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Le Capitaine Robinson, Récit du Cap Horn

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LE
CAPITAINE ROBINSON
RECIT DU CAP HORN


I

C’est un curieux spectacle que celui d’une baleine qui prend ses ébats au milieu des vastes solitudes de l’Océan. Émergeant du fond des abîmes, l’énorme cétacé montre au-dessus des flots son dos fauve, sur lequel des algues ont pris racine comme sur un rocher. Il agite brusquement ses nageoires, s’élance en avant, et du milieu de son front jaillit, pareil à une trombe, un jet d’eau que le vent disperse au loin comme un brouillard illuminé des couleurs changeantes du prisme. Après avoir ainsi respiré, la baleine ouvre sa gigantesque bouche, dans laquelle se précipitent en masse, entraînés par une puissante attraction, les petits poissons qui servent à nourrir ce grand corps. Du haut des airs accourent avec des cris plaintifs les goélands et les damiers qui s’en vont, d’une aile inquiète, demander aux flots une pâture incertaine. L’apparition du géant des mers leur a révélé la présence de ces bancs de poissons qui voyagent en troupes serrées et exécutent à des époques fixes de mystérieuses migrations. L’albatros, — que les anciens navigateurs nommaient « le mouton du cap Horn, » — môle son bêlement étrange aux assourdissantes clameurs de ses congénères : paresseux et glouton, il réclame sa part du festin. Ainsi escortée par les oiseaux aux pieds palmés qui se plaisent au sein des tempêtes, la baleine poursuit sa marche ; mais, toute-puissante qu’elle soit, elle n’ignore pas que des ennemis redoutables s’acharnent à sa poursuite. Prudente et timide dans ses allures, elle semble préoccupée de soustraire à des attaques invisibles ce corps monstrueux qui n’a pas mis moins d’un siècle à se développer. La nature, on le conçoit, a dû donner à un haut degré l’instinct de la conservation aux animaux d’une dimension considérable, qu’elle a doués du privilège de vivre deux et trois fois plus longtemps que l’homme. Au moindre bruit suspect, la baleine plonge, se cache, et reste sous l’eau jusqu’à ce que le besoin de renouveler sa provision d’air la force à reparaître au-dessus des vagues. Cependant, au milieu des dangers qui troublent son existence, elle a parfois des heures de tranquille oubli. On la voit alors, dans un état de somnolence et d’abandon, flotter sur la plaine liquide comme un îlot et se balancer à la houle.

Par une froide matinée de mars, — c’est-à-dire vers la fin de l’été dans l’hémisphère austral, — une vieille baleine, qui avait peut-être vu aux jours de sa jeunesse passer au-dessus de sa tête les galions d’Espagne, dormait ainsi aux environs du cap Horn. Le vent soufflait par rafales ; entre deux nuages qui versaient au loin des torrens de pluie et des tourbillons de grêle, le soleil lançait sur la mer de pâles rayons. Un gros navire américain, le Jonas, — armé pour la pêche dans le port de Salem, état de Massachusetts, — croisait sous ces mornes latitudes. Ce bâtiment, qui avait ses basses voiles enlevées, courait sous ses huniers, heurtant la lame avec sa large proue. Deux hommes placés en vigie sur les barres de perroquet exploraient l’horizon avec leurs longues-vues. De la position élevée qu’ils occupaient, ils pouvaient voir les montagnes de la Terre de Feu déjà couvertes de frimas à leur sommet, comme pour démentir le nom que lui ont imposé les géographes. Du côté du large, des bancs de glace gros comme des cathédrales et bizarrement découpés voguaient avec une majestueuse lenteur, chassés par les vents du pôle, qui les envoient se fondre et disparaître dans des mers plus chaudes.

Le Jonas marchait toujours, cinglant dans la direction de la baleine, encore fort éloignée, et que personne à bord n’avait aperçue. Au moment où le navire allait changer sa bordée, le monstre, qui sommeillait tranquillement, s’éveilla aux cris des oiseaux voltigeant autour de lui, et le jet d’eau qu’il lança le trahit aux regards attentifs des pêcheurs.

— Baleine devant nous ! cria l’un des deux marins placés en vigie, et l’autre, étendant le bras dans une direction opposée, dit à son tour d’une voix forte : — Une chaloupe derrière les glaces !

Électrisé par le premier de ces deux appels, l’équipage s’empressa de mettre les pirogues à la mer. Dès que la quille des légères embarcations eut touché les flots, les marins y prirent place, emportant avec eux les harpons et les longues cordes soigneusement roulées dans des bailles. Chacun fut à son poste en un instant, le harponneur en tête, les rameurs sur leurs bancs, et le chef de pirogue à l’aviron de queue… Poussées par six paires de bras vigoureux, les chaloupes baleinières volaient sur les vagues comme la lame du patin qui mord une glace rugueuse, et l’énorme bête contre laquelle était dirigée cette attaque en règle continuait sa paisible promenade. La régularité de ses allures indiquait assez que la baleine n’avait rien entendu ; les pirogues s’en approchèrent avec précaution, et un premier harpon, lancé par une main exercée, étant venu s’abattre sur son large dos, s’y enfonça si profondément, que la bête, piquée au vif, tressaillit, fouetta l’eau de sa queue et plongea. Un second harpon la frappa de nouveau quand elle reparut à la surface de l’Océan, et cette fois des flots de sang se mêlèrent au jet d’eau qui jaillit de son front. Elle plongea encore, entraînant à sa suite les pirogues que la pointe des harpons rivait à ses flancs blessés ; les pêcheurs défilaient avec précaution les interminables lignes que le frottement contre le bord des canots eût enflammées, si elles n’avaient été mouillées sans relâche. Tandis que la baleine, harcelée par des dards tranchans comme la faux, se débattait et rougissait de son sang les eaux vertes de la mer, le capitaine du Jonas gouvernait de manière à rejoindre la chaloupe qui venait d’être signalée. La frêle barque, munie d’une petite voile, semblait s’en aller au gré du vent. Les lames la ballottaient d’un bord sur l’autre, et ceux qui la montaient ne faisaient aucun effort pour s’éloigner de la montagne de glace qui la couvrait de son ombre. De grosses vagues déferlaient avec bruit contre les parois à pic de la banquise blanche comme la neige, et derrière laquelle Il se creusait des remous et des tourbillons menaçans. Il y eut un moment où le bloc gigantesque, miné par les assauts réitérés de la houle, perdit l’équilibre et chavira pour reparaître bientôt sous une nouvelle forme, plus bizarre que la première, tout découpé de mille aspérités pareilles à des clochetons. La mer s’émut au plongeon de la montagne de glace, et un cri de détresse partit de la chaloupe, qui faillit être submergée au fond des gouffres entr’ouverts autour d’elle. Le grand navire lui-même fut ébranlé par les oscillations violentes qu’imprimait aux flots le balancement de cette masse immense en reprenant peu à peu son aplomb. Cependant, par une manœuvre habile, le capitaine réussit à s’approcher de la chaloupe. À la vue des malheureux qu’elle contenait, le cœur du vieux marin se serra. Il y avait à l’avant du frêle esquif un matelot à demi nu, la tête renversée en arrière, qui ne donnait plus signe de vie. Près du gouvernail, une négresse enveloppée dans une couverture soutenait sur ses genoux et entourait de ses deux bras une jeune fille au teint pâle. Celle-ci grelottait sous ses vêtemens tout imprégnés d’eau salée, et à ses petites mains blanches comme l’ivoire brillaient des bagues ornées de diamans.

— Monsieur James, dit le capitaine Robinson en s’adressant à son premier officier, faites préparer un fauteuil pour qu’on puisse hisser à bord ces naufragés, qui semblent à bout de forces.

L’officier se fit descendre au fond de la barque avec quelques hommes de l’équipage, au risque de sombrer avec elle. Secoué par les vagues frémissantes, le canot s’éloignait brusquement du gros navire pour s’en rapprocher de si près qu’on eût dit qu’il allait se briser contre les flancs de celui-ci. Il fallut toute la prudence et l’adresse du hardi baleinier et de ses matelots pour défendre la petite embarcation contre les flots qui menaçaient de la submerger. La négresse fit éclater sa joie quand elle vit le fauteuil s’abaisser du haut de la grand’vergue du Jonas, elle aida les marins à y attacher sa maîtresse ; ses bras tendus vers le ciel semblaient vouloir soutenir encore la jeune fille qui s’élevait insensiblement au-dessus de l’abîme.

— Hisse, hisse tout doucement, dit à demi-voix le capitaine Robinson.

La jeune femme, arrachée à une mort imminente, se balança pendant quelques secondes au milieu de l’espace, puis fut ramenée sur la dunette du Jonas, d’où on la descendit dans la chambre du capitaine. Deux minutes après, la négresse était auprès d’elle, lui prodiguant les soins les plus empressés et couvrant de larmes et de baisers les mains du marin qui venait de la sauver.

— Et l’homme qui est resté dans la chaloupe ? demanda le capitaine.

— Il est mort, répondit l’officier ; ses membres sont raides et glacés, son cœur a cessé de battre. Envoyez-nous, s’il vous plaît, un boulet de canon, pour que nous le fassions couler après l’avoir enveloppé dans la voile du canot.

— Avez-vous peur qu’il ne revienne nous hanter sous la forme d’un fantôme ? Le temps presse, monsieur !

— Je ne crains pas plus les morts que les vivans, répondit M. James ; mais je n’aime pas à priver le corps d’un marin de la sépulture à laquelle il a droit…

— Revenez à bord avec vos matelots, monsieur, répliqua sèchement le capitaine ; ne vous exposez pas plus longtemps pour un cadavre. Le temps presse, vous dis-je.

L’officier dut obéir ; il remonta, lui et ses hommes, sur le pont du Jonas, au moyen des cordages qui avaient servi à descendre le fauteuil. La chaloupe, abandonnée à elle-même, devint le jouet des flots. Lancée par le ressac de la vague, elle heurta avec fracas le bord du trois-mâts, et disparut dans un tourbillon d’écume. Le corps inanimé qu’elle portait continua de flotter sur l’immense Océan, et les baleiniers accoudés sur le bord le suivaient du regard avec une douloureuse sympathie et avec une secrète terreur. Nul d’entre eux n’était assuré d’avoir un sort meilleur !


II

Tandis que le capitaine Robinson veillait à ce que rien ne manquât aux deux femmes qui venaient d’être sauvées par ses ordres, les pirogues de pêche ramenaient à grand renfort d’avirons, vers le Jonas, la vieille baleine, qui avait enfin succombé sous les coups répétés des harponneurs. Quand elle fut rangée le long du navire, on l’y fixa par de solides amarres ; les canots effilés ayant été de nouveau hissés sur le pont, on les y replaça la quille en l’air l’un auprès de l’autre, et les marins, chaussés de lourdes bottes armées de crampons en fer, descendirent sur le dos de l’immense cétacé. Un grand feu brilla bientôt sous les chaudières ; la chair grasse et huileuse de la baleine, détachée en larges bandes au moyen d’instrumens tranchans semblables à ceux dont on se sert pour couper la glace sur nos rivières, commença à bouillir et à se fondre en couvrant le navire d’épais nuages d’une sombre fumée. Les oiseaux de l’Océan, attirés par la vue du gigantesque cadavre pendu aux flancs du navire et par l’odeur de l’huile qui suintait des débris adipeux flottant sur la surface des vagues, firent retentir l’espace de leurs cris discordans. Ils se mirent à voltiger en foule autour de la mâture du Jonas, comme on voit en hiver les corbeaux s’ébattre bruyamment autour d’un chêne dépouillé de ses feuilles. À ce moment, le soleil se couchait, jetant un pâle reflet sur la cime des montagnes de glace qui s’effaçaient à l’horizon, et la mer profonde, soulevée par une froide brise, continuait de mugir sourdement. La nuit ne tarda pas à succéder au crépuscule, nuit triste et morne, rendue plus obscure encore par une brume intense. Au milieu des ténèbres, que ne perçait aucune des splendides constellations dont est parsemé l’hémisphère austral, Il n’y avait de lumière que celle de l’habitacle, brillant comme un œil ouvert à l’arrière du navire.

Dans la cabine scintillait aussi une petite lampe de cuivre bien fourbie, qui se balançait au plafond et illuminait de sa vive clarté l’étroit espace où reposaient les deux femmes sauvées du naufrage.

— Dona Isabela, ma chère maîtresse, disait la négresse à genoux sur une natte auprès du lit sur lequel reposait la jeune fille, Isabela, ma chérie, laissez-moi réchauffer vos petites mains… Le bon Dieu nous a sauvées, nous seules, hélas !… Les autres ont disparu… Petite maîtresse, toi que j’ai bercée dans mes bras et nourrie de mon lait, m’entends-tu ?…

Dona Isabela ouvrit les yeux, mit sa main sur le cou de la fidèle nourrice et soupira.

— Quand le navire a heurté la montagne de glace, c’est moi qui t’ai emportée, mon Isabela, mon trésor ! La mer mugissait comme une tigresse pour te dévorer !… Maudits soient ces affreux parages où règnent les tempêtes, où la mer se gèle !… Il fait si beau sur nos plages du Brésil, où le soleil brille toujours. Nous les reverrons, m’entends-tu, Isabela ? nous les reverrons, ces vallées où croissent les cocotiers… Pourquoi ces regards égarés, ces soupirs, ces sanglots, puisque le bon Dieu a envoyé vers nous ces braves gens qui nous ont arrachées à la mort ?

Ainsi parlait la négresse en approchant son noir et rude visage de la face blanche et délicate de sa jeune maîtresse. Le souvenir récent des périls auxquels elle venait d’échapper comme par miracle l’exaltait jusqu’au délire. Elle cherchait à réchauffer de son souffle les mains glacées de dona Isabela. Celle-ci, en proie à une agitation nerveuse causée par l’épouvante et les angoisses d’une situation désespérée, entendait comme un vague murmure les paroles incohérentes de sa nourrice dévouée. Le bruit des flots retentissait toujours à ses oreilles comme de menaçantes clameurs. Elle ne savait où elle était ; ses yeux se tournaient instinctivement du côté de la lampe qui brillait au-dessus de sa tête, et de ses bras affaiblis elle entourait le cou de la négresse, comme un enfant effrayé s’attache au sein de sa mère.

— Oui, je te tiens, et aucune force humaine ne t’arrachera de mes bras !… Ta mère est morte huit jours après t’avoir mise au monde, pauvre petite ! Et je t’endormais sur mon sein quand tu voulais pleurer. Viens, viens encore dans mes bras, mon Isabela !

Parlant ainsi, la négresse enleva de sa couchette la jeune fille tremblante, et se mit à la bercer comme un petit enfant.

— Joaquinha, cria tout à coup celle-ci, où sommes-nous ? Oh ! que j’ai froid !…

— Vous êtes dans mes bras, chère petite, dans ces bras qui vous ont tant de fois bercée. Dormez, dormez, Isabela, ma maîtresse ; la vieille Joaquinha veille sur vous.

Sans prendre garde aux mouvemens du roulis que les grandes vagues imprimaient au navire, elle se mit à se promener dans la cabine, répétant à demi-voix une de ces chansons mélancoliques chères aux gens de sa couleur, et qui sont comme l’accent douloureux d’une race déchue. Le capitaine Robinson, qui se tenait sur le pont, veillant au dépècement de la baleine, entendit ce chant étrange qui ressemblait au bourdonnement d’un gros insecte enfermé dans une bouteille. Il prêta l’oreille pendant quelques minutes à l’interminable chanson, et s’approcha doucement de la cabine qu’il avait cédée aux deux femmes naufragées. La voix de la négresse devenait de plus en plus traînante, et pourtant celle qui chantait ainsi sautait d’un pied sur l’autre en marquant du talon un rhythme saccadé.

God bless my star[1] ! — La négresse a perdu la tête ! dit à demi-voix le capitaine Robinson ; la voilà qui danse et qui pleure tout à la fois !

Il pousse doucement la porte, et voit la Joaquinha qui chantait en tournant sur elle-même, comme si elle eût obéi à une force surnaturelle, et berçait toujours la jeune Brésilienne.

— Chut ! fit la négresse en s’arrêtant tout à coup ; chut ! elle dort ! La voilà bien assoupie maintenant ; retirez-vous un peu tandis que je vais la remettre dans sa couchette, la pauvre petite !

Elle emmaillotta soigneusement sa jeune maîtresse dans ses couvertures, et enveloppa la lampe d’un mouchoir pour en amortir la clarté ; puis, sortant de la cabine en faisant le moins de bruit qu’elle put, elle alla rejoindre le capitaine sur le pont.

Senhor, lui dit-elle, vous êtes le maître de ce navire, n’est-ce pas ?

— Je suis capitaine et propriétaire du Jonas, armé pour la pêche de la baleine dans le port de Salem, état de Massachusetts, et jaugeant six cent quatre-vingt-trois tonneaux.

— Eh bien ! puisque vous êtes le maître ici, j’espère que vous ne refuserez pas de nous conduire à Rio-de-Janeiro. Ma maîtresse ne peut supporter le froid de ces parages ; elle y mourrait au bout de huit jours ! Savez-vous bien qu’elle a passé quarante-huit heures au fond de la chaloupe, mouillée par la vague, à demi morte de frayeur ! Le matelot qui s’était sauvé avec nous a péri de fatigue. Sans vous, ma pauvre maîtresse serait au fond de la mer, et Dieu vous récompensera de votre générosité ; mais elle n’est qu’à moitié sauvée. Vous ne répondez pas, capitaine ! est-ce que vous n’entendez pas notre langue ?

Le capitaine Robinson entendait et parlait assez bien le portugais ; il l’avait appris dans ses relâches fréquentes à l’île de Sainte-Catherine, le plus beau pays du monde, et que les marins ont surnommé le « paradis des baleiniers ; » mais il était depuis peu dans les parages de la pêche, et ne songeait pas pour, l’instant à quitter les environs du cap Horn, qu’il venait à peine de doubler. Une fois arrivé dans la région des baleines, le capitaine Robinson se trouvait dans son élément, et il n’en sortait que quand son navire chargé en plein ne pouvait porter un tonneau de plus.

— Voyez-vous, continua la Joaquinha, le père de ma maîtresse, dom José de Minhas, est parti de Lima pour Rio un mois avant nous ; d’importantes affaires l’ont forcé de se mettre en mer sans attendre sa fille, qui se trouvait malade.

— Attention à gouverner ! cria le capitaine au timonier, Keep full ! portez plein[2] !

— S’il apprend que le navire a sombré, il croira sa fille perdue, et il en mourra de chagrin, reprit la Joaquinha.

— Portez plein ! cria de nouveau le capitaine en faisant un pas vers le timonier.

— Les vents refusent, capitaine, répondit le matelot ; ce n’est pas ma faute si les voiles battent

— En ce cas, que l’on vire de bord ! dit le capitaine Robinson.

On appela les matelots de quart, et il se fit un grand mouvement sur le pont. La négresse, ne pouvant plus se faire entendre au milieu du bruit de la manœuvre, prit le parti de redescendre dans la cabine. Elle était furieuse et désolée. — Comme ces marins ont le cœur dur ! Pas un mot de réponse à mes pressantes sollicitations ! murmurait-elle en roulant ses gros yeux et secouant ses pendans d’oreilles avec un frémissement pareil à celui que fait entendre le serpent à sonnettes dans ses accès de colère. Pendant un quart d’heure, elle se tint accroupie auprès du lit sur lequel reposait dona Isabela à demi endormie. Elle sanglotait et versait des larmes abondantes, puis peu à peu ses pleurs cessèrent de couler, et elle tomba sur le parquet de la cabine, épuisée de fatigue. Cette femme énergique et passionnée, tout occupée de prodiguer ses soins à la jeune fille qu’elle aimait plus que sa vie, avait oublié les dangers, les angoisses et les souffrances qui venaient de l’assaillir elle-même ; mais elle était vaincue à son tour, ses forces l’abandonnaient. Étendue sans mouvement sur sa natte, elle y resta pendant un quart d’heure secouée par le tangage du navire, qui la roulait comme un corps inerte.


III

Le Jonas, se trouvant dans le parage des baleines, ne naviguait point en ligne droite ; il courait des bordées, et se promenait à droite et à gauche, tantôt portant au large, tantôt se rapprochant des hautes montagnes de la Terre-de-Feu. Au matin, un peu avant que le jour commençât à luire, les matelots de quart s’entretenaient des événemens de la veille.

— C’est égal, disait un vieux baleinier, le capitaine aurait dû retirer de la chaloupe le corps du marin étranger, l’envelopper d’un suaire et le faire couler.

— Vous verrez que ce cadavre s’acharnera à nous suivre, ajouta un matelot irlandais ; il ne faut pas traiter le corps d’un chrétien comme celui d’un cachalot qu’on abandonne aux oiseaux…

— Tu sais bien que le capitaine Robinson ne croit guère en Dieu et point du tout au diable, reprit le premier interlocuteur ; il nous a fait partir de Salem un vendredi !…

— Et pourtant il a pâli quand nous avons jeté à la mer son vilain chat noir, qui fourrait toujours ses pattes sales dans nos plats.

— Il faut bien croire à quelque chose, interrompit un novice au teint frais que les feux du tropique et la bise du cap Horn n’avaient point encore bronzé ; il se passe tant de mystères entre le ciel et la terre, et aussi dans les gouffres de la mer…

— Oh ! oh ! reprit en levant la tête un harponneur à longue barbe, tu as de la lecture, jeune homme ; on voit qu’il n’y a point longtemps que tu as quitté les bancs de l’école. Pourrais-tu me faire le plaisir de me dire pourquoi il suffit de jeter un vieux balai ou une vieille pantoufle devant un navire qui a le vent favorable pour lui faire venir une brise contraire ?

— Et pourquoi on ne peut tuer un de ces petits pétrels roux et noirs qui nous suivent en voltigeant, une patte en l’air et l’autre posée sur la vague, sans qu’il arrive un malheur à bord ? ajouta le vieux baleinier.

Pendant que les matelots causaient ainsi à voix basse, en fumant, sur le gaillard d’avant, le crépuscule étendait sa teinte blanchâtre sur les eaux vertes. — Glory of God[3] ! s’écria l’Irlandais en pâlissant, le voilà qui flotte près de nous !…

Les marins se levèrent tous avec empressement et aperçurent le corps du naufragé que les vagues roulaient à quelques pas devant la proue du navire

— Il faut l’accrocher avec une gaffe et lui attacher une pierre au cou pour qu’il aille à fond, dit le harponneur ; descendons dans la cale, et prenons-y un des gros galets qui servent de lest. Toi, novice, va demander à M. James, qui est de quart sur la dunette, la permission d’ouvrir la cale.

L’officier savait qu’il y a dans l’esprit des matelots certaines idées qu’aucun raisonnement humain ne peut déraciner. Il leur permit donc sans hésiter de descendre dans la cale. Ceux-ci remontèrent bientôt, apportant dans leurs bras une demi-douzaine de pierres rondes, grosses comme des boulets de vingt-quatre.

— Voyons, reprit le harponneur, il nous faut une gaffe de longueur… Là voici. Qui veut se placer dans les porte-haubans et arrêter au passage le… cadavre ?

— Allez-y, vous, dirent les matelots…

— Non, répondit celui-ci ; je suis à bord pour harponner les baleines et non les corps des naufragés… Tiens, novice, empoigne la gaffe.

Le jeune marin, surmontant sa répugnance, se disposait à obéir. Il passa la jambe par-dessus la lisse du navire et allongea la gaffe. À ce moment, une vague plus haute que les autres souleva le corps, le maintint durant quelques secondes dans une position presque verticale, en le repoussant violemment contre le bord comme pour l’y lancer. Un albatros à manteau noir, de la plus grande taille, qui planait à quelque distance du navire, vint effleurer le cadavre de ses longues ailes frémissantes. Le novice épouvanté se rejeta vivement sur le pont, et laissa échapper de ses mains la perche au croc de fer. Les autres matelots contemplaient avec une muette horreur les ébats du gros oiseau, qui tournoyait au-dessus de sa proie avec des cris aigus. Le navire marchait lentement, orienté au plus près du vent, et la brise froide du matin sifflait dans les cordages avec un murmure plaintif.

— Eh bien ! monsieur James, dit tout à coup le capitaine Robinson en se montrant sur le pont, voilà le jour venu, et vous n’avez encore envoyé personne en vigie… Puis, apercevant l’albatros qui volait à petite portée : — Mousse, ajouta-t-il, donne-moi ma carabine.

Le mousse alla chercher l’arme et la remit entre les mains du capitaine. Celui-ci épaula sa carabine et fit feu. La balle, après avoir enlevé quelques plumes du cou de l’oiseau, frappa en plein le visage livide du matelot qui dormait sur les flots du sommeil éternel.

O horrible ! most horrible ! murmura M. James en répétant les paroles d’Hamlet

— Bah ! répliqua le capitaine Robinson, il n’a rien senti, le pauvre diable… Pas de voile en vue, monsieur James ?

— Non, monsieur, rien de nouveau.

— Eh bien ! faisons route au sud, monsieur. Si nous avions rencontré quelque navire marchant à l’est du cap, je lui aurais confié les deux femmes que j’ai à bord ; mais je ne puis rester à croiser ici : la saison avance. Après tout, ne sont-elles pas bien sur le Jonas ?… Faites porter au sud ; les baleines sont par là…

Le navire, recevant la brise en plein dans ses larges voiles, fila plus rapidement, et bientôt disparut dans les vagues, qui le ballottaient toujours, le sinistre objet dont la vue frappait l’équipage d’une vague terreur. À peine les matelots placés en vigie sur les mâts pour épier les baleines le distinguèrent-ils encore pendant une demi-heure, pareil à un point blanc flottant sur la surface glauque de l’Océan, dans le sillage du Jonas. Servi par un vent favorable, le navire se balançait de droite à gauche d’un mouvement doux et régulier. Dona Isabela encore bien faible, se décida cependant à quitter le lit sur lequel elle venait de goûter quelques heures d’un sommeil troublé par des rêves pénibles. Elle avait besoin de respirer au grand air. Appuyée sur le bras robuste de la Joaquinha, elle fit quelques pas dans la cabine pour essayer ses forces, puis monta lentement l’escalier qui conduisait sur le pont. Autour de ses épaules flottait un manteau de fourrure que le capitaine avait mis à sa disposition ; elle vint s’asseoir sur le devant de la dunette. Avec son pâle visage, ses traits nobles et fiers, ses yeux noirs voilés dis longs cils, ses petites mains fines ornées de bagues et de diamans, elle ressemblait assez, sous son étrange costume, à une néréide égarée dans les tristes régions du pôle austral. Près d’elle se tenait debout la Joaquinha, drapée dans une mante à larges raies, comme une signare[4] de la côte du Sénégal. Son regard morne cherchait vainement sur l’immensité de cette mer toujours battue par des vents impétueux, et sur la voûte sombre d’un ciel éternellement couvert de nuages, les rayons de l’astre vivifiant sans lequel tout languit dans la nature.

Les matelots, baleiniers, harponneurs, rameurs et chefs de pirogues, contemplaient avec curiosité, de l’avant du navire, ces deux femmes qu’ils avaient à peine entrevues au moment du sauvetage, et que le hasard venait de jeter inopinément au milieu d’eux. L’officier qui les avait arrachées à la mort au péril de sa vie, M. James, demeurait à une distance respectueuse, appuyé sur la lisse ; de temps à autre, il tournait la tête vers la jeune fille, dont la main crispée avait saisi la sienne d’une étreinte désespérée au moment où il s’élançait au fond de la barque. Celle-ci ne put s’empêcher de frissonner en apercevant son libérateur, dont la vue lui rappelait les angoisses des jours précédens.

— Vous avez froid, senhora ? lui dit le capitaine Robinson. Venez vous mettre ici, à l’abri du vent.

Tandis que la jeune Brésilienne prenait place en un coin du pont mieux défendu contre le vent, le mousse apportait des coussins que le capitaine disposa de manière à en faire une sorte de trône. Dona Isabela s’y étendit nonchalamment, après avoir croisé sur sa poitrine le manteau de fourrure. Pendant quelques minutes, le capitaine Robinson la contempla sans articuler une parole. Peut-être le cœur du rude marin, habitué à lutter contre les monstres de l’Océan, était-il attendri à la vue de cette frêle jeune fille que la vague avait poussée vers son navire, et qui frissonnait sous ces âpres climats comme un oiseau trop tôt arraché de son nid. Peut-être était-il subjugué par le charme mystérieux que donne à une créature délicate, et faite pour les paisibles joies de la vie de famille, le prestige des grandes douleurs ou des grands périls courageusement supportés. Si le capitaine Robinson pouvait être appelé un vieux marin, il ne faisait pourtant qu’entrer dans sa quarantième année ; mais il y a des professions que l’on commence bien jeune, et dans lesquelles on a le droit de prendre sa retraite à l’âge où les autres hommes ont à peine atteint le complet développement de leurs facultés. La profession de marin est de celles-là ; dans la chevelure noire et serrée du capitaine Robinson, il y avait plus d’une tache grise, et des rides profondes s’étaient creusées sur son visage, hâlé par les vents de la mer.

— Mousse, le café ! dit-il enfin après avoir passé plusieurs fois sa main sur son front, comme un homme agité par des pensées importunes.

Le café fut servi. Dona Isabela en avala quelques gorgées ; puis, fixant ses regards sur l’Océan sans rivage : — Monsieur, demandât-elle, où sommes-nous ?

— Dans les parages de la pêche, répondit le capitaine Robinson.

— Où allons-nous ?

— A la pêche, senhora. — La saison avance, j’ai hâte de remplir les flancs du Jonas.

Bom Deos ! s’écria douloureusement la jeune Brésilienne. Vous qui êtes si bon, si humain, qui nous avez sauvés du naufrage, n’aurez-vous pas la générosité de nous conduire à notre destination ?

— J’ai vainement sondé avec ma longue-vue les profondeurs de l’horizon, dit le capitaine Robinson, je n’aperçois aucun navire faisant route à l’est… Ayez patience, senhora ; je vous conduirai sur les côtes de la Colombie, du Pérou.

— Et il me faudra de nouveau doubler ce cap terrible, dont le nom seul me fait trembler ?

— Je l’ai doublé vingt fois en toute saison, répliqua le capitaine. Jadis les baleines y abondaient ; mais il faut remonter dans le sud pour les trouver aujourd’hui !… C’était là le pays de mon choix… Vingt fois, vous dis-je, je l’ai doublé sans aventure. Avec un peu de prudence on évite les glaces, et quant aux tempêtes, on les brave. Si je m’éloigne de ces latitudes pour aller au Brésil, ma pêche est manquée ; l’hiver viendra, et je ne trouverai plus par ici que des nuits interminables et des froids à geler mon équipage en plein midi. N’êtes-vous pas bien ici, senhora ? N’ai-je pas mis à votre disposition tout ce que j’ai de meilleur, de plus précieux et. de plus comfortable ? .

— Baleines à l’avant ! cria tout à coup le marin placé en vigie sur le mât de misaine.

À cette voix, le capitaine Robinson se leva comme s’il eût été poussé par un ressort ; son œil s’illumina d’un rayon d’enthousiasme. — Prenez garde, senhora, prenez garde à vous, on va mettre les pirogues à flot !

— Baleines à l’arrière et à tribord ! cria l’autre matelot perché sur les barres du grand perroquet. Les baleiniers s’agitèrent tous à la fois ; leurs pas précipités ébranlèrent le pont dans toute sa longueur. Dona Isabela regagna sa cabine aussi vite que le lui permettait son état de faiblesse. La Joaquinha, qui soutenait sa démarche chancelante, se retourna plus d’une fois pour lancer sur le capitaine Robinson des regards courroucés. Elle ne comprenait pas qu’un désir de sa maîtresse ne fût pas un ordre pour lui. « Ah ! murmurait-elle en descendant l’escalier, si le navire était commandé par ce jeune homme blond aux yeux bleus qu’ils nomment M. James, on aurait plus d’égards pour nous !… »

Durant tout le jour, les pirogues de pêche, manœuvrées par des bras nerveux, sillonnèrent l’Océan, à la poursuite des baleines. Plus d’un harpon lancé avec adresse s’enfonça sur le dos des grands cétacés, dont le sang se mêla à l’écume des flots. Tout autour du navire, il se livra des combats acharnés ; mais la résistance était vive de la part des baleines attaquées. Le capitaine Robinson suivit d’abord avec sa longue-vue, et sans y prendre une part active, les péripéties de cette lutte prolongée ; bientôt, emporté par son ardeur, il se jeta dans un canot et courut rejoindre les pirogues au plus fort de la mêlée. Il était là, les cheveux au vent, pareil à un triton, excitant ses matelots du geste et de la voix. Les baleines se montraient ce jour-là d’une humeur intraitable. À peine piquées, elles plongeaient à des profondeurs incommensurables, puis revenaient à la surface de l’eau en bondissant avec fureur. Il fallut plusieurs fois couper au plus vite les lignes fixées sur les harpons pour empêcher les pirogues de couler à pic. L’une de ces embarcations, dans laquelle le capitaine Robinson avait pris place, fut brisée en deux morceaux par la queue arquée d’une baleine comme une paille sous la faucille d’un moissonneur. Secouru à temps par les hommes de l’équipage, le capitaine fut sauvé ; mais deux de ses matelots périrent, broyés sous le coup terrible que le monstre leur avait asséné. Dans cette journée qui promettait d’être si fructueuse, le Jonas ne put amariner qu’une seule baleine de moyenne grosseur.

— Voilà un premier malheur ! dirent les baleiniers en revenant à bord.

— Dieu veuille qu’il ne soit pas suivi de plusieurs autres ! répliqua un harponneur ; le capitaine l’a échappé belle, c’est à lui que la baleine en voulait.

Après avoir changé de vêtemens, le capitaine Robinson fit distribuer une double ration de rhum à son équipage. Pour ne pas laisser ses hommes sous l’impression de l’accident qui l’avait privé de deux de ses meilleurs marins, il affectait de célébrer comme une victoire complète un mince succès trop chèrement acheté.

— Mes amis, leur dit-il, du courage ! et demain je vous mènerai de nouveau à l’assaut… Les baleines sont là qui nous entourent ; n’ayez pas peur de leurs grimaces, et nous ferons une pêche abondante.

Cette courte allocution ne réchauffa guère le courage des matelots, qui commençaient à perdre confiance. Le capitaine Robinson, déconcerté, lui aussi, de l’échec qu’il venait de subir, descendit dans la cabine, où dona Isabela, tout effrayée du bruit que l’on faisait au-dessus d’elle en hissant les pirogues hors de l’eau, se tenait immobile, la tête dans ses mains.

— Quoi donc, senhora ! dit le capitaine Robinson avec un sourire forcé, vous avez peur, ce bruit vous inquiète ?… Mais vous ignorez donc que nous venons de livrer une bataille rangée aux monstres marins ! Oh ! nous sommes maintenant dans des parages excellens. Encore huit jours, et le Jonas sera chargé en plein. Les baleines sont vaillantes, j’en conviens ; mais le principal, c’est de les trouver. Vous entendez, senhora ; une fois mon navire rempli, rien ne m’empêche plus de retourner sur mes pas ; en faisant voile pour Boston, je touche à Rio-de-Janeiro. Huit jours, je ne vous demande plus que huit jours !… Pour conjurer le froid qui vous fait souffrir, allumez du feu dans ce petit poêle, et vous sentirez renaître autour de vous la douce chaleur des tropiques… Ouvrez ce meuble, vous y trouverez des châles de l’Inde pour envelopper vos pieds… Je voudrais vous faire ici une petite chapelle comme les Chinois en établissent dans leurs maisons pour y rendre un culte assidu à leurs divinités familières… Vous voyez bien que je suis disposé à vous obéir, quoiqu’il m’en coûte plus que vous ne pouvez le comprendre. Huit jours encore, et nous courrons droit sur les îles Falkland pour atteindre sans retard les côtes du Brésil.

— Est-ce vrai au moins, ce que vous dites là ? interrompit brusquement la négresse.

— Foi de gentleman ! répondit le capitaine ; encore huit journées de pêche, et je reviens sur mes pas triomphant, doublement triomphant d’avoir arraché du fond des eaux tant d’énormes baleines et…

— Et une pauvre jeune fille sans appui, dont la vie dépend de vous, ajouta dona Isabela en essayant de sourire.

— Non, non, senhora ! dites plutôt une noble créature que le destin a envoyée à mon bord pour me consoler, par un rapide séjour auprès de moi, des ennuis de ma rude existence… Quand vous serez près de votre père, senhora, vous ne songerez qu’avec horreur aux jours que vous aurez passés ici. On vous unira à quelque fidalgo jeune, riche, bien fait, et vous oublierez près de lui, au sein d’une famille heureuse, la captivité forcée qui vous est imposée ici… Vous rejetterez loin de vous le souvenir de ces instans qui sont pour moi les plus précieux de toute ma vie !

À la pensée de revoir le pays natal, de sentir sous leurs pieds la terre ferme et le sol brûlant des tropiques, les deux femmes, la jeune maîtresse et la vieille esclave, ne purent retenir leurs larmes ; elles en étaient si éloignées encore !

— Je voulais réjouir votre pauvre cœur attristé, reprit le capitaine Robinson, et voilà que je vous fais pleurer. Peut-être en ai-je trop dit. Ah ! vous ne savez pas combien de jours, de semaines, de mois, nous restons sans rien dire, nous autres marins, sans donner un libre cours aux pensées qui nous agitent ! Toujours lutter contre les élémens, dompter la volonté chez ceux qui doivent nous obéir, nous endurcir nous-mêmes contre toutes les émotions, voilà notre vie de chaque jour ! Et pourtant nous y trouvons un charme irrésistible… jusqu’à ce qu’il nous arrive d’entrevoir une existence plus calme, qui aurait pu être la nôtre ! Il y a bien de la faiblesse, allez, au fond du cœur en apparence le plus fermé aux tendres aspirations ! La source des larmes se cache, elle aussi, sous le marbre et le granit. — Puis, s’arrêtant tout à coup comme si la voix lui eût manqué, le capitaine Robinson fit une longue pause. — Voyons, reprit-il d’un accent moins animé, je parle là comme une vieille femme… Résumons-nous ; je voulais vous dire tout simplement ceci, senhora : ayez courage, prenez patience ! Avant peu, je ferai route pour votre pays, et je vous remettrai moi-même saine et sauve entre les bras de votre père…

— Dieu vous entende, répondit la jeune fille, et qu’il vous bénisse !

— Pardon, reprit le capitaine en revenant sur la porte de la cabine qu’il venait de quitter ; on va faire encore bouillir durant toute la nuit ces chaudières à l’odeur fétide qui servent à fondre la graisse des baleines. Ouvrez, s’il vous plaît, le coffret qui est là près de vous : il renferme un choix complet des plus exquis parfums que produisent les îles de la Sonde. Il y a plus de choses que vous ne le soupçonnez dans ce navire, qui est depuis quinze ans mon unique demeure.


IV

— Quelle est la route pour demain, capitaine ? demanda le second du Jonas, M. James.

— Au sud, toujours au sud, tant que les vents nous y portent et tant que la saison n’est pas trop avancée. Finissons la pêche, monsieur, dussions-nous courir jusqu’au pôle !

À cette réponse vivement articulée, l’officier ne put s’empêcher de regarder avec étonnement le capitaine Robinson, dont les traits portaient l’empreinte d’une exaltation singulière.

— Oui, au sud, monsieur, entendez-vous ? J’espère compléter mon chargement avant quinze jours… Les baleines sont là, devant nous, et je suis décidé à les poursuivre à outrance.

Le navire continua donc sa route droit au sud, se rapprochant toujours des âpres régions qui avoisinent le pôle austral. Le lendemain, il tomba de la neige fondue ; le jour suivant, de gros nuages noirs, gonflés comme des outres, versèrent à torrens d’énormes grêlons, qui s’enfonçaient dans la mer comme des balles. Le froid ne sévissait pas encore d’une façon rigoureuse ; mais la mer, battue par les premières rafales de l’automne, se soulevait avec violence. Le ciel prenait cet aspect sombre et menaçant particulier aux latitudes désolées sous lesquelles l’homme ne pénétrerait jamais, s’il n’était poussé par l’esprit d’aventure et soutenu par l’appât du gain. Le Jonas marchait avec une rapidité extrême ; on eût dit qu’il était traîné à la remorque par les grandes baleines qui bondissaient devant lui. L’état de la mer, trop agitée, ne permettait point de leur livrer bataille. Elles couraient toujours, se jouant avec une agilité merveilleuse à travers les vagues gigantesques ; l’eau salée qui jaillissait de leurs évens s’élevait çà et là en jets abondans, comme les gerbes puissantes qui s’épanouissent dans nos jardins publics aux jours de fête.

Appuyé sur la lisse, le capitaine Robinson suivait d’un œil impatient la marche des baleines, qui semblaient fuir devant lui.

— Voilà un gibier qui nous fera courir bien longtemps, dit M. James en secouant la tête.

— Le Jonas a les jambes longues, monsieur, répliqua le capitaine

— Sans doute, répondit M. James, il a fait plus de milliers de lieues que je ne compte d’années ; mais les gambades de ces lourdes bêtes nous annoncent du gros temps. À force de marcher au sud, nous trouverons les froids du pôle.

— Je veux terminer ma pêche avant la fin de la saison, dit résolument le capitaine ; encore une demi-douzaine de ces grosses bêtes-là, et le ventre du Jonas sera tout plein. Mettez dehors au tant de toile que la mâture pourra en porter.

Après avoir ainsi parlé, le capitaine Robinson se mit à se promener sur le pont. Le roulis du navire l’obligeait à s’arrêter à chaque pas pour conserver son équilibre. L’eau du ciel et l’eau de la mer rendaient glissantes les planches humides du tillac. Enveloppé d’un caban à capuchon et chaussé de grandes bottes fourrées, le hardi marin semblait jeter un défi aux élémens. Les hommes intrépides, et aguerris sont sujets à se laisser exalter par la vue du péril, et alors ils n’ont plus qu’un désir, celui de s’y jeter tête baissée. Jusqu’ici, le Jonas ne courait cependant aucun danger ; solidement construit et monté par un nombreux équipage, il avait supporté bien des tempêtes, auprès desquelles la grande brise qui le portait en avant n’était qu’un léger zéphyr ; mais il y avait dans la couleur plombée du ciel, dans la marche rapide des vagues et dans le sourd murmure du vent comme l’annonce d’un ouragan prochain. Aucun de ces présages menaçans n’échappait au capitaine Robinson ; seulement il était résolu à engager la lutte et à ne pas céder.

À midi, l’état brumeux de l’atmosphère ne lui laissant aucune chance d’observer le soleil, il descendit l’escalier de la cabine pour aller prendre un peu de repos. La Joaquinha l’arrêta au pied de l’escalier : — Capitaine, lui dit-elle, le roulis fatigue ma maîtresse et l’empêche de prendre aucun repos… Elle étouffe dans la cabine.

— J’en suis fâché, j’en suis désolé, répondit le marin, d’autant plus qu’il lui serait impossible de rester deux minutes sur le pont. Demande-lui si je puis entrer.

À bord d’un navire, les passagers, les femmes surtout, voient dans celui qui commande un être supérieur de qui dépendent les vents et les flots : sa présence les rassure, ses paroles, leur rendent le courage. Dona Isabela fit donc appeler le capitaine Robinson. Celui-ci trouva la jeune Brésilienne ramassée sur elle-même au fond du canapé comme une divinité bouddhique ; elle avait les traits altérés, le teint pâle et l’œil languissant.

— Eh bien ! monsieur, lui dit-elle, vous voulez donc me faire mourir ici ? De grâce, je vous en conjure, ramenez-nous vers le soleil !

— Encore cinq jours, accordez-moi cinq jours, répondit le capitaine, et j’accomplirai ma promesse.

— Cinq jours, c’est bien long quand on souffre ! Savez-vous que je suis ici comme dans une prison !

— Cette cabine, une prison ! s’écria le capitaine ; mais qu’y manque-t-il donc ?… J’ai mis dix ans à la décorer des plus curieux objets que j’aie pu rassembler dans les cinq parties du monde. Voulez-vous que je vous dise toute ma pensée, senhora ? J’avais envie de vous emmener à travers le Pacifique, de vous garder à bord pendant toute une campagne qui n’eût pas duré moins de deux années. Rien ne m’aurait manqué durant cette longue navigation : la mer, l’immense étendue, l’horizon sans bornes autour de moi, et quand vous l’auriez permis, quelques instans passés près de vous !… Mais la mer vous est odieuse…

— Monsieur, répliqua dona Isabela, vous m’avez promis de me conduire près de mon père…

— Et je tiendrai ma promesse, senhora, mais vous, vous ne rejetterez pas la prière que je vous adresse, n’est-ce pas ? Je vous demande quelques jours encore si vous pouvez contempler de dessus le pont la mer qui écume à perte de vue et devant nous les puissantes baleines qui folâtrent comme un de ces troupeaux de monstres marins qu’on voit dans les tableaux mythologiques !… Ce sont là des spectacles enivrans ; tout est beau d’un bout à l’autre du globe pour qui sait voir et comprendre. Puis, quand on a lutté, combattu, souffert sous ces latitudes terribles, on va prendre terre sous les tropiques, dans quelqu’une de ces îles enchantées où la vie est si douce, si facile, qu’on n’a rien à faire qu’à rêver à l’ombre des palmiers…

— C’est cette terre-là que je vous prie de me rendre, dit la Brésilienne avec animation ; c’est la mienne, la seule où je puisse vivre…

— Je vous la rendrai, vous dis-je ; mais quand vous aurez quitté mon navire, est-ce que je pourrai jamais revenir habiter cette cabine ? Oh ! non, elle restera close pour toujours ; j’en ferai clouer la porte afin d’y renfermer votre souvenir… Comprenez-vous bien, senhora, ce qui se passe en moi dans ce moment ? Non, j’en suis sûr. Permettez que je vous le dise. Au milieu des périls de l’Océan, du bruit de la mer agitée, dans ces régions maudites, vous conservez au fond de votre cœur l’image vivante de quelque merveilleuse vallée où s’est écoulée votre enfance, où vous voudriez à tout prix être transportée par la baguette d’une fée. Eh bien ! ce qui vous tourmente, ce que vous voudriez avoir, ce qui vous fait pleurer de regret, ce que vous n’avez que par l’imagination, moi je l’ai dans la réalité. Au milieu de ces froides solitudes où règne la tempête, dans ces parages hantés par les plus fantastiques animaux de la création, j’ai là, dans mon navire, dans cette cabine, un sanctuaire béni qui renferme tout ce qu’il y a de plus suave, de plus délicat, de plus choisi et de plus digne de respect dans la nature, une jeune fille sans défense, sans appui, que les périls de la mort enveloppaient de toutes parts, et qu’il m’a été donné de sauver.

— Chut ! fit la négresse Joaquinha en posant un doigt sur ses lèvres ; silence, capitaine, ma maîtresse est endormie.

— Endormie ! murmura le capitaine Robinson avec un peu d’humeur. Après tout, elle ne peut rien comprendre aux rêves qui m’agitent. Il n’y a jamais qu’une idée à la fois dans le cœur d’une jeune fille : celle-ci est tourmentée du désir de revoir son pays. L’amour de la terre natale la tiendra tant qu’elle sera ici. Une fois revenue dans sa famille, un autre amour s’emparera d’elle,., puis viendra l’amour maternel… Tous les travaux, toutes les inquiétudes et les fatigues de la vie sont pour nous autres hommes !

Sortant sans bruit de la cabine, le capitaine Robinson alla jeter un coup d’œil sur ses cartes marines. Il prit ses compas et mesura la route suivie par le Jonas depuis que le cap Horn était hors de vue, D’après ses calculs, le navire devait avoir dépassé le 65e degré de latitude sud. Le soir, une neige épaisse s’abattit sur le pont ; durant la nuit, le froid devint assez intense, et les cordages, durcis par la gelée, glaçaient les mains des matelots. Ceux-ci commençaient à murmurer ; ils s’effrayaient de voir le capitaine courir en aveugle au-devant d’une mort inévitable. Il régnait à bord un sourd mécontentement ; tous accusaient leur chef de tenter la Providence et de mépriser les avertissemens d’en haut. Vers une heure du matin, l’Irlandais, qui se trouvait à la barre du gouvernail, poussa un cri perçant. Le second du navire, M. James, qui commandait le quart, courut vers lui.

— Qu’avez-vous ? lui demanda-t-il.

— Je l’ai vu, monsieur, il est à l’arrière du navire ; c’est lui qui nous pousse, et voilà pourquoi le Jonas marche comme s’il avait des ailes…

— Vous rêvez, Patt[5], répondit l’officier.

— Non, monsieur, sur mon âme, je l’ai vu ; il me regardait en ricanant avec sa face verdie par la mer et fracassée par la balle du capitaine… Nous sommes perdus ! Ne sentez-vous pas comme le navire s’enlève sur la vague ?

— Je vais vous faire relever, Patt, allez vous reposer… Il faut mettre deux hommes à la barre.

Les deux hommes qui remplacèrent l’Irlandais saisirent la barre d’une main tremblante. — Le froid vous glacé, mes amis, leur dit l’officier ; vous vous serez bientôt réchauffés à tenir le navire en route ; il se lance d’un bord à l’autre comme un cheval emporté.

Tout en appuyant leurs mains calleuses sur la roue du gouvernail, les deux matelots se parlaient à voix basse. Ce n’était pas le froid qui les faisait frissonner, car la sueur perlait sur leurs fronts. Une vague rumeur circulait parmi l’équipage : les marins disaient qu’on avait aperçu autour du Jonas le corps du naufragé courant sur les flots, et que par instans il se tenait à l’arrière du navire, qu’il poussait de ses mains crispées. Aucun d’eux ne l’avait vu de ses yeux, et tous affirmaient cependant qu’il s’était montré. L’Irlandais, plus explicite dans ses déclarations, avouait qu’il avait été pris de vertige en se penchant au-dessus des tourbillons d’écume soulevés par le sillage du Jonas ; mais il lui paraissait indubitable que la terrible apparition se tordait au milieu des remous qui se formaient derrière le gouvernail. Ce qui demeurait certain, c’est que la peur qui couvait depuis quelques jours dans l’esprit des matelots faisait explosion sous l’influence du découragement. En mutilant d’un coup de sa carabine le visage inanimé du marin auquel il n’avait pas daigné accorder la sépulture, le capitaine Robinson avait attiré sur le navire et sur l’équipage un mauvais sort qu’il ne pouvait conjurer qu’en périssant lui-même ; restait à savoir si les gens de l’équipage étaient condamnés à périr à cause de lui. Les baleines fuyant toujours devant la proue du Jonas n’étaient plus aux yeux de ces hommes consternés que des monstres fantastiques qui l’entraînaient forcément jusqu’au milieu des glaces du pôle. Et pendant que ces craintes répandues dans les imaginations paralysaient le courage des marins les plus énergiques, le vent redoublait de violence. Quand le jour parut, l’ouragan se déchaînait dans toute sa force. Le navire diminuait de voiles d’heure en heure ; il ne put bientôt plus en porter aucune. Le vent, qui s’engouffrait dans les cordages avec un sifflement sinistre, le chassait toujours en avant avec une rapidité effrayante, et les vagues, profondes comme des vallées, hautes comme des montagnes, se le renvoyaient l’une l’autre en le couvrant d’écume. Il n’était plus temps de retourner en arrière, aucune force humaine n’aurait pu tenir tête à l’ouragan. Le navire on était réduit à fuir sous le vent aussi longtemps que durerait la tempête. La journée se passa dans des angoisses que tous les baleiniers, jeunes et vieux, partageaient au même degré. Le capitaine Robinson, silencieux, mais non résigné, regardait d’un œil hagard la mer en furie et ses matelots terrifiés. Il n’ignorait pas les secrètes pensées de son équipage, et si par la forte trempe de son caractère il se mettait au-dessus des appréhensions superstitieuses qui obsédaient les hommes soumis à son commandement, il supportait impatiemment la pensée de la responsabilité qui pesait sur lui. Chaque regard de l’un de ses matelots transis de froid et mouillés par la vague qui déferlait sur le pont semblait lui dire : Faut il donc que nous mourions tous pour expier la faute d’un seul ?


V

Peu à peu l’avant du navire, qui plongeait dans la vague, se couvrit d’une épaisse couche de glace. Le Jonas, obéissant à la fureur des vents, ne ralentissait point sa course désordonnée ; des goélands aux cris sauvages, mêlés à des troupes d’albatros, l’escortaient en se jouant dans les airs, comme pour narguer le désespoir des matelots. Il y a des momens où l’homme donnerait un empire pour les deux ailes d’un oiseau. La négresse Joaquinha, sortant à grand’ peine de la cabine où sa jeune maîtresse tremblait de froid et de frayeur, vint appeler à haute voix le capitaine Robinson.

— Descendez, monsieur, descendez ! Ma maîtresse veut vous voir. Où allons-nous ? où nous emportez-vous ainsi ? Soyez maudit, vous qui nous entraînez à votre suite dans les ténèbres glacées de ces régions infernales !

Le capitaine, un peu surpris de cette rude et violente interpellation, descendit l’escalier. Il trouva la jeune Brésilienne retirée au fond de la cabine comme une captive blottie au fond de sa prison.

— Nous sommes perdues, monsieur ? demanda dona Isabela en essayant de se soulever. N’est-ce pas, nous sommes perdues ?

— Il ne dépend plus de moi de retourner en arrière, répliqua le capitaine. À l’impossible, nul n’est tenu ! Demain, nous aurons une cuirasse de glace tout autour du navire,. Comment, Joaquinha ! tu as laissé s’éteindre le feu du poêle ?

— Nous ne savons point nous chauffer au feu, nous autres gens des tropiques, répondit la négresse.

Le capitaine ralluma le feu, fit flamber quelques morceaux de charbon, et dit avec un calme sourire : — Voici un rayon de soleil, dona Isabela !

Celle-ci secoua tristement la tête. — Il n’y en a plus, il n’y en aura plus pour nous !…

— Peut-être !… Quel âge avez-vous, dona Isabela ? Quinze ans, seize ans ?…

— Ma maîtresse aura seize ans demain, répondit la négresse. Ce jour devait être une fête pour elle.

— Seize ans, bon Dieu ! Je dois donc vous paraître bien vieux, moi, avec mes quarante années qui viennent de sonner et mes cheveux qui grisonnent ! Seize ans ! C’est à peine si vous commencez à vivre, et moi… j’ai fini. Un marin est fourbu à mon âge… Courir les mers, toujours naviguer, cela m’ennuie par momens ; restera terre, je ne le puis… Écoutez, dona Isabela ; il y a peut-être encore un moyen de vous sauver…

— De nous sauver ! s’écria la jeune fille. Est-il possible que nous puissions être sauvées ?

La négresse ouvrait de grands yeux, ses épaisses narines se dilataient ; elle restait la bouche béante.

— Répondez donc, capitaine ; vous dites qu’il y a un moyen de nous arracher aux périls qui nous menacent ?

— On le dit !…

— Et pourquoi ne pas essayer, capitaine ?

Le capitaine la regarda fixement. La possibilité d’être sauvée l’avait tout à coup ranimée. L’espérance est si prompte à renaître dans le cœur le plus abattu !

— Répondez-moi, capitaine, reprit la jeune fille en lui prenant les mains ; promettez-moi de tout tenter pour nous tirer d’ici ! J’entends le fracas des flots, les mugissemens du vent qui me font mourir de peur ; le froid me glace, les angoisses me rendent à moitié folle. Si je n’avais près de moi la bonne Joaquinha, j’aurais déjà cessé de vivre… Vous ne dites rien ; c’est donc bien difficile à faire ?…

— Oui et non, répliqua le capitaine Robinson.

— Que voulez-vous dire ? Moi, je n’entends rien à vos manœuvres ; sauvez-nous, je vous en prie à genoux, et je vous aurai dû deux fois la vie !

— Dona Isabela, ne vous mettez pas à mes genoux, je ne le veux pas… Permettez-moi seulement de baiser votre main !

— Encore une fois, c’est donc bien difficile, ce qu’il s’agit de faire pour nous sauver ?

— Je vous ai répondu, senhora… Eh bien ! non, je n’ai pas réfléchi à ce que je vous demandais ; mettez seulement votre main dans la mienne. Maintenant ma résolution est prise, bien prise. Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’importe ? Ce sera donc moi qui quitterai le premier ce navire !… Adieu, dona Isabela, adieu !…

— Revenez, je vous en supplie, revenez au plus vite, reprit la jeune fille ; nous avons si grand’peur ici toutes seules…

Quand il remonta sur le pont, le capitaine Robinson fut épouvanté de l’aspect de la mer. L’ouragan se déchaînait avec une violence inouïe. Tout l’avant du navire était balayé par les lames furieuses, et les matelots, réfugiés à l’arrière, près de la dunette, se tenaient dans la morne attitude de gens condamnés à périr. Le froid blémissait leurs visages, altérés par la frayeur ; leurs dents claquaient, et l’eau de la mer, lancée par la vague, se gelait sur leurs vêtemens et jusque sur leur barbe.

— Mes amis, dit le capitaine en paraissant au milieu d’eux, voilà qui va mal, n’est-ce pas ? Un mauvais sort nous poursuit ! qu’en dis-tu, toi, Patt l’Irlandais, qui as souvent peur de ton ombre ?

L’Irlandais releva la tête et regarda en face le capitaine Robinson.

— J’ai vu ce que j’ai vu, monsieur ; les morts se vengent comme les vivans des insultes qu’ils ont reçues.

— J’aurais bien envie de te briser la tête, à toi aussi, avec ma carabine, pour t’apprendre à me répondre insolemment, dit le capitaine Robinson ; mais je n’en ferais pas sortir les folles imaginations qui s’y sont logées. Voyons, qu’en pensez-vous, vous autres ? Croyez-vous aussi que les morts reviennent ?

Personne ne répondit ; les voix tumultueuses et sinistres des flots déchaînés semblaient parler du fond des abîmes pour ceux qui restaient muets.

— Monsieur James, dit le capitaine à son premier officier, descendez dans la cabine pour rassurer par votre présence la jeune fille que vous avez sauvée…

Puis, s’adressant de nouveau à ses matelots : — On dirait que vous n’avez jamais vu de tempêtes !

— Jamais de pareille à celle-ci, répliqua à voix basse un vieux harponneur !

— Toi aussi, Dick, tu perds la tête ! s’écria le capitaine ; le vertige s’est emparé de vous, mes amis. Eh bien ! qui de vous oserait me jeter à la mer ? C’est pourtant le moyen de tout sauver ; vous l’avez pensé, vous l’avez même dit plus d’une fois ! Croyez-vous que je n’aie pas eu connaissance de vos plaintes, de vos murmures ? Il y a assez longtemps que je navigue pour être au fait de vos rêves superstitieux… J’ai fait une promesse que je ne puis plus tenir ; j’ai manqué la pêche ; le destin m’est contraire, pourquoi ? Je ne sais ; mais je me sens vaincu par une puissance supérieure ; à vos yeux, je suis un être maudit, n’est-ce pas ? C’est moi qui suis le coupable et moi qui dois être la victime !

Les baleiniers baissèrent la tête ; il était vrai que de sinistres paroles avaient été prononcées par eux dans le paroxysme de la terreur.

— Tenez, reprit le capitaine Robinson, vous me faites pitié. Vous n’osez regarder la mort en face, et pourtant elle est toujours là qui rôde autour de nous. N’est-ce donc pas votre métier, à vous, de la braver à travers les mers, d’un pôle à l’autre ? Ah ! j’ai compassion de la pauvre jeune fille enfermée là, dans cette cabine, et qui tremble à chaque coup de la vague, j’ai compassion même de cette négresse dévouée qui sacrifierait sa vie pour sa maîtresse ; mais vous, qui êtes devenus pareils à des femmes, je vous méprise. Eh bien ! s’il faut se dévouer pour quelqu’un, je me dévouerai pour dona Isabela, et vous, vous serez sauvés par-dessus le marché…

Ayant ainsi parlé, le capitaine Robinson mit le pied sur le bord du navire et se précipita, la tête la première, dans l’abîme mugissant qui s’entr’ouvrait pour l’engloutir. Les matelots épouvantés poussèrent un cri qui fut entendu dans la cabine malgré le tumulte des flots. M. James s’élança vivement sur le pont, cherchant des yeux le capitaine Robinson, qui venait de sombrer sous le poids de ses lourds vêtemens. — Où est le capitaine ? demanda-t-il avec inquiétude.

— Là ! répondirent les baleiniers en montrant la mer.

— Malheureux, qu’avez-vous fait ?

— Rien, répliquèrent les matelots ; sur notre âme, il est parti tout seul, de son plein gré… Il a entendu la voix de l’autre qui l’appelait.

— Encore une fois, s’écria l’officier en s’armant d’une hache, je vous adjure de m’avouer la vérité : qui de vous a porté la main sur lui ?

— Personne ne l’a touché, répliqua un vieux harponneur aux cheveux gris. Il devait périr, c’est vrai ; mais qui de nous eût osé commettre un crime, quand nous pouvons tous paraître devant Dieu d’un moment à l’autre ?

— C’est donc moi qui commande maintenant, dit le jeune officier en jetant un regard d’anxiété sur le navire et sur la mer bouleversée par la tempête. Voulez-vous m’entendre, m’obéir ?… Tout n’est pas perdu peut-être !… Voyez là-bas, à l’horizon, ce petit coin de ciel qui semble s’éclaircir !

— Hurrah ! répétèrent en chœur les baleiniers, hurrah !

— Silence ! reprit M. James. N’insultez pas par vos clameurs à celui dont vous avez causé la mort par vos folles croyances.

— Folles tant que vous voudrez, dit le maître d’équipage ; il n’en est pas moins vrai que la tempête s’apaise.

Vers le soir, la tempête commença en effet à s’apaiser. La mer restait encore horriblement agitée, et le Jonas, fatigué par les vagues, tremblait dans toute sa membrure ; mais déjà l’espérance, qui va toujours au-devant de ce que souhaite le cœur de l’homme, montrait à l’équipage les flots calmés et le ciel serein. Chacun reprit son poste avec ardeur et obéit avec docilité aux ordres du nouveau capitaine. Il était bien temps que le Jonas sortît de ces parages inhospitaliers ; les assauts multipliés qu’il avait dû supporter depuis deux jours et deux nuits l’avaient mis hors d’état de continuer la pêche de la baleine. Conduit par M. James, le pauvre navire, tout meurtri et faisant beaucoup d’eau, reprit lentement la route du cap Horn. Il dépassa heureusement les îles Malouines, et vint, six semaines après le jour où avait disparu le capitaine Robinson, jeter l’ancre dans la vaste rade de Rio-de-Janeiro

Quelques jours après l’arrivée du Jonas, on lisait dans la gazette de Rio-de-Janeiro les lignes suivantes : « Le Jonas, baleinier américain, vient de mouiller sur notre rade, ramenant à son bord une jeune fille qui appartient à l’une des premières familles de cet empire, dona lsabela de Minhas. Cette jeune personne a été recueillie en mer par le navire baleinier après le naufrage du brick péruvien Nuestra-Señora-del-Pilar, qui s’est perdu aux environs du cap Horn par suite de sa rencontre avec une montagne de glace. Entraîné par un ouragan jusque dans le voisinage du pôle sud, le Jonas a couru les plus grands dangers ; il a fait des avaries considérables, et il lui faudra subir de grandes réparations. Le capitaine ayant péri dans la tempête, ce bâtiment a été conduit ici par le second, M. James Simpson, de Baltimore, jeune homme d’une bonne éducation et d’excellentes manières, qui n’a cessé de prodiguer à l’intéressante jeune fille sauvée par lui après le naufrage les soins les plus empressés. Les matelots du Jonas disent que le capitaine avait perdu la tête par suite du chagrin qu’il éprouvait d’avoir manqué sa pêche en portant trop au sud, et qu’il s’est jeté lui-même à la mer. M. James Simpson a été comblé de présens par le comte de Minhas, qui l’a invité à venir passer dans sa résidence, située à deux lieues de la capitale, tout le temps que son navire restera ici en réparation… »

La Joaquinha, ayant entendu lire ce récit, haussa les épaules. « Le capitaine Robinson, dit-elle, était à demi fou depuis longtemps ; il nous débitait des choses extravagantes au milieu des coups de vent et de la tempête, comme si nous eussions été dans un salon, en terre ferme. Il aimait les baleines avec tant de passion, qu’il les aurait volontiers poursuivies jusque dans les entrailles de la terre. On disait aussi qu’il avait commis une mauvaise action, et qu’un fantôme l’a enlevé par-dessus le bord… C’est possible, mais je sais bien ce qui a achevé de lui tourner la tête : c’est que ma maîtresse, au lieu d’écouter ses belles phrases, lui demandait toujours avec instance de hâter le moment où il lui serait permis de le quitter, lui, son navire et ses baleines. »


TH. PAVIE.

  1. « Dieu bénisse mon étoile ! » Exclamation familière aux Américains du Nord.
  2. « Faites donner le vent en plein dans les voiles. »
  3. « Gloire de Dieu ! »
  4. Mot emprunté à la langue portugaise, et qui sert à désigner une classe de dames noires qui occupent un certain rang parmi les indigènes du Sénégal.
  5. Abréviation de Patrick.