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Le Conte du tonneau/Tome 2/10

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Henri Scheurleer (Tome secondp. 272-286).

JUSTIFICATION
DE
M. BICKERSTAF, Ecuïer,
contre ce qui lui a été objecté par
M. PARTRIGE
dans ſon ALMANAC pour l’Année
courante 1709 ;
Par le dit
ISAAC BICKERSTAF, Ecuïer.



M Partrige a trouvé bon, il y a quelque tems, de me traiter de la maniere du monde la plus rude, dans l’Ecrit, qu’il apelle ſon Almanac pour l’Année préſente. Un pareil Procédé ne convient en aucune maniere à des Gens de Lettres, & ne contribue rien à la découverte de la Vérité, qui doit être le grand But de toutes les Diſputes des Savans.

Il me ſemble, qu’un homme de l’éducation de M. Partrige devroit ſonger un peu à polir ſon ſtile, & ne point donner à un homme, dont tout le crime conſiſte à differer de lui dans un point de pure ſpéculation, les noms odieux de fou, de faquin, & d’impudent. J’en apelle au Monde ſavant, & je lui demande, ſi, dans mes Predictions de l’Année paſſée, je l’ai traité d’une maniere à m’attirer de pareils Epithetes. Les Philoſophes ont eu des Diſputes dans tous les siécles ; mais, les plus polis dentr’eux ont toujours diſputé en vrais Philoſophes. La fougue, & les manieres harangeres, dans la Controverſe, ne font rien à la queſtion, & ne ſont tout au plus, qu’un aveu tacite, qu’on ſe défie de la bonté de ſa cauſe.

Ce qui me touche le plus dans cette affaire, ce n’eſt pas ma propre Réputation, c’est le Bien général de la République des Lettres, que le Sieur Partrige a bleſſée à travers mon flanc. Si des gens, qui travaillent pour le bien public, doivent être traitez d’une maniere ſi indigne, comment peut-on eſperer, que les Sciences les plus utiles faſſent jamais des progrès conſiderables ?

M. Partrige auroit certainement honte de ſa Conduite peu généreuſe à mon égard, s’il ſavoit ce qu’en penſent les Univerſitez étrangéres ; mais, je m’intereſſe trop à la Réputation d’un ſi illuſtre Compatriote, pour rendre public tout ce que je ſai là-deſſus. Cet Eſprit d’Envie & d’Orgueil, qui ſuffoque en leur naiſſance tant de beaux Genies, qui ſans elles s’éleveroient dans notre Païs, n’eſt pas encore extrémement en vogue parmi les Savans étrangers ; & la néceſſité de faire mon Apologie m’excufera, ſi j’oſe déclarer ici au Lecteur, que j’ai reçû plus de cent Lettres de felicitation ſur mon Eſſay Aſtrologique, de differentes Parties de l’Europe, juſqu’à la Moſcovie incluſivement. J’ai même lieu de croire, qu’aux Bureaux, on en a retenu, & ouvert, un bon nombre d’autres. J’avoue que l’Inquiſition de Lisbone a trouvé à propos de bruler mes Prédictions, & de condamner d’Hereſie l’Auteur, & les Lecteurs. Mais, j’eſpere, qu’on voudra bien s’en prendre au triſte état où les Belles Lettres ſont réduites dans ce Roïaume. J’ôſe dire même, avec tout le profond Reſpect qu’on doit aux Têtes Couronnées, que Sa Majeſté Portugaiſe auroit bien fait d’emploïer ſon Autorité, en faveur d’un Savant de quelque naiſſance, Sujet d’une Souveraine, avec laquelle ce Prince eſt ſi étroitement allié. En recompenſe, les autres Roïaumes & Républiques de l’Europe m’ont comblé d’Eloges ; &, ſi je voulois faire imprimer les Lettres Latines, que j’ai reçûës des Païs étrangers ſur le ſujet en queſtion, elles feroient un volume dans les formes, propre à detruire abſolument tout ce qui peut m’être objecté par M. Partrige, & par ſes complices les Inquiſiteurs Portugais, qui ſont les ſeuls Antagoniſtes, pour le dire en paſſant, que mes Prédictions ſe ſoient juſqu’ici attirez. Mais, le Sujet eſt trop délicat, & trop ſcabreux, pour rendre public les ſentimens, qu’ont là-deſſus mes illuſtres Correſpondans. J’eſpere pourtant, qu’ils ne trouveront pas mauvais, que, pour me défendre contre mes Adverſaires, je copie ici quelques Paſſages de leurs Lettres. Le très-docte M. Leibnits m’adreſſe ainſi ſa troiſiéme Lettre, Illuſtriſſimo Bickerſtaffio Aſtrologiæ Inſtauratori, &c. M. le Clerc, en citant mes Predictions, dans un Traité qu’il a mis au jour l’an paſſé, a la bonté de dire, Ita nuper Bickerſtaffius, magnum illud Angliæ Sidus, &c. Un autre Profeſſeur d’une grande Réputation ſe ſert de ces termes en parlant de moi : Bickerſtaffius, nobilis Anglus, Aſtrologorum hujuſce ſeculi Princeps. Et le Signor Magliabecchi, Bibliothecaire du Grand Duc, m’a écrit une grande Epitre toute remplie de Complimens & d’Eloges. Il eſt vrai, qu’un fameux Savant d’Utrecht, Profeſſeur en Aſtronomie, ſemble differer de moi dans un point ; mais, il s’exprime avec toute la Modeſtie, qui eſt naturelle à un vrai Philofophe : Pace tanti Viri dixerim : &, page 55, il paroit rejetter toute la faute ſur l’Imprimeur en quoi il a raiſon : vel forſan Error Typographi, cum alioquin Bickerſtaffius Vir doctiſſimus, &c.

Si M. Partrige avoit ſuivi cet exemple, il m’auroit épargné la peine de faire mon Apologie d’une maniere ſi publique. Je puis dire, ſans vanité, que je ſuis l’homme du monde le plus prêt à reconnoître mes Mépriſes, & le plus reconnoiſſant envers ceux qui me les découvrent, quand on s’y prend d’une maniere honnête. Mais, il ſemble que le fameux M. Partrige, au lieu d’être charmé des progrès de ſon Art, regarde tous ceux, qui veulent y contribuer, comme des Uſurpateurs. Il eſt vrai, qu’il a été aſſez prudent, pour ne rien objecter contre mes Prédictions ſi l’on en excepte le ſeul Article qui le regarde. Mais, pour faire voir dans quel Aveuglement l’Eſprit de Partialité jette ceux qui en ſont poſſedez, je proteſte ici ſolemnellement, qu’il eſt le ſeul homme au monde, qui ſoit entré là-deſſus en diſpute avec moi. Cette ſeule Conſideration ſuffit, ce me ſemble, pour énerver toutes ſes Preuves.

Je n’ai jamais pû découvrir que deux Objections, qui ont été faites contre mes Predictions de l’An paſſé. La premiere eſt d’un François, qui trouve bon d’avertir le public, de ce que le Cardinal de Noailles eſt encore en vie, nonobſtant le prétendu Pronoſtic de M. Bickerſtaf : mais, je laiſſe à juger au Lecteur benevole & impartial, ſi un François, un Papiſte, & un Ennemi, doit être cru dans ſa propre Cauſe, aux dépens d’un Proteſtant Anglois, qui eſt du Parti du Gouvernement.

La ſeconde Objection eſt le triſte Sujet de la préſente Diſpute. Elle roule ſur un Article de mes Prédictions, ſelon lequel M. Partrige devoit mourir le 29. de Mars 1708. Il a le front de ſoutenir dans ſon Almanac pour l’Année préſente, que ce Pronoſtic eſt abſolument faux ; & il le ſoutient, comme je l’ai déja dit, de cette maniere rude & brutale, qui ſiéd ſi mal à une perſonne de quelque naiſſance. Il déclare ouvertement dans le ſuſdit Ouvrage, que non ſeulement il eſt en vie à préſent, mais qu’il l’êtoit encore le même 29. de Mars, que j’avois fixé pour ſa Mort. Voilà préciſément l’état de la Queſtion ; & j’ai reſolu de la traiter, avec toute la brieveté, toute la clarté, & toute la tranquillité poſſible. Je ſuis perſuadé, que cette Diſpute s’attirera l’attention de toute l’Angleterre, & même de toute l’Europe : les Savans de chaque Nation ne manqueront point ſans doute de prendre parti, & de ſe déclarer pour ce qui leur paroîtra le plus vraiſemblable, & le plus ſolide.

Sans entrer ici dans un examen critique de l’heure préciſe de la mort du Sieur Partrige, je me contenterai de prouver, qu’il n’eſt pas au nombre des vivans, & de le faire voir par l’Autorité d’un prodigieux nombre de Témoins irreprochables. Plus de mille perſonnes de naiſſance, qui ont acheté ſon Almanac, uniquement pour y voir les Invectives qu’il vomit contre moi, s’écrient à chaque ligne, en levant les yeux au Ciel, & en crevant, moitié de rire, & moitié de dépit, qu’ils ſont perſuadez, que jamais homme vivant n’écrivit de pareilles Fadaiſes. Je ſuis convaincu même, que perſonne au monde, qui ſoit au fait, puiſſe en parler autrement. Par conſequent, M. Partrige, preſſé par un Dilemme formidable, doit, ou deſavouer ſon Almanac, ou bien convenir, qu’il n’eſt pas un homme vivant.

Je veux bien croire, qu’une certaine Figure inanimée ſe donne les airs de courir les ruës ſous le Nom de Partrige : mais, I. Bickerſtaf ne s’en croit pas reſponſable ; & il ſoutient que ladite Figure n’a pas eu le moindre droit d’étriller le pauvre Garçon, qui crioit, en paſſant par devant lui, La véritable & éxacte Relation de la Mort du Docteur Partrige.

D’ailleurs, M. Partrige ſe mêle de dire la bonne Avanture, & de faire retrouver les Hardes volées. Or, tout ſon voiſinage aſſeure, qu’il le fait par le moïen du Diable, & des malins Eſprits, qu’on ne ſauroit fréquenter, de l’aveu de tous les gens éclairez, que lorſqu’on n’eſt plus en vie.

En troiſiéme lieu, je prétends prouver ſa Mort par ſon Almanac même, & par ce même Paſſage, qui ſert à nous faire croire qu’il vit encore. Il dit, qu’il n’eſt pas ſeulement en vie à préſent ; mais qu’il l’étoit encore le même 29. de Mars, que j’avois fixé pour ſa Mort. Par-là, il fait entendre évidemment, qu’un homme peut-être en vie à l’heure qu’il eſt, quoi qu’il ait été mort, il y a douze mois. Et voilà préciſement ce qu’il y a de Sophiſtique dans cette Propoſition. Il n’oſe pas aſſeurer, qu’il a été en vie depuis le 29. de Mars : il déclare ſeulement, qu’il vit à préſent, & qu’il vivoit ce jour-là. La derniere partie de ſa Déclaration eſt hors de conteſte ; car, il ne mourut que le ſoir, comme il paroit par une Relation de ſon Décès dans une Lettre à un Lord. S’il a vecu depuis ce tems-là, c’eſt ce que je laiſſe à décider au Public. En vérité, ce ſont-là de pures Chicanes, & j’ai honte de m’y arrêter.

En quatrieme lieu, j’en apelle à M. Partrige lui-même, & je lui demande s’il eſt probable, que j’aie été aſſez imprudent, pour commencer mes Prédictions par la ſeule Fauſſeté, qu’on leur ait reprochée juſqu’ici ? Eſt-il vraiſemblable, que je me fois trompé, par raport à un Evénement, qui devoit arriver, pour ainſi dire, ſous mes yeux, & par raport auquel il m’étoit infiniment plus aizé d’être exact, qu’à l’égard de tout le reſte ? Eſt-il naturel, que, preſque de propos délibéré, j’aïe voulu donner un tel Avantage ſur moi à un Homme de l’Eſprit & de l’Erudition de M. Partrige, qui, s’il lui avoit été poſſible de faire encore quelqu’autre Objection contre mes Pronoſtics, ne m’auroit certainement pas épargné ?

Je ſaiſis ici l’occaſion de réfuter l’Auteur de la Relation de la Mort de M. Partrige, dans une Lettre à un Lord. Il s’eſt donné les airs de m’acuſer de m’être trompé, à l’égard de cet Evénement, de quatre heures entieres. J’avoue que cette Critique avancée d’un air de triomphe, par un Auteur grave, & judicieux, touchant une Matiere, qui me touche de ſi près, m’a mortifié de la maniere la plus cruelle. J’étois hors de la Ville, lors de cette Mort, & j’étois ſi convaincu de la juſteſſe de mon Calcul, que je ne daignois pas ſeulement y penſer un moment. Cependant, pluſieurs de mes Amis, qui, pour ſatisfaire leur Curioſité, n’ont rien négligé pour en être inſtruits à fond, m’ont aſſeuré que je ne me ſuis mépris que d’une petite demi-heure. S’il m’eſt permis de parler naturellement, il me ſemble que cette Mépriſe n’eſt pas d’une nature, à m’attirer des Cenſures ſi pleines de Vivacité & d’Amertume. Cet Auteur me permettra de lui dire, qu’une autrefois il ne feroit pas mal d’avoir plus d’égard pour ſa propre Réputation, en ménageant d’avantage celle de ſon Prochain. Je ſuis bien heureux, que dans mes Prédictions il n’y ait pas d’autres Erreurs de Calcul. S’il y en avoit, il eſt a préſumer que ce Critique bilieux me les reprocheroit du même ton cavalier.

J’ai vu encore des Gens, qui font une autre Objection contre la vérité de la Mort de M. Partrige, mais ils ne la propoſent, que d’une maniere timide. Ils s’imaginent, qu’il doit être encore en vie, parce qu’il continue à faire des Almanacs. Mais, il faut faire peu de réfléxion ſur ce qui ſe paſſe ſous nos yeux, pour propoſer une pareille Difficulté. C’eſt un Privilege très-commun à tous les Faiſeurs d’Almanacs. Gadburi, Robin, Dove, & Wing, ne publient-ils pas tous les Ans leurs Almanacs, quoi qu’ils aient été déja morts, avant la Révolution[1]. Voici la Raiſon véritable d’un Phenomêne, qui paroit d’abord ſurprenant. Tous les Auteurs peuvent vivre après leur Mort, excepté uniquement les Auteurs des Almanacs. Leurs Ouvrages ne roulent que ſur les minutes, à meſure qu’elles paſſent ; & ils deviennent abſolument inutiles, quand l’Année eſt finie. Pour les en dédommager, le Tems, dont ces Meſſieurs ſont les Regiſtres vivans, leur accorde la Prérogative de continuer leurs Journaux, après leur mort.

J’aurois épargné au Public, & à moi-même, cette Apologie, ſi pluſieurs Perſonnes ne s’étoient ſervies de mon Nom, ſans que j’aïe jamais eu la moindre intention de le leur prêter. Il y a un homme, par exemple, qui m’a voulu faire adopter malgré moi, depuis peu, un bon nombre de fades Prédictions dont je ne fus jamais le Pere. A lui parler franchement, ce ne ſont pas-là des choſes à ſervir de Plaiſanterie, & de ſimple Amuſement. Elles ſont très-ſerieuſes ; & j’avouë même, que j’ai été touché au vif, quand j’ai vû mes Prédictions, qui m’ont couté tant de travail & de veilles, criées dans les Rues, & être débitées indifferemment au Peuple ; au lieu que je ne les avois deſtinées qu’à la réflexion des Perſonnes les plus graves. Cette eſpece de Proſtitution a tellement prévenu le Public d’abord, que pluſieurs de mes Amis ont été aſſez mal aviſez, pour me demander très-ſerieuſement, ſi mon unique But n’avoit pas été de badiner avec mes Lecteurs ? Je me contentai de leur répondre froidement, que l’Evenement les en inſtruiroit. Certainement, je leur en aurois voulu du mal, ſi je n’avois pas ſu, que c’eſt le grand talent de notre siécle, & de notre Nation, de tourner en ridicule les choſes du plus grand poids.

Lorſque la fin avoit vérifié toutes mes Prédictions, voilà l’Almanac de Partrige, qui ne ſemble ſortir de la Preſſe, que pour me diſputer l’Article de la Mort de ſon Auteur ; &, par-là j’ai le Sort de certains Heros de Roman qui étoient obligez de tuer deux fois de ſuite leurs Ennemis reſſuſcitez par des Enchanteurs.

Si le Sieur Partrige a été aſſez habile, pour ſe rendre un pareil Service à lui-même, grand bien lui faſſe : mon Pronoſtic n’en eſt pas moins véritable. Je crois avoir prouvé par des Demonſtrations en forme, qu’il eſt mort une demi-heure avant le tems, que j’avois fixé pour ſon Décès ; ce qui deſabuſera le Public, de ce qui lui a été débité effrontement par l’Auteur de la Lettre à un Lord, qui ne prétend que je me ſuis trompé de quatre heures, que pour me décréditer, en m’accuſant d’une Erreur ſi groſſiere.

FIN
  1. La même choſe arrive auſſi en Hollande, où tous les ans on voit éclore des Almanacs ſous le nom d’Antonio Magino ; & l’on dit qu’il y a déja cent ans, que ce Nom y brille.