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Le Deux Décembre 1851

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LE 2 DÉCEMBRE 1851

Un vaillant proscrit de décembre, M. Hippolyte Magen, a publié, pendant son exil, à Londres, en 1852 (chez Jeffs, Burlington Arcade), un remarquable récit des faits dont il avait été témoin. Nous extrayons de ce récit les pages qu’on va lire, en faisant seulement quelques suppressions dans les éloges adressés par M. H. Magen à M. Victor Hugo.

« Le 2 décembre, à dix heures du matin, des représentants du peuple étaient réunis dans une maison de la rue Blanche.

« Deux opinions se combattaient. La première, émise et soutenue par Victor Hugo, voulait qu’on fit immédiatement un appel aux armes ; la population était oscillante, il fallait, par une impulsion révolutionnaire, la jeter du côté de l’assemblée.

« Exciter lentement les colères, entretenir longtemps l’agitation, tel était le moyen que Michel (de Bourges) trouvait le meilleur ; pour le soutenir il s’appuyait sur le passé. En 1830, on avait d’abord crié, puis lancé des pierres aux gardes royaux, enfin on s’était jeté dans la bataille, avec des passions déjà fermentées ; en février 1848, l’agitation de la rue avait aussi précédé le combat.

« La situation actuelle n’offrait pas la moindre analogie avec ces deux époques.

« Malheureusement le système de la temporisation l’emporta ; il fut décidé qu’on emploierait les vieux moyens, et qu’en attendant, il serait fait un appel aux légions de la garde nationale sur lesquelles on avait le droit de compter. Victor Hugo, Charamaule et Forestier acceptèrent la responsabilité de ces démarches, et rendez-vous fut pris à deux heures, sur le boulevard du Temple, chez Bonvalet, pour l’exécution des mesures arrêtées.

« Tandis que Charamaule et Victor Hugo remplissaient le mandat qu’ils avaient reçu, un incident prouva que, suivant l’opinion repoussée dans la rue Blanche, le peuple attendait une impulsion vigoureuse et révolutionnaire. À la hauteur de la rue Meslay, Charamaule s’aperçut que la foule reconnaissait Hugo et s’épaississait autour d’eux : — « Vous êtes reconnu, dit-il à son collègue. » — Au même instant, quelques jeunes gens crièrent : Vive Victor Hugo !

« Un d’eux lui demanda : « Citoyen que faut-il faire ? »

« Victor Hugo répondit : « Déchirez les affiches factieuses du coup d’état et criez : Vive la Constitution !

« — Et si l’on tire sur nous ? lui dit un jeune ouvrier.

« — Vous courrez aux armes », répliqua Victor Hugo.

« Il ajouta : — Louis Bonaparte est un rebelle ; il se couvre aujourd’hui de tous les crimes. Nous, représentants du peuple, nous le mettons hors la loi ; mais, sans même qu’il soit besoin de notre déclaration, il est hors la loi par le seul fait de sa trahison. Citoyens ! vous avez deux mains, prenez dans l’une votre droit, dans l’autre votre fusil, et courez sur Bonaparte ! »

« La foule poussa une acclamation.

« Un bourgeois qui fermait sa boutique dit à l’orateur : « Parlez moins haut, si l’on vous entendait parler comme cela, on vous fusillerait.

« — Eh bien ! répondit Hugo, vous promèneriez mon cadavre, et ce serait une bonne chose que ma mort si la justice de Dieu en sortait ! »

« Tous crièrent : Vive Victor Hugo ! — Criez : Vive la Constitution ! leur dit-il. Un cri formidable de Vive la constitution ! Vive la république ! sortit de toutes les poitrines.

« L’enthousiasme, l’indignation, la colère mêlaient leurs éclairs dans tous les regards. C’était là, peut-être, une minute suprême. Victor Hugo fut tenté d’enlever toute cette foule et de commencer le combat.

« Charamaule le retint et lui dit tout bas : — « Vous causerez une mitraillade inutile ; tout ce monde est désarmé. L’infanterie est à deux pas de nous, et voici l’artillerie qui arrive. »

« En effet, plusieurs pièces de canon, attelées, débouchaient par la rue de Bondy, derrière le Château-d’Eau. Saisir un tel moment, ce pouvait être la victoire, mais ce pouvait être aussi un massacre.

« Le conseil de s’abstenir, donné par un homme aussi intrépide que l’a été Charamaule pendant ces tristes jours, ne pouvait être suspect ; en outre Victor Hugo, quel que fût son entraînement intérieur, se sentait lié par la délibération de la gauche. Il recula devant la responsabilité qu’il aurait encourue ; depuis, nous l’avons entendu souvent répéter lui-même : « Ai-je eu raison ? Ai-je eu tort ? »

« Un cabriolet passait ; Victor Hugo et Charamaule s’y jetèrent. La foule suivit quelque temps la voiture en criant : Vive la république ! Vive Victor Hugo !

« Les deux représentants se dirigèrent vers la rue Blanche, où ils rendirent compte de la scène du Château d’Eau ; ils essayèrent encore de décider leurs collègues à une action révolutionnaire, mais la décision du matin fut maintenue.

« Alors Victor Hugo dicta au courageux Baudin la proclamation suivante :

« Louis-Napoléon est un traître.

« Il a violé la constitution.

« Il s’est mis hors la loi.

« Les représentants républicains rappellent au peuple et à l’armée l’article 68 et l’article 110 ainsi conçus : « L’assemblée constituante confie la défense de la présente constitution et des droits qu’elle consacre à la garde et au patriotisme de tous les français. »

« Le peuple est à jamais en possession du suffrage universel, n’a besoin d’aucun prince pour le lui rendre, et châtiera le rebelle.

« Que le peuple fasse son devoir.

« Les représentants républicains marcheront à sa tête.

« Aux armes ! Vive la république ! »

« Michel (de Bourges), Schœlcher, le général Leydet, Joigneaux, Jules Favre, Deflotte, Eugène Süe, Brives, Chauffour, Madier de Montjau, Cassal, Breymand, Lamarque, Baudin et quelques autres se hâtèrent de mettre sur cette proclamation leurs noms à côté de celui de Victor Hugo.

« À six heures du soir, les membres du conciliabule de la rue Blanche, chassés de la rue de la Cerisaie par un avis que la police marchait sur eux, se retrouvaient au quai de Jemmapes, chez le représentant Lafon ; à eux s’étaient joints quelques journalistes et plusieurs citoyens dévoués à la république.

« Au milieu d’une vive animation, un comité de résistance fut nommé ; il se composait des citoyens :

Victor Hugo,
Carnot,
Michel (de Bourges),
Madier de Montjau,
Jules Favre,
Deflotte,
Faure (du Rhône).

« On attendait impatiemment trois proclamations que Xavier Durrieu avait remises à des compositeurs de son journal. L’une d’elles sera recueillie par l’histoire ; elle s’échappa de l’âme de Victor Hugo. La voici :

PROCLAMATION
À L’ARMÉE.

Soldats !

Un homme vient de briser la constitution, il déchire le serment qu’il avait prêté au peuple, supprime la loi, étouffe le droit, ensanglante Paris, garrotte la France, trahit la République.

Soldats, cet homme vous engage dans le crime.

Il y a deux choses saintes : le drapeau qui représente l’honneur militaire, et la loi qui représente le droit national. Soldats ! le plus grand des attentats, c’est le drapeau levé contre la loi.

Ne suivez pas plus longtemps le malheureux qui vous égare. Pour un tel crime, les soldats français sont des vengeurs, non des complices.

Livrez à la loi ce criminel. Soldats ! c’est un faux Napoléon. Un vrai Napoléon vous ferait recommencer Marengo ; lui, il vous fait recommencer Transnonain.

Tournez vos yeux sur la vraie fonction de l’armée française. Protéger la patrie, propager la révolution, délivrer les peuples, soutenir les nationalités, affranchir le continent, briser les chaînes partout, défendre partout le droit, voilà votre rôle parmi les armées d’Europe ; vous êtes dignes des grands champs de bataille.

Soldats ! l’armée française est l’avant-garde de l’humanité. Rentrez en vous-mêmes, réfléchissez, reconnaissez-vous, relevez-vous. Songez à vos généraux arrêtés, pris au collet par des argousins et jetés, menottes aux mains, dans la cellule des voleurs. Le scélérat qui est à l’Élysée croit que l’armée de la France est une bande du bas-empire, qu’on la paie et qu’on l’enivre, et qu’elle obéit. Il vous fait faire une besogne infâme ; il vous fait égorger, en plein dix-neuvième siècle et dans Paris même, la liberté, le progrès, la civilisation ; il vous fait détruire à vous, enfants de la France, ce que la France a si glorieusement et si péniblement construit en trois siècles de lumière et soixante ans de révolution ! Soldats, si vous êtes la grande armée, respectez la grande nation !

Nous, citoyens, nous représentants du peuple et vos représentants, — nous, vos amis, vos frères, nous qui sommes la loi et le droit, nous qui nous dressons devant vous en vous tendant les bras et que vous frappez aveuglément de vos épées, savez-vous ce qui nous désespère ? ce n’est pas de voir notre sang qui coule, c’est de voir votre honneur qui s’en va.

Soldats ! un pas de plus dans l’attentat, un jour de plus avec Louis Bonaparte, et vous êtes perdus devant la conscience universelle. Les hommes qui vous commandent sont hors la loi ; ce ne sont pas des généraux, ce sont des malfaiteurs ; la casaque des bagnes les attend. Vous, soldats, il en est temps encore, revenez à la patrie, revenez à la république. Si vous persistiez, savez-vous ce que l’histoire dirait de vous ? Elle dirait : « Ils ont foulé aux pieds de leurs chevaux et écrasé sous les roues de leurs canons toutes les lois de leur pays ; eux, des soldats français, ils ont déshonoré l’anniversaire d’Austerlitz ; et, par leur faute, par leur crime, il dégoutte aujourd’hui du nom de Napoléon sur la France autant de honte qu’il en a autrefois découlé de gloire. »

Soldats français, cessez de prêter main-forte au crime !

Pour les représentants du peuple restés libres, le représentant membre du comité de résistance,

Victor Hugo.
Paris, 3 décembre.

« Cette proclamation… où brillent toutes les qualités du génie et du patriotisme, fut, à l’aide d’un papier bleu qui multipliait les copies, reproduite cinquante fois ; le lendemain elle était affichée dans les rues Charlot, de l’Homme-Armé, Rambuteau, et sur le boulevard du Temple.

« Cependant on est encore averti que la police a pris l’éveil ; à travers une nuit obscure, on se dirige vers la rue Popincourt, où les ateliers de Frédéric Cournet ouvriront un asile sûr.

«… Nos amis remplissent une salle vaste et nue ; il y a deux tabourets seulement ; Victor Hugo, qui va présider la réunion, en prend un, — l’autre est donné à Baudin, qui servira de secrétaire. Dans cette assemblée, on remarquait Guiter, Gindriez, Lamarque, Charamaule, Sartin, Arnaud de l’Ariége, Schœlcher, Xavier Durrieu et Kesler son collaborateur, etc., etc.

« Après un instant de confusion, qu’en pareille circonstance il est aisé de concevoir, plusieurs résolutions furent prises. On avait vu successivement arriver Michel (de Bourges), Esquiros, Aubry (du Nord), Bancel, Duputz, Madier de Montjau et Mathieu (de la Drôme) ; ce dernier ne fit qu’une courte apparition.

« Victor Hugo avait pris la parole et résumait les périls de la situation, les moyens de résistance et de combat.

« Tout à coup, un homme en blouse se présente, effaré.

« — Nous sommes perdus, s’écria-t-il ; du point d’observation où l’on m’a placé, j’ai vu se diriger vers nous une troupe nombreuse de soldats.

« — Qu’importe ! a répondu Cournet, en montrant des armes, la porte de ma maison est étroite ; dans le corridor deux hommes ne marcheraient pas de front ; nous sommes ici soixante résolus à mourir ; délibérez en paix. »

« À ce terrible épisode Victor Hugo emprunte un mouvement sublime. Les paroles de Victor Hugo ont été sténographiées, sur place, par un des assistants, et je puis les donner telles qu’il les prononça. Il s’écrie :

« Écoutez, rendez-vous bien compte de ce que vous faites.

« D’un, côté, cent mille hommes, dix-sept batteries attelées, six mille bouches à feu dans les forts, des magasins, des arsenaux, des munitions de quoi faire la campagne de Russie ; — de l’autre, cent vingt représentants, mille ou douze cents patriotes, six cents fusils, deux cartouches par homme, pas un tambour pour battre le rappel, pas une cloche pour sonner le tocsin, pas une imprimerie pour imprimer une proclamation ; à peine çà et là, une presse lithographique, une cave où l’on imprimera, en hâte et furtivement, un placard à la brosse ; peine de mort contre qui remuera un pavé, peine de mort contre qui s’attroupera, peine de mort contre qui sera trouvé en conciliabule, peine de mort contre qui placardera un appel aux armes ; si vous êtes pris pendant le combat, la mort ; si vous êtes pris après le combat, la déportation et l’exil. — D’un côté, une armée et le crime ; — de l’autre, une poignée d’hommes et le droit. Voilà cette lutte, l’acceptez-vous ? »

« Ce fut un moment admirable ; cette parole énergique et puissante avait remué toutes les fibres du patriotisme ; un cri subit, unanime, répondit : « Oui, oui, nous l’acceptons ! »

« Et la délibération recommença grave et silencieuse. »