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Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre XII

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Michel Lévy frères (Ip. 119-135).

CHAPITRE XII.

Ce fut le lendemain, un dimanche bien entendu, que tous les compagnons et affiliés du Devoir de liberté de Blois employèrent leur journée à délibérer sur l’affaire du concours. La chambre consacrée aux étant livrée aux maçons pour cause d’urgente réparation, l’assemblée eut lieu ce jour-là dans la grange de la Savinienne. Tous les membres s’assirent sans façon sur des bottes de paille. Le Dignitaire avait une chaise, et devant lui une table pour écrire, autour de laquelle étaient assis le secrétaire et les anciens. Pierre eût désiré terminer ses affaires et partir dès le matin. Mais, outre que l’avertissement du rouleur n’avait que trop vrai et qu’il ne pouvait trouver un seul bon ouvrier qui ne fût intéressé au concours, il regardait comme un devoir de répondre à l’appel qui le convoquait. Quand on eut proposé la pièce du concours, et lorsqu’on allait procéder à l’élection des concurrents, il demanda la parole, afin de pouvoir se retirer ensuite. Elle lui fut accordée ; et, malgré l’agitation soulevée par l’affaire principale, on se disposa à l’écouter avec attention. Chacun était curieux de voir ce qu’un compagnon généralement estimé pouvait alléguer contre une chose aussi glorieuse et aussi sainte que la lutte contre les dévorants. Pierre prit la parole. Il démontra d’abord que la victoire était toujours chanceuse ; que le jury le plus intègre et le mieux composé pouvait se tromper ; qu’en matière d’art il n’y avait pas d’arrêts incontestables ; que le public lui-même était souvent abusé par une tendance au mauvais goût, et que jamais le triomphe d’un artiste n’était accepté par ses rivaux ; qu’ainsi l’honneur que la société voulait attacher au concours, et la gloire qu’elle se flattait d’en retirer n’étaient qu’illusion et déception.

Il parla aussi des dépenses qu’on allait faire pour ce concours. On allait priver de travail un certain nombre de concurrents. Il faudrait les soutenir pendant ce temps, et les indemniser ensuite sur le fonds commun. Il faudrait aussi nourrir et payer, pendant les cinq ou six mois que durerait la confection du chef-d’œuvre, les gardiens préposés à la claustration des concurrents. C’étaient là des dépenses qui endetteraient certainement la société pour plusieurs années. Pierre prouva ses assertions par des chiffres. Mais il fut interrompu par des murmures. Il y avait là des amours-propres irritables qui n’entendaient pas raillerie sur le fait de leur capacité scientifique et artistique. Comme il arrive dans toute assemblée, quels qu’en soient les éléments et le but, ces têtes chaudes et vaniteuses menaient tout, et venaient à bout de persuader à tous que la seule affaire était de les admirer et de leur ménager des triomphes. Quand Pierre Huguenin leur disait :

— De quoi servira à la société qu’une demi-douzaine de ses membres ait passé une demi-année sur un colifichet ruineux, sur un monument destiné à perpétuer le souvenir de notre folie et de notre vanité ?

Ils lui répondaient :

— Et si la société veut se charger de cette dépense, que vous importe ? Si vous ne voulez pas y participer, remerciez la société[1] ; vous êtes libre, vous avez fini votre tour de France.

Et Pierre avait bien de la peine à leur faire comprendre que, s’il eût été riche, il eût mieux aimé se charger de toute la dépense que de laisser la société se ruiner, s’endetter pour vingt ans peut-être.

— La société s’imposera toutes les privations, s’il le faut, répondaient-ils. L’honneur est plus précieux pour elle que la richesse. Laissez-nous abaisser l’orgueil des dévorants, leur prouver que nous seuls connaissons la partie, les forcer de nous céder la place, et vous verrez ensuite que personne ne se plaindra.

— Ce n’est pas vous qui vous plaindrez, dit, à ce propos, Pierre Huguenin à un des plus exaltés aspirants au concours ; vous qui allez recueillir tout l’honneur du combat si vous gagnez, et qui, même en cas de défaite, serez indemnisé et récompensé de vos peines par la société. Mais tous ces jeunes affiliés qui, par la suite, viendront admirer dans vos salles d’études le chef-d’œuvre de votre concours, seront-ils dédommagés, par la vue de ce trophée, des leçons qui leur manqueront et des avances qui ne pourront leur être faites ? Quant à moi, j’approuve le principe de l’émulation, mais à condition que la gloire des uns n’appauvrira pas les autres, et que les écoliers ne payeront pas pour rester écoliers, en proclamant la science des maîtres de l’art.

Ces bonnes raisons commençaient à avoir prise sur les gens désintéressés. Pierre Huguenin essaya de les dissuader de leur ambitieux dessein par des raisons non plus positives, mais plus larges. Il s’abandonna aux sentiments et aux idées qui depuis longtemps fermentaient dans son cœur, en leur démontrant le tort moral que de semblables luttes causaient de part et d’autre aux sociétés.

— N’est-ce pas, leur dit-il, une grande injustice que nous commettons, lorsque nous disons à des hommes laborieux et nécessiteux comme nous : Cette ville ne saurait nous contenir tous, et nous faire vivre au gré de notre orgueil ou de notre ambition ; tirons-la au sort, ou bien essayons nos forces ; que les plus habiles l’emportent, et que les vaincus s’en aillent pieds nus sur la route pénible de la vie, chercher un coin stérile où notre orgueil dédaigne de les poursuivre ? Direz-vous que la terre est assez grande, et qu’il y a partout du travail ? Oui, il y a partout de l’espace et des ressources pour les hommes qui s’entraident. Il n’y en a pas, non, l’univers n’est pas assez grand pour des hommes qui veulent s’isoler ou se disperser en petits groupes haineux et jaloux. Ne voyez-vous donc pas le monde des riches ? ne vous êtes-vous jamais demandé de quel droit ils naissent heureux, et pour quel crime vous vivez et mourez dans la misère ? pourquoi ils jouissent dans le repos, tandis que vous travaillez dans la peine ? Qu’est-ce donc que cela signifie ? Les prêtres vous diront que Dieu le veut ainsi ; mais êtes-vous bien sûrs que Dieu le veuille ainsi en effet ? Non, n’est-ce pas ? Vous êtes sûrs du contraire ; autrement vous seriez des impies, des idolâtres, et vous croiriez en un Dieu plus méchant que le diable, ennemi de la justice et du genre humain. Eh bien ! voulez-vous que je vous dise comment s’est établie la richesse et comment s’est perpétuée la pauvreté ? Par le savoir-faire des uns, et par la simplicité des autres. C’est pour cela que les simples ont accepté leur défaite et leur exclusion du partage de tous les biens et de tous les honneurs ; car les habiles leur ont prouvé que cela devait être ainsi. Et voilà qu’il y a eu tant et tant de simples, que vos pères et vous avez été condamnés a travailler pour les riches sans vous plaindre et sans vous lasser. Vous trouvez cela fort injuste. Du matin au soir je l’entends dire, et je le dis moi-même. Ce que vous trouvez injuste contre vous, trouveriez-vous donc juste de le faire souffrir aux autres ?

Quelquefois, malgré l’arrêt du sort, il vous est permis de sortir de votre misère : mais à quelles conditions ? Il faut que vous soyez très-laborieux, très-persévérants, et peut-être très-égoïstes : il faut que vous vous éleviez par le gain, l’avarice et l’âpreté au travail au-dessus de tous vos pareils ; car quels sont ceux d’entre nous qui réussissent à amasser quelque bien et à s’établir quelque part ? Ceux-là seulement qui ont un héritage, ou bien ceux qui ont un génie supérieur. Je sais le respect qu’on doit à l’intelligence ; mais trouvez-vous bien juste, bien généreux qu’un homme croupisse dans la misère et périsse sur la paille, parce que Dieu ne lui a pas donné autant d’esprit ou de santé qu’à vous ? Quel est l’esprit de notre société, quelle est sa cause, quel est son but ? La nécessité d’employer l’intelligence et le courage des uns à stimuler et à corriger l’ineptie ou la mollesse des autres ; et pour cela il faut les soutenir et les aider de notre gain, c’est-à-dire de notre travail, jusqu’à ce qu’ils aient profité de nos leçons et reconnu la nécessité de travailler eux-mêmes sans se ménager.

La pensée qui a institué le Devoir de liberté, et, permettez-moi de vous le dire, la pensée qui a institué les différents Devoirs de compagnonnage, est donc grande, morale, vraie, et selon les desseins de Salomon[2]. Eh bien ! ce que vous faites lorsque vous travaillez à expulser une société est tout à fait opposé à cette pensée auguste, à ces suprêmes desseins. Si les travailleurs du Temple ont cru devoir se diviser en diverses tribus sous la conduite de plusieurs chefs, c’est que leur mission était de parcourir le monde par différents chemins, afin de porter sur plusieurs points à la fois la lumière et le bienfait de l’industrie. Soyez sûrs que les enfants de Jacques et ceux de Soubise sont aussi bien que nous les enfants du grand Salomon…

Un murmure désapprobateur faillit interrompre l’Ami-du-trait. Il se hâta de reprendre avec adresse (car un peu d’allégorie était bien nécessaire avec des esprits moins éclairés que le sien).

— Ce sont des enfants égarés, il est vrai, des enfants rebelles, si vous voulez. Dans leur long et pénible pèlerinage, ils ont oublié les sages lois et jusqu’au nom auguste de leur père. Jacques fut peut-être un imposteur qui corrompit leur jugement, et se fit prophète pour s’approprier le culte du vrai maître ; et c’est pourquoi ils ont tant d’animosité contre nous ; c’est pourquoi ils nous provoquent et nous maltraitent avec fanatisme, cherchant à s’isoler de nous et à nous disputer le travail, héritage sacré de tous les compagnons. Imiterez-vous donc leur exemple, et, parce qu’ils sont aveugles et inhumains, agirez-vous comme eux ? relèverez-vous le gant du combat ? Ô mes pays ! ô mes frères ! rappelez-vous une grande leçon que Salomon nous a donnée. Deux mères se disputaient un enfant ; il ordonna qu’on le coupât en deux, et que chacune en emportât la moitié. La mère supposée accepta le partage, la vraie mère s’écria qu’on le donnât tout entier à sa rivale. Cet apologue est l’emblème de notre destinée. Ceux de nous qui demandent le partage de la terre et du travail sont sans entrailles, et ne songent pas que ce lambeau partagé par le glaive de la haine ne sera plus entre leurs mains qu’un cadavre.

Pierre leur parla encore longtemps. Je ne sais s’il portait dans son sein la révélation d’un temps et d’une société où le principe de liberté individuelle pourrait se concilier avec le droit de tous. Je sais que son cerveau intelligent eût pu s’élever à cette conception, telle qu’elle est entrée aujourd’hui dans les cœurs et dans les esprits d’élite. Mais il est à remarquer qu’à cette époque le principe du Saint-Simonisme (la première des doctrines modernes qui se soit popularisée sous le règne des Bourbons) ne s’était pas encore développé. Les germes d’une philosophie sociale et religieuse couvaient dans de secrets conciles ou s’élucubraient dans les méditations des économistes. Probablement Pierre Huguenin n’en avait jamais entendu parler ; mais un esprit droit et assez cultivé, une âme ardente, une imagination poétique, faisaient de lui un être mystérieux et singulier, assez semblable aux pâtres inspirés qui naissaient dans l’ancienne tradition avec le don de prophétie. On pouvait dire avec la Savinienne, qu’il était rempli de l’esprit du Seigneur ; car, dans la candeur de son enthousiasme, il touchait aux plus hautes questions humaines, sans savoir lui-même quelles étaient ces cimes voilées où son rêve l’avait porté. C’est pourquoi ses discours, dont nous ne pouvons vous donner ici que la substance sèche et grossière, avaient un caractère de prédication dont l’effet était grand sur des esprits simples et sur des imaginations encore vierges. Il leur conseilla de tenter, au lieu d’une épreuve douteuse, une paix honorable. Les Dévorants, las de querelles, commençaient à s’adoucir. Il serait peut-être plus facile qu’on ne pensait de les amener à reconnaître le droit des Enfants de Salomon. Pourquoi, si ces derniers étaient capables d’écouter la raison, de comprendre la justice, les Dévorants ne le seraient-ils pas aussi ? N’étaient-ils donc pas des hommes, et, au risque de n’être pas écouté, ne devait-on pas essayer de les ramener à des sentiments humains plutôt que d’envenimer leur haine par un défi d’amour-propre ? Enfin, ne serait-on pas encore à temps de reprendre la décision du concours, s’il venait à être bien démontré que c’était le seul moyen d’éviter de nouveaux combats ? Mais que ne fallait-il pas entreprendre avant d’abandonner les chances de paix et d’alliance ! L’avait-on fait ? Tout au contraire, on n’avait songé qu’à répondre injure pour injure, bravade pour bravade. On s’était, de gaieté de cœur, précipité dans mille dangers qu’il eût été facile d’éviter dans le principe, avec plus de calme et de dignité. N’avait-on pas provoqué aussi les charpentiers Drilles, en chantant le matin même, devant leurs ateliers, des chants de guerre et d’anathème ? Pierre avait été témoin de ce fait. Il le censure avec force, avec douleur. — Vous avez l’orgueil d’être les seigneurs, les patriciens du tour de France, leur dit-il ; ayez donc au moins les manières nobles qui conviennent quand on s’estime supérieur au reste des hommes.

Lorsqu’il cessa de parler, il se fit un long silence. Les choses qu’il avait dites étaient si nouvelles et si étranges, que les auditeurs avaient cru faire un rêve dans une autre vie, et qu’il leur fallut quelque temps pour se reconnaître dans les ombres de la terre.

Mais peu à peu les passions contenues reprirent l’essor. Leur règne n’était pas encore près de finir ; et le peuple des travailleurs n’avait gardé du grand principe d’égalité fraternelle proclamé par la révolution française, qu’une devise au lieu d’une foi, quelques mots glorieux, profonds, mais déjà aussi mystérieux pour lui que les rites du compagnonnage. Les murmures succédèrent bientôt à la muette adhésion de quelques-uns, à la stupeur profonde du grand nombre ; et ceux dont le cœur avait tressailli involontairement rougirent tout aussitôt d’avoir senti cette émotion ou de l’avoir laissée paraître. Enfin un des plus exaltés prit la parole. — Voilà un beau discours, dit-il, et un sermon mieux fait qu’un curé en chaire n’eût pu le débiter. Si tout le mérite d’un compagnon est de connaître les livres et de parler comme eux, honneur à vous, pays Villepreux l’Ami-du-trait ! Vous en savez plus long que nous tous ; et si vous aviez affaire à des femmes, vous les feriez peut-être pleurer. Mais nous sommes des hommes, des enfants de Salomon ; et si la gloire d’un compagnon du Devoir de liberté est de soutenir sa société, de se dévouer corps et âme pour elle, de repousser l’injure, de lui faire un rempart de sa poitrine, honte à vous, pays Villepreux ! car vous avez mal parlé, et vous mériteriez d’être réprimandé. Comment donc ! nous avons écouté jusqu’au bout les conseils d’une lâche prudence, et nous ne nous sommes pas indignés ? On nous a dit qu’il fallait abjurer notre honneur, oublier le meurtre de nos frères, tendre la joue aux soufflets, rayer notre nom apparemment du tour de France, et nous avons écouté tout cela patiemment ! Vous voyez bien, pays Villepreux, que nous sommes doux et modérés autant qu’on peut l’être. Vous voyez bien que nous avons le respect du Devoir et la fraternité du compagnonnage bien avant dans le cœur, puisque nous ne vous avons pas réduit au silence comme un insensé, ou jeté hors d’ici comme un faux frère. Vous avez une si belle réputation, et vous avez été revêtu de dignités si éminentes dans la société, que nous persistons à croire vos intentions bonnes et votre cœur droit. Mais votre esprit s’est égaré dans les livres, et ceci doit servir d’enseignement à tous ceux qui vous ont entendu. Qui en sait trop, n’en sait pas assez ; et quiconque apprend beaucoup de choses inutiles, risque d’oublier les plus nécessaires, les plus sacrées.

D’autres orateurs plus véhéments encore renchérirent sur l’indignation de celui-là, et bientôt une discussion violente s’engagea contre Pierre Huguenin. Il répondit avec calme ; il supporta avec la résignation d’un martyr et la fermeté d’un stoïque les accusations, les reproches et les menaces. Il disait d’excellentes choses, variant ses arguments et appropriant les formes de son langage à la portée d’esprit de ses divers interlocuteurs. Mais il voyait avec douleur que le petit nombre de ses adhérents diminuait de plus en plus, et il s’attendait à des outrages publics ; car la séance était livrée à la confusion, et la vérité n’avait plus de pouvoir sur ces âmes endurcies ou exaltées. Enfin le Dignitaire, après bien des efforts inutiles, obtint le silence, et prit la défense des intentions de Pierre Huguenin.

— Je le connais trop, dit-il, pour douter de lui ; et si un soupçon contre son honneur pouvait entrer dans ma pensée, je crois qu’un instant après je lui en demanderais pardon à genoux. Il n’y aura donc ici de réprimandes que contre ceux qui se permettraient de l’insulter. Sur tous les points il a parlé suivant sa conscience, et sur plusieurs points mes sentiments sont d’accord avec les siens. Cependant je crois que ses idées ne sont pas applicables pour le moment ; c’est pourquoi je propose de passer outre : mais je demande, une fois pour toutes, qu’on respecte la liberté des opinions, et qu’on les combatte sans aigreur et sans brutalité. Consolez-vous, pays Villepreux, de la contradiction un peu violente que vous avez rencontrée ici. Si vous vous êtes trompé en quelque chose, vous n’en avez pas moins dit certaines vérités qui resteront gravées dans plus d’un cœur ami, et dans le mien particulièrement. Soyez sûr qu’il en restera aussi quelques-unes, même dans l’esprit des plus exaltés. Peut-être les idées de paix et d’union générale que vous avez osé proclamer seront-elles mieux écoutées dans des jours plus heureux. Je trouve, moi, que vous avez bien parlé, et que votre cœur n’a pas été corrompu par la science des livres. Vous êtes libre de vous retirer, si la discussion de nos intérêts, comme nous les entendons pour le moment, blesse votre croyance ; mais nous vous prions de ne pas quitter la ville avant que la crise où nous sommes ait changé de face. S’il fallait en venir à de nouveaux combats, et si la société vous ordonnait de marcher, nous savons que vous vous conduiriez comme un brave soldat de l’armée de Salomon.

Pierre s’inclina en signe de respect et de soumission. Il se retira, et le Corinthien le suivit. — Frère, lui dit ce noble jeune homme, ne sois pas humilié, ne sois pas triste, je t’en supplie ; ce que le Dignitaire vient de dire est bien vrai, tes paroles ont retenti dans des cœurs amis du tien.

— Je ne suis point humilié, répondit l’Ami-du-trait, et ta sympathie suffirait à elle seule pour me dédommager de l’emportement des autres. Mais je suis inquiet, je te l’avoue, et pour une chose toute personnelle. Le Dignitaire vient de m’ordonner en quelque sorte de rester ici. Je comprends la délicatesse de cette intention ; il voit que plusieurs m’accuseront de manquer de cœur à l’heure du combat, et il me fournit l’occasion de me réhabiliter à leurs yeux ; mais je ne suis pas jaloux de cet honneur farouche, et je l’accepterai avec douleur. Une raison non moins grave me fait regretter d’avoir renoué mes relations avec la société. J’ai donné ma parole d’honneur à mon père d’être de retour sous trois jours, et mon père a donné la sienne de reprendre ses travaux demain. Il ne peut le faire sans moi. Il est malade, et plus sérieusement peut-être depuis que je suis absent. Il est d’un caractère bouillant, d’une loyauté scrupuleuse. À l’heure qu’il est, il m’attend sur la route, et je crois le voir tourmenté par l’inquiétude, par l’impatience, par la fièvre. Pauvre père ! Il avait tant de foi à la promesse que je lui ai faite ! Il me faudra donc y manquer !

— Pierre, répondit le Corinthien, je sens que tu es entre deux devoirs : le saint Devoir de liberté et le devoir filial qui n’est pas moins sacré. Il faut que tu partages ton fardeau. J’en veux prendre la moitié. Tu resteras ici pour obéir aux lois de la société, et moi j’irai chez ton père. J’inventerai quelque prétexte pour t’excuser, et je me mettrai à l’ouvrage à ta place. Une heure d’attention va me suffire pour recevoir tes instructions. Je sais comme tu démontres, et tu sais comme je t’écoute. Viens dans le jardin, et avant la nuit je me mettrai en route. Je coucherai chez la Jambe-de-bois, et, avant le jour, je prendrai la diligence qui passe par là. Demain soir je serai chez ton père, après-demain matin dans la chapelle de ton vieux château. De cette manière tout arrangera, et tu auras l’esprit tranquille.

— Cher Amaury, répondit Pierre Huguenin, je n’attendais pas moins de ton amitié et d’un cœur comme le tien ; mais je ne puis accepter ton dévouement. Il est probable que le concours aura lieu, et je ne dois ni ne veux que tu perdes l’occasion de te faire connaître et d’acquérir de la gloire. Ce n’est pas parce que tu es mon élève, mais je suis certain que tu es le plus fort de tous ceux qui se présenteront au concours. Si tu ne remportes le prix du compas d’or, du moins tu feras de telles preuves de talent qu’il en sera parlé sur le Tour de France. De pareilles occasions ne se présentent que rarement, et souvent elles décident de tout l’avenir d’un ouvrier. À Dieu ne plaise que je te fasse perdre celle qui peut s’offrir demain !

— Et moi, je veux la perdre, répondit le Corinthien, et je la perdrais dans tous les cas. Tu me crois bien borné si tu crois que, depuis ce matin, mes idées et mes sentiments n’ont pas marché. J’ai ouvert les yeux, frère ; et je ne suis déjà plus l’homme aveugle et grossier qui t’écoutait hier soir avec stupeur sur la chaussée de Blois. Les paroles que tu viens de dire devant l’assemblée sont tombées dans mon cœur, comme le bon grain dans le sillon fertile. Il m’a semblé qu’au nuage s’enlevait de terre entre nous deux, et je t’avais aimé jusqu’ici à travers un voile. Oui, mon ami, tu ne m’avais pas semblé autre chose qu’un compagnon instruit, honnête et bon. À présent je vois bien que tu es plus que cela, plus qu’un ouvrier, plus qu’un homme peut-être. Que vais-je te dire ? je me suis figuré le Christ, ce fils d’un charpentier, pauvre, obscur, errant sur la terre, et parlant à de misérables ouvriers comme nous, sans argent, presque sans pain, sans éducation (c’est ainsi qu’on nous les dépeint). Je me suis rappelé ce qu’on raconte de sa beauté, de sa jeunesse, de sa douceur, des préceptes de sagesse et de charité qu’il expliquait, comme tu l’as fait aujourd’hui, en paraboles. Je ne veux pas blesser ta modestie, Pierre, en te comparant à celui qu’on appelle Dieu ; mais je me disais : Si le Christ revenait parmi nous et qu’il passât devant cette maison, que ferait-il ? Il verrait la Savinienne au seuil, avec son air affable et ses deux beaux enfants, et il les bénirait. Et alors la Savinienne le prierait d’entrer ; elle laverait ses pieds poudreux et brûlants, et elle abriterait ses petits dans les plis de la robe du Sauveur tandis qu’elle irait lui chercher l’eau la plus pure pour étancher sa soif. Et pendant ce temps, le fils du charpentier interrogerait les enfants, et il saurait d’eux qu’il y a là, dans la grange, des hommes qui parlent et qui concertent quelque chose. Alors l’homme divin voudrait connaître le cœur de ses frères, de ses fils, les pauvres travailleurs. Il entrerait dans la grange, et ne dédaignerait pas de s’asseoir, comme nous, sur une botte de paille, lui qui naquit sur la paille d’une étable ; puis il écouterait. Et tout en faisant ce rêve, je me représentais la belle figure de Jésus, attentive et souriante, et ses beaux yeux attachés sur toi avec une expression de douceur et d’attendrissement… Et quand tu eus fini de parler (car ceci, Pierre, n’était pas une simple supposition que je faisais dans mon esprit c’était comme une vision que j’avais devant les yeux), quand tu eus fini de parler, je le vis s’approcher, se pencher sur toi, et te dire en t’imposant les mains ce qu’il disait aux pauvres hommes du peuple dont il faisait ses disciples : « Viens avec moi, quitte tes filets et suis-moi ; je veux te faire pêcheur d’hommes. » Et il me sembla qu’une grande lumière jaillissait du front du Christ, et t’enveloppait dans son rayon. Alors je me dis en moi-même : Pierre est un apôtre : comment ne le savais-je pas ? Il prophétise ; comment ne l’avais-je pas compris ? Et moi aussi, je me levai, transporté d’un zèle qui me brûlait. J’allais m’écrier : Oh ! Christ, emmenez-moi avec mon frère ; je ne suis pas digne de délier les cordons de vos souliers, mais je vous écouterai et je ramasserai les miettes qui tomberont de votre table… Alors les compagnons sont agités. Ils t’ont contredit, ils t’ont blâmé. Ma vision s’est effacée, mais il m’en est resté comme un tremblement dans tout le corps ; j’ai eu beaucoup de peine à me contenir ; j’étais prêt à pleurer, comme dans le temps où la Savinienne, cette pieuse femme qui aime tant Dieu, sans aimer les prêtres, me lisait, de sa voix douce, l’Écriture Sainte dans une vieille Bible qui est dans sa famille depuis deux ou trois cents ans. Aussi je ne serai jamais impie, et, dût-on se moquer de moi, je ne me moquerai jamais de Jésus, le fils du charpentier. Qu’il soit Dieu ou non, qu’il soit tout à fait mort ou qu’il soit ressuscité, je ne peux pas examiner cela, et je ne m’en inquiète pas. Il y en a même qui disent qu’il n’a jamais existé. Moi, je dis qu’il est impossible qu’il n’ait pas existé ; et j’en suis plus sûr depuis que j’ai compris ce que tu penses et ce que tu veux faire comprendre aux autres. Pourquoi serais-tu le premier ouvrier qui aurait eu de telles idées ? Je ne conçois pas comment je ne les ai pas eues plus tôt ; et je me dis que tu ne les aurais pas si des hommes ou des dieux comme Jésus ne les avaient pas répandues dans le monde. C’est pourquoi je ne veux plus écouter que toi ; je ne veux plus agir, ni penser, ni travailler, ni aimer même, sans que tu m’aies dit : Cela est bon, cela est juste. Et je ne te quitterai plus jamais…, excepté que je vais te quitter ce soir, mais pour aller t’attendre chez ton père. Tu vois que je ne comprends plus ce que c’est que des concours, de la gloire, des chefs-d’œuvre… nous avons bien autre chose à faire, c’est de travailler sans nuire aux autres, sans les humilier, sans leur disputer ce qui leur appartient aussi bien qu’à nous.

La Savinienne, inquiète de voir Pierre et Amaury quitter l’assemblée et s’enfoncer dans le jardin pour causer avec chaleur, les y avait suivis. Peu à peu elle s’était approchée ; et, appuyée sur le dossier de leur banc, elle les écoutait. Pierre la voyait bien, mais il était heureux qu’elle entendît les discours exaltés du Corinthien, et il se gardait de trahir sa présence. Quand le Corinthien se tut, la Savinienne lui dit avec un soupir : — Je voudrais que Savinien fût encore là pour vous entendre ; mais j’espère que dans le ciel il vous voit et vous bénit. Corinthien, vous avez un cœur et un esprit comme je n’en ai jamais connus…, si ce n’est mon pauvre Savinien ; mais il lui restait encore bien des choses à apprendre, et, comme l’on dit, la vérité sort de la bouche des enfants.

Pierre sourit de joie en voyant que la Savinienne comprenait le Corinthien. Il vit la rougeur et le transport de son ami, quand la Mère lui tendit la main en lui disant : — C’est à la vis et à la mort entre nous pour l’estime, mon fils Amaury.

— Et pour l’amitié ? s’écria le jeune homme enhardi et troublé à la fois.

— Amitié veut dire une chose entre les hommes, et une autre entre hommes et femmes, répondit-elle naïvement. Vous avez la mienne comme si nous étions deux hommes ou deux femmes.

Amaury ne répondit rien. La robe noire de la veuve lui imposait silence. Elle s’éloigna, et Pierre reprit, en regardant son ami qui la suivait des yeux : — Et maintenant, frère, veux-tu encore partir ? N’es-tu pas retenu ici par quelque chose de plus cher et de plus sérieux que la gloire ?

— Je serais à la veille d’être son mari, répondit le Corinthien, que pour sauver ton honneur je partirais encore. Mais nous n’en sommes pas là. Je ne peux rester ici. Je ne sais où je prendrais la force de ne jamais dire ce que je pense ; et ce que je pense, une femme en deuil ne doit pas l’entendre. Je manquerais à moi-même, à la mémoire de Savinien ; je perdrais l’estime de la Savinienne, et tout cela malgré moi. Fais-moi partir, Pierre, tu me rendras service, peut-être plus qu’à toi-même.

Pierre sentit que son ami avait raison. — Eh bien ! quant à moi, j’accepte, dit-il ; mais je doute fort que la société y consente. Dans l’excès de ta modestie, tu oublies que si le concours a lieu, on aura besoin de toi plus que de tout autre, et qu’on ne te laissera pas partir ainsi. Quelle que soit l’issue de nos différends avec le Devoir, ta présence ici est regardée comme nécessaire, puisqu’on t’a convoqué.

— Pierre, Pierre ! s’écria le Corinthien avec tristesse, as-tu donc oublié déjà ce que tu me disais hier soir sur la chaussée ? N’es-tu pas dégoûté de ce pacte qui nous subordonne aux caprices et aux préjugés d’hommes ignorants et emportés ? Nous leur devons assistance quand ils sont dans le malheur ou le danger ; car ils sont nos frères. Mais quand ils sont enivrés d’orgueil ou de vengeance, leur devons-nous une aveugle soumission ? Non ! Quant à moi, ce rêve s’efface, et tout à l’heure, en les voyant se tourner contre toi, je les trouvais si coupables que les liens de l’affection jurée se brisaient malgré moi dans mon cœur. Viens, rentrons dans l’assemblée. Je vais leur demander de me laisser partir, leur dire de ne pas compter sur moi pour le concours ; et, s’ils me refusent, je remercie la société, je reprends ma liberté…

— Tu n’en as pas le droit devant Dieu. Égarés ou coupables, ils sont nos frères. Leur situation est pénible et périlleuse. Nous ne sommes pas en nombre ici, et nos ennemis sont les plus forts, les plus excités. S’ils persistent à vouloir nous expulser de Blois par la violence, il vaudra certainement mieux en venir à l’épreuve du concours qu’à celle des coups. Prenons donc patience. Je saurai me résigner encore. S’il faut que d’une manière ou de l’autre mon honneur soit compromis, je sacrifierai mes intérêts à ceux d’autrui ; et si mon père me condamne, ma conscience m’absoudra.

  1. Remercier la société, c’est s’en retirer en ce sens qu’on ne participe plus à ses dépenses, à ses entreprises, ni à ses profits. On reste lié de cœur, mais on n’est plus obligé envers elle que par la conscience.
  2. Salomon était alors pour les compagnons et sera encore longtemps pour un grand nombre un être de raison, une sorte de fétiche auquel on attribue toutes les perfections, toutes les puissances. Son nom équivaut presque à celui de l’Éternel, et Pierre Huguenin devait l’employer pour donner plus d’autorité à son invocation religieuse.