la grande expérience de l’auteur. » Nous l’avons nous-même vainement cherchée dans toutes les bibliothèques de Paris : nous avons bien trouvé à la Bibliothèque nationale un exemplaire de cette première édition (de 1668), mais la préface en avait été enlevée ! — Cependant M. Sainte-Beuve l’a eue entre les mains, puisqu’il en cite d’assez longs extraits au livre IV, chapitre ii, de son Port-Royal. Nous nous sommes alors adressé à M. Troubat, ancien secrétaire de M. Sainte-Beuve, actuellement bibliothécaire du palais national de Compiègne, qui nous a appris que le précieux exemplaire qu’avait eu M. Sainte-Beuve avait été détaché du lot de PortRoyal, parce que c’était un bijou de livre, relié en maroquin, à tranches dorées, avec les armes de M. le chevalier de Rohan[2] et la signature de M. Sainte-Beuve en tête, et vendu, en mai 1870, 64 francs, mais qu’il ne savait à qui. Nous serions très reconnaissant à son heureux possesseur s’il voulait bien nous le communiquer. »

Le possesseur inconnu de l’exemplaire de Sainte-Beuve n’a pas répondu à notre appel. Mais, il y a quelques semaines, M. le directeur du Musée pédagogique a eu la bonne fortune inespérée de mettre la main sur un Guyot de l’édition de 1668, bien authentique et muni de sa préface[3]. Le rarissime volume (un petit in-18 de LIV — 190 pages) appartient aujourd’hui à la bibliothèque du Musée, où nous nous sommes empressé d’aller le consulter.

Le dirons-nous ? La lecture de cette préface, que nous avions tant cherchée, et où nous avions cru trouver un résumé pratique de la pédagogie de Port-Royal, nous a un peu désappointé. La plus grande partie (42 pages sur 54) est consacrée à des remarques sur l’étude des auteurs latins, qui n’offrent aucun intérêt bien particulier. Cependant il y a un morceau qui mérite d’être signalé : c’est le passage où Guyot expose les principes de la célèbre méthode de lecture dite de Port-Royal. Les seuls documents contemporains à nous connus jusqu’ici où il fût question de cette méthode étaient la lettre de Jacqueline Pascal du 26 octobre 1655 (citée par {{M.|[[Auteur:Victor}} Cousin|Cousin]] dans son livre sur Jacqueline Pascal, p. 248) ; une lettre d’Arnaud à sa nièce, la mère Angélique de Saint-Jean, du 31 janvier 1656 : et enfin le chapitre VI de la Grammaire générale de Port-Royal. Guyot nous apporte, pour la première fois, un exposé assez complet et systématique de cette méthode et des raisons qui déterminèrent les maîtres de Port-Royal à l’adopter. Sainte-Beuve, comme nous l’avons dit plus haut, avait cité quelques fragments de ce morceau ; nous croyons qu’il vaut la peine d’être reproduit tout entier. Le voici :

Puis donc qu’il faut se servir de ce que les enfans savent déja, pour leur apprendre ce qu’ils ne sçavent pas, ce qui est une regle generale et sans exception aucune, pour tout ce qu’on veut leur montrer : il seroit à propos de ne leur faire lire d’abord que des mots détachez de tout discours, dont ils connussent les choses, comme ceux qui sont de leur usage, du pain, un lict, une chambre, etc. Mais il faudroit leur avoir fait voir auparavant les Figures et les Caractères de ces mots dans un Alphabet, en ne leur en faisant prononcer que les Voyelles et les Diphtongues seulement, et non les Consonnes, lesquelles il ne leur faut faire prononcer que dans les diverses Combinaisons qu’elles ont, avec les mesmes Voyelles, ou Diphtongues dans les syllabes et les mots.

Car on fait encore une autre faute dans la Méthode commune d’apprendre à lire aux enfans, qui est la maniere dont on leur montre à appeller les Lettres separément, aussi bien les Consonnes, que les Voyelles. Or les Consonnes ne sont appellées Consonnes, que parce qu’elles n’ont point de son toutes seules ; mais qu’elles doivent estre jointes avec des Voyelles et sonner avec elles. C’est donc se contredire soy-mesme que de montrer à prononcer seuls des Caracteres qu’on ne peut prononcer, que quand ils sont joints avec d’autres ; car, en prononçant separément les Consonnes, et les faisant appeller aux enfans, on y joint toujours une Voyelle, sçavoir e, qui n’est ny de la syllabe, ny du mot ; ce qui fait que le son des Lettres appellées est tout different des Lettres assemblées ; ainsi apres que les enfans ont bien appellé l’une apres l’autre toutes les Lettres d’un mot, ils ne peuvent plus les prononcer assemblées dans ce mesme mot, parce que la confusion des sons differents trouble leurs oreilles et leur imagination. Par exemple : On fait appeller à un enfant ce mot, bon. lequel est composé de trois lettres, b, o, n, qu’on leur fait prononcer l’une après l’autre. Or b, prononcé seul fait , o prononcé seul fait encore o, car c’est une Voyelle : mais n prononcée seule fait enne ; comment donc cét enfant comprendra-t’il que tous ces sons qu’on luy a fait prononcer separément, en appellant ces trois Lettres l’une apres l’autre, ne fassent que cét unique son, bon ? On luy a fait prononcer quatre sons, dont il a les oreilles pleines, et on luy dit en suite, assemblez ces quatre sons, et faites-en un, sçavoir, bon ; voilà ce qu’il ne peut jamais comprendre, et il n’apprend à les assembler que parce que son Maistre fait luy-mesme cet assemblage, et luy crie cent fois aux oreilles cét unique son, bon.

De mesme, on fait appeller à ce pauvre enfant cét autre mot jamais, et on le fait en cette manière : j-a-m-a-i-s, ja-mais. Le moyen que cét enfant s’imagine que les six sons qu’on luy a fait prononcer en appellant ces six Lettres, ne fassent que ces deux-ci : ja-mais ? Car quand on appelle les Lettres de ce mot, on prononce separément j-a-ême-a-i-êsse. Voilà six ou sept sons dont on pretend qu’il doit former ces deux-cy ja-mais ; n’aurait-on pas plutost fait de ne luy prononcer que ces deux syllabes ja-mais, et non toutes ces Consonnes et Voyelles separément ? Ce qui ne fait que de broüiller son esprit par cette multitude de sons différents, dont il ne peut jamais faire l’assemblage que vous voulez qu’il fasse, si vous ne le faites vous-mesme et ne le prononcez plusieurs fois à ses oreilles. Il faut dire le mesme d’une infinité de mots plus difficiles, aimoient, faisoient, disoient, etc.

D’ailleurs qu’on fasse appeller tant qu’on voudra à un enfant ses Lettres, ce ne sera jamais par ce moyen qu’il apprendra à prononcer les syllabes et les mots ; il n’y a que l’usage et l’accoutumance qu’il a d’entendre dire cent fois un mesme mot, lorsqu’on luy en montre les Caractères, qui les luy fassent apprendre. Mais c’est qu’on veut toûjours raisonner avec les enfans et leur montrer par règles ce qui ne dépend que de l’usage seul, qui est la seule raison du langage. Et si l’on veut faire attention à ce que je dis, on verra qu’on leur prononce tant de fois les syllabes et les mots tout assemblez, qu’enfin ils les retiennent et se ressouviennent qu’à telles Lettres jointes ensemble, on a donné une telle prononciation, laquelle ils n’auraient jamais conceuë autrement, en appellant les Lettres l’une apres l’autre : C’est pourquoy il est fort inutile de leur faire perdre tant de temps et de peine par cette maniere d’appeller, au lieu qu’ils auroient bien plutost appris les Combinaisons des Lettres, que cette multitude de sons, dont on veut qu’ils composent une ou deux syllabes : ainsi on attribuë sans raison la science de lire, que les enfans acquierent à la fin, à cette maniere d’appeller les Lettres, laquelle n’est qu’un effet de l’usage qu’ils ont d’entendre prononcer souvent les syllabes et les mots entiers ; comme on croit que les regles de Despautere sont cause de la maniere correcte, dont un enfant compose en Latin, quoy qu’en composant il n’y ait pas seulement pensé, n’ayant suivy en cela que l’usage qu’il a du Latin, lequel il n’a appris qu’en lisant, qu’en écrivant, et qu’en faisant beaucoup de fautes, dont on l’a corrigé.

Apres donc qu’on aura fait voir et prononcer aux enfans les cinq Voyelles a, e, i, o, u, et les Diphtongues æ, œ, au, eu, ei, et qu’on leur aura fait regarder seulement les figures des Consonnes, sans les leur faire prononcer que dans la Combinaison des syllabes entieres, dont on leur aura fait dresser et apprendre un Alphabet : il sera bon de leur faire lire premierement les mots entiers et détachez les uns des autres, dont il leur faudroit faire une liste, où l’on ne mettroit que les plus communs qu’ils entendent dire le plus souvent, et dont ils connoissent la signification. Et comme on leur apprend à prier Dieu dés l’âge de quatre et cinq ans (je suppose qu’on le fasse en François), il faudra commencer par leurs Prieres, et par leur Catechisme, qu’ils sçavent déja par cœur, à leur faire lire un discours suivy, puis leur en rompre le fil et la suite, pour voir si c’est par la connoissance des Caracteres qu’ils lisent, ou si ce n’est point par cœur et par routine ; afin que quand ils pourront lire indifferemment leurs Prieres et leur Catechisme, partout, où on leur demandera, on commence ensuite à leur donner des Livres Français.

Estant donc en estat de pouvoir apprendre à lire dans les Livres François, il faudra leur en donner qui soient proportionnez à leur intelligence pour les matieres. Les petits Colloques de Mathurin Cordier seroient tres-propres à cet usage, s’ils estoient traduits en meilleur François, car il ne faut pas corrompre dés ce bas âge la pureté de leur langage naturel ; mais les Fables de Phedre, les Captifs de Plaute, les Bucoliques de Virgile, les trois comédies de Térence, ces Billets-cy, et le recueil des Lettres de Cicéron leur pourront servir tres-utilement ; car par ce moyen ils apprendront tout ensemble à lire et à parler purement en leur Langue, en la maniere que les honnestes gens conversent dans le monde, qui est le premier stile où il faut les former, et seauront par avance les choses qui sont contenuës dans les premiers Livres Latins, qu’on leur fera lire, ou apprendre par cœur ; ce qui leur en facilitera extremement l’intelligence, dont les commencements sont si penibles : Et voilà comment on pourra se servir utilement de ce qu’ils connoistront déja, pour leur apprendre ce qu’ils ignoreront.

Guyot termine sa longue préface en donnant à son lecteur le conseil suivant :

Il faudroit joindre à cette Preface toutes les autres que j’ay données au Public, dans les traductions des Lettre à Attique, des Bucoliques de Virgile, des Captifs de Plaute, et du Recueil des plus belles lettres de Cicéron : car je croy que de toutes ces Prefaces ensemble, il seroit aisé d’en former une Methode entiere, pour conduire les enfans dans les Lettres, et mesme dans les mœurs.

Peut-être qu’en effet si l’on extrayait de ces divers morceaux les conseils pratiques qu’ils renferment, avec un certain nombre de préceptes généraux qui ne manquent pas de sagesse, en ayant soin de supprimer les longueurs, les répétitions, les digressions parasites, on pourrait arriver à composer un ensemble qui serait comme le résumé du plan d’études recommandé par les maîtres de Port-Royal.



  1. Revue pédagogique, n° d’août 1883, p. 111.
  2. Le livre de Guyot est dédié au chevalier de Rohan, fils du duc de Montbazon.
  3. Billets que Ciceron a escrit tant à ses amis communs qu’à Attique son amy particulier ; avec vne methode en forme de préface pour conduire vn escolier dans les lettres humaines. À Paris, chez la veuve de Claude Thiboust, libraire juré et ordinaire de l’Vniversité, ruë S. Iean de Latran. MDCLXVIII.