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Le Diable aux champs/4/Scène 12

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 203-207).



SCÈNE XII


À la porte de la cour du château


GÉRARD, JENNY, MYRTO.

JENNY. — Oui, sortez par cette petite porte, et sans faire de bruit. Il est inutile qu’on vous entende dans le village, car vous ne sortez jamais aussi tard du château. Il est bien onze heures… Emmenez votre cheval au pas jusqu’au grand chemin, et ne vous affligez plus ; vous trouverez madame tranquille et bonne demain matin.

GÉRARD. — Ah ! Jenny, dites-lui que je l’aime, et dites-lui… hélas ! oui… dites-lui que je suis ruiné !

JENNY. — C’est bon ! c’est bon ! nous penserons à cela demain. Vous parlez trop haut ici. La voix résonne par ce brouillard, comme si on était dans une chambre ! Tenez ! il me semble qu’il y a quelqu’un par là, sous les grands arbres.

GÉRARD, montant à cheval. — Eh ! qu’importe, Jenny ? accueilli ou repoussé par elle, je dirais à l’univers que je l’aime !

MYRTO, allant droit à lui et prenant la bride. — S’il en est ainsi, Gérard… Non, non, vous m’entendrez ! Ne crains rien, Jenny ; laisse-moi dire, et rapporte mes paroles à qui tu voudras.

JENNY. — Mon Dieu, tais-toi, Céline ! écoute…

MYRTO. — Qu’as-tu donc, toi ? On dirait que tu crains ce que je peux dire !

GÉRARD. — Mademoiselle, laissez-moi, je ne veux pas vous entendre.

MYRTO. — Vous m’entendrez ! Oh ! vous levez votre fouet ? Vous perdez la tête ! Frappez donc Myrto, si vous l’osez, ou que votre cheval la foule aux pieds, elle parlera !

JENNY. — Ah ! monsieur Gérard ! la frapper ! Madame ne vous le pardonnerait jamais !

MYRTO. — Je crois que madame le commanderait, au contraire ! N’importe ! je ne me soucie pas d’elle, pas plus que je ne me soucie de vous, Gérard ! Que vous l’aimiez ou non, cela m’est fort indifférent ; je ne me vengerai pas, j’ai pardonné à cette femme. J’ai beaucoup à me faire pardonner à moi-même et je suis lasse du vice. Ah ! ça vous étonne ? Ça en étonnera bien d’autres ! mais c’est comme cela. Je ne vous demande ni pardon, ni amitié, à vous, monsieur de Mireville ; je n’ai plus besoin de vous, je ne vous aime plus. Aussi je ne veux rien vous devoir. J’ai reçu vos dons tant que vous m’avez aimée. Il me semblait que c’était mon droit ; mais il me répugnerait de les conserver. J’ai dissipé votre fortune, mais je puis vous la rendre ; je suis assez riche pour cela. Je n’ai ni terres, ni châteaux, ni maisons, moi ! mais j’ai des meubles, des chevaux, des diamants. Tout cela sera réalisé dans quelques jours et vous en recevrez le prix. Il égalera, j’espère, les pertes que je vous ai causées, et vous serez à même d’épouser madame de Noirac, sinon avec une fortune égale à la sienne, du moins avec une aisance qui vous rendra indépendant et vous permettra de ne pas lui devoir le nécessaire.

JENNY. — Ah ! Myrto ! si tu dis ce que tu penses… c’est bien cela ! et je te retrouve !

GÉRARD. — C’est peut-être un bon mouvement, c’est peut-être aussi une perfidie. Je la sais également capable de l’un et de l’autre ; mais moi, cette idée fût-elle sérieuse, je la repousse avec horreur. Êtes-vous folle, mademoiselle, de croire que j’accepterai ce qu’il vous plairait d’appeler une restitution ? Vous avez mangé le reste de ma fortune, je ne m’en plains pas, je ne m’en repens pas ; je l’ai voulu ainsi. Et après avoir tout dissipé, vous êtes riche encore, dites-vous ? Je le crois sans peine. D’autres amants vous avaient enrichie de leur côté ; et c’est avec le produit de leurs présents que vous prétendez me mettre à même… Tenez ! le dégoût l’emporte sur la colère, et je n’ai pas un mot de plus à vous dire !

(Il lance son cheval et disparaît.)

MYRTO, — Tu le vois, Jenny ! quand nous voulons réparer nos fautes, on nous crache à la figure !

JENNY. — Non, Céline, non ! Ceux qui agissent ainsi ont tort, ce me semble ; mais je comprends bien ce qu’il a dit. Ce que tu veux lui rendre n’est plus à lui, puisque cela n’est pas même à toi. N’y pense plus. Ta fierté, dont je ne veux pas douter, moi, est un commencement de repentir. Tu redeviendras sage et bonne, j’en suis sûre… et tu renonceras à ta vengeance.

MYRTO. — Est-ce que je ne l’ai pas fait ? Est-ce que Florence Marigny n’a pas rendu les lettres à ta maîtresse ! Mon Dieu ! s’il voulait s’en servir contre elle, me venger en se vengeant lui-même !… Mais non !… il est vertueux, lui, et il l’aime !

JENNY. — Il l’aime ? Que dis-tu là ? Tu rêves donc, ma pauvre Céline ?…

MYRTO. — Et où est-il maintenant ?

JENNY. — Il est auprès de madame, il lui parle de toi, sans doute ; et vois-tu, tout cela te justifie et te relève à ses yeux, aux miens… aux tiens propres, Céline, j’en suis sûre.

MYRTO. — Aux miens ! que m’importe ? Ce n’est pas cela, Jenny. Pourvu que… Dis-moi, dis-moi comment il t’a raconté cela.

JENNY. — Quoi donc ? la manière dont tu lui as rendu les lettres ? Je ne sais pas… Il ne m’a rien expliqué… je ne lui ai rien demandé. Il m’a dit : Les voilà, et c’est tout. Je ne veux pas, je ne dois pas en savoir davantage.

MYRTO. — Comment ? il ne t’a pas dit que cela m’avait coûté et que j’avais cédé à des reproches, à des menaces… à des prières aussi ! Ah ! bien belles, bien grandes !… Ah ! Jenny, quel homme que ce Marigny et que ta maîtresse est heureuse !

JENNY. — En vérité, tu me fais perdre la tête ! Est-ce que tu as le délire ?

MYRTO. — Oui, peut-être ! Ah ! je peux te dire cela, à toi qui es bonne et qui as aimé !… Je l’aime, je l’aime de passion, et ce n’est pas d’hier ! Je l’avais aimé déjà, il y a longtemps. Il ne le savait pas, il n’avait pas voulu le savoir.

JENNY. — Ah ! vous vous connaissiez ? Tu l’aimais ? Est-ce bien lui ? ne te trompes-tu pas ?

MYRTO. — Quelle folle question !

JENNY. — Il n’est donc pas ce qu’il dit être ?

MYRTO. — Si fait ; il est pauvre, mais il a été riche ; il a reçu une belle éducation, et, riche ou pauvre, il a toujours été un homme supérieur. Ah ! si tu l’avais entendu, il m’a brisée ! Il s’est emparé de moi comme d’un enfant. Je ne vois plus que par ses yeux et je me hais moi-même, je me méprise depuis ce matin. Oui, je me haïrai jusqu’à ce qu’il m’aime, et il m’aimera, vois-tu ! Je le veux fortement. Je ferai tout pour l’obtenir, si je ne peux pas le mériter. Je quitterai tout, le monde, le plaisir, le luxe : je me cacherai dans une mansarde ou je me retirerai dans une ferme ; je me ferai ouvrière ou servante ; tout ce qu’il voudra, pourvu qu’il m’aime !… Quoi ! il ne t’a rien dit de moi ? Est-ce qu’il va causer longtemps avec ta maîtresse ? Et pourquoi les laisses-tu seuls ensemble ? Pourquoi tarde-t-il, quand je l’attends ?

JENNY. — Tu l’attends ?

MYRTO. — Oui, là, à la porte, et j’y passerai la nuit s’il le faut ; et si le jour vient sans qu’il ait tenu sa promesse, on me trouvera morte au pied de cette tour.

JENNY. — Ah ! Céline, il t’a promis…

MYRTO. — Oui, de revenir à minuit. Encore une heure, un siècle à l’attendre !

JENNY. — Tu l’aimes à ce point ?… et tu serais capable de te tuer ?… Mon Dieu, tu me fais peur !

MYRTO. — N’aie pas peur, il viendra, il l’a dit ! Oh ! un homme qui ne ment pas, qui vous parle sérieusement, avec un grand cœur et un grand esprit, sans vous railler, sans vouloir vous acheter ! avec le seul désir de vous rendre digne de lui pour vous aimer un jour !…

JENNY. — S’il en est ainsi, sois tranquille, il viendra. Te voilà donc sauvée, convertie, réhabilitée ? Allons, c’est une double bonne œuvre qu’il a faite là, monsieur Florence, et je dois prier Dieu pour toi.

MYRTO. — Oui, prie Dieu pour que je sois aimée. S’il me trompait, s’il ne venait pas… oui, c’est bien vrai, je crois que je mourrais de douleur et de rage cette nuit… Ou bien, vois-tu ! je ne sais pas, mais il me semble que je me vouerais au diable et que rien ne m’arrêterait plus dans le chemin du mal.