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Le Beau Laurence/3

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 226-324).



III


Après avoir enseveli mon pauvre père, je partis pour la Normandie dans la situation d’esprit d’un homme qui voyage à la recherche de choses nouvelles pour se distraire d’un profond chagrin, nullement avec l’ivresse d’un pauvre diable qui a gagné à la loterie et qui va toucher son capital. J’avais gardé de ma première et unique visite à mon oncle un souvenir très-maussade. Il ne m’avait pas bien accueilli, vous vous en souvenez, puisque vous vous souvenez de tout, et sa gouvernante m’avait regardé de travers. Je retrouvai le manoir tel qu’il l’avait laissé, c’est-à-dire en très-bon état de réparation. Le vieux garçon était homme d’ordre, il ne manquait pas une ardoise à son toit, pas une pierre à ses murs ; mais l’ornementation intérieure était d’un goût détestable. Il y avait de l’or partout, du style nulle part. Comme on avait mis les scellés, et que jusqu’à sa dernière heure il avait été absolu et méfiant, sa gouvernante, qui ne le gouvernait pas autant que je l’avais supposé, n’avait pu se livrer au pillage. Je trouvai, outre un immeuble splendide, des fermages très-productifs, des affaires très-bien établies et de belles sommes en réserve. Je congédiai la gouvernante en la priant d’emporter les trois quarts du riche et affreux mobilier, et, cédant à une fantaisie d’artiste, à un irrésistible besoin de mettre de l’harmonie dans toutes les parties de ce monument d’un autre âge, je passai tout mon temps à m’installer avec goût, avec science, avec esprit enfin, en m’ingéniant à dissimuler le confort sous l’archéologie. Vous verrez ça demain au jour ; c’est assez bien réussi, je crois, et ce sera mieux quand tout sera terminé. Seulement j’ai peur, quand je n’aurai plus rien à faire chez moi, de ne pouvoir plus y rester, car, aussitôt que je m’arrête un instant, je bâille et j’ai envie de pleurer. Je ne fus pas longtemps sans m’apercevoir que, si je voulais m’épargner beaucoup de désagréments et de méfiances, il fallait que je répondisse aux politesses qui m’étaient adressées. J’avais pris une liste des amis et connaissances de mon oncle. J’avais adressé des billets de faire part en mon nom, puisque j’étais l’unique représentant de la famille. Je reçus beaucoup de cartes, et même celles des plus gros bonnets. Je risquai mes visites. Je fus accueilli avec plus de curiosité que de bienveillance ; mais il parait que je triomphai d’emblée de toutes les préventions. On me trouva beaucoup de fond et un ton parfait. On sut que, dans mes affaires de prise de possession, je m’étais conduit en grand seigneur. Toutes mes visites me furent rendues. On me trouva occupé à rhabiller mes vieux murs, et on comprit que je n’étais pas un bourgeois ignorant. Mon goût et mes dépenses me posèrent en savant et en artiste, mon isolement acheva de me poser en homme sérieux. On s’était imaginé que j’amènerais mauvaise compagnie ; quelle compagnie pouvais-je amener ? Des acteurs ? Je ne saurais où prendre un seul de ceux que j’ai connus courant le monde. Des ouvriers de mon village ? À moins de leur faire des rentes, je ne pourrais les enlever à leur travail.

On ne se rendit pas compte de l’isolement extraordinaire où m’avait jeté une destinée exceptionnelle ; on crut que je m’abstenais volontairement de camaraderie et de tapage nocturne. On m’en sut un gré infini. On m’invita à paraître dans le monde du cru. Je répondis que la mort récente de mon père me rendait encore trop triste et trop peu sociable. On m’admira d’avoir aimé mon père ! Des jeunes gens, mes voisins, m’invitèrent à leurs chasses. Je promis d’y prendre part quand j’aurais fini mes travaux d’installation. Ils s’étonnèrent, en partant pour Paris à l’entrée de l’hiver, que je n’eusse pas de regret de ne pas les y suivre ; ils m’eussent présenté dans le plus beau monde. Je ne voulus pas poser l’excentricité ; je promis d’être plus tard un homme du monde. — Mais mon parti est bien pris, mon cher ami ! J’ai déjà assez vu la plupart de ces gens-là. Leur existence ne sera jamais la mienne. Ils sont vides presque tous. Ceux qui me semblent avoir de l’intelligence et du mérite ont contracté dans le bien-être des habitudes d’oisiveté qui me rendraient fou. Ceux qui servent le gouvernement sont des machines. Ceux qui ont de l’indépendance dans les idées ne se servent pas de leur énergie intérieure ou s’en servent mal. Tous prennent au sérieux cette chose sans cohésion et sans but qu’ils appellent le monde, et où je n’aperçois rien qui ait un sens sérieux. Non, non, encore une fois, ne croyez pas que je m’en méfie de parti pris, j’y cherche au contraire avec anxiété le point lumineux qui pourrait m’attirer et me passionner. Je n’y vois qu’un fourmillement de petites choses effacées, incomplètes, inachevées. Je n’ai encore vu que les répétitions de la pièce qu’on y joue. Eh bien, cette pièce est décousue, incompréhensible, sans intérêt, sans passion, sans grandeur et sans gaieté. Les acteurs que j’ai pu étudier sont incapables de la débrouiller, car ceux qui auraient du talent sont dédaigneux ou blasés, ou bien ils sentent que leurs rôles sont irréalisables, et ils les jouent froidement. J’ai été nourri, moi, de nobles tragédies et de beaux drames. La plus mauvaise œuvre d’art a d’ailleurs un plan et vise à prouver quelque chose ; une soirée dans le monde semble n’avoir pour but que de tuer le temps. Que voulez vous qu’aille faire là un homme habitué devant le public à préciser ses gestes, à épier ses entrées, à ne pas dire un mot inutile, à ne pas faire un pas au hasard ? Représenter une action, c’est faire acte de logique et de raisonnement ; dire des riens dont le souvenir s’efface à mesure qu’on les dît, écouter des discussions oiseuses que le bon goût défend même d’approfondir, c’est faire preuve d’usage et de savoir-vivre ; mais c’est ne rien faire du tout, et je sois incapable de me résigner jamais à ne rien faire.

La morale de ceci n’est pas qu’un comédien soit trop supérieur à la réalité pour s’identifier à elle : ne me prêtez pas cette forfanterie ; mais comprenez donc qu’un artiste quelconque a fait de la réalité un moule que sa personnalité occupe et remplit. Là où son empreinte ne marque pas, il ne vit plus, il se pétrifie. J’ai besoin d’être, non pour qu’on voie qui je suis, mais pour sentir que j’existe. Pour le moment, je suis archéologue, antiquaire, numismate ; plus tard, je serai peut-être naturaliste, ou peintre, ou chroniqueur, ou sculpteur, ou romancier, ou agriculteur, que sais-je ? Il faudra que j’aie toujours une passion, une tâche, une curiosité ; mais je ne serai jamais ni député, ni préfet, ni chasseur, ni diplomate, ni homme politique, ni thésauriseur, rien enfin de ce qui fait de nos jours ce que l’on appelle l’homme pratique. Je verrai si cette maison que je crée m’inspire quelque chose, sinon je la quitterai et je ferai de grands voyages ; mais j’ai peur de la solitude en voyage comme j’ai peur de l’oisiveté dans la vie sédentaire. Ce qu’il me faudrait, ce qui est de mon âge, ce que mon cœur appelle en même temps qu’il le redoute, c’est l’amour, c’est la famille. Je voudrais être marié, car je ne saurai jamais me résoudre à me marier. Pourtant la pensée m’en est venue plusieurs fois depuis que je connais ma voisine, et il est temps que je vous parie de ma voisine.

Elle s’appelle Jeanne, et elle a les cheveux bruns ondés. Ce sont là ses seuls défauts, car ce sont ses seuls points de ressemblance avec Impéria, qui s’appelle, vous vous en souvenez, Jane de Valclos, et j’aurais voulu aimer une femme qui ne me rappelât en rien celle pour qui j’ai tant souffert. Du reste, le contraste est complet. Elle est grande et belle ; l’autre était petite et jolie. Elle n’a pas la voix timbrée ni la prononciation vibrante d’une actrice. C’est une voix douce, un peu sourde et voilée, qui caresse et ne fait pas tressaillir, une prononciation qui glisse sans accuser et n’insiste que sur ce qui est très-senti. Je dirais volontiers de cette femme que c’est un instrument garni de ces cordes de soie qui n’ont pas assez de sonorité pour un orchestre d’opéra, mais qui chantent avec plus de moelleux et de suavité dans la musica di camera.

Elle est grande et belle, vous disais-je, et j’ajouterai qu’elle est un peu gauche, ce qui me plaît infiniment. Elle ne saurait pas faire trois pas sur un théâtre sans se heurter partout. Cela tient aussi à une vue courte qui ne lui permet pas de voir à l’œil nu les détails des choses. Pour moi, la source des instincts et des goûts est dans le sens de la vue. Ceux dont l’œil étendu embrasse tout sont plastiques ; au contraire, ceux qui ont besoin de regarder de près sont spécialistes. La spécialité de ma voisine, c’est la vie d’intérieur, une petite activité qui ne se voit pas du dehors, mais qui est ingénieuse et incessante, une sollicitude attentive et continue, délicate et inépuisable pour ceux dont elle entreprend la guérison. Elle est le contraire de moi, qui sais pratiquer le dévouement par un grand parti pris de volonté, mais qui, rendu à moi-même, ne puis plus rien voir qu’au travers de moi-même. Elle s’oublie, elle ; elle prendrait toutes les empreintes qu’on voudrait lui donner, elle saurait être un autre, voir par ses yeux, respirer par ses poumons, s’identifier à lui et disparaître.

Vous le voyez, c’est l’idéal de la compagne, de l’amie, de l’épouse. Joignez à cela qu’elle est libre, veuve et sans enfants. Elle a mon âge à peu près. Elle est assez riche pour n’avoir aucun souci de ma fortune, et sa naissance ne diffère pas de la mienne : son grand-père était un paysan. Elle a vu le monde, elle ne l’a jamais aimé. Elle veut le quitter tout à fait, n’ayant rencontré personne qui lui ait fait désirer de se remarier. Elle a appris que l’abbaye de Saint-Vandrille était à vendre pour une somme assez minime, et, comme elle a assez de goût et d’instruction pour aimer la conservation des belles choses, elle est venue passer quelques mois dans les environs, afin de savoir si le climat conviendrait à sa santé et si le pays environnant lui assurerait le genre de vie tranquille et retiré qu’elle rêve. La maisonnette qu’elle a louée touche à mon parc, et nous nous voyons une ou deux fois par semaine ; nous pourrions nous voir tous les jours : l’obstacle, hélas ! vient de moi, de ma pusillanimité, de mes retours vers le passé, de ma crainte de ne plus savoir aimer malgré le besoin d’amour qui me consume.

Il faut que je vous dise comment nous avons fait connaissance. C’est le plus prosaïquement du monde. J’avais été passer deux jours à Fécamp pour chercher un maître ouvrier, à l’effet de réparer de vieilles boiseries admirables, reléguées au grenier par mon prédécesseur. Revenu dans la soirée, assez tard, je dormis tard le matin, et je vis, de ma fenêtre, cette belle et charmante femme en grande conversation avec le sculpteur sur bois, qui commençait à installer son travail en plein air devant la salle du rez-de-chaussée. Elle était si simplement vêtue qu’il me fallut de l’attention pour reconnaître en elle une femme d’un certain rang dans la hiérarchie des femmes honnêtes. Je descendis dans la salle qu’il s’agissait de lambrisser, et, quand je vis la chaussure, le gant et la manchette, je ne doutai plus. C’était une Parisienne et une personne des plus distinguées. Je sortis dans la cour, je la saluai en passant, et j’allais respecter son investigation, lorsqu’elle vint à moi avec un mélange d’usage et de timidité qui donnait un grand charme à son action.

— Je dois, me dit-elle, demander pardon au châtelain de Bertheville (c’est le nom de mon abbaye) pour le sans-gêne avec lequel j’ai franchi les portes ouvertes de son manoir…

— Pardon ? lui répondis-je, quand j’aurais à vous en rendre grâce !

— Voilà qui est très-aimable, reprit-elle avec une bonhomie enjouée qui ne l’empêcha pas de rougir un peu ; mais je n’abuserai pas, je me retire, et, vous sachant ici, ce que j’ignorais encore, je ne me permettrai plus…

— Je vais repartir à l’instant même, si ma présence vous empêche d’examiner mes travaux.

— J’ai fini… Je venais demander quelques renseignements pour mon compte.

J’offris de lui donner ceux dont le propriétaire dispose, et elle vit tout de suite que j’allais être sérieux et parfaitement convenable. Elle ne fit donc pas de difficulté pour me dire qu’elle avait envie de Saint-Vandrille, mais qu’elle était effrayée de la dépense à y faire pour rendre ce débris habitable. Elle avait voulu savoir de mon maître ouvrier le prix de son travail. Il y avait à Saint-Vandrille un très-beau revêtement de ce genre, qui exigeait aussi une restauration.

J’avais déjà vu Saint-Vandrille, mais sans me rendre compte du parti à en tirer. Je proposai d’y aller le jour même et de faire un petit travail accompagné d’une estimation approximative des dépenses. Elle accepta en me remerciant beaucoup, mais en me disant qu’elle enverrait chercher mon travail, et en ne m’engageant point à le lui porter.

Quand elle me laissa, j’étais un peu étourdi par sa beauté et son air de franchise ; je me ravisai presque aussitôt. Je me raillai de l’excès de mon obligeance, car j’allais perdre ma journée et me donner beaucoup de peine pour une personne qui ne souhaitait pas me revoir ; mais j’avais promis, et deux heures après j’étais à Saint-Vandrille. J’y trouvai ma belle voisine, qui vint à moi en me remerciant de mon exactitude. Je m’étais informé d’elle dans l’intervalle. Je savais qu’elle s’appelait madame de Valdère, qu’elle habitait Paris ordinairement, qu’elle venait de louer tout près de moi, qu’elle vivait absolument seule avec une vieille gouvernante, une cuisinière et un domestique, ne connaissant ou ne voulant encore connaître personne aux environs, passant ses matinées à la promenade et ses soirées à broder ou à lire.

Saint-Vandrille est, comme Jumiéges, une vaste ruine dans un petit enclos. Vous connaissez sans doute Jumiéges. Si vous ne le connaissez pas, figurez-vous l’église de Saint-Sulpice ruinée, éventrée, au milieu d’un joli jardin anglais, dont les allées sablées circulent à travers de beaux gazons sous des arcades à jour tapissées de lierre et enguirlandées de plantes folles. Les deux tours monumentales de l’église dressent leurs squelettes blancs comme de vieux os sur le beau ciel normand, si riche de couleur quand le soleil perce ses brumes. Des volées d’oiseaux de proie jettent de grands cris rauques en voletant sans cesse autour de ces donjons à jour, dont la dentelle protège leurs nids. Au bas des grandes murailles de la nef découverte croissent des arbres magnifiques et des buissons pleins de grâce. Dans un reste des anciens bâtiments de service, le propriétaire actuel, homme de science et de goût, s’est arrangé une demeure encore très-vaste et décorée dans le meilleur style. Des débris retrouvés dans les ruines, il a fait un musée intéressant. C’est une habitation à la fois sévère, confortable et charmante, en face d’un splendide décor que vivifie et parfume une admirable végétation, bien dirigée dans sa pittoresque ordonnance.

En examinant Saint-Vandrille, nous ne parlâmes que de Jumiéges, dont l’appropriation était à mes yeux un chef-d’œuvre et pouvait servir de type aux projets de madame de Valdère.

— Je comprends très-bien, me dit-elle, que l’acquisition de ces monuments historiques crée des devoirs sérieux. Les restaurer n’appartient qu’à des fortunes princières, et je ne vois pas trop où serait le grand profit pour l’art et la science, qui ont bien assez de spécimens archéologiques encore debout. Je n’attache, d’ailleurs, aucun prix à ce qui est presque entièrement refait à neuf, avec des matériaux nouveaux et par des mains qui n’ont plus l’individualité du passé. Quand une ruine est vraiment une ruine, il faut lui laisser sa beauté relative, son grand air d’abandon, son mariage avec la plante qui l’envahit et la solennité de son enseignement. La préserver de la dévastation brutale, l’encadrer de verdure et de fleurs, c’est tout ce qu’on peut et doit faire, et cette partie de ma mission, je la remplirais assez bien, je crois ; j’aime les jardins et je m’y entends un peu ; mais l’appropriation de mon habitation personnelle à ce voisinage exigeant, voilà ce qui m’inquiète. Et puis, ajouta-t-elle, il y a dans ce genre de propriété une servitude qui m’effraye : on n’a pas le droit d’en refuser l’entrée aux amateurs et même aux oisifs et aux indifférents. Dès lors, on n’est plus chez soi, et que deviendrai-je, moi qui chéris la solitude, si je ne peux me promener dans mes ruines qu’à la condition d’y rencontrer à chaque pas des Anglais ou des photographes ? Si nous étions aux portes de Paris, on aurait des jours et des heures à sacrifier au public ; mais ici a-t-on le droit de refuser la porte à des gens qui ont fait trente ou quarante lieues pour voir un monument dont vous n’êtes en réalité que le gardien ou le cicérone ?

À cela ; je n’avais rien à répondre. Je savais par quelles exigences indiscrètes, par quelles brutales récriminations, l’inépuisable obligeance de notre voisin de Jumiéges était souvent payée. Je conseillai à madame de Valdère de se construire un chalet au milieu des bois et de ne plus penser à Saint-Vandrille.

J’aurais dû rester sur cette sage conclusion, abandonner mon expertise et prendre congé d’elle ; mais la passion de l’archéologie m’entraîna. Saint-Vandrille a une plus belle église et mieux conservée en beaucoup d’endroits que Jumiéges. Les bâtiments adjacents sont laids et incommodes ; mais il y a un jardin carré qui descend en terrasses sur de riantes prairies, et ce jardin de moines, dessiné dans l’ancien style, était, pour mes rêves de décorateur consciencieux, une grande séduction. Il y a aussi une immense salle de chapitre très-entière, tout entourée d’arcades élégantes. D’une grande tribune qui communique avec le réfectoire, on plonge dans le vaste vaisseau. Je me revis dans la salle du chapitre de Saint-Clément, j’y évoquai la conférence magistrale du prince avec ses vassaux, les rapides et déchirantes funérailles de Marco ; puis, mon hallucination suivant sa pente, je crus me retrouver dans la bibliothèque immense où nous avions joué la tragédie devant les seigneurs monténégrins ; je revis Impéria chantant et mimant la Marseillaise, et, dans une confusion de fantômes et de fictions, Lambesq hurlant les fureurs d’Oreste, tandis que je déclamais Polyeucte. La bonne et plaisante figure de Bellamare m’apparaissait dans la coulisse, d’où la voix caverneuse de Moranbois nous envoyait le mot. Des larmes me vinrent aux yeux, un rire nerveux me crispa la gorge, et je m’écriai involontairement :

— Ah ! la belle salle de spectacle !

Madame de Valdère me regardait avec émotion, elle crut sans doute que je devenais fou : elle devint pâle et tremblante.

Je crus devoir, pour la rassurer, lui faire la déclaration que j’ai coutume de lancer à ceux qui m’examinent avec méfiance et curiosité.

— J’ai été comédien, lui dis-je en m’efforçant de sourire.

— Je le sais bien, reprit-elle encore émue. Je connais, je crois, toute votre histoire. N’en soyez pas surpris, monsieur Laurence. J’ai eu à Blois une jolie petite maison renaissance, au numéro 25 d’une certaine rue où il y avait des tilleuls et des rossignols. Il s’est passé dans cette maison une singulière aventure dont vous étiez le héros. L’héroïne, qui était venue là à mon insu et sans ma permission, bien qu’elle fût mon amie, m’a tout confessé par la suite. Pauvre femme ! elle est morte avec ce souvenir.

— Morte ! m’écriai-je. Je ne la verrai donc jamais !

— C’est tant mieux pour elle, puisque vous ne l’eussiez pas aimée.

Je vis que madame de Valdère savait tout. Je la pressai de questions, elle les éluda ; ce souvenir lui était pénible, et elle n’était nullement disposée à trahir le secret de son amie. Je ne devais jamais savoir son nom, ni quoi que ce soit qui pût me faire retrouver sa trace dans un passé fermé, enseveli sans retour.

— Vous pouvez au moins, lui dis-je, me parler du sentiment qu’elle a eu pour moi : était-il sérieux ?

— Très-sérieux, très-profond, très-tenace. Vous n’y avez pas cru ?

— Non, et j’ai probablement manqué le bonheur par méfiance du bonheur ; mais a-t-elle souffert de cet amour ?… est-ce la cause ?…

— De sa mort prématurée ? non. Elle avait gardé l’espérance ou elle l’avait recouvrée, quand elle a su que vous aviez quitté le théâtre. Elle allait peut-être tenter de vous rattacher à elle quand elle est morte des suites d’un accident ; le feu a pris à sa robe de bal… Elle a beaucoup souffert ; elle est morte il y a deux ans. Ne parlons plus d’elle, je vous en prie ; cela me fait beaucoup de mal.

— Cela m’en fait aussi, repris-je, et j’en voudrais parler ! Ayez un peu de courage par pitié pour moi.

Elle me répondit avec bonté qu’elle s’intéressait à mon regret, s’il était réel ; mais pouvait-il l’être ? Ne serais-je pas porté à dédaigner au delà de la tombe une femme que j’avais dédaignée vivante ? Étais-je disposé à écouter avec respect ce qu’on me dirait d’elle ?

Je jurai que oui.

— Cela ne me suffit pas, reprit madame de Valdère. Je veux connaître vos sentiments intimes à son égard. Racontez-moi cette aventure sincèrement, à votre point de vue. Dites-moi le jugement que vous avez porté sur mon amie et toutes les raisons qui vous ont entraîné à lui écrire que vous l’adoriez, pour l’oublier ensuite et retourner à la belle Impéria.

Je lui racontai fidèlement tout ce que je vous ai raconté, sans rien omettre. J’avouai qu’il y avait eu peut-être un certain dépit dans mon premier élan vers l’inconnue, et un autre dépit dans mon silence, quand elle avait douté de moi.

— J’étais sincère, lui dis-je ; j’avais aimé Impéria, mais je me jetais dans un nouvel amour avec courage, avec loyauté, avec ardeur. Votre amie eût pu me sauver, elle ne l’a pas voulu. Je n’aurais jamais revu Impéria, je l’aurais oubliée sans retour et sans regret. Rien ne m’était plus facile dans ce moment-là. L’inconnue s’est montrée jalouse sous des formes hautaines dont la froide générosité m’a humilié profondément. J’ai eu peur d’une personne exigeante au point de me faire un crime d’avoir aimé avant de la connaître, et maîtresse d’elle-même au point de cacher son mépris sous des bienfaits. J’aurais mieux aimé une jalousie ingénue ; j’aurais trouvé des paroles émues, des serments vrais pour la rassurer. J’ai prévu des luttes terribles, une amertume invincible amassée dans son cœur. J’ai été poltron dans mon orgueil. J’ai renoncé à elle ! Et puis sa position et la mienne étaient trop disparates. Maintenant, je ne serais plus si timide et si susceptible. Je ne craindrais pas de lui paraître ambitieux, et je saurais vaincre sa méfiance ; mais elle n’est plus, ma destinée n’était pas d’être heureux en amour. Elle n’a pas su combien je l’aurais aimée, et, moi, j’ai été repoussé par Impéria, comme si le ciel eût voulu me punir de n’avoir pas saisi le bonheur quand il m’était offert.

— Oui, reprit madame de Valdère ; en cela, vous avez été très-coupable envers vous-même, et vous avez cruellement méconnu une femme aussi loyale et aussi sincère que vous. Mon amie était de bonne foi quand elle vous écrivait pour vous offrir son concours auprès d’Impéria. Elle n’était ni méfiante ni hautaine. Elle était brisée de douleur, elle se sacrifiait. Elle n’était point parfaite, mais elle avait la candeur complète des âmes romanesques ; en prenant peur de son caractère, vous avez fait, permettez-moi de vous le dire, la plus grande bévue qu’un homme d’esprit puisse faire. Elle était d’une douceur qui dégénérait en faiblesse, et vous eussiez gouverné comme une enfant cette prétendue femme terrible.

— J’ai été enfant moi-même, répondis-je, et j’en ai été bien puni !

— Sans doute, puisque vous vous êtes repris d’amour pour Impéria, et que cet amour est devenu un mal incurable.

— Qu’en savez-vous ? m’écriai-je.

— Je l’ai vu là tout à l’heure, quand vous vous êtes écrié : « Voilà une belle salle de spectacle ! » Tout votre passé d’illusions, tout votre avenir de regrets, étaient écrits dans vos yeux ; vous ne vous consolerez jamais !

Il me sembla que c’était un reproche direct, car les yeux de cette belle femme étaient humides et brillants. Je lui pris la main sans trop savoir ce que je faisais.

— Ne parlons plus ni d’Impéria, ni de l’inconnue, lui dis-je. Il n’y a plus de passé pour moi, pourquoi n’y aurait-il pas d’avenir ?

Je m’aperçus, à sa surprise, que je lui faisais une déclaration, et je me hâtai d’ajouter :

— Parlons de Saint-Vandrille.

Je lui offris mon bras pour descendre dans le jardin inculte et abandonné, et nous ne parlâmes point de Saint-Vandrille. Nous revenions toujours à l’inconnue, et je croyais voir qu’à force de parler de moi et de me dépeindre à madame de Valdère, elle avait excité chez celle-ci une grande curiosité de me voir, peut-être un intérêt plus vif que la curiosité. Ma voisine me parut, sinon aussi aventureuse que son amie, du moins aussi romanesque, et je commençai à sentir qu’il me serait très-facile de m’éprendre d’elle, pour peu que j’y fusse encouragé.

Je ne le fus point, et je m’épris davantage. Je n’avais pas osé lui demander de me recevoir ; elle s’enferma si bien durant quelques jours, que je rôdai en vain autour de sa demeure sans l’apercevoir. C’est alors que l’idée me vint de transformer en cabinet de travail la chambre à coucher de mon oncle, et d’installer mes pénates dans le pavillon carré, qui deviendrait la chambre bleue de Blois. Du moment que je connaissais la véritable créatrice de cette jolie chambre, elle me deviendrait doublement intéressante, et je commençai à y travailler de mémoire avec beaucoup d’ardeur. Quand, au bout de quelques jours, elle commença à ressembler à l’original, j’écrivis à madame de Valdère pour la supplier de venir me donner sur place un renseignement et un conseil. J’avais été si obligeant pour elle qu’elle crut ne pouvoir me refuser. Elle vint, fut très-surprise, très-touchée même de ma fantaisie sentimentale, et déclara que mes souvenirs étaient très-fidèles. Elle me permit alors d’aller la voir, et me montra mes deux lettres à l’inconnue, que celle-ci lui avait confiées en mourant, lui disant de les brûler quand elle les aurait lues.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? lui dis-je.

— Je ne sais, répondit-elle. J’ai toujours rêvé que je vous rencontrerais quelque part et que je pourrais vous les rendre.

Pourtant, elle ne me les rendit pas, et je n’avais aucun motif pour les réclamer. Je lui demandai si elle n’avait pas un portrait de son amie.

— Non, dit-elle, et, si j’en avais un, je ne vous le montrerais pas.

— Pourquoi ? Sa méfiance lui servit ; elle vous a défendu… soit ! Je ne veux plus aimer dans le passé ; j’en ai assez, j’en ai été assez malheureux pour que tout soit expié. J’ai le droit d’oublier mon long martyr.

— Pourtant la chambre bleue !

— La chambre bleue, c’est vous, répondis-je. C’est vous, créatrice et habitante de cette chambre, que dans cette chambre j’ai aimée en rêve avant l’apparition de votre amie.

— Alors, c’est aussi le passé ?

— Pourquoi ne serait-ce pas le présent ?

Elle me reprocha de venir chez elle pour lui dire des fadeurs.

C’était de mauvais goût, j’en convins ; mais que devait-elle attendre d’un ancien amoureux de théâtre ?

— Taisez-vous, dit-elle, vous vous calomniez ! Je vous connais très-bien ; mon amie avait reçu assez de lettres de M. Bellamare pour vous apprécier, et, moi qui ai lu ces lettres, je sais qui vous êtes. N’espérez pas m’en faire douter.

— Qui suis-je, selon vous ?

— Un homme sérieux et délicat qui ne fera jamais légèrement la cour à une femme qu’il estime ; un homme qui, pendant trois ans, a caché son amour à Impéria, parce qu’il la respectait. Dès lors, une femme qui se respecte et qui sait cela n’accepterait pas volontiers le marivaudage avec vous ; convenez-en.

Je ne fis donc pas la cour à madame de Valdère, je ne la lui fais pas ; mais je la vois souvent, et je l’aime. Il me semble qu’elle m’aime aussi. Peut-être suis-je un fat, peut-être n’a-t-elle pour moi que de l’amitié, — comme Impéria ! C’est peut-être ma destinée d’inspirer l’amitié. C’est doux, c’est pur, c’est charmant, mais cela ne suffit pas. Je commence à m’irriter de cette confiance dans ma loyauté, qui n’est pas si réelle qu’elle le paraît, puisqu’elle me coûte. Et voilà où j’en suis ! Amoureux timide et méfiant, impatient et craintif, parce que… parce que, faut-il tout vous dire ? j’ai autant de peur d’être aimé que de peur de ne pas l’être. Je vois que j’ai affaire à une femme foncièrement honnête, qui ne comprendrait pas un amour de passage quand elle peut m’appartenir à jamais. J’aspire au bonheur de posséder une telle femme et de l’aimer toujours, comme je me sais capable d’aimer. Il ne tient qu’à moi de lui donner cette confiance en lui exprimant une passion vraie, et je reste là depuis bientôt deux mois comme un écolier qui craint de se laisser deviner et qui craint qu’on ne le devine pas. Pourquoi, me direz-vous ?…

— Oui, m’écriai-je, pourquoi ? Dites pourquoi, mon cher Laurence !… confessez-vous entièrement.

— Eh ! mon Dieu, répondit-il en se levant et en se promenant avec agitation dans la chambre bleue, parce que j’ai contracté dans ma vie errante une maladie chronique très-grave : le vouloir irréalisable, la fantaisie de l’impossible, l’ennui du vrai, l’idéal sans but déterminé, la soif de ce qui n’est pas et ne peut pas être ! Ce que j’ai rêvé à vingt ans, je le rêve toujours ; ce qui m’a fui, je le cherche toujours dans le vide.

— La gloire de l’artiste ! est-ce cela ?

— Peut-être ! J’ai eu à mon insu quelque ambition inassouvie. Je me suis cru modeste parce que je voulais l’être ; mais ma vanité froissée a dû me ronger, comme ces maladies qu’on ne sent pas et qui vous tuent. Oui, ce doit être cela ! j’aurais voulu être un grand artiste, et je ne suis qu’un critique intelligent. Je suis trop cultivé, trop raisonneur, trop philosophe, trop réfléchi ; je n’ai pas été inspiré. Je ferai très-bien un peu de tout, je ne serai maître en rien. C’est une souffrance de comprendre le beau, de l’avoir analysé, de savoir en quoi il consiste, comment il éclôt, se développe et se manifeste, et de ne pouvoir le faire jaillir de soi-même. C’est comme l’amour, voyez-vous-on le sent, on le touche, on croit le saisir ; il vous échappe, il vous fuit. On reste devant le souvenir d’un rêve ardent et d’une déception glacée !

— Impéria ! lui dis-je, c’est Impéria ! Vous y pensez toujours !

— Impéria insensible et mon ambition déçue, c’est tout un, répondit-il. Ces deux premiers éléments de vitalité sont le point de départ de ma vie. J’ai perdu les trois plus belles années de ma jeunesse à les voir m’échapper jour par jour, heure par heure. Je retrouverai peut-être des biens préférables ; mais ce que je ne retrouverai pas, c’est mon cœur d’enfant, mon espoir obstiné, ma confiance aveugle, mes aspirations de poëte, mes jours d’insouciance et mes jours de fièvre. Tout cela est fini, fini ! Je suis un homme fait, et j’aime une femme faite. Je suis excellent, elle est adorable ; nous pourrons être très-heureux… Me voilà riche comme un nabab et logé comme un prince. D’un grabat bourré de paille, je passe à un lit d’or et de soie. Je peux contenter toutes mes fantaisies, me griser avec du vin qui a cent ans de bouteille, avoir un harem mieux installé et mieux caché que celui du prince Klémenti. Je peux avoir mieux que lui un théâtre, une troupe à mes gages ; mon oncle m’a fait une subvention de cent mille francs, comme celle de l’Odéon ! J’aurai de l’art pour mon argent, comme j’ai de la poésie par droit d’héritage, une belle nature où je taille et plante à mon gré, Voyez ! n’est-ce pas un site romantique ? ajouta-t-il en tirant le rideau ouaté de la fenêtre et en me montrant le paysage à travers les vitres claires, diamantées au bord par la gelée. Regardez ! je n’aime pas les persiennes. Rien n’est plus doux que de regarder du coin de son feu les frimas du dehors. La neige ne tombe plus que par légers flocons que la lune argente mollement. Là-bas, au-dessous de mon parc, la Seine, large comme un bras de mer, coule paisible et puissante. Ces grands cèdres noirs qui encadraient le fond laissent glisser sans bruit sur la neige qui tapisse leurs pieds les amas de neige qui tapissent leurs branches. Voilà un beau décor délicieusement éclairé ! c’est grand et solennel, c’est morne, c’est muet comme un cimetière, c’est mort commue moi !… Ô Impéria !

En jetant ce nom, d’une voix déchirée qui fît vibrer sur les consoles les Amours en porcelaine de Saxe et les cristaux de Bohême, il frappa du pied comme un nécromant qui évoque un spectre rebelle ; tout vibra de nouveau et tout rentra dans le silence. Il donna un coup de poing qui fit voler en éclats toute une étagère chargée de précieux bibelots, puis se mit à rire en disant avec un sang-froid amer :

— Ne faites pas attention ; j’ai souvent besoin de casser quelque chose !

— Laurence, mon cher Laurence, lui dis-je, vous êtes plus malade que je ne pensais ! Ceci n’est pas une affectation, je le vois. Vous souffrez beaucoup, et vous vous soignez à contre-sens. Il faut quitter cette solitude, il faut voyager, mais avec une compagne. Il faut épouser madame de Valdère et partir avec elle.

— S’il ne s’agissait que de moi, reprit-il, je n’hésiterais pas, car elle me plaît, et je suis sûr qu’elle est tendre et dévouée ; mais, si je ne la rends pas heureuse, si mes tristesses et mes bizarreries l’affligent et la découragent ! En ce moment, elle ne songe qu’à me guérir du passé ; je ne lui cache plus rien, elle l’exige. Tout ce que je vous dis, elle l’entend ; tout ce que je vous laisse voir, elle le voit ; tout ce que je souffre, elle le sait. Elle me questionne, elle me devine, elle me fait raconter tous les détails de ma vie passée et présente. Elle s’y intéresse, elle me plaint ; me console, me gronde et me pardonne. C’est une amie angélique, elle croit me guérir, et je me laisse faire ; et je m’imagine qu’elle me guérit, et je sens qu’elle me calme. Elle ne s’inquiète pas trop de mes rechutes. Elle a une patience inouïe ! Eh bien, oui, elle m’est nécessaire et je ne pourrais plus me passer du baume qu’elle met sur mes blessures ; mais je crains que mon amour ne soit égoïste… odieux peut-être !… car, si on venait un matin frapper à ma porte en disant : « Bellamare est en bas avec Impéria, ils viennent te chercher pour jouer la comédie à Caudebec ou à Yvetot, » je sens que je descendrais comme un fou, que je sauterais en pleurant de joie dans leur carriole, et que je les suivrais au bout du monde… Comment voulez-vous qu’avec cette folie dans le cerveau je jure à une femme de cœur de ne vivre que pour elle ? Quels seraient son humiliation et son désespoir d’avoir couvé si tendrement cet œuf de colombe sédentaire d’où s’échapperait un pigeon voyageur ! Non, je ne suis pas encore mûr pour le mariage, il ne faut pas me dire de me hâter. Il faut me donner le temps de me porter en terre et de ressusciter, si la chose est possible !

Il avait raison. Nous nous quittâmes à trois heures du matin, je devais absolument repartir à sept ; mais je lui jurai de dépêcher mes affaires et de revenir passer une semaine avec lui.

J’étais depuis deux jours à Duclair, et je déjeunais seul à la table d’hôte, n’ayant pu arriver à l’heure accoutumée, lorsque je vis entrer un homme encore jeune, c’est-à-dire pas très-jeune, et pas très-beau, c’est-à-dire assez laid, dont le salut, le regard et le sourire me prévinrent en sa faveur. Il s’assit devant moi et mangea à la hâte, sans paraître se soucier de ce qu’on lui servait et tout en consultant un carnet de notes. Je le pris pour un voyageur de commerce. Je ne sais quoi d’enjoué, de railleur et de bienveillant à la fois me faisait désirer qu’il me parlât ; mais il paraissait trop bien élevé pour entamer la conversation à tort et à travers, et je pris le parti de le prévenir en lui demandant, ce que je savais fort bien, à quelle heure passait le bateau à vapeur pour le Havre.

— Je crois, répondit-il, qu’il passe à deux heures.

Ce peu de paroles fut un trait de lumière pour moi ; il parlait du nez ! Une vague révélation s’était déjà faite en moi à mon insu. J’avais envie de lui demander son nom, lorsque je le vis s’approcher d’un encrier et mettre l’adresse d’une lettre qu’il avait tirée de sa poche. J’eus l’indiscrétion de jeter les yeux sur cette lettre et j’y lus : À Monsieur Pierre Laurence, à Arvers

— Permettez, lui dis-je, je viens, par une de ces distractions qui ne s’expliquent pas, de regarder le nom que vous écriviez, et je crois devoir vous donner un renseignement. Laurence n’est plus à Arvers.

Il me regarda d’un air pénétrant, levant les yeux sans lever la tête, et, s’étant assuré qu’il ne m’avait jamais vu, mais que j’avais une honnête figure, il me pria de vouloir bien lui donner la nouvelle adresse de Laurence,

— On l’appelle ici le baron Laurence ; mais il n’aime pas qu’on lui donne ce titre, dont il n’a pas hérité en ligne directe. Il habite son château, le château de feu son oncle, à quelques heures d’ici.

— Il a donc hérité ?

— Parfaitement, il a cent mille livres de rente.

— Comme il va rire de ma missive ! N’importe, veuillez me dire le nom du château.

— Bertheville.

— Ah ! c’est vrai, je me souviens, dit l’homme gai en écrivant et en souriant jusqu’aux oreilles. Quel coup du sort ! Ce cher enfant ! le voilà riche et heureux ! Il l’a bien mérité !

— Il n’est peut-être pas si heureux que vous croyez, monsieur Bellamare !

— Ah çà ! vous me connaissez donc ?

— Vous voyez !

— Et lui ?…

— Lui, il est mon ami.

— Oh ! alors, — je sais que vous êtes inspecteur des finances, on me l’a dit dans l’auberge, — vous allez avoir la bonté de vous charger de ça, une traite de cinq mille francs, que je lui dois depuis des années. Je sais qu’il me tiendra quitte des intérêts.

— Et de la somme aussi. Je vous jure qu’il ne voudra pas la recevoir ! N’importe, je connais votre délicatesse, je lui remettrai votre papier. Où pourrai-je vous le renvoyer ?

— Je ne veux pas qu’il me le rende. S’il est riche, il doit être généreux. Il y a des pauvres plus pauvres que moi et mes comédiens ; mais est-ce que je ne pourrais pas le voir ? Est-ce qu’il ne recevrait pas son ancien ami, son ancien directeur ?… Laurence était de ces cœurs qui ne peuvent changer.

— Cher monsieur Bellamare, il ne vous recevrait que trop bien ; mais devez-vous réveiller le feu qui couve sous la cendre ?

— Que voulez-vous dire ?

— Puis-je vous demander si mademoiselle Impéria fait encore partie de votre société ?

— Impéria ? mais oui, certes ! Je l’attends dans une heure avec le reste de mes associés.

— Léon, Moranbois, Anna et Lambesq ?

— Ah çà ! vous nous connaissez tous ?

— Laurence m’a raconté toute sa vie dans les plus grands détails. Avez-vous encore Lucinde et Régine ?

— Non, elles ne nous ont pas suivis en Amérique, où nous venons de passer deux ans et d’organiser, autour de notre petit noyau, des troupes de rencontre de distance en distance ; mais mes cinq associés ne m’ont jamais quitté.

— Et Purpurin est toujours à votre service ?

— Toujours ; il mourra près de moi. Pauvre Purpurin !

— Quoi donc ?

— Oh ! nous avons eu bien des aventures, c’est notre destinée, entre autres une rencontre avec de prétendus sauvages, convertis par les missionnaires et civilisés, qui ont voulu nous scalper. Purpurin y a laissé un peu de sa chevelure, la peau avec. Nous sommes arrivés à temps pour ravoir le reste. Il est guéri ; mais cette petite opération et la peur qu’il a eue n’ont pas apporté un développement sensible à son intelligence. Il a dû renoncer à la réclamation, ce qui après tout n’est pas un mal… Mais parlez-moi donc de Laurence. Est-ce qu’il pense toujours à Impéria ?

— Plus que jamais.

— Diable !

— Elle ne l’a jamais aimé ?

— Si fait. Je crois que si.

— Et à présent ?

— Elle nie, comme toujours.

— Pourquoi ?

— Ah ! voilà, pourquoi ! je ne puis vous le dire ; peut-être l’effroi d’une vie qui n’eût pas convenu à ses goûts et à ses habitudes d’artiste.

— Mais maintenant qu’il est riche…

— Est-ce qu’à présent il l’épouserait ?

— J’en suis certain !

Bellamare devint très-pâle et marcha avec agitation le long de la table.

— Perdre Impéria, me dit-il, c’est tout perdre, car elle a beaucoup de talent aujourd’hui, et, par son courage, son amitié, son dévouement, son intelligence, elle est le nerf, elle est l’âme de toutes nos existences. Nous séparer d’elle, c’est nous briser tous, et moi-même…

Il s’arrêta suffoqué par un sanglot intérieur qu’il étouffa en marchant de nouveau autour de la chambre.

— Écoutez-moi, lui dis-je, je ne suis pas plus d’avis que vous qu’il doive épouser mademoiselle de Valclos. L’inconnue de Blois est morte, mais…

— Morte ? quel dommage !

— Mais elle a laissé une amie, une confidente qui aime Laurence, qui demeure près de lui, et que Laurence épouserait, s’il pouvait oublier Impéria. Je suis persuadé que ce mariage conviendrait beaucoup mieux à l’un et à l’autre…

— Dites-moi donc, reprit Bellamare m’interrompant avec préoccupation, depuis quand madame de Valdère est morte.

— Madame de Valdère ?

— Ah ! oui, son nom m’est échappé ; mais qu’est-ce que cela fait à présent, puisque la pauvre inconnue n’est plus de ce monde ? Son roman était si pur, c’était une femme si droite, si chaste et si bonne ! Vous n’êtes pas homme à trahir ce secret-là ?

— Non, certes ; mais je ne comprends rien à ce que vous dites ; madame de Valdère n’est pas du tout morte, c’est elle qui est la voisine, l’amie, la confidente, presque la fiancée de Laurence.

— Eh bien !… Ah ! j’y suis… Non, attendez ! L’avez-vous vue, cette voisine ?

— Pas encore. Je sais quelle est grande, belle…

— Et très-blonde ?

— Non, blanche avec des cheveux bruns, à ce que m’a dit Laurence.

— Oh ! des cheveux ! on les a de la couleur qu’on veut ! Son prénom ?

— Jeanne.

— C’est elle ! veuve ? sans enfants ? assez riche ? vingt-huit à trente ans ?

— Oui, oui, oui ! Laurence m’a dit tout cela.

— Eh bien, c’est elle, je vous jure que c’est elle ! Et Laurence ne devine pas que l’amie de son inconnue est son inconnue elle-même qui se fait passer pour morte ? Ce garçon-là sera toujours ingénu et modeste jusqu’à l’aveuglement ! Oh ! voilà qui change bien la situation, cher monsieur ! Laurence est un homme d’imagination. Quand il saura la vérité, il aimera de nouveau ce qu’il a aimé dans des circonstances romanesques. Il aimera l’inconnue, il oubliera Impéria.

— Et ce sera mieux ainsi pour lui, pour elle, pour Impéria et pour vous tous.

— Oui, certes ! Il faut avertir madame de Valdère que la feinte a duré assez longtemps et qu’elle doit se révéler à Laurence, parce qu’il y a péril en la demeure, parce qu’Impéria est de retour… Moi, je ne me suis fait encore annoncer nulle part. Les journaux de la province n’ont pas imprimé mon nom. Débarqué au Havre depuis deux jours, je voulais gagner Rouen sans donner de représentations durant le trajet. Je fais encore mieux, je passe inaperçu, je brûle Rouen, et je m’en vais travailler le plus loin possible. Vous ne direz pas notre rencontre à Laurence, vous ne parlerez pas de moi, il peut pendant quelques mois me croire encore au Canada… Faites qu’il épouse madame de Valdère dans quelques semaines, et tout est sauvé.

— Alors, il faudrait partir vite ; il se peut que Laurence vienne me voir ici, où il vient souvent. Il peut nous apparaître d’un moment à l’autre. Que feriez-vous alors ?

— Je lui dirais qu’Impéria est restée en Amérique, mariée à un millionnaire.

— Mais ne peut-elle pas apparaître au même instant ? Ne m’avez-vous pas dit que vous l’attendiez ?

— Oui, nous devions nous arrêter ici ; j’avais quelqu’un à voir aux environs, un ami qui ne m’attend pas, qui ne saura pas que je suis passé. Voilà qui est décidé, je vais au-devant de ma troupe pour qu elle n’entre pas dans cette ville. Adieu ! merci ! Permettez-moi de vous serrer la main et de me sauver bien vite.

— Reprenez votre argent, lui dis-je, puisqu’il ne faut pas que Laurence sache notre entrevue. Vous avez le temps de régler ce compte avec lui.

— C’est juste ; adieu encore.

— Est-ce que vous me défendez de vous suivre ? J’avoue que j’ai une envie folle de voir Moranbois, Léon…

— C’est-à-dire Impéria ? Allons, venez ; vous les verrez tous, mais ne leur parlez pas de Laurence.

— C’est entendu.

Je pris mon chapeau, et tous deux de courir vers la campagne. Bellamare, avisant un loueur de voitures, s’arrêta et fit marché avec lui pour un grand omnibus qui fut attelé à la hâte. Nous sautâmes dedans et primes la route de Caudebec.

— Cet omnibus, me dit-il, va recevoir mon monde et mon bagage, qui seront transbordés sur le chemin sans que nous ayons à rentrer dans la ville. Je dirai à mes camarades que l’ami que je voulais voir à Duclair n’y demeure plus, que l’auberge est mauvaise et chère, et nous filons tout de suite sur Rouen par Barentin, où nous prenons le chemin de fer.

Au bout d’un quart d’heure de marche, durant lequel je renseignai amplement Bellamare sur la situation d’esprit où j’avais laissé Laurence, nous accostâmes un autre omnibus qui amenait la société. Bellamare alla lui donner les explications projetées, et je me mis à aider au transbordement des femmes et des bagages pour avoir l’occasion de regarder tous ces personnages du roman comique de Laurence qui m’intéressaient vivement.

La première femme qui sauta légèrement et sans précaution sur le chemin encore rempli de neige fut la petite Impéria. Elle était bien petite et bien menue en effet, cette femme qui avait tenu une si grande place dans la vie de mon ami. Serrée dans sa petite robe de voyage, les cheveux roulés sous son microscopique toquet de faux astrakan, elle avait l’apparence d’une fillette qui va en vacances ; mais, en la regardant mieux, je vis qu’elle avait bien trente ans et qu’elle avait perdu toute fraîcheur. Malgré ses traits purs et réguliers, elle ne me sembla pas jolie. Anna la blonde était un peu grasse pour jouer les ingénues, et ses joues marbrées par le froid étaient d’un ton fort triste. Elle portait dans ses bras un gros enfant. Moranbois, entièrement chauve et toujours coiffé d’une casquette de loutre, trouva moyen de me brutaliser quand je lui offris de l’aider à porter un gros coffre qui me prouva que les forces de l’Hercule n’avaient pas diminué malgré le temps, les voyages et les aventures. Léon, très-pâle et trop bien rasé, me parut un homme usé et malade. Il était d’un type distingué, et son extrême politesse contrastait avec la brutalité de Moranbois. Lambesq était gros et laid ; il marchait de côté comme les crabes, et se plaignait d’avoir encore dans les jambes le roulis de la traversée. Purpurin, scalpé, portait un faux toupet pris sans doute aux accessoires du théâtre, et d’un ton mal assorti à sa chevelure. Vraiment ils n’étaient pas beaux, ces pauvres artistes voyageurs que j’avais vus si intéressants et si caractérisés à travers les récits de Laurence. J’eus le loisir de les examiner pendant que Moranbois, qui faisait les comptes, se querellait avec les conducteurs, menaçant d’un bras, et de l’autre portant le poupon d’Anna. Impéria s’approcha de Bellamare, qui s’inquiétait d’elle, et lui jura d’un air décidé et enjoué qu’elle se portait bien et se trouvait heureuse de voir de la terre et des arbres, même des arbres sans feuilles, après vingt-huit jours de navigation. Elle admirait la Normandie, elle préférait décidément le Nord aux pays chauds. Enfin elle causa près de moi pendant quelques instants, et je compris son charme et sa puissance. En parlant, elle se transfigurait ; ses traits fatigués et tirés reprenaient leur élasticité. La maigreur disparaissait ; la finesse transparente de la peau se colorait d’une nuance particulière qui tenait le milieu entre le marbre et la vie. Elle avait encore des dents magnifiques, et ses yeux prenaient un éclat pénétrant qui pouvait bien devenir irrésistible. Elle était de ces êtres qui ne frappent pas, mais qui fascinent.

Bellamare aussi me paraissait rajeuni depuis le premier moment où il m’était apparu ; en quelques minutes, Léon me fit le même effet. Je me rendis compte de ces résultats d’une vie de surexcitation nerveuse. De telles gens n’ont pas d’âge. Ils paraissent toujours plus jeunes ou plus vieux qu’ils ne le sont. Quand je les vis partir, il me sembla que j’aurais voulu pouvoir les suivre pour les étudier davantage, et puis je m’attendrissais à l’idée de leur misère et de leur probité. Ils semblaient n’avoir pas de quoi payer leur voiture, et ils rapportaient cinq mille francs à Laurence !

Je rentrai à l’auberge, où Laurence précisément m’attendait. Qu’il était loin de se douter de l’éclat de foudre qui venait de passer si près de lui ! Ce matin-là, il n’était occupé que de madame de Valdère. Elle lui avait paru triste et découragée depuis notre entrevue de l’avant-veille. C’est que lui-même, agité par ses épanchements avec moi, lui avait laissé voir un redoublement de mélancolie. Maintenant, il avait peur qu’elle ne se préparât mystérieusement à le fuir pour toujours. Il en était furieux et désolé.

— Les femmes, disait-il, n’ont que de l’orgueil ; pas de pitié vraie !

Il me supplia d’aller demeurer chez lui. Je n’avais d’affaires que durant quelques heures de la journée. Il me promettait de me conduire et de me ramener chaque jour dans un équipage rapide comme le vent.

— C’est pourtant un plaisir, lui disais-je en revenant avec lui à Bertheville dans une voiture, souple comme un arc, qu’enlevaient trois chevaux admirables attelés de front, c’est un vrai plaisir que de voler ainsi à travers la neige et la glace, les pieds sur une excellente bouilloire, les genoux enveloppés dans une fourrure soyeuse.

— Avec un ami près de soi, me dit-il en me serrant la main ; là seulement est le plaisir de prince, et je suis né paysan. Les cahots d’une charrette au trot d’une vieille mule valent mieux pour la santé. Je n’ai plus appétit ni sommeil à présent. La destinée est une folle qui se trompe toujours, comblant ceux qui ne lui demandent rien et frustrant ceux qui l’invoquent.

Le soir, il me conduisit chez madame de Valdère et me présenta comme son unique ami.

— Unique ? Bellamare, Léon… et les autres sont-ils morts ? demanda-t-elle d’un ton ému.

— C’est tout comme, aujourd’hui, répondit Laurence ; je n’ai pas pensé à eux de la journée, et je ne vois pas pourquoi les jours qui se suivent ne se ressembleraient pas.

Madame de Valdère se détourna pour servir le thé, mais je vis un rayon de joie sur ses beaux traits. Laurence ne me l’avait pas surfaite ; sa beauté, sa fraîcheur, la perfection de sa forme, l’attrait pénétrant de sa physionomie, étaient incontestables ; ses cheveux étaient bruns naturellement. Plus tard, quand je lui demandai pourquoi Laurence et Bellamare l’avaient vue blonde, elle me raconta qu’à cette époque elle avait eu pendant quelque temps la fantaisie de la poudre d’or, qui commençait à être de mode. Cette circonstance avait aidé à son déguisement dans le souvenir de Laurence.

En un instant, je vis qu’elle l’aimait éperdument et absolument. Je désirais être seul avec elle, mais c’était impossible sans que Laurence s’en aperçût. Je pris le parti de lui écrire séance tenante. Tout en crayonnant sur un album, je traçai ces mots que je lui remis à la dérobée.

« Je ne puis disposer de votre secret sans votre aveu. Dites la vérité à Laurence. Il le faut ! »

Elle sortit pour lire le billet, et rentra un peu troublée. Elle n’avait pas l’aplomb et l’expérience de son âge, elle avait encore l’émotion et la candeur de la première jeunesse ; Laurence était son premier, son unique amour.

Elle lui demanda un livre qu il avait promis de lui apporter. Il l’avait oublié. Il prétendit l’avoir laissé dans la poche de sa pelisse et sortit comme pour le chercher dans l’antichambre ; mais il sortit de la maison, s’élança à pied à travers la neige et la nuit, et courut chez lui chercher le livre. Nous l’entendîmes sortir.

— Nous sommes seuls, me dit madame de Valdère ; parlez vite.

Je lui racontai tout ce qui s’était passé dans la journée.

— Ainsi, me dit-elle, ils sont partis ? Impéria ne le verra pas, elle ne saura pas qu elle est encore aimée, qu’elle est riche, qu’elle peut le rendre heureux ? Je ne puis accepter cela. Je ne veux pas devoir Laurence à une surprise, à un mensonge, car le silence en serait un. S’il doit aimer toujours mademoiselle de Valclos, il faut que mon destin s’accomplisse. Il en est temps encore ; il ne m’a rien promis, je ne lui ai fait aucun aveu, ni donné droit sur ma vie. Je partirai, vous ferez venir ici la troupe de Bellamare, et, si cette épreuve ne me chasse pas du cœur de Laurence, je reviendrai. Dites-lui tout de suite qu’il peut les rejoindre à Rouen. Il ira, j’en suis bien sûre… Moi, je m’éloignerai jusqu’à ce que je sache mon sort. Quel qu’il soit, je le subirai avec courage et dignité.

Elle fondit en larmes. Je combattis en vain sa résolution. Pourtant, j’obtins d’elle que Laurence connaîtrait son inconnue avant d’être soumis à l’épreuve décisive. Je lui persuadai d’aller mettre de la poudre d’or et une mantille noire, afin de se montrer telle que de la chambre bleue il l’avait entrevue.

Quand elle revint blonde et voilée, je lui fis tourner le dos à la porte par où Laurence devait rentrer, et je me retirai. Je le rencontrai tout haletant apportant le volume. Je lui dis que j’étais pris d’un violent mal de tête, et que sa voisine m’avait permis de me retirer.

Il rentra fort tard ; j’étais couché. Il vint se jeter à mon cou : il était ivre d’amour et de bonheur. Bellamare ne s’était pas trompé. L’homme d’imagination avait repris son existence normale. Il adorait deux femmes dans madame de Valdère, l’inconnue qui l’avait fait rêver, l’amie qui avait généreusement travaillé à le guérir. Il voulait l’épouser dès le lendemain. Il l’eût fait, si la chose eût été possible.

Lui avait-elle révélé le passage d’Impéria ? Il ne m’en dit pas un mot, et je n’osai pas le questionner. J’avoue qu’en voyant l’ivresse de Laurence et en l’entendant faire les projets d’un millionnaire amoureux qui veut combler son idole, je pensai avec un certain serrement de cœur à la pauvre petite comédienne qui s’en allait, sans gants et presque sans manteau, sur la neige des chemins, à la recherche d’un cruel travail, avec son talent, ses nerfs, sa volonté, son sourire et ses larmes de commande pour tout capital, pour tout avenir. Jusque-là, j’avais impitoyablement travaillé pour sa rivale. Je me surpris à trouver celle-ci trop facilement heureuse. Resté seul, je ne pus me rendormir. J’étais en proie à je ne sais quelle incertitude, et je me demandais si j’avais eu le droit d’agir comme je l’avais fait.

Je m’habillai, et, comme je regardais le lever d’un beau soleil d’hiver par ma fenêtre, je vis dans la cour un homme enveloppé d’une peau de bique et coiffé d’un bonnet de laine, qui ressemblait à un marinier de la Seine et qui me faisait des signes. Je descendis, et, le voyant de près, je reconnus Bellamare.

— Conduisez-moi, me dit-il, chez madame de Valdère ; il faut que je lui parle à l’insu de Laurence. Je sais qu’il s’est couché tard, nous aurons le temps. Je vous dirai en route ce qui m’amène. Je lui indiquai le chemin, je courus prendre un vêtement et je le rejoignis.

— Vous voyez, dit-il, je suis revenu sur mes pas. À Barentin, j’ai embarqué tout mon monde pour Rouen. J’ai marché toute la nuit dans une mauvaise patache ; mais j’étais tourmenté, j’avais la fièvre, je n’ai pas senti le froid. J’avais résolu de faire une mauvaise action, une lâcheté, — par égoïsme ! Je ne peux pas l’accomplir. Ce serait la première de ma vie. Impéria s’est toujours sacrifiée pour ses amis. Elle eût pu être engagée à Paris, y avoir de grands succès, y faire fortune, ou tout au moins y trouver une existence aisée et tranquille. Il y a aux Français plus d’une sociétaire qui ne la vaut pas. Elle a refusé pour ne pas nous quitter. Vous savez comment elle a agi lorsqu’elle était comblée des dons du prince Klémenti et de ses hôtes. Vous avez deviné qu’en refusant l’amour de Laurence, c’est encore à nous qu’elle a voulu se consacrer. Cela ne peut pas durer éternellement. Elle a trente ans à présent. Elle est faible, épuisée. Notre petite société ne fera jamais fortune, notre vie sera un éternel tirage. Encore quelques années, tout en riant et chantant, elle succombera à la peine ; c’est comme ça que nous finissons, nous autres ! — et voilà qu’elle peut avoir cent mille livres de rente et un mari excellent, charmant, qui l’aime toujours, qui sera heureux de la rendre heureuse. Et je le lui cacherais ! Non. Je ne dois pas, je ne veux pas. Je veux voir madame de Valdère, car je lui avais juré autrefois de servir sa cause. Il faut qu elle sache que je l’abandonne, que je dois l’abandonner. C’est une femme d’un très-grand cœur, je le sais ; je l’ai revue plus d’une fois depuis l’aventure de Blois, et j’avais toujours cru pouvoir lui donner de l’espérance. Tout est changé depuis l’époque où Impéria a congédié Laurence avec une douleur qu’il lui était impossible de me cacher. C’est à cette époque-là que nous sommes partis pour l’Amérique. Je n’ai donc pas revu la comtesse. Elle voyageait. Je ne savais où lui écrire. Il faut qu’elle sache tout, et que, dans sa suprême délicatesse, elle prononce. Quant à moi, ce qu’il y a de certain, c’est que je ne peux pas tromper Impéria et que je ne le veux pas. Après cela, que ces deux femmes se disputent le cœur de mon ancien jeune premier, ou que la plus généreuse le cède à l’autre, ça ne me regarde plus. J’aurai fait mon devoir.

J’étais trop de l’avis de Bellamare pour le contredire. Nous fîmes réveiller madame de Valdère. Elle nous écouta en pleurant et resta sans force, sans parole, sans résolution et sans défense. Elle fut faible et admirable, car elle n’eut pas un mot pour se plaindre. Elle ne s’occupa que du bonheur de Laurence et se résuma ainsi :

— Je sais qu’il m’aime, j’en suis sûre à présent. Il me l’a dit hier soir avec une passion si persuasive, que je ne l’estimerais pas si j’en doutais ; mais il a eu si longtemps l’esprit et le cœur malades que je ne serai pas surprise de le voir m’échapper encore. Je n’ai pas le droit de me révolter contre cette chose fatale. Je l’ai acceptée d’avance en venant m’établir près de lui avec l’intention de me faire aimer pour moi-même, sans fiction et sans poésie. En me faisant passer pour une amie de son inconnue, j’ai voulu connaître à fond et bien comprendre le sentiment qu’il avait eu pour elle. J’ai vu que cet amour n’était rien de plus qu’une émotion passagère, un chapitre du roman ambulant de sa vie, quoiqu’il en parlât avec respect et reconnaissance. J’ai craint alors de lui paraître trop romanesque moi-même en me trahissant, et, pour lui donner en moi la confiance qui lui avait manqué, je lui ai montré que je savais être une amie désintéressée, généreuse et tendre. Il l’a compris ; mais cette amitié était encore trop nouvelle pour chasser le souvenir d’Impéria. Je le sentais, je le voyais. Je voulais attendre encore, me conserver libre vis-à-vis de lui, lui rendre mon affection nécessaire et ne lui avouer le passé qu’en lui donnant l’avenir. On m’a forcée hier de me trahir. Il a été enivré, exalté,… et moi, j’ai été lâche, je n’ai pu me résoudre à lui avouer qu’Impéria était là tout près… Vous venez ce matin me dire qu’il faut être sincère et pousser l’épreuve jusqu’au bout. Eh bien, vous me brisez. J’ai été si heureuse en le voyant heureux à mes pieds ! N’importe, vous avez raison. Ma conscience obéit à la vôtre. Je ferai tout ce que vous voudrez.

Et de nouveau elle pleura sincèrement, et comme qui dirait à plein cœur ; elle fit pleurer Bellamare.

— Voyons, chère madame, lui dis-je, je ne suis pas très-sensible et pas du tout romanesque et pourtant je sens que vous êtes un ange, le bon ange de Laurence probablement ; mais, dans votre intérêt, devons-nous vous exposer à quelque reproche dans l’avenir, s’il découvre la vérité en trois points, qui est qu’Impéria est revenue, qu’elle est libre et qu’elle l’aime peut-être ? Ne craignez-vous pas que, dans un jour de malaise nerveux, un jour de pluie, à la campagne, un de ces jours où pour un rien on ferait un crime, il ne se plaigne de notre silence à tous, et du vôtre particulièrement ?

— Il ne s’agit pas de moi, dit-elle ; ne vous occupez pas de moi ! Je suis une nature fidèle et recueillie ; je ne suis pas une nature exubérante. J’ai attendu longtemps, et pendant longtemps j’ai vécu d’un rêve qui s’effaçait souvent et revenait par crises ; je voyageais, je m’instruisais, je me calmais, je faisais même d’autres projets, et, si je n’ai pas pu aimer un autre homme que Laurence, c’est malgré moi. J’aurais voulu l’oublier. Quoi qu’il arrive, je ne me tuerai pas, et je me défendrai du désespoir violent. J’aurai toujours eu trois mois de bonheur dans ma vie et les quelques heures de joie pure et parfaite de la nuit dernière. Ce qu’il nous importe de savoir, ce que je veux savoir absolument, c’est laquelle, d’Impéria ou de moi, donnera plus de bonheur à Laurence.

— Et comment le saurons-nous ? dit Bellamare, qui était retombé dans ses perplexités. Qui peut lire dans l’avenir ? Celle qui le rendra le plus heureux sera celle qui l’aimera le plus.

— Non, répondit madame de Valdère, car celle qui l’aimera le plus sera celle qui se sacrifiera. Écoutez, il faut sortir de cette impasse, je veux voir Impéria, je veux qu’elle s’explique ; j’ai le droit de préserver Laurence d’une nouvelle douleur, si elle l’aime peu ou point.

— Comment arranger tout cela sans qu’il s’en aperçoive ? dit Bellamare. N’est-il pas tous les jours chez vous ?

— J’ai en ce moment tout empire sur lui, répondit la comtesse. Il m’a suppliée hier de fixer le jour de notre mariage. Je vais l’envoyer à Paris chercher mes papiers. J’aviserai mon notaire, par dépêche télégraphique, de les lui faire attendre quelques jours. Allez à Rouen chercher Impéria, et jurez-moi que vous ne lui direz rien encore. C’est par moi, par moi seule qu’elle doit apprendre la vérité.

Bellamare jura et repartit à l’instant même ; j’allai éveiller Laurent, qui courut aussitôt chez celle qu’il appelait déjà sa fiancée et dont il était désormais éperdument épris. Elle eut le courage de lui cacher ses agitations, ses terreurs, et de paraître céder à son impatience. Le soir, il partait pour Paris.

Dans la nuit, le train qui l’emmenait à Rouen dut croiser celui qui amenait Bellamare et Impéria à Barentin.

Ceux-ci nous arrivèrent dans la matinée du lendemain. Je les attendais chez madame de Valdère, prêt à me retirer quand ils approcheraient.

— Non, me dit-elle ; Impéria ne vous connaît pas et serait gênée pour s’expliquer devant vous ; mais je tiens essentiellement à ce que vous puissiez rendre compte à Laurence, un compte minutieux et fidèle de cette entrevue. Passez dans mon boudoir, d’où vous pourrez tout entendre. Écoutez-nous, prenez des notes au besoin, je l’exige.

J’obéis. Impéria entra seule. Bellamare, ne voulant pas gêner les épanchements des deux femmes, monta à l’appartement qu’on lui avait préparé. Madame de Valdère reçut Impéria en lui tendant les deux mains et en l’embrassant.

— M. Bellamare, lui dit-elle, a dû vous prévenir un peu ?

— Il m’a dit, répondit Impéria de sa voix nette et assurée, qu’une dame charmante, bonne, belle et instruite m’avait vue autrefois sur les planches… je ne sais où ! et avait daigné me prendre en amitié ; que cette dame, me sachant dans les environs, désirait me voir pour me faire une communication importante. J’ai eu confiance, et je suis venue.

— Oui, reprit madame de Valdère, dont la voix tremblait ; vous avez eu raison. J’ai pour vous la plus grande estime ;… mais vous êtes fatiguée, c’est peut-être trop tôt…

— Non, madame, je ne suis jamais fatiguée.

— Vous avez froid…

— Je suis habituée à tout.

— Prenez une tasse de chocolat que j’ai fait préparer pour vous.

— Je vois aussi du thé. Je le préférerais.

— Je vais vous servir ; laissez, laissez-moi faire Pauvre enfant ! que cette vie que vous menez est rude pour une personne si délicate !

— Je ne m’en suis jamais plainte.

— Vous avez été élevée dans le bien-être pourtant, dans le luxe même… Je connais votre naissance.

— Comme vous êtes bonne, nous ne parlerons pas de cela ; je n’en parle jamais, moi.

— Je le sais ; mais j’ai le droit de vous faire une question. Si vous recouvriez de la fortune, ne quitteriez-vous pas le théâtre avec plaisir ?

— Non, madame, jamais.

— C’est donc une passion ?

— Oui, une passion.

— Exclusive de toute autre ?

Impéria garda le silence.

— Pardonnez-moi, reprit madame de Valdère d’une voix encore plus émue. Je suis indiscrète, je suis condamnée à l’être. Mon devoir est de vous interroger, d’obtenir votre confiance sans réserve. Si vous me la refusez… mais ne voyez-vous pas déjà que vous auriez tort, que je suis une personne sincère ?… Tenez ! ne me prenez pas pour une convertisseuse ; il s’agit de bien autre chose ! Je suis l’amie dévouée d’un homme qui vous a beaucoup aimée, et qui, devenu très-riche, libre de tout lien, pourrait vous aimer encore…

— C’est de Laurence que vous me parlez, madame ; j’ai appris hier, par des gens qui causaient dans le wagon où j’étais, que l’ancien comédien avait hérité d’une grande fortune.

— Ah ! eh bien ?

— Eh bien, quoi ? Je m’en suis réjouie pour lui.

— Et pour vous ?

— Pour moi ? c’est là ce que vous voulez savoir ? Eh bien, non, madame, je n’ai pas songé à moi.

— Vous ne l’avez donc jamais aimé ? s’écria madame de Valdère, qui ne put contenir sa joie.

— Je l’ai tendrement aimé, et son souvenir me sera toujours cher, répondit Impéria avec fermeté ; mais je n’ai pas voulu être sa maîtresse, ne voulant pas devenir sa femme.

— Pourquoi ? Avez-vous conservé les préjugés de la naissance ?

— Je ne les ai jamais eus.

— Étiez-vous réellement engagée ?

— Vis-à-vis de moi-même, oui.

— L’êtes-vous encore ?

— Toujours.

La comtesse ne put se contenir plus longtemps, elle serra mademoiselle de Valclos dans ses bras.

— Je vois, madame, lui dit celle-ci, que vous prenez à moi un intérêt dont je ne suis pas l’objet principal. Permettez-moi de vous rassurer entièrement et de vous dire que bien réellement une autre affection me sépare à jamais de Laurence.

— Eh bien, sauvez-le, sauvez-moi tout à fait ; voyez-le et dites-le-lui à lui-même…

— À quoi bon ? Je le lui ai dit si sérieusement quand nous nous sommes vus à Clermont pour la dernière fois !

— Mais vous pleuriez alors, il a cru que vous l’aimiez.

— Il vous a dit cela ?

— C’est M. Bellamare qui me l’a dit.

— Ah ! oui ; Bellamare croit aussi que je l’aimais !

— Et que vous l’aimez encore.

— Il sera bientôt désabusé ; mais dites-moi, madame, si ma réponse eût été contraire à ce qu’elle vient d’être, qu’eussiez-vous donc fait ?

— Ma chère enfant, j’avais pris une grande résolution, et je l’aurais tenue. Je serais partie sans reproche, sans faiblesse et sans ressentiment contre vous.

— Vous êtes l’inconnue de Blois !

— Bellamare vous l’a dit ?

— Non, je le devine.

— C’est moi, en effet ; à quoi me reconnaissez-vous ?

— À votre générosité ! Ce n’est pas la première fois que vous êtes prête à agir ainsi. Ne l’avez-vous pas écrit à Bellamare ? ne l’aviez-vous pas chargé de me parler de vous ?

— Oui. Il l’a fait ?

— Il l’a fait sans me dire votre nom, que je sais d’aujourd’hui seulement. Dans le wagon où j’ai appris la brillante position de Laurence, quelqu’un a dit : « Il épousera sa voisine, madame de Valdère. » Soyez donc heureuse sans scrupule et sans effroi, chère madame. J’ai appris cela avec un grand plaisir. J’aime Laurence comme un frère.

— Jurez-le, chère enfant, c’est comme un frère que vous l’avez pleuré ?

— Je vois que ces larmes vous resteront sur le cœur ; il faut que ma confiance réponde à la vôtre. Vous saurez tout en peu de mots, car vous connaissez toute ma vie, hormis l’histoire secrète de mes sentiments.

— Dites-moi, dites-moi tout ! s’écria madame de Valdère.

Impéria se recueillit un instant, et raconta ainsi son histoire :

— Vous savez comment et pourquoi je suis entrée au théâtre. Laurence a dû vous le dire. Je voulais faire vivre mon père, et, malgré toutes les vicissitudes de mon existence, j’ai réussi à lui donner jusqu’à son dernier jour autant de bien-être qu’il en pouvait goûter dans l’état de folie douce où il était tombé. J’allais le voir tous les ans, il ne me reconnaissait pas ; mais je m’assurais qu’il ne manquait de rien, et je revenais tranquille. C’est à M. Bellamare que je dois d’avoir pu remplir ce devoir, et c’est de M. Bellamare que je vais vous parler. Quand, pour la première fois, j’allai le trouver secrètement pour lui demander de faire de moi une artiste, il n’était pas un inconnu pour moi. Il était venu monter et diriger une comédie d’enfants et d’amis intimes que nous préparions à Valclos pour la fête de mon pauvre père. J’avais douze ans. Bellamare était encore jeune. Sa laideur comique m’égaya beaucoup d’abord ; puis son esprit, sa bonté, sa grâce tendre avec les enfants, prirent mon cœur d’enfant et s’en emparèrent pour jamais.

— Quoi ! s’écria madame de Valdère, c’est Bellamare que vous aimez ? Est-il possible ?

— C’est lui, répondit avec fermeté mademoiselle de Valclos, c’est ce pauvre homme qui a toujours été laid, qui sera bientôt vieux et qui restera toujours pauvre… Regardez-moi ; je serai bientôt comme lui, le temps a bien effacé les différences ! Quand j’avais douze ans, il en avait trente, et mes yeux ne calculaient pas. Quand il m’eut fait répéter mon rôle, étudier mes gestes, et qu’il m’eut encouragée paternellement en me disant que j’étais née artiste, je fus prise d’un grand orgueil, et le souvenir de l’homme qui m’avait dit le mot de ma destinée s’imprima dans mon cerveau comme le toucher d’un esprit mystérieux venu d’une autre sphère pour m’avertir de ma vocation. Le jour où il quitta Valclos, les petits garçons qu’il avait fait jouer dans notre comédie se jetèrent à son cou. Il était si bon, si gai, il les gouvernait si bien en les amusant, que tous l’adoraient. Il vint à moi et me dit :

» — Mademoiselle Jane, n’ayez pas peur ! je ne vous demanderai pas la permission de vous embrasser. Je suis trop laid, et vous êtes trop jolie ; mais ma main n’est pas si laide que ma figure, voulez-vous y mettre votre petite main ?

» Je fus attendrie, sa main était très-belle. J’oubliai sa figure, je lui jetai les bras au cou et l’embrassai sur les deux joues. Il sentait bon, il a toujours eu un grand soin de sa personne. Sa figure était douce et unie. Depuis ce moment-là, je ne l’ai jamais vu laid.

» Quand il fut parti, on parla beaucoup de lui chez nous. Mon père, qui était un homme de mérite, très-lettré, faisait le plus grand cas de l’intelligence et des sentiments de Bellamare. Il le traitait en homme sérieux et le considérait comme un véritable artiste. Bellamare avait beaucoup de succès dans notre province, où il donnait alors des représentations. Mes parents y assistaient souvent. J’obtins un jour de les y suivre. Il jouait Figaro. Il était bien costumé, bien grimé, plein de vivacité, d’élégance et de grâce ; il me parut charmant. Ses défauts mêmes, son mauvais organe, me plurent. Il m’était impossible de séparer ses désavantages physiques de ses qualités. On l’applaudit passionnément. Je fus exaltée par son succès, on me permit de lui jeter un bouquet dont la bandelette portait ces mots : La petite Jane à son professeur. Il porta le bouquet à ses lèvres en me regardant d’un air attendri, J’étais ivre de fierté. Mes petits cousins partageaient mon ivresse ; ils connaissaient l’acteur en renom, l’artiste applaudi, triomphant ! Ils avaient joué avec lui, ils l’avaient tutoyé, ils les avait appelés gravement : Mes chers camarades. On ne put les empêcher d’aller dans l’entr’acte l’embrasser dans les coulisses. Il leur remit pour moi une photographie qui le représentait dans son joli costume de Figaro, et il leur dit :

» — Vous conseillerez à votre cousine de regarder ce museau-là quand elle aura quelque petit chagrin, ça lui rendra l’envie de rire.

» Il était loin d’être grotesque dans ce rôle, et le hasard de la photographie l’avait encore flatté. Je la reçus avec orgueil, je la gardai avec un soin religieux ; non-seulement je ne le voyais plus laid, mais je le voyais beau.

» L’amour est plus précoce qu’on ne croit chez les jeunes filles. J’étais une enfant, j’ignorais le trouble des sens ; mais mon imagination était envahie par un type et mon cœur dominé par une préférence. Je n’en faisais pas mystère, j’étais trop innocente pour cela. On ne s’en inquiéta nullement ; on n’y attachait aucune importance, et, comme on ne parlait de Bellamare que pour vanter sa probité, son talent, son instruction littéraire, son savoir vivre et le charme de sa conversation, rien ne combattit mon idéal.

» Quand vint l’âge de raison, je ne parlais plus de lui, mais je rêvais d’être actrice et ne m’en vantais pas. Tous les ans, on jouait une nouvelle comédie pour la fête de mon père. Bellamare n’était plus là, mais je m’efforçais de jouer de mieux en mieux. On me trouvait remarquable, je croyais l’être, je m’en réjouissais. Je n’avais de goût que pour la littérature de théâtre, j’apprenais et je savais par cœur tout le répertoire classique. J’écrivais même de petites comédies bien niaises, et je faisais de grands vers, bien maladroits sans doute, mais que mon bon père trouvait admirables. Il encourageait mon goût et ne devinait rien.

» Vous savez dans quelle douloureuse circonstance j’allai trouver Bellamare pour lui confier mes malheurs et mes projets. Dans cette entrevue secrète, je le vis profondément ému ; au premier abord, il m’avait paru très-vieilli. Son regard attendri et brillant le rajeunit tout à coup à mes yeux. C’est là seulement que je me rendis compte du sentiment qu’il m’inspirait, et j’eus un frisson de terreur en sentant qu’il pouvait me deviner.

» Il m’eût aimée, aimée passionnément, je le sais, maintenant que je l’ai vu aimer d’autres femmes ; mais son amour était un éclair et se dissipait aussitôt qu’il était assouvi. Bellamare est le véritable artiste d’un autre temps, avec toutes les qualités ardentes, tous les travers ingénus, tous les entraînements, toutes les lassitudes que comporte une vie d’insouciance et de surexcitation. Il m’eût aimée et trahie, secourue et assistée, mais oubliée comme les autres. L’eussé-je fixé, il ne m’eût pas épousée : il était marié.

» Je ne devinai pas tout cela au premier abord ; mais j’eus peur de moi-même, et, en me reprenant, je lui montrai tant de fermeté dans mes principes d’honneur, qu’il changea tout à coup de visage et d’accent. Il me jura d’être mon père, il m’a tenu parole.

» Et moi, je l’ai toujours aimé, bien qu’il m’ait fait beaucoup souffrir en menant sous mes yeux la vie d’un homme de plaisir, ne parlant jamais de ses aventures, — il a beaucoup de retenue et de pudeur, — mais ne pouvant pas toujours cacher ses émotions. Il y a eu des intervalles assez longs où j’ai cru ne plus l’aimer et où je me suis applaudie de n’avoir jamais confié mon secret à personne. Ma fierté, trop souvent blessée, est la cause bien simple de ma discrétion invincible. Si j’avais avoué la vérité à Laurence ou à tout autre, je les aurais vus rire amèrement de ma folie. Je n’ai pu me résoudre à être ridicule. Mon silence et la persistance de mon affection m’ont empêchée de l’être. Bellamare, ne soupçonnant pas la nature de mon attachement, n’a jamais eu de torts envers moi.

» Un seul ébranlement s’est produit dans l’équilibre où je m’étais maintenue. L’amour de Laurence m’a troublée et fait souffrir. Je vous ai promis de tout dire, je ne vous cacherai rien.

» La première fois que je le remarquai, il ne me plut pas. Quand, depuis l’enfance, on a fait son type de prédilection d’une physionomie riante et caressante, de beaux traits avec un regard triste, cette expression un peu menaçante que donne un amour contenu, causent plus d’effroi que de sympathie. Je fus très-sincère en disant de Laurence que je n’aimais pas les beaux garçons. — Je fus touchée de son dévouement, j’appréciai son noble caractère ; mais, quand vous l’avez vu à Blois, je ne sentais absolument rien de plus pour lui que pour Léon, bien que sa société fût plus aimable et me plût davantage. Quand il nous quitta, je ne m’en aperçus pas beaucoup. Quand je le retrouvai gravement malade à Paris, je le soignai comme j’aurais soigné Léon ou Moranbois. Les pauvres se soignent mutuellement sans aucune de ces prudentes réserves que les riches peuvent conserver entre eux jusqu’au lit de mort. Nous ne pouvons guère nous faire remplacer, nous autres ; nous nous assistons personnellement, nous nous aimons peut-être davantage.

» Vous devez d’ailleurs savoir par Laurence quel genre d’amitié expansive, familière, confiante, fait naître entre camarades de théâtre la vie en commun. On se querelle beaucoup, chaque réconciliation resserre le lien fraternel ; on se blesse pour un rien, on se demande pardon à l’excès. Notre association éprouva de grandes traverses. Vous savez notre naufrage, la mort tragique de Marco, nos aventures de brigands, nos triomphes, nos revers, nos dangers, nos souffrances, toutes les causes d’exaltation qui firent, de cette amitié à plusieurs, une sorte d’ivresse collective. C’est à cette époque, c’est au retour de cette émouvante campagne, que l’amour de Laurence commença de me troubler. Je vis clairement qu’il ne l’avait pas vaincu et qu’il en souffrait toujours. Quand il revint me le dire ouvertement, j’avais, cette fois, souffert pour mon compte en son absence. Voici ce qui était arrivé.

» Bellamare m’avait beaucoup fâchée sans le savoir. Il avait appris la mort de sa femme. Il avait parlé de se remarier pour avoir une amie, une compagne, une associée à perpétuité, et il m’avait ingénument consultée en me disant qu’il avait songé à Anna. Elle était bien jeune pour lui, disait-il, mais elle avait eu plusieurs amours et deux enfants. Elle devait avoir soif d’une vie tranquille, car, par nature, elle était sage. Avec un bon mari, elle le serait gaiement et sans regret.

» Je ne montrai aucun dépit. Je parlai à Anna, qui se prit à rire aux éclats ; elle adorait Bellamare, mais finalement. C’était une femme de l’âge et de la tournure de Régine qui convenait, disait-elle, à notre bien-aimé directeur.

» Je baissai la tête ; mais, quand je voulus rendre cette réponse à Bellamare, il sut à peine de quoi je lui parlais. Il avait oublié sa fantaisie. Il riait du mariage, il se déclarait incapable d’avoir une femme fidèle, parce qu’il eût fallu prêcher d’exemple. Il disait qu’en me parlant d’Anna la veille, il était complètement grisé par le rôle de mari qu’il venait de jouer dans la Gabrielle d’Émile Augier. Il avait rêvé famille, il adorait les marmots. Il n’en avait jamais eu. C’est pourquoi il pensait au mariage au moins une fois tous les dix ans.

» Je me trouvai bien folle et bien humiliée. Je jurai qu’il ne se douterait jamais de mon amour. Laurence arriva sur ces entrefaites, et sa passion m’étourdit. Je sentis que j’étais femme, que j’étais seule à jamais dans la vie, que le bonheur venait peut-être à moi, que mon refus était injuste et cruel, que j’allais briser le cœur le plus généreux, le plus fidèle et le plus pur. Je faillis dire : « Oui, partons ensemble ! »

» Mais cela ne dura qu’un instant, car, pendant que Laurence me parlait, je voyais Bellamare errer de loin dans une attitude brisée, et je me disais qu’en me donnant à un autre amour il fallait abjurer, ensevelir pour jamais celui qui avait rempli ma vie de courage, d’honneur et de travail. Cet homme que j’aimais depuis mon enfance, qui m’avait aimée si saintement malgré la légèreté de ses mœurs, qui me vénérait comme une divinité et qui ne m’aimait pas parce qu’il m’aimait trop, il fallait ne jamais le revoir. Cet immense respect qu’il avait eu pour moi, il ne l’aurait plus pour personne. Ce dévouement à toute épreuve que j’avais eu pour lui, dans quel cœur de femme le retrouverait-il ? Quand on parlait à une autre d’aimer Bellamare, elle riait ! Moi seule étais assez obstinée pour vouloir être la compagne de sa misère, le soutien de sa vieillesse, la réhabilitation de sa laideur. Moi seule, qui ne lui avais jamais inspiré de désirs, je connaissais le côté chaste, religieux et vraiment grand de cette âme mobile, ardemment éprise d’idéal. Je voyais son front se dégarnir, ses yeux se creuser, son rire devenir moins franc, et des moments de lassitude profonde qui rendaient son jeu moins net, ses accès de sensibilité plus nerveux, parfois fantasques. Bellamare sentait les premières atteintes du découragement, car il me pressait d’épouser Laurence, et moi, je sentais en lui une sorte de désespoir, comme celui d’un père qui jette sa fille unique dans les bras de l’époux qui va l’emmener pour jamais.

» Je vis l’avenir, la troupe bientôt désunie, l’association rompue, Bellamare seul, cherchant de nouveaux compagnons, tombant dans les mains des exploiteuses et des fripons. Je savais bien que mon influence sur lui et sur les autres, l’appui que j’avais toujours prêté aux sévères économies de Moranbois, la douceur que j’avais mise à calmer les amertumes secrètes et toujours croissantes de Léon, mes remontrances à Anna pour l’empêcher de s’envoler avec le premier venu, retenaient seuls depuis longtemps cette chaîne toujours flottante, dont je rattachais toujours patiemment les anneaux. Et j’allais quitter cet homme de bien, ce noble artiste, ce tendre père, cet ami de quinze ans, parce qu’il était moins jeune et moins beau que Laurence !

» J’eus horreur de cette pensée, je pleurai sottement, sans pouvoir le cacher à celui que mon égoïsme regrettait et que ma fermeté brisait ; mais, tout en pleurant devant lui, tout en sanglotant dans le sein de Bellamare, qui n’y comprenait rien, je renouvelai à Dieu mon serment de ne le jamais quitter, et je me consolai du départ de Laurence, car j’étais contente de moi.

» Et maintenant que trois ans se sont encore écoulés sur mon sacrifice, trois ans qui ont certainement dû guérir Laurence, et durant lesquels j’ai été plus que jamais nécessaire et utile à Bellamare, car je l’ai vu enfin mûrir, se préoccuper du lendemain par affection pour moi, se priver des vains plaisirs pour me soigner quand j’étais souffrante, renoncer aux enivrements qui l’avaient dominé jusque-là, dans la crainte de dissiper les ressources personnelles qu’il voulait me consacrer, en un mot, faire acte d’un homme prévoyant et contenu, la chose la plus impossible pour lui, dans le seul dessein de me soutenir au besoin, — c’est maintenant que je regretterais de ne pas être riche par le fait d’un autre ? J’avouerais à Laurence que j’aurais pu l’aimer, je reviendrais à lui parce qu’il a hérité de son oncle ? Et vous m’estimeriez ? et il pourrait m’estimer encore ? et je n’aurais pas honte de moi-même ? Non, madame, ne craignez rien ; j’ai trop étudié Chimène dans le texte pour n’avoir pas compris et adopté la devise espagnole : Soy quien soy. Je me souviens trop d’avoir eu un père honnête homme pour manquer de dignité. J’ai trop aimé Bellamare pour perdre l’habitude de le préférer à tout. Vous pouvez dire à Laurence tout ce que je viens de vous dire, vous pouvez même ajouter qu’à présent je suis sûre de Bellamare, et qu’au premier jour je compte lui offrir ma main. Et, s’il est vrai, s’il est possible que Laurence ait encore quelque émotion en se rappelant le passé, soyez sûre qu’il aime trop Bellamare pour être jaloux de celui qui fut son meilleur ami. À présent, embrassez-moi sans effort et sans crainte, et comptez que vous avez en moi le cœur le plus dévoué à votre cause, le plus désintéressé devant votre bonheur.

— Ah ! ma chère Impéria, s’écria la comtesse, qui la serrait dans ses bras, quelle femme vous êtes ! Dans mes jours d’orgueil, je me suis souvent posée à mes propres yeux comme une grande héroïne de roman ! Que j’ai toujours été loin de vous, moi qui mettais ma gloire à savoir attendre de loin et sans péril, tandis que vous vous consacriez au martyre d’attendre, avec le spectacle de tant de désenchantements sous les yeux ! Quand j’attendais ainsi, je savais que Laurence, retiré dans son village et sacrifiant tout au devoir filial, se purifiait et se rendait à son insu digne de moi… Et vous, attachée aux pas de celui que vous aimez, vous regardiez ses fautes, vous partagiez ses misères, et vous ne vous découragiez pas !

— Ne parlons plus de moi, dit Impéria, songeons à ce que vous devez faire pour que nous soyons tous heureux.

— Je veux parler à Bellamare, répondit vivement madame de Valdère.

C’était inutile, Bellamare m’avait rejoint dans le boudoir. Il avait tout entendu, il était comme suffoqué par la surprise ; puis, saisi tout à coup d’une grande exaltation, il s’élança dans le salon, et, s’adressant à madame de Valdère et à Impéria :

— femmes honnêtes ! s’écria-t-il, que vous êtes cruelles sans le savoir ! Que de fautes, que de souillures vous nous épargneriez si vous nous preniez pour ce que nous sommes en amour, des enfants prêts à recevoir l’impulsion qu’on leur donne !… Impéria ! Impéria ! si j’avais soupçonné plus tôt… Voilà ce que c’est que de se trop défendre de la fatuité ! voilà ce que c’est que de n’être ni avantageux, ni égoïste, ni calculateur en rien ! Comme tu m’en as puni, toi qui d’un mot eusses pu me rendre digne de toi dix ans plus tôt ! Et me voilà vieux, me voilà peut-être indigne du bonheur que tu veux me donner !… Non, ne le crois pas, pourtant ! je ne veux pas que tu le croies. Je veux que ce qui est soit ! Ah ! ce rêve que je n’ai jamais osé dire, je l’ai fait mille fois, et tu ne t’en es pas doutée. Je t’ai aimée follement, Impéria, mal aimée, j’en conviens, puisque je ne songeais qu’à l’oublier ou à m’en défendre par tous les moyens. Je voulais te marier à Laurence, je voulais m’étourdir dans les plaisirs qui grisent et qui passent ! Tu en as souffert quand tu pouvais si facilement m’y soustraire ! Qu’est-ce donc que la fierté de la femme ? Une grande et belle chose, j’en conviens, mais un supplice dont nous ne connaissons que la rigueur et ne voyons pas l’utilité. Avoue que tu as trop douté de moi, avoue-le, si tu veux que je ne me méprise pas d’en avoir trop douté aussi !… — Et vous, madame, dit-il en s’adressant à la comtesse, vous avez fait comme elle ; c’est donc là le roman de la femme généreuse ! Eh bien, il n’est pas généreux du tout, puisqu’il ajourne le bonheur au profit de je ne sais quel idéal que vous cherchez au zénith de la vie quand il est sous votre main !…

— Tu nous grondes, lui dit Impéria : ne dirait-on pas que nous sommes les coupables, et vous…

— Tais-toi, tais-toi ! s’écria Bellamare, toujours plus exalté ; tu ne vois pas que je suis fou d’orgueil en ce moment-ci, que je me justifie, que je me défends, et, chose qui ne m’est jamais arrivée, que je me chéris et m’admire ? Puisque tu m’aimes, toi, il faut bien que je sois quelque chose de grand et d’excellent. Laisse-moi me l’imaginer, car, si je venais à retomber dans la notion de moi-même, j’aurais peur pour ta raison. Laisse-moi divaguer, laisse-moi être insensé, ou il faudra que j’éclate ! Il parla encore un peu au hasard, comme un comédien qui, ne trouvant pas son rôle assez monté au gré de son émotion, l’improviserait sans en avoir conscience. Il était aisé de voir qu’il avait aimé Impéria plus énergiquement qu’elle ne l’avait voulu croire, et que la crainte du ridicule, si puissante sur un esprit façonné à représenter les ridicules humains, avait paralysé ses élans en toute occasion. Il finit par pleurer comme un enfant, et, comme je voulais parler de Laurence et convenir de quelque chose avec madame de Valdère, il avoua qu’il perdait la tête et avait besoin de ne penser qu’à lui-même. Il s’enfuit dans les bois, où nous le vîmes courir et parler seul comme un insensé. J’admirai cette puissance de l’émotion personnelle dont le foyer, si souvent excité au profit des autres, brûlait encore en lui comme chez un jeune homme.

Cinq jours après, Laurence était revenu à Bertheville ; il y avait trouvé madame de Valdère, qui l’attendait pour lui ménager une grande surprise. Il rapportait toutes les actes nécessaires à la prochaine publication de leurs bans. Elle ne lui permit pas de parler affaires et projets ; cette soirée devait être consacrée au bonheur de se revoir et de résumer le passé dans une douce quiétude.

J’arrivai, comme j’en avais été sommé par elle, à la fin du dîner. Non-seulement j’étais initié à ce qui se préparait, mais j’y avais beaucoup travaillé, et je ne devais pas perdre Laurence de vue pendant que la comtesse le quitterait. Elle s’était fait apporter une toilette exquise, qu’elle alla passer très-vite, et, quand elle revint dire à Laurence de lui donner la main pour la conduire au salon, elle était éblouissante. Il y avait bien de quoi perdre la tête et oublier l’intéressante, mais chétive Impéria. Dans le salon, elle lui dit :

— J’ai fait la maîtresse ici en votre absence comme si j’étais déjà chez moi. Vous allez prendre le café dans la grande salle du bas, dont j’ai pressé la restauration complète. Je tenais à vous faire voir ce bel ouvrage terminé, les boiseries achevées, le parquet brillant, les vieux lustres posés et allumés. On a essayé aussi le chauffage, qui est délicieux. Rien ne fume, venez voir, et, si vous n’êtes pas content de ma gestion, ne me le dites pas, j’en aurais trop de chagrin.

Nous passâmes dans la grande salle, dont l’emploi n’avait pas encore été déterminé par Laurence. C’était une ancienne salle de conseil qui n’avait rien à envier à celle de Saint-Vandrille. L’architecture en était si bien conservée et les boiseries d’un si bon style, qu’il en avait souhaité et opéré le rétablissement sans autre but que l’amour de la restauration. Il admira l’effet général et ne demanda pas pourquoi une grande toile verte coupait et masquait tout le fond. Il pensa que cela cachait les échafaudages qu’on n’avait pas eu le temps d’enlever. Le secret de nos rapides préparatifs n’avait pas transpiré. Il ne se doutait réellement de rien. Alors, un petit orchestre invisible que nous avions fait venir de Rouen joua une ouverture classique, la toile d’emballage qui cachait le fond tomba, et laissa paraître une autre toile rouge et or qu’encadrait la devanture d’un joli petit théâtre improvisé. Laurence tressaillit.

— Qu’est-ce donc ? dit-il, la comédie ? Je ne l’aime plus, je ne pourrai pas l’écouter !

— Ce sera court, lui répondit la comtesse. Vos ouvriers, dont vous avez su vous faire aimer, ont imaginé de vous donner ce divertissement : ce sera très-naïf ; soyez-le aussi, sachez-leur gré de l’intention.

— Bah ! dit Laurence, ils vont être prétentieux et ridicules !

Il regarda le programme, c’était une représentation de fragments. On allait jouer les scènes de nuit iii, viii et ix du cinquième acte du Mariage de Figaro.

— Allons ! dit Laurence, ils sont fous, ces braves gens ; mais j’ai été un si mauvais Almavive dans mon temps, que je n’ai le droit de siffler personne.

La toile se leva. Figaro était en scène. C’était Bellamare dans un joli costume, se promenant dans l’obscurité du décor avec une grâce et un naturel inimitables. Je ne sais si Laurence le reconnut tout de suite. Moi, j’hésitais à le reconnaître. Je n’étais pas habitué à ces soudaines transformations. Je croyais que le costume et le fard en faisaient tout le secret. Je ne savais pas que l’acteur de talent rajeunit en réalité par je ne sais quelle mystérieuse opération de son sentiment intérieur. Bellamare était admirablement fait et toujours souple. Il avait la jambe fine, élastique, la ceinture dégagée, les épaules légères, la tête bien proportionnée et bien attachée. Sa résille rose mariait adroitement son ton vif au fard plus sobre de ses joues. Son petit œil noir était un fin diamant. Ses dents y toujours belles, brillaient dans la demi-teinte de la nuit simulée sur la scène. Il avait trente ans au plus, il me sembla charmant. Je redoutais d’entendre son organe défectueux. Il dit les premiers mots de la scène : Ô femme ! femme ! femme ! créature décevante ! et cette voix comique, empreinte de je ne sais quelle tristesse intérieure bien sentie, ne me choqua pas plus que celle de Samson, qui m’avait tant de fois remué et pénétré. Il continua. Il disait si bien ! Ce monologue est si charmant, et il l’avait si finement creusé et compris ! Je ne sais si j’étais influencé par tout ce que je savais du personnage réel, mais l’acteur me parut admirable. J’oubliai son âge, je compris l’amour obstiné d’Impéria, j’applaudis avec enthousiasme.

Laurence était immobile et muet. Ses yeux étaient fixes, il paraissait changé en statue. Il retenait son haleine, il ne cherchait pas à comprendre ce qu’il voyait. La sueur perla à son front quand, passant à la scène viii, Suzanne entra et entama le dialogue avec Figaro. C’était Impéria ! Madame de Valdère était pâle comme la mort. Laurence, devinant son anxiété, se tourna vers elle, lui prit la main et la tint contre ses lèvres tout le temps que dura la scène. C’est un rapide duo d’amour à teinte chaude. Les deux amis la jouèrent avec feu. Impéria me parut aussi rajeunie que Bellamare ; elle était pleine de verve et d’animation, on eût dit que la pauvre fatiguée avait de la vitalité à revendre.

Lambesq vint ensuite simuler avec plus d’énergie que de distinction la colère d’Almaviva. Chérubin se montra un instant sous les traits d’Anna, dont l’embonpoint précoce semblait avoir disparu, tant elle portait avec aisance et gentillesse ses habits de page. Moranbois parut aussi sous le grand chapeau de Basile, qui rendait plus creuse sa figure pâle et flétrie. Ils ne dirent que quelques mots. Léon avait esquissé un rapide ensemble qui pût tenir lieu de dénoûment et faire oublier les rôles qui manquaient. On n’avait voulu que se montrer tous bien vivants à Laurence et faire refleurir un instant pour lui les roses d’antan au milieu des neiges de la saison. Léon lui exprima, au nom de tous, ce sentiment fraternel et tendre en quelques vers bien tournés et bien dits.

Laurence alors s’élança vers eux, les bras ouverts, en même temps qu’ils sautaient légèrement de l’estrade pour courir à lui. Madame de Valdère respira en voyant que son fiancé embrassait Impéria comme les autres, avec autant de joie et aussi peu d’embarras.

Laurence, en voyant la brave fille embrasser aussi avec effusion madame de Valdère, comprit ce qui s’était passé entre elles.

— Nous avons appris ton bonheur, lui dit Impéria ; nous avons voulu te dire le nôtre. Bellamare et moi, fiancés depuis longtemps, avons décidé en Amérique de nous marier dès notre retour en France. C’est donc notre visite de faire part que nous te rendons.

Laurence fit un cri de surprise.

— Et pourtant, dit-il, j’y avais penné vingt fois !

— Et tu ne pouvais pas le croire ? lui dit Bellamare. Moi qui n’y avais jamais pensé dans ce temps-là, je ne peux pas le croire encore. C’est si invraisemblable ! Es-tu jaloux de ma chance ? ajouta-t-il tout bas.

— Non, répondit Laurence de même, tu la mérites, justement parce que tu ne l’as pas cherchée. Si j’étais encore amoureux d’elle, ton bonheur me consolerait de ma blessure ; mais l’inconnue a triomphé en se faisant connaître ; je suis à elle, et bien à elle, pour toujours !

Les acteurs allèrent se déshabiller. Laurence, aux pieds de la comtesse, dans le salon où je faillis entrer étourdiment et dont je m’éloignai sans qu’ils m’eussent aperçu, bénissait sa délicate confiance et lui jurait qu’elle ne s’en repentirait jamais.

J’allai flâner un peu curieusement autour des acteurs. Je rencontrai Impéria, rhabillée et très-bien mise, avec une toilette de ville qui paraissait encore fraîche, bien qu’elle eût joué nombre de fois, me dit-elle, la Dame aux camellias à New-York. Dans une autre chambre, où j’aperçus Moranbois, je crus pouvoir entrer, et reculai de surprise en voyant Chérubin allaitant son poupon. L’enfant s’interrompait pour rire en promenant ses gros doigts roses sur la veste à boutons d’or du page.

— Entrez, entrez, me cria l’actrice travestie ; venez voir comme il est beau !

Elle lui ôta son lange, et, l’élevant dans ses bras, elle couvrit de son enfant nu sa poitrine nue, purifiée par cet embrassement passionné.

— Ne me demandez pas qui est son père, ajouta-t-elle ; ce cher amour ne le saura pas, et il sera bien heureux. Il n’aura que moi ! L’homme à qui je dois cet enfant-là, et qui ne s’en soucie pas, est un ange pour moi, puisqu’il me le laisse à moi toute seule !

— Vous ne craignez pas, lui dis-je en admirant le marmot, qui était magnifique, que cette vie agitée ne le fatigue ?

— Non, non, reprit-elle. J’en ai perdu deux que l’on m’a fait mettre en nourrice, sous prétexte qu’ils seraient mieux soignés. J’ai bien juré que, si j’avais le bonheur d’en avoir un autre, il ne me quitterait pas. Est-ce qu’un enfant peut être mal dans les bras, de sa mère ? Celui-là est né sous un quinquet, dans la coulisse, comme je sortais de scène. Il est toujours dans la coulisse quand je joue, et il ne crie pas ; il sait déjà qu’il ne faut pas crier là. Il est content de me voir en costume : il aime le clinquant. Il est fou de joie quand je suis en rouge ; il adore les plumes !

— Et il sera comédien ? demandai-je.

— Certainement, pour ne pas me quitter… D’ailleurs, si c’est le plus dur des métiers, c’est encore celui où l’on a, de temps en temps, le plus de bonheur.

— Allons ! dit Moranbois, rhabille-toi et donne moi mon filleul.

Il prit l’enfant, le traita tendrement de crapaud, et le promena dans les corridors en lui chantant de sa voix caverneuse et fausse je ne sais quel air impossible à reconnaître, mais que le marmot goûta fort et essaya de chanter aussi à sa manière.

Un souper exquis et ravissant nous réunit tous de minuit à six heures du matin. Les cristaux de Venise étincelaient de leurs vives couleurs au feu des bougies. Les fleurs de la serre, étagées sur un gradin circulaire, nous entouraient de parfums printaniers, pendant que la neige continuait à joncher le parc éclairé par la pleine lune. Nous étions plus bruyants à nous huit qu’une bande d’étudiants. On parlait tous à la fois, on trinquait à tous les souvenirs, et puis on se mettait à écouter Bellamare racontant, avec un charme incomparable que Laurence ne m’avait nullement exagéré : sa campagne d’Amérique, une répétition musicale où l’on avait juré de ne pas s’interrompre ni de manquer la mesure en franchissant en steamer les rapides du Saint-Laurent, une nuit de bombance à Québec où l’on avait soupé à la lueur de l’aurore boréale, une nuit de détresse où l’on s’était perdu dans la forêt vierge, des jours de fatigue et de jeûne dans le désert au delà des grands lacs, une rencontre fâcheuse avec des sauvages, une autre avec des troupeaux de bisons, de grandes ovations en Californie, où l’on avait eu des Chinois pour machinistes, etc. Quand il nous avait enchaînés par ces récits, il nous conviait à rire et à chanter ; puis on s’arrêtait pour écouter le grand silence de l’hiver au dehors, et ces moments de recueillement pénétraient Laurence d’un sentiment de repos moral, intellectuel et physique, dont il appréciait enfin la solennelle douceur.

Madame de Valdère fut adorable. Elle s’amusait comme une enfant ; elle tutoyait Impéria, qui le lui rendait pour ne pas l’affliger. Par moments aussi, elle tutoyait Bellamare sans s’en apercevoir. Bellamare était déjà un vieux ami pour elle un confident éprouvé. Entre elle et Impéria, ces deux femmes irréprochables dont il avait été le père, il se sentait réhabilité, disait-il, de ses vieux péchés.

Purpurin servait, on l’avait travesti en nègre.

À la fin du souper, Laurence interpella Moranbois en lui donnant son sobriquet primitif, que l’Hercule ne permettait qu’à ses meilleurs amis.

— Cocanbois, lui dit-il, où est ta caisse ? Je suis toujours associé, je veux voir le fond de ta caisse.

— C’est facile, répondit le régisseur sans se troubler. Nous sommes justement venus ici pour te rendre tes comptes.

Et il tira de sa poche un massif portefeuille éraillé, fermé à clef, dont il tira cinq billets de banque.

On la connaît, ta plaisanterie ! reprit Laurence. Passe-moi ton ustensile.

Il regarda le portefeuille. La somme qu’on lui rapportait prélevée, il y restait trois cents francs.

— Éternels boulotteurs ! dit en riant Laurence, il est bien heureux que vous ayez enfin joué proprement ce soir ! — Allons, ma femme, dit-il en s’adressant à la comtesse, puisque, ce soir, on se tutoie, va chercher la recette de nos artistes, c’est à toi de l’apprécier.

Elle l’embrassa au front devant nous tous, prit la clef qu’il lui tendait, disparut et revint vite.

Quand elle eut rempli et bourré le portefeuille du régisseur, il y avait pour deux cent mille francs de valeurs dans la caisse.

— Ne répliquez pas, dit-elle à Bellamare ; ma part est de moitié : c’est la dot d’Impéria.

— Je donne aujourd’hui ma part de recette à mon filleul, dit Moranbois sans s’émouvoir.

— Et moi la mienne à Bellamare, dit Léon. J’ai hérité aussi d’un oncle, non pas millionnaire, mais j’ai de quoi vivre.

— Et tu nous quittes ? dit Bellamare en laissant tomber avec effroi le portefeuille. Ô fortune ! si tu nous désunis, tu n’es bonne qu’à nous allumer le punch !

— Moi, vous quitter ! s’écria Léon, pâle aussi, mais de l’air inspiré d’un auteur qui a trouvé son dénoûment, jamais ! pour moi, il est trop tard ! L’inspiration est une chose folle qui veut un milieu impossible ; si je deviens un vrai poëte, ce sera à la condition de ne pas devenir un homme sensé. Et puis… ajouta-t-il avec un peu de trouble, Anna, il me semble que ton enfant crie !

Elle se leva et passa dans la pièce voisine, où l’enfant dormait dans son berceau sans s’inquiéter de notre tapage.

— Mes amis, dit alors Léon, l’émotion de cette nuit d’ivresse et d’amitié a été si vive pour moi, que je veux ouvrir mon cœur trop longtemps fermé. Il y a un remords dans ma vie ! et ce remords s’appelle Anna. J’ai été le premier amour de cette pauvre fille, et je l’ai mal aimée ! C’était une enfant sans principes et sans raison. C’était à moi, homme, de lui donner une âme et un cerveau. Je ne l’ai pas su, parce que je ne l’ai pas voulu. Je me suis cru un trop grand personnage intellectuel pour travailler à une bonne action dont j’aurais recueilli le fruit. J’étais dans l’âge des hautes ambitions, des rancunes amères et des illusions folles. « À quoi bon, me disais-je, me consacrer au bonheur d’une femme, quand toutes les autres doivent m’en donner ? » C’est ainsi que raisonne la présomptueuse jeunesse. J’arrive à l’âge mûr, et je vois que, dans les autres milieux, les femmes ne valent pas mieux que dans le nôtre. Si elles ont plus de prudence et de retenue, elle ont moins de dévouement et de sincérité. Les fautes qu’Anna a commises, elle eût pu ne pas les commettre, si j’eusse été patient et généreux ; à présent, cette fille égarée est une tendre mère, si tendre, si courageuse, si touchante, que je lui pardonne tout ! Je ne suis pas bien sûr d’être le père de son enfant, n’importe ! Si je rentrais dans le monde, épouser avec ce doute serait ridicule et scandaleux. Dans la vie que nous menons, c’est une bonne action : d’où je conclus que, pour moi, le théâtre sera plus moral que le monde. Donc, j’y reste et je m’y enchaîne sans retour. Bellamare, tu m’as souvent reproché d’avoir profité de la faiblesse d’une enfant et de l’avoir dédaignée pour cette faiblesse, qui eût dû m’attacher à elle. Je ne voulais pas accepter ce reproche. Je sens à présent qu’il était mérité, qu’il a été le point de départ de ma misanthropie. Je veux m’en débarrasser, j’épouserai Anna. Elle croit que j’ai eu pour elle un retour d’amour, mais que je ne le prends pas au sérieux, et que mes éternels soupçons rendront notre union impossible. Elle ne me permet pas de croire que son enfant m’appartient. Elle le nie pour me punir d’en douter ; eh bien, je ne veux rien savoir. J’aime l’enfant, et je veux l’élever. Je veux réhabiliter la mère. Je vous le jure en son absence, mes amis, pour que vous me serviez de garants auprès d’elle : je jure d’épouser Anna…

— Et tu feras bien, s’écria Bellamare, car je suis sûr, moi, qu’elle t’a toujours aimé. — Allons ! dit-il en s’adressant au jour naissant qui, mêlé bizarrement au clair de lune, nous envoyait une grande lueur bleue à travers les fleurs et les bougies, parais, petit jour caressant, le plus beau de ma vie ! Tous mes amis heureux, et moi… moi ! Impéria ! ma sainte, ma bien-aimée, ma fille ! nous allons donc enfin faire de l’art ! — Écoute, Laurence ! si j’accepte le capital que tu me prêtes…

— Pardon, dit Laurence, j’espère que cette fois il ne sera pas question de restitution. Je te connais, Bellamare, l’obstacle éternel de ta vie, c’est ta conscience. Avec un capital plus mince que celui que je mets dans tes mains, tu te serais tiré d’affaire, si tu ne l’avais toujours dû à des amis que tu ne voulais pas ruiner. Avec moi, tu ne peux pas avoir cette crainte. Mon offrande ne me gênera même pas, et, quand elle me gênerait un peu, quand j’aurais à retrancher quelque chose à ma trop large opulence… Tu m’as donné trois ans d’une vie bien remplie qui a emporté toute l’écume de ma jeunesse, et dont il ne m’est resté que l’amour d’un idéal dont tu es l’apôtre et le professeur le plus persuasif et le plus persuadé… Tu as formé mon goût, tu as élevé mes idées, tu m’as appris le dévouement et le courage… Tout ce que j’ai de jeune et de généreux dans l’âme, c’est à toi que je le dois. Grâce à toi, je ne suis pas devenu sceptique. Grâce à toi, j’ai le culte du vrai, la confiance au bien, la puissance d’aimer. Si je suis encore digne d’être choisi par une femme adorable, c’est qu’au travers d’une vie folle comme un rêve, tu m’as toujours dit : « Mon enfant, quand les anges passent dans la poussière que nous soulevons, mettons-nous à genoux, car il y a des anges, quoi qu’on en dise ! » Je suis donc à jamais ton obligé, Bellamare, et ce n’est pas avec un ou deux ans de mon revenu que je peux m’acquitter envers toi. L’argent ne paye pas de pareilles dettes ! Je t’ai compris ; tu veux faire de l’art et non plus du métier. Eh bien, mon ami, recrute une bonne troupe pour compléter la tienne et joue de bonnes pièces toujours. Je ne crois pas que tu fasses fortune, il y a tant de gens qui aiment l’ignoble ! mais je te connais, tu seras heureux dans ta médiocrité, dès que tu pourras servir la bonne littérature et appliquer la bonne méthode sans rien sacrifier aux exigences de la recette.

— Voilà ! répondit Bellamare radieux et pénétré. Tu m’as compris, et mes chers associés me comprennent. Ô idéal de ma vie ! n’être plus forcé de faire de l’argent pour manger ! Pouvoir dire enfin au public : « Viens à l’école, mon petit ami. Si le beau t’ennuie, va te coucher. Je ne suis plus l’esclave de tes gros sous. Nous n’allons pas échanger des balivernes contre du pain. Nous en avons, du pain, tout comme toi, mon maître, et nous savons fort bien le manger sec plutôt que de le tremper dans la fumée de ton cynisme intellectuel. Petit public qui fais les gros profits, apprends que le théâtre de Bellamare n’est pas ce que tu penses. On peut s’y passer de toi quand tu boudes ; on peut y attendre ton retour quand le goût du vrai te reviendra. C’est un duel entre nous et toi. Tu te mets en grève ? soit ! nous jouerons encore mieux devant cinquante personnes de goût que devant mille étourneaux sans jugement. » Mais… voyez au plafond ce rayon rouge qui fait paraître blêmes toutes nos figures fatiguées du passé, et qui, tout à l’heure, descendant sur nos fronts, les fera resplendir des joies de l’espérance ! C’est le soleil qui se lève, c’est la splendeur du vrai, c’est la rampe éblouissante qui monte de l’horizon pour éclairer le théâtre où toute l’humanité va jouer le drame éternel de ses passions, de ses luttes, de ses triomphes et de ses revers. Nous sommes, en tant qu’histrions, des oiseaux de nuit, nous autres ! Nous rentrons dans l’ombre du néant quand la terre grouille et s’éveille ; voici enfin un beau matin qui nous sourit comme à des êtres réels et qui nous dit : « Non, vous n’êtes pas des spectres ; non, le drame que vous avez joué cette nuit n’est pas une fiction vaine : vous avez tous saisi votre idéal, et il ne vous échappera plus. Vous pouvez aller dormir, mes pauvres ouvriers de la fantaisie ; vous êtes à présent des hommes comme les autres, vous avez des affections puissantes, des devoirs sérieux, des joies durables. Vous ne les avez pas achetés trop cher ni trop tard : regardez-moi en face, je suis la vie, et vous avez enfin droit à la vie ! »

L’enthousiasme de Bellamare nous gagna tous, et il n’y eut personne qui ne pensât que le bonheur est dans le sentiment que nous en avons, nullement dans la manière dont l’avenir tient ses promesses. J’étais enivré comme les autres, moi qui n’avais pas eu d’autre fonction et d’autre mérite dans toute cette aventure que de me dévouer durant quelques jours à hâter et à assurer le bonheur des autres.

Quand je me retrouvai seul, plusieurs jours après, dans la chaîne prosaïque de ma vie nomade, ce souper de comédiens dans l’ancien monastère de Bertheville m’apparut comme un rêve, mais comme un rêve si romanesque et si singulier, que je me promis bien de tenir ma promesse à Laurence, et de le recommencer avec les mêmes convives aussitôt que les circonstances le permettraient.



FIN