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Lamarckiens et Darwiniens/La théorie biochimique de l’hérédité

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QUATRIÈME PARTIE

la théorie biochimique de l’hérédité




J’ai essayé de montrer, dans la deuxième partie de cet ouvrage, que toutes les théories reposant sur l’hypothèse des particules représentatives sont, malgré leur extrême ingéniosité, des théories caduques, à cause de l’hypothèse même qui leur a servi de base. Cette hypothèse, en réalité, n’en est pas une ; ce n’est qu’une manière de parler prétentieuse et antiscientifique, que j’ai assez irrévérencieusement, mais très justement, il me semble, comparée à la vertu dormitive de l’opium ; c’est un reste attardé de tout le fatras métaphysique qui constituait la science de la nature avant que la découverte de Lavoisier eût ouvert l’ère chimique.

Pourquoi le biiodure de mercure est-il rouge ? Parce qu’il y a dans sa substance des particules infiniment petites que l’analyse chimique ne peut pas mettre en évidence et qui ont la vertu de le rendre rouge. Dépourvu de ces particules infiniment petites, le biiodure de mercure ne serait pas rouge. Pourquoi cette goutte d’huile suspendue dans une solution saline de même densité est-elle sphérique ? Parce qu’il y a dans sa substance des particules infiniment petites que l’analyse chimique ne peut pas mettre en évidence et qui ont la vertu de lui donner la forme sphérique. Dépourvue de ces particules infiniment petites, la goutte d’huile serait amorphe ( ?) comme le protoplasma de Weissmann et non pas sphérique. Ceci n’est pas une plaisanterie ; c’est l’exposé rigoureux de l’hypothèse ( ?) des particules représentatives ; mais présentée de cette manière, avec des exemples empruntés à des corps peu compliqués, cette hypothèse se montre avec sa vraie valeur ; c’est une manière de parler et non une explication et de plus, cette manière de parler, qui n’explique rien, est la négation de la chimie tout entière. Les corps, chimiquement définis, ont des propriétés définies inhérentes à leur nature chimique, c’est-à-dire à leur structure moléculaire. Si les propriétés changent, c’est que les corps ont changé ; il n’y a pas à sortir de là. Un même corps se comporte toujours de la même manière, dans les mêmes conditions. L’eau se congèle à 0° dans les conditions normales de pression ; si un liquide que vous croyez être de l’eau ne se congèle pas à 0° dans les conditions convenables, vous pouvez affirmer que ce n’est pas de l’eau. C’est peut-être de l’eau salée, ce n’est pas de l’eau. Si vous avez conservé du biiodure de mercure dans un flacon et que vous y retrouviez un corps dépourvu de la couleur rouge, vous pouvez affirmer que ce corps n’est pas du biiodure de mercure. Toutes les molécules d’un corps chimiquement défini sont identiques ; c’est la structure atomique de la molécule qui définit le corps ; toutes les propriétés du corps sont inhérentes à la structure atomique de sa molécule ; n’importe quelle molécule du corps peut remplacer, sans que rien change, toute autre molécule du même corps dans n’importe quelle réaction. Toute molécule qui, substituée à une molécule du corps donné, dans une réaction donnée, change cette réaction, est une molécule d’un corps différent, une espèce chimique différente. Voilà la notion rigoureuse du déterminisme chimique. Cela est vrai pour tous les corps de la nature ; chaque fois que l’on s’est entouré de précautions expérimentales suffisantes, on a constaté qu’aucune exception n’entache la rigueur de ce déterminisme absolu, quelle que soit la provenance, organique ou inorganique, des substances étudiées. La théorie biochimique résulte naturellement de cette constatation. Toutes les propriétés chimiques des corps vivants sont, de même que pour les corps bruts, soumises au déterminisme absolu. Est-il logique d’admettre que d’autres propriétés, dites vitales, des mêmes corps, y échappent ? La théorie biochimique se refuse à le croire ; mais elle se heurte là à des idées préconçues absolument courantes et elle doit commencer par prouver que ces idées préconçues sont fausses. Il est bien difficile d’attaquer de front une idée préconçue. Il est plus sage d’agir autrement, car on ne convainc pas un vitaliste. Seulement, on étudie successivement tous les phénomènes pour l’explication desquels les théories vitalistes ont été imaginées. On montre que chacun de ces phénomènes est susceptible d’une explication en rapport avec le déterminisme chimique et que, par conséquent, pour ce phénomène au moins, la théorie vitaliste est inutile. Cela ne convainc pas les gens qui ont déjà leur conviction faite, mais au moins, pour les autres, cela est utile, car cela leur donne à choisir entre deux explications, l’une conforme aux explications de tous les faits connus dans le règne inorganique, l’autre spéciale au règne organique et en contradiction avec le déterminisme qui régit les corps bruts. Ils choisissent l’une ou l’autre pour des raisons de sentiment.

Dans tous les cas, pour ceux que leur genre d’esprit pousse à être plus satisfaits d’une explication moniste, il est bon de montrer que, dès à présent, la théorie biochimique donne des explications au moins aussi complètes de tous les phénomènes vitaux que la théorie vitaliste. En leur montrant en outre que la théorie biochimique permet de prévoir des phénomènes nouveaux que la théorie vitaliste ne laissait pas soupçonner, on fera peut-être pencher la balance en faveur de la première. Commençons par signaler les objections immédiates que soulève la théorie biochimique.

La théorie atomique a conduit à rapporter les propriétés des corps à la structure de leurs molécules ; on a donné aux composés définis des noms qui rappellent d’une manière précise la structure de ces molécules formées d’atomes simples appartenant à un nombre limité d’espèces. Ainsi, pour tout individu au courant des nouvelles notations, le nom seul d’un corps donné permet de connaître toutes ses propriétés chimiques et de prévoir la manière dont ce corps réagira, dans des conditions connues, en présence d’un autre corps également connu. Réciproquement, la manière dont se comporte un corps donné dans des conditions données permet, sans erreur possible, de trouver le nom de ce corps pourvu qu’il appartienne à la catégorie, chaque jour plus nombreuse, des composés complètement étudiés par les chimistes. Mais, dira-t-on, il reste des milliers et des milliers de corps naturels auxquels on ne sait pas encore attribuer une structure moléculaire précise ! Sans doute, mais la chimie est une science si récente qu’il faut s’étonner du nombre extraordinaire des composés complètement connus et non pas de ce qu’il en reste encore beaucoup qui ne le sont pas. Quand un chimiste rencontre dans la nature un de ces derniers corps, il essaie de le caractériser par un certain nombre de réactions précises auxquelles on pourra toujours le reconnaître dans la suite et lui donne un nom provisoire en attendant que l’analyse ait révélé sa structure moléculaire. A-t-on le droit, tant que cette structure moléculaire n’est pas connue, de considérer comme chimiques les propriétés par lesquelles on a caractérisé le corps en question ? Voilà la grande objection à la théorie biochimique. Il est certain que cette objection n’a aucune raison d’être quand il s’agit d’une réaction aussi simple que la combustion par l’oxygène donnant de l’acide carbonique, ou de toute autre réaction dont on retrouve des milliers d’exemples dans les corps chimiquement connus. Mais il n’en est plus de même quand il s’agit d’une réaction toute spéciale, ne ressemblant à rien de ce que nous enseigne la chimie des corps bruts. Tel est le cas de l’assimilation, réaction caractéristique des corps vivants. Non seulement cette réaction ne ressemble à aucune de celles que l’on rencontre dans l’histoire chimique des corps bruts, mais elle paraît, au premier abord, être de nature absolument opposée. En effet, feuilletez un traité de chimie, revoyez une à une toutes les réactions qui s’y trouvent rapportées et qui sont relatives à tous les corps à structure moléculaire connue, vous constaterez, sans exception, que tout corps qui réagit chimiquement se détruit, en tant que composé chimique défini, par cela même qu’il réagit. Autrement dit, si vous écrivez l’équation numérique de la réaction, en plaçant seulement dans le premier membre, exactement les nombres de molécules qui ont effectivement réagi, vous ne trouverez dans le second membre aucune molécule de même nom que dans le premier. Ceci étant très général, vous pourrez être tenté d’en tirer une loi qui caractérise les phénomènes chimiques et vous serez amenés ainsi à exclure de la chimie, toute réaction qui ne manifestera pas ce caractère de destruction. Mais je vous fais immédiatement remarquer que cette généralisation est dangereuse et regrettable. Supposez, par exemple, qu’en étudiant la chaleur de formation des corps, on s’en soit tenu par hasard aux corps, de beaucoup les plus nombreux, les plus stables, dans tous les cas, qui se forment en dégageant de la chaleur. Cette hypothèse n’a rien que de très vraisemblable. Vous auriez pu donner comme loi générale, que tous les corps qui appartiennent à la chimie se forment en dégageant de la chaleur et vous auriez ainsi exclu d’avance, du domaine de cette science, tous les composés explosifs. Or, dans l’état actuel de nos connaissances, ne sommes nous pas en mesure de déclarer que cela eût été parfaitement absurde ? Il est bon d’être très circonspect dans les généralisations de cette nature et nous n’avons pas le droit d’affirmer que nous ne trouverons pas, dans la suite, des propriétés chimiques d’ordre nouveau, ne se manifestant pas par des réactions destructives comme celles qui sont connues jusqu’à ce jour. Qu’est-ce en effet qu’une propriété chimique ? La seule définition vraiment complète qu’on puisse donner est la suivante : c’est une propriété inhérente à une structure moléculaire donnée. De ce que toutes les molécules, dont nous connaissons aujourd’hui la structure, ne peuvent manifester leurs propriétés que par des réactions destructives, avons-nous le droit de préjuger de l’avenir et d’affirmer qu’il est impossible qu’une certaine structure moléculaire, différente des structures aujourd’hui connues, donne lieu à des réactions qui ne seront pas destructives ? De ce que nous ignorons la structure de la molécule des substances vivantes, avons-nous le droit de dire que l’assimilation n’est pas une réaction chimique ? Ce serait aussi absurde que d’avoir, dans le cas hypothétique cité plus haut, exclu du domaine de la chimie des composés explosifs. Bien plus, il y aurait là une évidente pétition de principe. L’assimilation, ai-je dit, caractérise les corps vivants par rapport aux corps bruts ; c’est même la seule propriété qui soit commune à tous les êtres vivants et à eux seuls. Il est donc bien certain a priori que cette propriété sera nouvelle en chimie, puisque la chimie que nous connaissons est celle des corps bruts ; si elle n’était pas nouvelle, elle n’établirait pas un critérium absolu permettant de reconnaître un corps vivant partout et toujours. Or, c’est précisément parce qu’elle est nouvelle que les vitalistes déclarent qu’elle n’est pas du domaine de la chimie. Que voulez-vous qu’on réponde à cela ? Nous savons, de toute éternité, qu’il existe des corps vivants et des corps bruts ; avec quelques précautions nous savons toujours reconnaître qu’un corps donné appartient à l’une ou l’autre des deux catégories ; c’est donc qu’il existe un ou plusieurs caractères permettant de les distinguer ; mais la chimie d’aujourd’hui est la chimie des corps bruts, donc, diront les vitalistes, vous ne pourrez pas expliquer la vie par la chimie, ou bien ce sera par une autre espèce de chimie, c’est-à-dire que vous n’expliquerez rien. Est-ce que la chimie du carbone ou chimie organique est une autre espèce de chimie que la chimie inorganique ? La pétition de principe est évidente. Il peut y avoir une chimie de la vie ou biochimie, comme il y a une chimie de l’alcool, une chimie d’un corps quelconque différant de celles des autres corps ; chaque corps a sa chimie propre, ses propriétés personnelles ; mais ce qui constitue la chimie, c’est que ces propriétés personnelles sont inhérentes à une structure moléculaire précise et se retrouvent toujours les mêmes, chaque fois que cette structure moléculaire est réalisée. La question de savoir si la vie élémentaire est une propriété chimique est donc ramenée à celle-ci : Existe-t-il une structure moléculaire capable de permettre l’assimilation, c’est-à-dire une réaction non destructive ? Tant qu’on n’aura pas fait l’analyse complète des substances vivantes, personne n’aura le droit d’affirmer que cette structure existe, mais personne non plus n’aura le droit de le nier a priori et de déclarer immédiatement absurde toute tentative d’explication de la vie élémentaire par une structure moléculaire donnée ; d’autant plus qu’il est facile d’imaginer une structure stéréochimique telle que le résultat de la réaction des molécules ainsi constituées avec des corps convenablement choisis, soit une augmentation du nombre de ces molécules et non une destruction.

Toute cette discussion n’est pas oiseuse ; l’objection que j’essaie de combattre a été répétée mille fois et elle prend une apparence de raison d’être dans la définition classique de la chimie, donnée par Regnault et, je crois, conservée religieusement depuis : « La chimie est cette partie des sciences naturelles qui traite des phénomènes qui se passent au contact des corps en tant que ces phénomènes amènent un changement complet dans la constitution de ces corps. »

Autrement dit, en dehors de l’état d’indifférence chimique, la quantité d’un composé défini quelconque est toujours décroissante. Or, une bactéridie charbonneuse, dans du bouillon, n’est pas à l’état d’indifférence chimique, mais elle s’accroît ; donc, dira-t-on, il y a là autre chose qu’un phénomène chimique. Remarquez bien que la définition de Regnault est destinée à mettre en opposition les phénomènes chimiques avec les phénomènes physiques : « La physique est l’étude des phénomènes qui n’apportent pas de changements permanents dans la nature des corps. » Et il est certain que dans l’idée de l’auteur, tous les phénomènes naturels entraient dans l’une de ces deux catégories. Or, si l’on observe, un instant seulement, une bactérie à l’état de vie élémentaire manifestée, les manifestations de son activité semblent être du domaine de la physique, parce que la nature de la bactéridie ne change pas. Si on l’observe plus longtemps on voit que la bactérie a doublé. Que diriez-vous d’un phénomène physique, électrique par exemple, qui, se manifestant un certain temps dans une barre de fer, aurait produit au bout de ce temps deux barres de fer identiques à la première ?

L’activité d’une bactérie à l’état de vie élémentaire manifestée, n’entre donc dans aucune des catégories distinguées par Regnault. Ce n’est ni un phénomène physique ni un phénomène chimique, donc, diront les vitalistes, c’est un phénomène d’un autre ordre, un phénomène vital. Et voilà ! Mais n’est-il pas plus sage de penser que les définitions de Regnault peuvent être trop restreintes, d’autant que les corps vivants, en dehors de la condition spéciale de la vie élémentaire manifestée, se comportent exactement comme les corps de la chimie ordinaire ? Toute difficulté disparaît si l’on définit la chimie : la science des propriétés inhérentes à une structure moléculaire déterminée. Cela change le langage, mais ne peut amener aucune confusion. Ainsi, dans les traités de chimie, on décrit les propriétés physiques des composés ; la densité d’un composé est une propriété physique ; or il est évident que la densité est inhérente à la structure moléculaire du corps ; c’est donc une propriété chimique, mais une propriété qui se manifeste sous l’influence d’un agent physique, la pesanteur. L’expression propriété physique serait impropre sans ce surcroît d’explication. Quoi que l’on pense de cette définition de la chimie, il sera toujours facile de dire, à l’intention de ceux qui refusent, pour les raisons précitées, d’accorder que la vie élémentaire est une propriété chimique et l’assimilation une réaction chimique : « La vie élémentaire est une propriété inhérente à la structure moléculaire des substances qui constituent le plastide ; l’assimilation est une réaction qui met en évidence telle particularité de la structure moléculaire des substances qui constituent le plastide. » Alors l’objection tombe d’elle-même ; ce n’est donc qu’une objection basée sur des mots et nous continuerons désormais à employer le mot biochimie pour désigner la science des propriétés et des phénomènes des plastides vivants.

La deuxième objection est que les corps vivants sont à l’état d’activité continuelle ; par exemple, ils s’oxydent sans cesse et dégagent sans cesse de l’acide carbonique. Or comment définir chimiquement un corps qui n’est jamais au repos chimique ? Tous les corps de la chimie peuvent être obtenus, pour un temps plus ou moins long, à l’état de repos chimique, et c’est à cet état qu’on les définit ; leurs propriétés les plus personnelles ne se manifestent cependant que par des réactions, c’est-à-dire à l’état d’activité. Cette deuxième objection vient naturellement de l’étude des animaux supérieurs chez lesquels, en effet, la substance vivante est à l’état d’activité continuelle, mais il y a un grand nombre d’organismes inférieurs dont la substance peut être conservée à l’état de repos chimique ; c’est ce qu’on appelle la vie élémentaire latente. On peut conserver dans un bocal, à l’abri des agents destructeurs, des spores de moisissures, tout comme on peut conserver du bromure de potassium ou du sulfate de soude. Il est donc plus facile d’étudier la vie élémentaire chez ces êtres inférieurs, mais même chez les êtres plus élevés en organisation et chez lesquels il n’y a pas de repos chimique, la difficulté n’est pas insurmontable, comme nous allons le voir. Et d’abord, considérons un corps brut à l’état d’activité incessante, le cours d’un torrent, un tourbillon dans un fleuve, par exemple. Ici, jamais de repos, mais néanmoins, déterminisme absolu. Autrement dit, si nous supposons connus, à un moment précis, tous les éléments du tourbillon (état chimique, vitesse de chaque molécule, température, etc.) nous pouvons prévoir mathématiquement quel sera l’état réalisé un instant après ; dans cet exemple nous sommes sûrs que seules des forces physiques et chimiques interviennent ; mais dans l’étude d’un plastide à l’état de vie élémentaire manifestée, nous trouvons une simplification considérable des choses et non une complication plus grande.

Pour nous en tenir à notre comparaison de tout à l’heure, imaginons un tourbillon se produisant sans cesse dans des conditions constantes ; il sera toujours identique à lui-même et nous pourrons, malgré son état d’activité continuelle, malgré le renouvellement continuel de la substance qui le constitue, le décrire, le définir complètement. Il y aura là en quelque sorte un état statique résultant d’un état dynamique dont les conditions ne changent pas ; ce sera l’équilibre mobile par lequel M. Van Tieghem définit les protoplasmas à l’état de vie élémentaire manifestée. Or, c’est précisément au nom de cet équilibre mobile que l’on refuse aux protoplasmas vivants la qualité de composés chimiques. Voici par exemple ce que dit M. Ed. Perrier dans son récent Traité de zoologie, au paragraphe intitulé : Les protoplasmes vivants ne sont pas des composés chimiques. « On ne saurait attribuer cette même qualité de composés chimiques aux protoplasmas vivants. Effectivement, si au moment où les saisit l’analyse chimique, elle leur trouve une constitution analogue à celle d’un mélange de substances albuminoïdes, cet état fixe ne se manifeste qu’à l’instant où cesse la vie, à l’instant où les protoplasmes cessent par conséquent de mériter leur nom pour tomber dans le domaine commun des composés chimiques. Jusque-là ils manifestent au contraire une incessante activité qui s’oppose à ce qu’on puisse leur assigner une composition chimique constante. » Mais connaissez-vous un composé chimique défini qui, au moment même où vous le soumettez à des réactions analytiques mettant en évidence ses propriétés personnelles, ne se détruise pas en tant que composé défini ? Vous avez pu le conserver dans un bocal étiqueté et vous savez ainsi ce que c’est si vous en avez analysé une petite quantité, mais vous ne pouvez mettre ses propriétés en évidence qu’en le détruisant. Si, au lieu d’un bocal contenant un corps brut, vous considérez un bouillon contenant des bactéridies charbonneuses, qu’y a-t-il de changé ? Vous prélevez une prise de ces bactéridies et vous l’étudiez par des réactions destructives. Que la chimie ne soit pas encore en état de découvrir par ces réactions destructives la structure moléculaire des substances bactéridiennes, cela prouve simplement que la chimie a encore des progrès à faire, mais cela n’empêchera pas qu’il reste dans votre bouillon des bactéridies identiques à celles que vous aurez analysées ; seulement, la quantité de ces bactéridies, au lieu de rester fixe comme celle du corps brut de votre local, augmentera sans cesse sous l’influence de l’assimilation, c’est-à-dire que vous aurez affaire à une quantité croissante d’une substance chimique définie, au lieu d’en avoir une quantité limitée. Les substances vivantes nous apparaissent donc comme des composés chimiques qui, outre les réactions destructives ordinaires, communes à tous les corps connus, sont susceptibles de réactions constructives dans des conditions déterminées ; ce sont ces réactions constructives, communes à toutes les substances vivantes, qui permettent précisément de les distinguer des corps bruts, ce sont ces réactions constructives qui manifestent leur propriété chimique commune de vie élémentaire, aussi donne-t-on à l’ensemble de ces réactions constructives le nom de vie élémentaire manifestée. Mais cela n’empêche pas les mêmes substances vivantes d’être susceptibles, dans d’autres conditions, de réactions destructives ou analytiques. Voici deux alcools, l’alcool méthylique et l’alcool éthylique. Ces deux corps ont en commun la fonction alcool que je puis mettre en évidence par une même réaction transformant chacun d’eux dans l’aldéhyde correspondante ; cette même réaction se retrouvera dans tous les alcools primaires et mettra en évidence une particularité commune de leur structure atomique, particularité qui est précisément la fonction alcool. Voici de même une bactéridie charbonneuse et un bacillus coli qui ont en commun la fonction vie élémentaire. Je mettrai cette fonction en évidence en les mettant l’un ou l’autre dans un bouillon convenable où ils se multiplieront ; cette même réaction constructive caractérisera tous les plastides vivants et mettra en évidence une particularité de leur structure atomique, particularité qui est précisément la fonction vie élémentaire. Dans les deux cas que je viens d’examiner, il y a donc des réactions susceptibles de mettre en relief le caractère commun des alcools d’une part, des plastides vivants d’autre part ; mais il y a aussi, dans ces deux cas, des réactions différentielles capables de faire distinguer l’un de l’autre tous les corps appartenant à l’un ou à l’autre de ces groupes chimiques, de montrer par exemple que tel alcool est éthylique, tel autre méthylique ou, de même, que tel plastide est une bactéridie charbonneuse, tel autre une levure de bière. Pour les plastides en particulier, il est extrêmement intéressant de constater que les réactions mêmes, qui mettent en évidence leur caractère commun de vie élémentaire, sont en même temps différentielles et permettent de reconnaître l’espèce du plastide considéré. En effet, dans les circonstances très spéciales où a lieu l’assimilation, c’est-à-dire à l’état de vie élémentaire manifestée, chaque plastide a une forme caractéristique que l’on appelle sa forme spécifique et qui résulte des conditions mécaniques réalisées par les réactions mêmes de l’assimilation. Eh bien ! cette forme spécifique est étroitement liée à la composition chimique des plastides, de sorte que les espèces, décrites en histoire naturelle d’après la forme spécifique, se trouvent, par là même, définies chimiquement. Il peut paraître extraordinaire que je parle d’un rapport établi entre la forme spécifique et la composition chimique des plastides, après avoir avoué que, dans l’état actuel de la science, la chimie ne sait pas encore analyser les substances vivantes. Aussi est-ce indirectement que j’ai essayé de démontrer l’existence de ce rapport (Revue philosophique, 1895), comme conclusion des expériences de mérotomie, en faisant ressortir ce fait que : toutes les fois que les réactions accessoires n’ont pas changé, toutes les fois, par conséquent, que les propriétés, la composition chimique des protoplasmas sont restées constantes, la forme spécifique est conservée, ou même, récupérée si l’expérience l’avait détruite. Au contraire, quand la composition chimique a changé, la forme spécifique n’est pas récupérée, il n’y a pas régénération.

Ce parallélisme entre la forme spécifique et la composition chimique des plastides est indispensable à la construction d’une théorie biochimique.