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La tendance apriorique et l’expérience

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La déduction relativiste
Payot (p. 279-310).

LA TENDANCE APRIORIQUE ET L'EXPERIENCE

Il est certain que l'esprit du relativiste (c'est une constatation que nous avons pu faire personnellement, au cours d'un entretien avec un des mathématiciens les plus éminents de notre époque) est, tout d'abord, violemment choqué quand on cherche à lui démontrer l'étroite analogie qu'il y a entre le système moderne et celui de Descartes, analogie évidente pour quiconque considère comment, dans l'un et l'autre cas tout le réel est réduit à l'espace; nous avons vu d'ailleurs M. Weyl reconnaître, jusqu'à un certain point, la parenté des deux conceptions. La résistance dont nous venons de parler est-elle cependant entièrement injustifiée? En aucune façon. Elle provient, en effet, de ce que le relativiste a conscience des obstacles formidables que la théorie a dû vaincre, de la hardiesse véritablement inouïe qu'il a fallu à M. Einstein pour concevoir cette idée paradoxale d'une assimilation entre l'inertie et la gravitation, des trésors d'ingéniosité qu'a dû employer son génie mathématique pour, se basant sur l'acquis accumulé par quelques-uns d'entre les mathématiciens les plus illustres qui l'avaient précédé, parvenir à réaliser, à l'aide d'artifices d'analyse, cette assimilation, et quelle somme prodigieuse d'efforts les physiciens du XIXème siècle ont dû mettre en oeuvre pour unifier ce que l'on appelait autrefois les diverses forces de la nature, en permettant ainsi à MM.Weyl et Eddington de tenter, par la réduction spatiale du phénomène électrique, une déduction géométrique du réel physique tout entier. Comment Descartes qui, quel que fût son génie mathématique propre, ne disposait que des ressources d'une analyse véritablement élémentaire, pouvait-il prétendre à arriver à un résultat analogue (2)? N'est-il pas probable plutôt qu'il s'enorgueillissait d'un acquis chimérique, qu'il était, pour tout dire, victime d'une illusion pure et simple?

1. Ces pages forment le XXIIème chapitre d'un ouvrage intitulé La déduction relativiste, à paraître prochainement (Payot, éditeur).

2. Leibniz a caractérisé avec beaucoup de justesse ce trait dominant de la tentative de Descartes en disant que ce dernier avait prétendu e d'un bond obtenir l'explication des questions les plus importantes "De primae philosophiae emenendatione", etc., Opera, éd. Erdmann, Berlin, 1840, p. 227.

Pour répondre, il convient de constater, tout d'abord, que, s'il y eut illusion, celle-ci fut donc singulièrement forte et durable, puisque non seulement le puissant esprit de Descartes lui-même y fut totalement en proie, mais qu'encore pendant plus d'une génération, jusqu'aux grands travaux de Newton, l'opinion savante européenne, sans aucune réserve, l'avait adoptée (1) et qu'en dépit de la brillante réussite des conceptions newtoniennes dans le domaine des explications, physiques et surtout astronomiques, celles-ci ne triomphèrent que difficilement et surtout lentement du système établi par son prédécesseur. Cette circonstance extérieure seule ferait soupçonner qu'il y avait là quelque chose de plus profond et de plus essentiel. Les principes sur lesquels nous nous sommes fondé dans nos analyses des phénomènes de l'évolution scientifique, permettent, croyons-nous, de l'apercevoir avec quelque netteté.

Dans le dix-huitième chapitre de notre ouvrage précédent ("De l'explication dans les sciences", t. II, p. 354 et suiv.) nous avons exposé comment la science, poursuivant le même but que la philosophie, en ce sens qu'elle cherche, elle aussi, à faire apparaître le réel entier comme conditionné par la pensée elle-même, comme nécessaire, s'en distingue cependant en ce que la raison qui la crée et qui s'y manifeste la raison scientifique agrée, au moins provisoirement, l'existence de l'irrationnel qui lui vient du dehors, de la perception, alors que, pour la philosophie, une telle attitude constituerait, selon la juste expression de M. Burnet, une sorte de suicide. C'est cette résignation, cette soumission caractérisant la science, qui fait que celle-ci peut, dans ses raisonnements, se tenir constamment très près du réel et que l'expérience, par conséquent, peut y jouer un rôle si considérable. Mais la résignation n'est tout de même que provisoire, car la raison ne renonce jamais à ses droits.

1. Pour se rendre compte à quel point la physique, au moment où parut Newton, était dominée par les conceptions de Descartes, il suint de jeter un coup d'oeil sur les manuels alors en usage. Celui de Rohault, qui fit autorité, dans tous les pays d'Europe, pendant plus d'un demi-siècle, était entièrement pénétré d'esprit cartésien, cf. Lasswitz, "Geschichte der Atomistik", Hambourg, 1890, vol. II, p. 410.

Le donné de la perception qu'elle semble avoir primitivement accepté, puisqu'il forme son point de départ, la science cherche ensuite, en se retournant contre lui, à l'expliquer à l'aide de ses raisonnements et de ses théories, et elle n'a de cesse qu'elle ne l'ait dissous dans l'espace. Ainsi la véritable distinction entre elle et la philosophie se trouve dans le fait qu'elle cherche à atteindre par des voies détournées, graduellement, ce à quoi la philosophie croit pouvoir parvenir d'un coup. Mais elle réside aussi, et même surtout, dans cette circonstance que cette marche de la science, contrairement à celle de la philosophie, est inconsciente. Le savant ne sait point le but véritable que poursuivent ses déductions, il reste, tout au contraire, fermement convaincu que, loin de viser à la destruction du réel, il en confirme constamment, par ses travaux, l'existence, en en rendant la représentation plus solide, parce que plus cohérente, mieux d'accord avec elle-même en toutes ses manifestations. Et nous avons vu, au cours du présent travail, à quel point un examen des conceptions relativistes confirme cette manière de voir.

L'existence, dans l'esprit du savant, de ce ressort puissant, dont l'action constante lui reste cependant cachée à lui-même, fait que toute conception scientifique un peu générale obéit à cette inspiration.

C'est que toute explication scientifique n'est et ne peut être que de la menue monnaie de rationalité, et qu'en accumulant ces explications on reconstitue, qu'on le veuille ou non, la somme entière. C'est ce qui fait que toute théorie physique qui prétend embrasser un domaine quelque peu considérable apparaît facilement comme « philosophique » et que, du reste, comme on peut s'en convaincre par l'étude de l'évolution de ces conceptions, les auteurs et les partisans de ces nouveautés sont fréquemment traités, par leurs adversaires, de "métaphysiciens", ce terme, comme l'adjectif que nous avons mis entre guillemets, prenant alors nettement, dans la bouche des savants, un sens péjoratif. Mais la science a beau s'en défendre, cette "philosophie", cette "métaphysique" font partie intégrante d'elle-même, elles sont la chair de sa chair, et vainement elle chercherait à les arracher de son sein. D'ailleurs, si par hasard elle réussissait dans cette folle entreprise, on peut affirmer d'avance que l'humanité, aussitôt, se détournerait avec dégoût d'une science ainsi faite, car la science, quoi qu'on en ait dit, n'a pas pour but que l'action, elle vise la compréhension, et l'intelligence humaine ne s'y intéresse véritablement qu'à ce titre.

Cependant les attaques dont nous venons de parler, et surtout leur fréquence, leur violence et la manière point trop défavorable dont les accueille souvent l'opinion publique du milieu scientifique, nous montrent qu'il y a là aussi, dans ce désir de ne point trop s'adonner à la généralisation, de se tenir le plus près possible des faits observés, une tendance naturelle de l'esprit chercheur. C'est que s'il n'y a point de science sans raisonnement et point de raisonnement sans généralisation, c'est cependant le procédé qui consiste à accepter le donné tel que la nature nous le présente, soit spontanément, soit sollicitée par nous, et à l'étudier, c'est-à-dire à pénétrer dans le réel par l'observation et l'expérience, qui caractérise véritablement, nous venons de le dire, la science telle que la conçoivent les modernes. En ce sens. Bacon et Comte n'ont pas eu tout à fait tort dans leurs vitupérations et ont rendu service au physicien, en le prémunissant contre la tendance trop naturelle vers un abus de la déduction. Mais, bien entendu, ils sont, l'un et l'autre, allés beaucoup trop loin, et la vérité est que les deux tendances sont toutes deux légitimes, la vraie science les embrasse, les contient toutes deux, elle a besoin de l'une-et de l'autre et ne s'édifie, ne progresse que par leur concours ou, si l'on veut, par la lutte incessante qu'elles se livrent dans son sein.

Il ne sera peut-être pas superflu, afin de bien préciser le sens de cette affirmation, de montrer à quel point elle correspond au rythme réel de l'évolution du savoir, d'avoir recours à un exemple précis. Nous le choisissons dans le domaine des conceptions chimiques, dont nous allons maintenant considérer la genèse à un point de vue tout à fait général.

Et d'abord, qu'est-ce à proprement parler que la chimie, et comment se fait-il que l'on ait éprouvé le besoin de constituer cet ensemble de phénomènes, qui ne forme, de toute évidence, qu'un chapitre de la physique, en science quasi indépendante de celle-ci?

Nous avons dit, dans notre premier chapitre, que l'explication la plus directe et la plus complète du réel consiste à nier le divers, aussi bien dans le temps que dans l'espace. Mais nous avons reconnu aussi que cette manière de voir, qui est celle de Parménide, réduirait toute science à l'absurde. Le sens commun, pour y échapper, crée comme substrat, comme explication de la sensation changeante, le monde des objets. La science, à son tour, en cherchant à rendre cette explication moins inconsistante, est amenée à s'occuper en première ligne du changement dans le temps. Et elle découvre alors qu'à côté des' propriétés que la matière montre plus ou moins accidentellement, qui paraissent et disparaissent avec facilité, il y en a d'autres, qui semblent bien plus fortement liées à la nature du corps, qui disparaissent plus malaisément et, une fois disparues, reparaissent aisément. Or, nous le savons, la science cherche à écarter, par ses explications, tout ce qui est qualitatif, à le remplacer par du quantitatif. Mais ici, le premier se présente comme à tel point essentiel, comme si profondément ancré dans ce que nous concevons devoir constituer l'être même de la substance, que cette substitution apparaît, du premier coup d'oeil, comme bien plus difficile qu'ailleurs.

Et c'est ce sentiment, la nécessité de supposer, du moins provisoirement, l'existence de substances qualitativement diverses, qui caractérise les phénomènes que nous classons comme chimiques, qui nous induit à les séparer du reste des phénomènes physiques.

Cette situation est marquée, avec beaucoup de netteté, par le fait que toutes les constatations qui concernent les diverses substances chimiques, mais où leur diversité (ou spécificité) ne joue point un rôle prépondérant et où, par conséquent, apparaît un lien entre ces substances, sont classées dans une science en quelque sorte intermédiaire, dénommée chimie physique.

Aussi constate-t-on qu'en chimie les conceptions qualitatives prédominent. L'élément chimique est à l'origine, c'est-à-dire au moment où cette science se dégage des recettes semi-magiques qui ont été son berceau, surtout un porteur de qualités, et le chimiste ne tient compte, tout d'abord, que de celles-ci, négligeant complètement ou, du moins, tenant pour tout à fait secondaire, ce qui a trait à la quantité. Très logiquement, les alchimistes tentent de modifier, à l'aide d'opérations de toute sorte, les qualités des corps qui ne paraissent point, à première vue, particulièrement marquées, par exemple de transformer un métal ordinaire, tel que le fer ou le cuivre, en argent ou en or tentatives qui caractérisent précisément cette phase ancienne de la science chimique. Mais même après que l'on a reconnu la vanité des prétendues transmutations, le même esprit persiste. Le phlogistique encore n'est qu'un principe porteur de qualités.

La réforme de Lavoisier a, sans doute, chassé ce fantôme du domaine de la théorie chimique. Faut-il en conclure, comme on a l'air de l'insinuer quelquefois, que cette théorie se trouve désormais débarrassée de tout ce qui a trait à la qualité? Il suffit, pour se convaincre du contraire, de cette constatation banale que le chimiste, cherchant à connaître la composition d'une substance, procède d'abord à une analyse qu'il dénomme lui-même qualitative. Et il suffit aussi d'ouvrir un manuel de chimie pour se rendre compte que ce n'est point là un terme vide de sens, que le composant que recherche cette analyse qualitative est réellement quelque chose que l'on suppose doué de qualités multiples le chrome diffère essentiellement du plomb, comme l'iode du chlore, et les noms mêmes de ces deux derniers éléments sont empruntés à des qualités qu'on leur attribue, alors que le cas du chrome (lequel, sous sa forme métallique, ressemble extérieurement au fer, le nom faisant allusion aux couleurs vives de ses sels) indique que la théorie suppose une relation étroite entre les propriétés des composés et la nature essentielle de leurs éléments (1). D'autre part, la persistance des éléments, c'est-à-dire leur conservation en tant que tels, avec les qualités qu'on leur attribuait et qu'on supposait simplement masquées, latentes, dans les composés, constituait certainement un des fondements essentiels de la chimie du XIXème siècle, et cette affirmation faisait même partie intégrante du principe de la conservation de la matière, tel qu'il était généralement compris ("Identité et réalité", p. 257 et suiv.).

Cependant, l'on s'aperçoit, en y regardant d'un peu plus près, que le triomphe des conceptions qualitatives était, en réalité, bien moins complet qu'il n'en pouvait avoir l'air de prime abord; la théorie chimique tout entière, avec la multiplicité infinie de ses réactions, avait beau prendre sa source dans l'idée de l'élément qualitatif, sous ce flot si puissant et, en apparence, si uni, se manifestait une. sorte de sous-courant, étrangement persistant en dépit du peu d'encouragement qui lui venait du côté des constatations expérimentales, ou plutôt en dépit du fait que celles-ci, et notamment tout ce qui était susceptible de suggérer la possibilité d'une transformation d'un élément en un autre, se trouvaient constamment démenties par l'expérience.

1. Nous reproduisons ici, à peu près textuellement un avions présenté dans notre travail intitulé "Le sens commun et la quantité" ("Journal de psychologie", 15 mars 1933). Mais là cet aspect de la chimie nous avait servi de guide pour démêler les processus du sens commun, alors qu'ici nous l'utilisons en vue d'éclaircir, à l'aide d'un exemple particulièrement caractéristique, une évolution qui, à notre avis, est celle que la science tend à suivre partout et. toujours. Nous attirons en même temps l'attention du lecteur sur cette coïncidence, en tant que manifestation frappante de cette similitude des processus de la raison en toutes ses phases qui constitue une des thèses les plus essentielles de l'ensemble de nos travaux.

Pour Lavoisier, déjà, tous les éléments ne se placent point sur le même rang; il semble supposer, tout au contraire, que certains, tels que l'oxygène, l'azote, l'hydrogène, sont plus simples que les autres, lesquels sont censés, par conséquent, en dériver. Trente ans environ après la disparition du créateur de la chimie moderne, Prout formule sa fameuse théorie où, partant de cette juste observation que si l'on adopte comme unité, pour les poids atomiques, celui de l'hydrogène, un grand nombre d'autres apparaissent comme se rapprochant de nombres entiers, il affirmait que l'hydrogène devait être considéré comme la substance fondamentale, tous les autres éléments n'étant, à des degrés divers, que ses composés. Cette hypothèse hardie, qui se trouvait contredite par des constatations bien établies, eut néanmoins tout de suite un grand succès et, bien que vivement combattue, ne disparut jamais complètement de la science; à peu près un siècle après qu'elle fut née, elle eut cette fortune extraordinaire d'être non seulement formellement reprise, mais encore généralement agréée, les contradictions apparentes auxquelles elle s'était heurtée s'étant miraculeusement dissipées en quelque sorte, par suite de découvertes dont ni Prout, ni ses adversaires, n'avaient pu concevoir la moindre idée. Car, d'une part M. Langevin a montré que la perte d'énergie atomique résultant de la formation des atomes plus complexes fournit une explication plausible des petits écarts constatés (1), et, d'autre part, les isotopes de M. Soddy rendent compte des écarts plus considérables. Mais bien antérieurement à cette évolution si récente, et à une époque où la persistance des éléments apparaissait certainement comme un des fondements essentiels de la chimie, surgit le "système périodique" de Mendeléieff qui, soumettant l'ensemble des éléments à une classification rationnelle, fondée sur leurs poids atomiques, affirmait par là implicitement qu'ils ne devaient point être considérés comme des substances sans relations les unes avec les autres.

1. P. Langevin, "Journal de physique", 1913, p. 584.

"Le système périodique des éléments, dit M. Planck, paraissait indiquer d'une manière précise qu'il n'existe en fin de compte qu'une espèce unique de matière" (1) et Sir Ernest Rutherford, dans sa récente adresse présidentielle à la British Association, a également insisté sur ce que la théorie de Mendeléieff « n'était explicable que si les atomes étaient des édifices semblables, construits à l'aide d'une matière semblable (2) ».

La théorie de Mendeléieff se heurta tout d'abord à des résistances très vives de la part des chimistes, mais finit tout de même par être à peu près universellement acceptée (3) témoignant ainsi éloquemment de la pérennité et de la vigueur de ce sous-courant dont nous avons parlé plus haut. Le développement vigoureux de la chimie physique, et la place de plus en plus considérable que cette science intermédiaire prenait dans l'ensemble des recherches, constituent des faits du même ordre.

Enfin, de nos jours, par suite de toute une série de découvertes appartenant aussi bien au domaine de la radioactivité qu'à celui de la physique des rayons de Röntgen, (cf. "De l'explication", I, p. 224 et 304), la vieille et fondamentale conception de l'unité de la matière triomphe ouvertement et, semble-t-il, définitivement. Sans doute les manuels enjoignent-ils encore de croire à l'existence d'éléments chimiques qualitativement divers et. à leur persistance à travers les opérations que nous mettons en oeuvre ordinairement dans nos laboratoires. Mais on se hâte de déclarer en même temps que cette diversité n'est pas absolue, que ces prétendus éléments ne sont point, en réalité, indécomposables, qu'ils ne constituent, tout au contraire, que des composés d'un petit nombre d'éléments ultimes (selon l'opinion générale d'électrons positifs et négatifs), quoique cependant des composés d'un ordre très différent de celui auquel appartiennent les substances que nous formons ou décomposons d'habitude dans nos laboratoires.

1. M. Planck, Physikalische Rundblicke, Leipzig, 1922, p. 42.

2. Sir Ernest Rutherford, "The Electrical Structure of Matter", The Times, sept. 13th., 1923, p. 161.

3. Les découvertes récentes qui, on le sait, tendent si nettement à confirmer la conception de l'unité de la matière, paraissent cependant, d'autre part, ébranler quelque peu les bases sur lesquelles Mendeléieff avait édifié sa conception, l'existence des éléments isotopes rendant difficile une classification fondée essentiellement sur la grandeur du poids atomique. En effet, comme le dit fort bien M. Berthoud, l'affirmation de l'existence d'une relation entre les propriétés d'un élément et son poids atomique, qui paraissait, après Mendeléieff, un principe indiscutable et définitivement acquis, se trouve maintenant doublement en défaut car d'une part nous voyons le poids de l'atome varier sans que ses propriétés en soient affectées et d'autre part nous rencontrons de éléments qui ont le même poids atomique et des propriétés différentes, "La constitution des atomes", Paris, 1922, p. 31.

Ainsi, la chimie s'est constituée par la lutte constante, laquelle est en même temps une collaboration de ces deux conceptions celle qui tend à affirmer la diversité des substances, qui la pose comme essentielle et ultime, et celle qui suppose que cette diversité n'est qu'apparente, cache une unité fondamentale. Et l'on peut prévoir que cette dernière tendance, étant la conséquence d'un parti-pris rationnel, sera plutôt celle dont se seront inspirés les théoriciens, ceux qui cherchent à mettre d'accord les diverses constatations fournies par l'expérience, afin d'en composer une image cohérente alors qu'au contraire ceux qui observent et expérimentent auront plutôt été enclins à s'en tenir à la conception qualitative.

C'est ainsi, en effet, que les choses se sont passées pour ce qui a trait à la conception de Mendeléieff nous nous rappelons fort bien encore le temps où les chimistes de laboratoire (et, parmi eux, quelques-uns des plus illustres, tels que Bunsen) n'avaient pas assez de sarcasmes pour cette « chimère ». On peut aussi, en reculant dans le passé, déceler, aux époques qui ont précédé celle de Lavoisier, une situation analogue. Les physiciens, en traitant des phénomènes que nous classons maintenant comme chimiques, les considèrent, la plupart du temps, à un point de vue tout à fait général; leurs exposés, par essence mécanistes, impliquent clairement l'affirmation de l'inexistence objective de la qualité; alors que ceux qui étudient ces choses de près, qui constatent combien est tenace la liaison entre la matière et certaines de ses propriétés, arrivent forcément à se persuader que celles-ci ont quelque chose de substantiel, qu'elles doivent persister dans le temps et, par conséquent, ne créer de changements qu'en se déplaçant. II y a sans doute, dans cette attitude très apparente du physicien d'alors à l'égard des constatations des chimistes, quelque dédain du véritable savant pour ce qu'il considérait comme n'étant qu'une demi-science, le chimie de cette époque présentant en effet un ensemble hétéroclite, encore tout imprégnée qu'elle était de l'esprit magique de l'alchimie; mais il y a aussi le fait d'une forte conviction rationnelle, qui n'entend point se laisser ébranler par des constatations contraires, si bien garanties fussent-elles, ,parce qu'elle sait qu'en fin de compte elles devront s'expliquer.

Le lecteur voudra bien excuser ce trop long exposé d'un aspect particulier de l'évolution des conceptions chimiques, exposé qui, traitant de phénomènes très différents de ceux dont s'occupe la théorie relativiste, sera apte à lui paraître comme une digression pure et simple. Mais c'est que, comme nous l'avons dit dans la préface, nous traitons ici du relativisme surtout en cherchant à dégager les procédés de pensée qu'il met en oeuvre. Or, on n'en saurait douter, au point de vue de ces procédés, la science constitue un tout, et il nous a paru que, pour éclaircir quelque peu cette matière difficile des rapports entre la déduction de Descartes et celle de M. Einstein, nous ne pouvions mieux faire que de rechercher si quelque chose d'analogue ne s'était point produit autre part.

Il serait au plus haut point injuste d'assimiler complètement la manière dont Descartes traite des phénomènes optiques, caloriques, etc., à celle dont les physiciens (et lui-même dans ce nombre) ont traité des phénomènes chimiques. Mais l'on se rend compte, cependant, qu'il s'y manifeste un peu du même esprit. L'on ne peut, en effet, n'être pas frappé, en parcourant les exposés, par ailleurs si admirables, du Monde ou des Principes, du peu d'importance que leur auteur semble attribuer à la spécificité des phénomènes dont il s'occupe. Sans doute cherche-t-il, dans une certaine mesure, à en tenir compte, par exemple par la superposition de ses diverses matières élémentaires; mais cela représente encore, à notre point de vue actuel, fort peu de chose. Il ne sera certainement pas exagéré de dire que Descartes fait son possible pour ne pas apercevoir cette spécificité, qu'il l'écarte en quelque sorte délibérément de son champ visuel. Et c'est là évidemment ce qui, en définitive, lui permet de procéder à sa construction du réel, de le mathématiser, comme il le fait, en le résolvant dans l'espace. Il y a là une circonstance fort importante à notre avis et qui mérite, de ce chef, d'être un peu approfondie.

M. Borel, en exposant les principes de la mécanique einsteinienne, observe que nous pouvons regarder la force centrifuge qui se produit à l'équateur terrestre comme une propriété de l'espace et du temps, car la rotation de la terre, phénomène physique, se traduit mathématiquement par des formules où interviennent le temps et l'espace (1). Cela est absolument juste, et cela nous explique comment Descartes a pu parvenir à son but, sans mettre en oeuvre aucune des ressources qu'offre à M. Einstein une analyse mathématique transcendante. Il a suffi, pour ce faire, que, convaincu que dans la nature tout est mouvement, il négligeât la spécificité des divers mouvements que l'on est obligé de supposer si l'on entend réellement expliquer le physique, ou plutôt qu'il déclarât, par une sorte de postulat implicite, que cette spécificité n'existait point, parce qu'elle ne pouvait pas exister. Et c'est ce qui fait que ses exposés, en dépit des admirables découvertes qu'ils contiennent, notamment dans le domaine de l'optique, ont cependant pour nous si souvent l'air, là même où il prétend traiter de phénomènes physiques immédiatement observables, de se mouvoir dans une sorte d'empyrée, fort éloigné de ces phénomènes.

Pourquoi ce système, qui, grâce à l'admirable ordonnance que lui imprima le génie de son auteur, domina complètement la science européenne pendant plus d'une génération, dut-il cependant, bientôt après, être tout aussi complètement abandonné et fut-il même ensuite presque oublié? C'est, à n'en pas douter, parce que cette spécificité, négligée par Descartes, s'imposa à l'attention. Car l'expérience qui, on le sait assez, ne jouait chez lui qu'un rôle tout à fait subordonné, fut bientôt mise au premier plan. L'enseignement de Bacon y contribua beaucoup. Sans doute s'est-on fortement exagéré l'influence qu'il a exercée sur l'évolution de la science, car la science, quoi qu'on en ait dit, n'est point baconienne; tout au contraire ses schémas se rapprochent infiniment plus de ceux de Descartes que des tables dressées par l'auteur du "Novum Organon". Mais ce dernier a cependant, sur ce point particulier, en réagissant contre la toute-puissance de la déduction, incontestablement influé sur l'évolution de la physique. Et alors, tout comme les chimistes praticiens durent abandonner l'idée si logique de l'unité de la matière et se plier à la supposition de l'existence de matières élémentaires diverses et sans lien les rattachant l'une à l'autre, de même ceux qui observaient et expérimentaient les phénomènes optiques, caloriques, etc. arrivèrent bien vite à concevoir que chaque classe de ces phénomènes était caractérisée par des traits qui rendaient illusoire leur réduction au schéma général de Descartes.

1. E. Borel, "L'espace et le temps", Paris, Alcan, 1922, p. 42.

Mais où cette réaction contre le panmathématisme cartésien triompha pleinement; ce fut dans la démonstration newtonienne que même les mouvements purement mécaniques, si l'on ne faisait point abstraction de la gravitation, ne pouvaient être conçus qu'en supposant l'existence de quelque chose qui ne fût point de nature purement spatiale, à savoir d'une force.

Cette phase de l'évolution des conceptions scientifiques est particulièrement instructive, parce qu'elle nous montre avec une grande netteté à quoi tient, en définitive, la possibilité de la réduction spatiale. Nous avons reconnu que la déduction mathématique, pour être utilisée en physique, a pour corollaire indispensable l'interprétation, laquelle transforme la grandeur abstraite en coefficient physique. Dans la pratique courante de la science, cela est clair, cette interprétation varie dans les limites les plus vastes. Quand un chimiste écrit Na + Cl = Na-Cl et additionne des grammes de sodium et de chlore pour en déduire !e poids du sel marin qui devra résulter, il ne se sent nullement gêné par le fait qu'il s'agit de trois substances différant complètement l'une de l'autre au point de vue de leurs propriétés respectives, et que les nombres qu'il a traités comme étant de même espèce étaient chacun affectés d'un qualificatif approprié.

Et de même le physicien substituera dans ses calculs, sans le moindre scrupule, une énergie de nature électrique à une autre de nature purement mécanique, tout en restant parfaitement convaincu que ce sont choses fort différentes. Mais quand il s'agit non pas de déductions partielles, sporadiques, limitées, mais d'une déduction embrassant l'ensemble des phénomènes physiques, d'une déduction globale en un mot, la situation n'est plus la même. Car cette déduction, si elle s'opère dans le domaine de la science, ne peut, nous le savons, être que spatiale. Et dès lors il est évident que ce que l'interprétation ici ajoutera au nombre abstrait devra être également de nature purement spatiale, géométrique; s'il ne l'est point, il sera impossible de le faire entrer dans une telle déduction, il constituera à son égard un élément étranger, hostile, qui tendra à en détruire les fondements mêmes. C'est là ce qui s'est produit pour le concept de force newtonien. Il est certain qu'en posant l'existence de la force dans le sens newtonien, nous cherchons, plus ou moins consciemment, à mettre ce concept d'accord avec celui d'espace, voire à montrer qu'il dérive de ce dernier. Ainsi nous avons l'habitude de nous représenter la force comme s'épandant en quelque sorte (à peu près comme le fait la lumière) sur des surfaces sphériques successives, et l'on déduit, de cette image, la loi du carré de distance. Et de même, nous nous figurons volontiers la force comme une droite, et un centre de forces comme un point entouré d'une sorte de gigantesque toile d'araignée. Mais il est tout aussi avéré que ce sont là artifices boiteux, que nous sommes parfaitement incapables de concevoir une cause quelconque d'un tel flux perpétuel sortant d'un point mathématique, c'est-à-dire de rien, et qu'il paraît fort embarrassant de s'imaginer comment des toiles d'araignées de ce genre parviendraient à se mouvoir à travers l'espace sans se gêner mutuellement ("Identité et réalité", p. 73 et suiv.). La vérité est que, selon l'expression pittoresque de Lotze, l'action de la force newtonienne se passe "derrière le dos" de l'espace; le concept est, au fond, aspatial, ou plutôt spatial et aspatial à la fois, c'est-à-dire contradictoire en lui-même, ce qui explique que les physiciens aient constamment cherché à en débarrasser leur science. Et c'est ce qui nous fait comprendre aussi comment il a pu jouer, à l'égard de la réduction à l'espace cartésienne, le rôle d'un engin de destruction décisive aussitôt le concept de force établi en physique, le système de Descartes paraît mort et oublié. Et, de même, nous saisissons à présent pourquoi M. Einstein, considérant les phénomènes de la gravitation, non plus comme les effets d'une force, mais comme des mouvements purs, a pu les réintégrer dans le cadre de la déduction spatiale.

Pour résumer brièvement l'évolution qui s'est produite entre la conception de Descartes et celle de M. Einstein, nous dirons que le premier a méconnu la spécificité des phénomènes gravitationnels, en se contentant de supposer qu'ils étaient explicables par des actions purement mécaniques telles qu'il les concevait, que Newton, en faisant ressortir cette spécificité, a ruiné le système cartésien et que M. Einstein y est revenu, en montrant que la spécificité n'était ici qu'apparente, puisqu'on peut en fin de compte parvenir à identifier gravitation et inertie.

Les choses ont marché d'une manière tout à fait analogue dans d'autres domaines. Après Descartes, les divers chapitres de la physique ont semblé, tout d'abord, se développer d'une manière de plus en plus indépendante les uns des autres c'est au point qu'au commencement du XIXème siècle, Auguste Comte, traduisant assez fidèlement, comme il l'a fait ailleurs, les croyances communes des savants de laboratoire, a pu ériger cette indépendance en principe, en déclarant qu'il y avait « six branches irréductibles » de la physique, « peut-être sept », et en condamnant comme dues à « la prépondérance prolongée de l'ancien esprit philosophique » toutes les recherches visant à établir des rapports entre ce qui nous apparaît à l'heure actuelle comme ne constituant que les diverses formes d'une entité unique, l'énergie (1). Il faut constater d'ailleurs qu'à l'époque même où le créateur du positivisme fulminait ces anathèmes, le travail d'unification était déjà commencé et même, dans plusieurs domaines, fort avancé c'est là surtout ce qui explique la virulence de ses apostrophes. Ce travail à continué inlassablement depuis, et l'on sait que, vers la fin du siècle dernier, les physiciens, par la théorie électrique de la matière, étaient parvenus à concevoir que tous les phénomènes de la nature pouvaient se ramener à un phénomène fondamental unique, le phénomène électrique. Nous avons dit aussi comment c'est précisément cette unification qui permet aux continuateurs d'Einstein qui considèrent le phénomène électrique, comme leur maître l'avait fait pour le phénomène gravitationnel, comme un pur phénomène de mouvement de dissoudre finalement le réel tout entier en des concepts purement géométriques.

Constatons maintenant à quel point cette évolution, analogue pour la gravitation et les autres forces de la nature, ressemble à celle que nous avions retracée en ce qui concerne les conceptions chimiques. Car là aussi le concept synthétique rationnel fut affirmé d'abord parce qu'on méconnaissait la spécificité des phénomènes, abandonné quand on eut conscience de cette spécificité et, finalement, rétabli à la suite d'un travail long et pénible.

1. A. Comte, "Cours", t. III, p. 152, et "Politique positive", Paris, 185l, t. I, p. 528.

Que si maintenant nous nous demandons ce qui a permis ce retour, ce qui a fait que la science a l'air d'avoir en quelque sorte changé de direction, puisque, s'efforçant tout d'abord à saisir les phénomènes en leur diversité, elle cherche ensuite à abolir cette même diversité, il est certain que nous devrons mettre en cause, en premier lieu, des constatations expérimentales. En effet, c'est évidemment parce que l'on a établi, entre les propriétés des éléments, des rapports multiples, rapports que Mendeléieff a résumés dans son « système périodique » et qui ont été confirmés par la découverte de Moseley, et que, d'autre part, l'on a constaté, en étudiant les corps radioactifs, que des substances se transformant les unes dans les autres se comportaient cependant, à tous autres égards, comme de véritables éléments chimiques, que la conception de l'unité de la matière a pu triompher en chimie. Et de même c'est le fait que Hertz a pu démontrer expérimentalement que des ondes électriques se comportaient absolument comme des ondes lumineuses, qui a amené finalement l'identification de la lumière et de l'électricité, et ce sont les découvertes de Sir J. Thomson et de Kaufmann qui ont poussé les physiciens à supposer que la masse n'était qu'un phénomène électrique. Enfin les théories relativistes elles-mêmes sont nées sous l'influence de l'expérience de Michelson, et même si l'on fait valoir, comme nous l'avons fait ressortir nous-même, que ce n'était là qu'une cause occasionnelle en quelque sorte, puisqu'elles auraient pu sortir de la considération seule des équations de Maxwell, il n'en reste pas moins le fait que celles-ci constituaient essentiellement la traduction de l'ensemble des observations opérées dans le domaine de l'électricité.

Tout cela est certainement très vrai. Mais est-ce toute la vérité? Assurément non, car, de cette vérité, fait aussi partie la constatation que les conceptions générales dont nous venons de parler préexistaient à leur triomphe en physique. L'unité de la matière, nous le savons, est une des idées les plus anciennes que l'homme ait conçues en réfléchissant sur la nature. L'unité des forces physiques est nettement impliquée par la supposition que tout n'est que mouvement et se trouve donc, à ce titre, stipulée par le postulat fondamental du mécanisme. La résolution de la matière en espace a été clairement formulée par Descartes et, enfin, la notion de l'hyperespace était tout à fait familière aux géomètres, bien antérieurement au moment où, par Einstein et Minkowski, elle a pénétré dans la physique. Sans doute étaient-ce des idées que le physicien était enclin à considérer plutôt comme purement philosophiques ou mathématiques on pourrait aussi bien dire comme chimériques, car ce serait à peu près équivalent dans la conception courante du savant de laboratoire mais, chimères tant que l'on voudra, il est indéniable cependant que ces chimères existaient, vivaient. Et il suffit d'y regarder de plus près pour se convaincre que cette vie (comme toute vie d'ailleurs) consistait en une action, et que c'est précisément sous cette action que sont nées les conceptions physiques dont nous venons de parler.

C’est la une remarque très générale et sur laquelle nous devons insister un peu, parce que cette situation, d’une part, influe profondément sur l’application de la méthode : dont nous nous servons constamment, en accroissant les difficultés de cette application, et que, d’autre part, il y a là une circonstance qui est apte à faire naître, en ce qui concerne les résultats auxquels nous parvenons, un malentendu qui, dans une certaine mesure, en en altérerait le sens.

Il pourrait sembler superflu d’insister sur à de rôle que joue, dans l’évolution des conceptions : scientifiques, la découverte expérimentale, étant donné qu’il est clair — puisqu’il s’agit de science dans de sens moderne du terme, et que celle-ci cherche à à pénétrer la nature à l aide d’expériences — que cette influence de ce qui est expérimental est partout sous-entendue. Nous avons eu du reste l’occasion, au cours de ce travail, d’insister sur cette influence des canstatations expérimentales sur la marche de la science explicative (cf. notamment $ 167). Nous croyons cependant qu’il est utile de préciser encore que le donné de l’expérience, tel que nous l’offre la perception (plus ou moins modifié, le cas échéant, par la théorie régnante), sert de base, de matière première au travail de la raison, et que les principes qui, selon nous, guident ce travail entrent alors en jeu. Car on comprend qu ilsne sauraient manifester leur influence que pour autant que le permet ce donné. Ces roincipes, « en effet, se manifestent comme des tendances : notre raison cherche à les appliquer, à les imposer au bescin au réel : qu’elle pénètre et, en ce faisant, elle violente ce crier ; maïs dans une certaine mesure seulement, car l’opération serait, de toute évidence, impossible si ce réel ne s’y prétait.

C’est là, tout simplement, cet accord — partiel — entre a raison et la nature, à la constatation duquel nous sommes parvenus dans le quatrième chapitre de notre traité De : l’explication (notamment p. 111).

Mais on voit tout de suite pourquoi, de ce chef, les principes directeurs de la raison scientifique deviennent plus malaisés à déméler. Puisqu’ils ne peuvent, en effet, prévaloir, trouver une expression nette et définie dans les conceptions scientifiques régnantes, qu’à un moment de l’évolution où l’observation leur prête son appui et leur permet ainsi de faire-sentir leur influence, cela ne fait-il pas naître la tentation de méconnaître entièrement cette intervention et d’attribuer la naissance de la théorie à l’action du facteur expérimental seul ? On peut dire que le positivisme est, tout entier, fondé sur des méprises de ce genre, étant donné que, pour lui, l’expérience généralisée constitue l’unique contenu légitime de la science. Et c’est bien à la puissante influence exercée par cette doctrine qu’il faut attribuer en grande partie le fait que l’on se refuse, le plus souvent, à reconnatire l’intervention dé l’apriori dans les théories scientifiques, même là où elle est la plus manifeste, que l’on déclare par exemple que la tonservation de la matière est un fait découvert un beau jour par Lavoisier, que la conservation de l’énergie n’est qu’une expérience généralisée et que la conception « scientifique » de l’atome, telle qu’elle est sortie des observations relatives au mouvement brownien, n’a absolument rien de commun avec les « divagations » de . Démocrite et de Lucrèce

Le moyen le meilleur pour des sciences. éviter ces erreurs consiste, nous. l’avons fait ressortir à mainte reprise, mais nous ne nous lasserons point de le répéter, dans l’étude, la plus minutieuse possible, de l’histoire des conceptions scientifiques. C’est en cherchant à connaître. si et dans quelle mesure, avant le moment où elles ont triomphé véritablement, elles ont pu être pressenties, sur quoi étaient fondées les démonstrations qu’en ont four- nies ceux qui les ont mises en avant, à l’aide de quelles ‘armes ces novateurs ont été combattus par leurs adversaires, que l’on à des chances de pénétrer leur nature véritable.

On peut d'ailleurs constater que l'influence du facteur apriorique dans la genèse de la théorie de la relativité est, peut-être, plus malaisée encore à méconnaître qu'ailleurs. Car si l'on peut, à la rigueur, prétendre la relativité restreinte sortie des observations expérimentales dont nous avons parlé, cela paraît pour ainsi dire impossible pour ce qui a trait à la relativité généralisée. L'on ne peut vraiment faire valoir l'anomalie de Mercure, qui était l'unique fait connu à ce moment et que la relativité généralisée expliquât en sus de ceux dont avait rendu compte la théorie restreinte; les autres faits expérimentaux ayant été au contraire, comme on sait, prévus par M. Einstein et constituant, sans doute, des confirmations brillantes de sa conception, mais n'ayant pu influencer le surgissement de cette dernière. En effet, non seulement l'anomalie de Mercure était un fait connu depuis fort longtemps, mais M. Einstein n'a jamais affirmé ce qui paraît du reste infiniment peu probable que ce soit l'explication possible de ce phénomène qui lui aurait suggéré l'idée d'élargir sa conception primitive comme il l'a fait; tout au contraire, ce qui l'a guidé, ç'a été manifestement le désir d'assimiler la gravitation à l'inertie, la résolution du problème que présentait le mouvement de la planète ne se présentant que comme un produit accessoire, en quelque sorte, de cette vue théorique. Ainsi ce sont bien des tendances aprioriques ___________________________________ qui ont fourni, en cette occasion, le ressort moteur principal.


Nous percevons clairement, à présent, pourquoi la conception einsteinienne ressemble si fortement à celle de Descartes, et comment il se fait cependant que cette assimilation est susceptible d'apparaître au relativiste comme choquante, comme tendant à rabaisser en quelque sorte la théorie moderne. C'est qu'il s'agit bien de doctrines nées sous la poussée d'une même tendance, mais représentant néanmoins des phases très différentes de l'action de cette tendance sur la science physique, de sa concrétisation physique, si l'on ose se servir de ce terme. Elle apparaît une première fois dans la sphère de Parménide; c'est alors qu'elle est la plus absolue, la plus logique, mais aussi la plus éloignée des faits, qu'elle néglige carrément, en rendant, comme nous l'avons dit, toute science absurde. C'est pourquoi elle disparaît aussitôt, mais non sans avoir donné naissance au mécanisme, qui sera dorénavant la théorie maîtresse de la science et qui n'est en somme qu'une sorte d'éléatisme mitigé, fruit d'un compromis fondamental qui cherche à sauver la réalité du changement en multipliant l'être unique de Parménide. Mais voici que la forme plus rigoureuse reparaît avec Descartes c'est la réduction du physique tout entier à l'espace, mais c'est, contrairement à la conception de Parménide, une véritable et admirable physique, qui explique réellement un grand nombre de phénomènes très divers.

Cette science ne tient cependant point suffisamment compte de la diversité que présente le physique, et c'est là, nous l'avons vu, ce qui la ruine. Enfin voici le relativisme, qui prétend expliquer tout, ________________________

l'immensément grand comme l'infiniment petit, maintenir la spécificité infinie du phénomène réel et réduire néanmoins tout le réel à l'espace, à la géométrie, à une géométrie, il est vrai, extrêmement complexe et dont Descartes n'avait aucune idée.

Est-ce, cette fois, l'instauration définitive? Qui peut le dire? Les relativistes, certainement, paraissent fortement enclins à la considérer comme telle. Mais c'est là une croyance à laquelle, nous l'avons fait ressortir, il est facile de trouver un parallèle à d'autres époques et à propos de conceptions toutes différentes.

On peut d'ailleurs aisément constater dans le détail à quel point la tendance apriorique en général, précisément à cause de sa grande vigueur intrinsèque, est créatrice d'illusions. Bornons-nous à un exemple unique, que nous choisissons encore dans le domaine de la chimie. C'est, à n'en pas douter, la croyance à l'unité de la matière qui fut responsable de la croyance, universelle pendant de longs siècles, à la transmutation des métaux. On était fermement convaincu que cette supposition était confirmée par l'expérience. Or c'était là, nous le savons, une erreur grossière. On pourrait, il est vrai, en douter si l'on s'en réfère à certains exposés populaires des découvertes récentes, où celles-ci sont représentées trop souvent comme impliquant une confirmation pure et simple des opinions des alchimistes. Cela est exact en un sens, c'est-à-dire si l'on s'en tient à la conception générale sur laquelle était basée l'alchimie. Mais en ce qui concerne la possibilité des transmutations, telles qu'on les concevait alors, la situation est tout autre. L'énergie intra-atomique est d'un ordre à tel point supérieur à celle que nous fournissent les sources que nous pouvons mettre couramment à contribution, et la somme d'énergie qu'absorberait ou que dégagerait la composition ou la décomposition d'un poids, même relativement minime, de matière élémentaire serait à tel point formidable, que l'on a pu dire avec raison que si nous parvenions à faire de l'or, en partant d'un autre élément, le prix de l'énergie qui naîtrait ou serait absorbée à cette occasion dépasserait incommensurablement celui du métal produit. Ainsi cette conception, loin de confirmer les assertions des alchimistes, constitue une preuve directe qu'ils ont dû se tromper et qu'il n'a pu y avoir transmutation au cours des opérations qu'ils mettaient en oeuvre et où ils ne faisaient usage que de procédés analogues à ceux de nos laboratoires de chimie (mais, bien entendu, beaucoup moins puissants encore que ceux dont on y a l'habitude actuellement). On peut même dire que c'est là la première démonstration véritable de l'impossibilité de la transmutation alchimique, laquelle impossibilité est évidemment, et par le fait même qu'il s'agit d'une négation apodictique, fort difficile à prouver par ailleurs (1) et cette constatation est fort propre à nous faire sentir combien profonde est parfois la distinction qui sépare les diverses formes qu'une seule et même conception fondamentale est susceptible de revêtir successivement dans la science.

1. Sir E. Rutherford, tout en traitant, d'un bout à l'autre de son discours au Congrès de la "British Association" de 1923,l'unité de la matière comme une vérité acquise et désormais inébranlable, aboutit cependant à cette conclusion qu'il se pourrait fort bien que «l'uranium et le thorium représentent les uniques survivants, sur la terre actuelle, d'un type d'éléments qui était commun dans des âges très reculés, alors que les atomes qui composent la matière à l'heure qu'il est se trouvaient en voie de formation Dans cette hypothèse «la présence d'une somme d'énergie susceptible d'être libérée ne serait point une propriété de tous les atomes, mais seulement d'une classe particulière d'atomes, tels que, par exemple, les atomes radioactifs, qui n'auraient pas encore atteint l'état d'équilibre définitif ("The Electrical Structure of Matter", The Times, sept. 13th, 1923, p. 16, col. 4).

Mais cette question de l'avenir scientifique de la théorie de la relativité, nous l'avons indiqué dans notre préface, n'est point, à proprement parler, de notre sujet. Ce que nous devons constater, par contre, c'est cette marche constante de l'Idée, dans le sens platonicien du terme, qui, en dépit des démentis incessants que lui inflige le réel, tend à s'imposer à notre conception de ce réel à le contraindre par la force à entrer, comme l'a dit Platon en parlant de son démiurge, dans ce monde du Même, qui semblait cependant si peu fait pour le recevoir et qui, dans une certaine mesure, réussit cette entreprise invraisemblable. Cette marche ressemble d'ailleurs à celle dont, selon Hegel, l'histoire humaine nous présenterait l'image, puisque cette histoire devait consister essentiellement dans la traduction d'idées en événements concrets, par les hommes et les peuples chargés, à leur insu, d'en assurer la mise en oeuvre. Seulement, nous pouvons ici, grâce à la précision plus grande des conceptions scientifiques et à la lumière que leur évolution permet de projeter sur leur nature intime, indiquer avec plus de clarté ce qu'était cette idée au moment où elle ne se manifestait point, où elle logeait, pour être plus explicite, alors que, dans la science, elle subissait une éclipse.

Elle était logée, tout simplement, dans l'esprit du chercheur. Le physicien de la première moitié du XIXème siècle paraissait convaincu de la diversité essentielle des forces de la nature, de même que le chimiste l'était de celle de ses éléments. Mais au fond d'eux-mêmes, inconnu à eux-mêmes, subsistait certainement le désir de l'affirmation contraire. Et la preuve, c'est l'ensemble de l'évolution qui s'est produite ensuite, l'ardeur avec laquelle les démonstrations de l'unité des forces ou de celle de la matière ont été recherchées, l'empressement avec lequel fut accueillie l'affirmation de cette unité, et le triomphe, en dépit de preuves souvent bien peu solides, de ces conceptions. Et c'est, sans aucun doute, le même état d'esprit qui sert grandement la cause de M. Einstein.