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Le Diable aux champs/4/Scène 6

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 179-184).



SCÈNE VI


Sur un chemin.


ÉMILE, LE CURÉ DE SAINT-ABDON.

LE CURÉ. — C’est vous, Émile ? Où allez-vous donc comme ça, à la nuit tombée ?

ÉMILE. — Au prieuré, chez Maurice. J’y vas coucher tous les samedis pour y passer le dimanche.

LE CURÉ. — Diable ! vous avez un bon bout de chemin d’ici à Noirac, et le brouillard menace de s’épaissir. Je puis vous conduire jusqu’à la descente de la Crottée. Ça sera ça de moins à user vos pattes. Montez dans ma carriole, si vous n’avez pas horreur d’un curé, vous ! Oh là ! oh ! bellement, Cocote.

ÉMILE. — M’y voilà, et grand merci, monsieur le curé ! Pourquoi dites-vous que j’ai horreur de vous autres ?

LE CURÉ. — Oh ! parce que… Allez donc, Cocote ! Cette satanée bête s’arrête bien, mais c’est le tout de repartir ! Ah ! ça n’est pas malheureux ! Je dis que c’est un genre que vous vous donnez, de crier toujours et à tout propos : Plus de prêtres ! à bas les calotins !

ÉMILE. — Ceux qui disent cela sont des imbéciles.

LE CURÉ. — Bah ! vous le direz pourtant quand sonnera la cloche du branle-bas.

ÉMILE. — Et d’abord, sonnera-t-elle ?

LE CURÉ. — Oui, un jour ou l’autre. Que j’y sois ou que je n’y sois plus, peu m’importe. Je ne suis pas poltron, et je ferais peut-être au besoin comme un de mes confrères qui, aux jours de la Révolution, alla dire sa messe avec deux pistolets chargés sur l’autel.

ÉMILE. — Oui, je le connais. C’est brave, mais ce n’est pas chrétien. Vous ne l’imiterez pas, j’en suis sûr, et quant à moi, je regretterais fort d’être de ceux qui vous mettraient dans l’alternative d’être martyr ou meurtrier. Que vous soyez attaché à votre foi, cela me parait légitime ; que ceux qui la partagent aillent à votre sermon, c’est leur droit et le vôtre, et pourvu que…

LE CURÉ. — Je sais ce que vous allez dire. Oui, nous avons des torts. Le clergé veut trop empiéter sur le temporel, et cela sert de prétexte à nos ennemis.

ÉMILE. — Vos ennemis ! Et c’est vous, prêtre, qui dites un mot comme celui-là ? Où avez vous trouvé des ennemis en février ?

LE CURÉ. — Je sais que vous avez été très-gentils avec nous ; mais à présent vous dites : « C’est le tort que nous avons eu. »

ÉMILE. — Si des hommes irrités disent ça, à qui la faute ?

LE CURÉ. — La faute en est au diable, qui brouille toujours les cartes et qui joue sa partie au milieu de toutes nos agitations.

ÉMILE. — Si vous croyez au diable, moi je vous déclare que je n’y crois pas.

LE CURÉ. — Bah ! appelez-le comme vous voudrez. Le mal est dans l’homme, et l’enfer est souvent dans notre cœur !

ÉMILE. — Pour ma part, s’il y est, il ne me brûle pas assez pour que ma volonté n’y puisse jeter de l’eau.

LE CURÉ. — De l’eau qui n’est pas bénite, mon gars !

ÉMILE. — Qu’importe ? Je me sens plus fort que l’instinct du mal. Croyez-vous, par exemple, que je veuille vous nuire, moi qui cause en ce moment de bonne amitié avec vous ?

LE CURÉ. — Ah ! que oui, mon garçon ! Que si vous pouviez nous retirer casuel et allocation, vous le feriez de bon cœur !

ÉMILE. — Je ne dis pas non, mais vous empêcher d’être entretenu par vos coreligionnaires, vous menacer, vous inquiéter, vous contraindre, ce serait une attente à la liberté de conscience, que je veux souveraine et absolue.

LE CURÉ. — Puissiez-vous dire toujours de même ! Ah ! nous vivons dans un temps maudit ! Quand on pense que nous voilà côte à côte, dans la même brouette, traînés par la même rosse, devisant sans fiel sur des matières où nous ne nous entendons pas, mais où nous nous accordons l’un à l’autre le droit de tout dire ; que demain vous viendrez peut-être tranquillement à ma messe comme j’allais hier à votre club ; que je suis pour vous le gros curé de Saint-Abdon, un bon garçon, au bout du compte ; que vous êtes pour moi le petit Émile, un honnête garçon aussi ; que tous les jours nous pouvons nous rencontrer à la même table, buvant le même vin, faisant les même réflexions et riant des mêmes histoires… que si nous versions dans ce moment-ci, nous nous porterions secours comme deux frères, et que, dans un an peut-être !… Où serons-nous ? Ah ! que le changement est donc une mauvaise chose ! Et pourquoi les sociétés ne s’arrangent-elles pas, une fois pour toutes, pour être ce qu’elles seront toujours !

ÉMILE. — Vous en parlez à votre aise, mon cher curé. Mais ceux qui ne boivent pas de vin, qui ne vont qu’à pied dans la boue et dans la neige, qui ne rient jamais, qui ne s’amusent point, qui ne fraternisent avec personne parce qu’ils sont trop tristes, trop pauvres ou trop stupides, ne serait-il pas bon qu’ils pussent être au moins aussi à leur aise et aussi sociables que nous le sommes en ce moment-ci, tous les deux ?

LE CURÉ. — Voilà un brouillard enragé, et si ça continue, nous ne verrons plus à nous conduire.

ÉMILE. — Ah ! oui, quand on vous met au pied de ce mur-là, vous invoquez le brouillard qui empêche d’y voir clair.

LE CURÉ. — Mon Dieu, c’est malheureux, mais puisque les sociétés ne peuvent subsister sans l’inégalité des jouissances !

ÉMILE. — C’est Jésus-Christ qui vous a dit cela ?

LE CURÉ. — Jésus-Christ n’a pas parlé de cela comme vous l’entendez. Il a dit : « Heureux ceux qui souffrent et pleurent ici-bas, ils seront consolés dans le ciel. »

ÉMILE. — Il faut l’espérer ; mais, selon vous, plus on souffre ici, plus on est digne d’aller là-haut !

LE CURÉ. — Certes !

ÉMILE. — Alors pourquoi n’allez-vous pas pieds nus, pourquoi ne vivez-vous pas de pain bis et ne buvez-vous pas de l’eau claire ?

LE CURÉ. — Ah ! voilà votre lieu-commun, à vous autres ! Serait-ce là un bon régime pour un curé de campagne dont le métier est si rude ? Nous n’y résisterions pas !

ÉMILE. — Ainsi, pour répandre l’assistance de l’aumône et de la parole, il faut être bien portant, manger de la viande et boire du vin ? Et si la misère vous avait tenu, dès l’enfance, dans une ignorance presque absolue du bien et du mal, quelles consolations intelligentes pourriez-vous donner ? de quel dévouement seriez-vous capable ? L’extrême misère abrutit et dégrade, pouvez-vous le nier ?

LE CURÉ. — Si chacun faisait son devoir, il n’y aurait pas d’extrême misère.

ÉMILE. — Et que dites-vous d’une société où chacun est non-seulement libre de ne pas faire son devoir, mais encore rebuté de faire le bien, et sollicité par la force des choses à devenir égoïste ?

LE CURÉ. — Vous voulez la liberté absolue, et vous ôtez à l’homme la liberté d’être bon ou méchant ?

ÉMILE. — Non ; mais je voudrais le mettre dans des conditions où il lui serait facile et profitable de faire le bien, difficile et nuisible de faire le mal. Dites-moi, monsieur le curé, l’Église qui encourage cette liberté dans la loi civile, là tolère-t-elle dans la loi religieuse ?

LE CURÉ. — Non certes ; nous ordonnons le bien au nom du ciel, nous proscrivons le mal au nom de l’enfer ; et nous avons raison, car il n’y a que l’espoir et la crainte qui agissent sur l’homme.

ÉMILE. — Vous êtes donc très-absolus, et vous n’admettez pas que l’homme ait le droit de manquer à sa conscience ?

LE CURÉ. — Je vous entends : vous voulez faire une société absolue comme l’Église !

ÉMILE. — Non ; mais je dis que si la perfection est un précepte religieux, une chose à part de la contrainte civile, vous ne devriez jamais entrer dans la pratique de la vie politique, vous, les prêtres d’un idéal qui ne peut pas transiger. Mais, pour tout de bon, le brouillard s’épaissit, et je ne sais plus où nous sommes.

LE CURÉ. — Ni moi non plus. Je ne vois plus les oreilles de mon cheval. — Mais faites donc, vous, une société où tout ce que vous voulez de bon soit possible !

ÉMILE. — Au moins, ne dites pas, vous, que nous voulons tout bouleverser et tout détruire à notre profit !

LE CURÉ. — Au diable nos raisonnements ! Je crois que nous nous sommes égarés !

DEUX GROS SCARABÉES, sur le tronc d’un arbre pourri.

LE PREMIER. — Qui va là ? Qui êtes-vous ? que voulez-vous ?

LE SECOND. — Qui êtes-vous vous-même, et pourquoi me fourrez-vous votre corne dans l’œil ? Vous ne pouvez donc pas regarder devant vous ?

LE PREMIER. — Eh bien, et vous ? Êtes-vous devenu aveugle, et cette rainure de l’écorce est-elle un chemin trop étroit pour deux ? Bientôt il vous faudra l’arbre entier à vous tout seul. Vous êtes si brutal !

LE SECOND. — Et vous si vorace ! Je ne connais rien de pire qu’un voisin comme vous !

LE PREMIER. — Vorace vous-même ! Pourquoi voulez-vous descendre quand je monte ?

LE SECOND. — Et pourquoi montez-vous quand je veux descendre ?

LE PREMIER. — J’ai cru qu’il faisait jour, et je voulais aller là-haut regarder l’horizon.

LE SECOND. — Vous êtes fou. Il ne fait pas jour, et c’est au contraire le moment de creuser au plus profond de l’arbre. Ne voyez-vous pas que c’est le brouillard, un temps excellent pour travailler, parce que le bois s’imprègne d’humidité et s’amollit à souhait ?

LE PREMIER. — Ah ! c’est le brouillard ? Comme c’est blanc et d’une fraîcheur réjouissante ! Je retourne à mon trou et à mon ouvrage.

LE SECOND. — Non, venez avec moi. À nous deux, nous minerons beaucoup plus vite.

LE PREMIER. — Merci ! Quand j’aurai bien travaillé, vous me mettrez dehors.

LE SECOND. — C’est mon droit, je suis plus fort que vous.

LE PREMIER. — C’est pour cela que je vais de mon côté !

LE SECOND. — Aïe ! prenez garde ! La chouette s’éveille ! Si elle nous voit, nous sommes perdus !

LE PREMIER. — Où fuir ? Ce brouillard cache tout ; je ne sais plus où nous sommes !

LE SECOND. — Entrons dans la première fente venue, vite, vite ! La nuit est blanche, l’air est sonore, et la chouette a des yeux terribles !

LE PREMIER. — J’ai peur ! Serre-toi contre moi, mon frère. Oh ! la chouette ! l’horrible chouette !…

LA CHOUETTE. — Voilà d’excellents scarabées ! Ils ont un goût de champignon des plus agréables !

LE MARI DE LA CHOUETTE. — Quel goût dépravé vous avez ce soir, de manger cette vermine !

LA CHOUETTE. — Que voulez-vous ? faute de gibier ! Par un temps de brouillard, on s’arrange de ce qu’on trouve.