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La révolution sera-t-elle collectiviste ?

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La Révolution sera-t-elle Collectiviste ?

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Très souvent nous entendons dire, par les anarchistes mêmes, que l’Anarchie est un idéal très éloigné ; qu’elle n’a pas de chance de se réaliser d’ici à bientôt ; que très probablement la prochaine révolution sera collectiviste, et que nous devrons passer par un État Ouvrier, avant d’arriver à une société communiste, sans gouvernement.

Ce raisonnement nous semble absolument erroné. Il contient une erreur d’appréciation fondamentale, concernant la marche de l’histoire en général et le rôle de l’idéal dans l’histoire.

L’individu peut être guidé dans ses actes par un seul idéal. Mais une société consiste de millions d’individus, ayant chacun son idéal, plus ou moins net, plus ou moins conscient et arrêté ; si bien qu’à un moment donné on trouve dans la société les conceptions les plus variées — celle du réactionnaire, du catholique, du monarchiste, de l’admirateur du servage, du bourgeois « libre contrat », du socialiste, de l’anarchiste. Cependant, aucune de ces conceptions ne se réalisera en son entier, précisément à cause de la variété des conceptions existant à un moment donné, et des nouvelles conceptions qui surgissent, bien avant qu’aucune des anciennes ait atteint sa réalisation dans la vie.

Chaque pas en avant de la société est une résultante de tous les courants d’idées qui existent à un moment donné. Et affirmer que la société réalisera d’abord tel idéal, puis tel autre, c’est se méprendre sur la marche entière de l’histoire. Le progrès accompli porte toujours le cachet de toutes les conceptions qui existent dans la société, en proportion de l’énergie de pensée et surtout d’action de chaque parti. C’est pourquoi la société qui résultera de la Révolution ne sera ni une société catholique, ni une société bourgeoise (trop de forces et toute l’histoire de l’humanité travaillant à démolir ces deux espèces de sociétés), ni un État Ouvrier, par cela même qu’il existe un courant anarchiste d’idées et des anarchistes, assez puissants, et comme force d’action, et comme force d’initiative.

Voyez, en effet, l’histoire. Les Républicains de 1793 passé rêvaient une République construite sur le modèle des républiques de l’antiquité. Ils rêvaient une république universelle, et pour faire triompher cette Rome ou cette Sparte nouvelle en France, ils se faisaient tuer dans les neiges des Alpes, sur les plaines de la Belgique, de l’Italie et de l’Allemagne.

Ont-ils réalisé cette République ? — Non ! non seulement l’ancien régime, pesant sur eux de tout son poids, les a tiré en arrière. Mais des idées nouvelles ont poussé la société en avant. Et lorsque leur rêve de la République universelle se réalisera un jour, cette République sera plus socialiste que tout ce qu’ils avaient osé rêver, et plus anarchiste que tout ce qu’un Diderot avait osé concevoir dans ses écrits. Elle ne sera plus République : elle sera une union de peuples plus ou moins anarchistes.

Pourquoi ? — Mais parce que bien avant que les républicains eussent atteint leur idéal de république égalitaire (de citoyens égaux devant la loi, libres et liés par des liens de fraternité), de nouvelles conceptions, presque imperceptibles avant 1789, ont surgi et grandi. Parce que cet idéal même de liberté, d’égalité et de fraternité est irréalisable tant qu’il y a servitude économique et misère, tant qu’il y aura des Républiques — des États — forcément poussés aux rivalités, aux divisions à l’extérieur et à l’intérieur.

Parce que l’idéal des républicains de 1793 n’était qu’une faible partie de l’idéal d’Égalité et de Liberté qui reparaît aujourd’hui sous le nom d’Anarchie.

Ou bien, prenez les communistes des années trente et quarante du dix-neuvième siècle.

Leur idéal était un communisme chrétien, gouverné par une hiérarchie élue d’anciens et de savants. Cet idéal eut un retentissement immense. Mais ce communisme ne s’est pas réalisé — et ne se réalisera plus jamais. L’idéal était faux, incomplet, suranné. Et lorsque le communisme commencera à se développer lors de la révolution prochaine, il ne sera plus ni chrétien, ni étatiste. Il sera tout au moins un communisme libertaire, basé — non plus sur l’évangile, non plus sur la soumission hiérarchique, mais sur la compréhension des besoins de liberté de l’individu. Il sera plus ou moins anarchiste, pour cette simple raison qu’à l’époque où le courant d’idées exprimé par Louis Blanc travaillait à créer un état jacobin avec tendances socialistes — de nouveaux courants d’idées, anarchistes, surgissaient déjà — les courants dont Godwin, Proudhon, Bakounine, Cœurderoy et même Max Stirner furent les porte-paroles.

Et il en sera de même pour l’idéal de l’État Ouvrier des social-démocrates. Cet idéal ne peut plus se réaliser : il est déjà dépassé.

Cet idéal est né du jacobinisme. Il a hérité des jacobins sa confiance en un principe gouvernemental. Il croit encore au gouvernement représentatif. Il croit encore à la centralisation des différentes fonctions de la vie humaine entre les mains d’un gouvernement.

Mais bien avant que cet idéal se fût rapproché tant soit peu de sa réalisation pratique, une conception de la société — la conception anarchiste — se présentait, s’annonçait, se développait. Une conception qui résume la méfiance populaire des gouvernements, qui réveille l’initiative individuelle et proclame ce principe, devenu de plus en plus évident : « Pas de société libre sans individus libres », et cet autre principe, proclamé par tout notre siècle : « Libre entente temporaire, comme base de toute organisation, de tout groupement. »

Et quelle que soit la société qui surgira de la Révolution européenne, elle ne sera plus républicaine dans le sens de 1793, elle ne sera plus communiste dans le sens de 1848, et elle ne sera plus État Ouvrier dans le sens de la démocratie sociale.

Le nombre d’anarchistes va toujours en croissant. Et dès aujourd’hui même la social-démocratie se voit obligée de compter avec eux. La diffusion des idées anarchistes se fait non seulement par l’action des anarchistes, mais — qui plus est — indépendamment de notre action. Témoins — la philosophie anarchiste de Guyau, la philosophie de l’histoire de Tolstoï, et les idées anarchistes que nous rencontrons chaque jour dans la littérature et dont le Supplément de La Révolte et des Temps Nouveaux est un témoignage vivant.

Enfin, l’action de la conception anarchiste sur l’idéal de la social-démocratie est évidente ; et cette action ne dépend qu’en partie de notre propagande : elle résulte surtout des tendances anarchistes qui se font jour dans la société et dont nous ne sommes que les porte-paroles.

Qu’on se souvienne seulement de l’idéal centralisateur, rigidement jacobin, des social-démocrates avant la Commune de Paris. À cette époque, c’étaient les anarchistes qui devaient parler de la possibilité de la Commune indépendante, de la communalisation de la richesse, de l’indépendance du métier, internationalement organisé. Eh bien, ces points sont aujourd’hui acquis pour les social-démocrates mêmes. Aujourd’hui la communalisation des instruments de production — non la nationalisation — est chose reconnue, et l’on voit jusqu’à des hommes politiques discuter sérieusement la question des docks de Londres municipalisés. « Les services publics », cette autre idée, pour laquelle les anarchistes eurent autrefois à soutenir tant de combats contre les jacobins centralisateurs dans les Congrès de l’Internationale, — aujourd’hui elle fait la pâleur des possibilistes.

Ou bien, prenez encore la grève générale, pour laquelle on nous traite de fous, et l’anti-militarisme qui nous faisait traiter de criminels par les révolutionnaires de la démocratie sociale !…

Ce qui pour nous est aujourd’hui de l’histoire ancienne, et qui n’évoque plus en nous qu’un sourire rêveur, comme une vieille fleur fanée, retrouvée dans un vieux livre, — fait les frais des programmes actuels de la social-démocratie. Si bien que l’on peut dire sans exagération que tout le progrès d’idées accompli depuis vingt ans par la social-démocratie n’a été que de recueillir les idées que l’anarchie laissait tomber sur son chemin, à mesure qu’elle se développait toujours. Relisez seulement les rapports jurassiens sur les services publics, les Idées sur l’organisation sociale, etc., pour lesquels les doctes savants du socialisme traitaient les « bakounistes » de fous enragés. C’est à ces sources que la social-démocratie boit à ce moment.

Ainsi l’Anarchie a déjà modifié l’idéal des social-démocrates. Elle le modifie chaque jour. Elle le modifiera encore durant la Révolution. Et, quoi qu’il sorte de la Révolution — ce ne sera plus l’État Ouvrier des collectivistes. Ce sera autre chose — une résultante de nos efforts, combinés avec ceux de tous les socialistes.

Et cette résultante sera d’autant plus anarchiste que les anarchistes développeront plus d’énergie — plus de force vive, comme on dit en mécanique — dans leur direction. Plus ils mettront d’énergie individuelle et collective, cérébrale et musculaire, de volonté et de dévouement, au service de leur idéal pur et simple ; moins ils chercheront de compromis, plus ils affirmeront nettement par la parole et par leurs vies l’idéal communiste et l’idéal anarchiste pur et simple, — d’autant plus la résultante penchera de leur côté, vers le Communisme, vers l’Anarchie.