Le Diable aux champs/7/Scène 1

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 294-298).


SEPTIÈME PARTIE




SCÈNE PREMIÈRE


Dans la salle de spectacle, séparée en deux par une vieille tapisserie. D’un côté, le théâtre des marionnettes ; de l’autre, le public déjà arrivé en partie. ÉMILE reçoit et place les arrivants. Dans le théâtre, MAURICE, DAMIEN, EUGÈNE, JEAN.

MAURICE. — Voilà un affreux quinquet qui file. Jean, arrange-nous ça, mon garçon. Voilà une coulisse qui tombe à la renverse… Eugène, une cale ! Et Léandre qui a perdu son chapeau !

EUGÈNE. — Cet étourneau-là n’en fait jamais d’autres ! Il perd tout.

MAURICE. — Damné chapeau ! Où peut-il être ? On a beau se préparer d’avance, penser à tout, au moment déjouer, il manque toujours quelque chose.

DAMIEN. — Eh ! ne vous pressez pas tant ! Le public n’est pas encore au complet. (Il regarde par un trou de la tapisserie.) Il y aura du beau monde aujourd’hui, donc il y aura du retard. Tous nos paysans sont placés ; une vingtaine, au moins.

MAURICE, occupé au théâtre. — Cottin y est-il ? lui qui rit de si bon cœur !

DAMIEN. — Oui, il rit déjà ! Il a la bouche ouverte, toute prête à éclater ; il n’y a plus qu’à lâcher la détente. Notre ami Pierre est à côté de lui, avec la grosse Maniche. Quel brin de fille ! mouchoir rouge, tablier rouge, figure idem. EUGÈNE, regardant aussi. — Quel Rubens ! Je vois un curé, deux curés !… Maurice, nos deux curés sont là ! ma foi, le curé de Saint-Abdon recale encore la Maniche pour le ton. Leurs nez vont mettre le feu à la baraque ! Je vois le père Germain, le partageux-monarchiste, nouvelle combinaison politique à son usage !

MAURICE. — Comment, tu t’amuses à regarder, flâneur ! quand je t’attends pour ranger les acteurs dans l’ordre des scènes ! Damien nous dira ce qui se passe. Viens vite là ! Tiens, Isabelle qui se trouve accrochée de mon côté ! C’est toi qui fais parler les femmes. Prends-la dans la case.

EUGÈNE. — La coquette ! Elle est toujours dans la coulisse des hommes ! Allons donc, péronnelle ! À votre clou, plus vite que ça ! Est-ce que le Borgnot est là, Damien ?

DAMIEN. — Oui, au troisième rang, avec sa sœur Marguerite. Voilà les domestiques du château qui arrivent. Tiens, Florence qui donne le bras à Jenny ! il n’est pas malheureux, celui-là !

MAURICE et EUGÈNE. — Jenny ? Voyons ! Est-elle gentille, ce soir ?

(Ils regardent.)

DAMIEN. — Ma foi oui, elle est gentille ! Toujours son petit air triste !

EUGÈNE. — Ça lui va ! Quand elle sourit, elle devient belle tout à fait.

DAMIEN. — Voilà la grande Marotte, la cuisinière du château, premier cordon bleu, messeigneurs !

EUGÈNE. — Un soliveau ! Ça m’est égal !

(Ils retournent aux marionnettes.)

DAMIEN. — Qu’est-ce que c’est que ça qui arrive ? Quel chapeau ! excusez !

JEAN, à Maurice. — C’est madame Paturon, votre marchande. Elle m’a demandé la permission de venir. Ma foi, je lui ai dit que ça vous serait bien égal !

MAURICE. — Ça m’est égal. — Est-ce que son jeune idiot est avec elle ?

JEAN. — Son neveu, Polyte Chopart ?

DAMIEN. — Qui grimpe aux treilles pour regarder dans les maisons ? Il y est, et il a fait une toilette… Oh ! je l’en prie, Maurice, viens voir son gilet !

MAURICE — Je n’ai pas le temps.

DAMIEN. — Si, si, ça en vaut la peine… Tiens, il parle à Jenny ! Veux-tu te cacher, hé ! serin ! Jenny ne l’entend pas. Bon ! c’est bien fait. Oh ! attention… Voilà le père Jacques, le père Ralph et… Diantre !

EUGÈNE, regardant. — Quoi donc ? Eh ! Maurice ! La femme de Ralph ! les filles de Ralph !

MAURICE, regardant. — En voilà un de public ! Ah ! si nous n’avons pas d’esprit avec des figures comme ça dans la tête !

DAMIEN. — Ma foi, je crois que la mère est aussi jolie que les filles.

EUGÈNE. — Elle est plus jolie ; mais c’est égal, je ne ferais pas le cruel avec ces filles-là !

MAURICE. — Ni moi non plus.

DAMIEN. — La grande est superbe. Ressemble-t-elle à son père, hein ?

EUGÈNE. — Et la petite lui ressemble aussi. Il ne peut pas les renier. Est-ce joli, ces tons fins.

MAURICE. — Les cheveux ondes naturellement, ça se voit. Et les mouvements, est-ce nature ?

DAMIEN. — Est-ce vrai, est-ce pur, est-ce enfant, cela ? Tiens, la petite est gaie ! Regarde-t-elle le théâtre avec ses grands yeux étonnés !

MAURICE. — Ah ça ! Émile est-il là pour faire les honneurs ? J’ai envie d’y aller, moi, pour les faire placer !

EUGÈNE. — En manches de chemise, malheureux ? Quand nous avons les mains pleines d’huile à quinquet ! Ne te montre pas comme ça, ou tu es perdu !

DAMIEN. — Voilà Émile qui les place ! Savez-vous que la mère a l’air plus duchesse, avec sa petite robe grise, que madame de Noirac dans son plus bel attirail !

MAURICE. — Voyons, voyons, préparons-nous. Est-ce qu’elle arrive, la châtelaine ? DAMIEN. — Oui ! la dernière, c’est dans l’ordre. Il faut se faire désirer. Tudieu ! quelle toilette ! Des grains d’or dans les cheveux ! Ah çà, est-ce qu’elle croit venir aux Italiens ?

MAURICE. — Aux Italiens ? J’espère bien que nous allons enfoncer tout ça, et je ne trouve pas qu’il y ait de trop belles toilettes pour une représentation comme celle que nous allons leur flanquer ! C’est égal ! je vas me payer de regarder encore une fois ces créoles, ça me donnera du cœur pour commencer. Ah ! que la lionne de Noirac est bien badigeonnée ! Cette femme-là a un fameux chic, il faut lui accorder ça… Mais c’est gai, elle est effacée ce soir. La voilà qui met la bouche en cœur pour parler à madame Brown, elle admire ses filles, elle lui en fait compliment. Bon ! la voilà qui se retourne vers Gérard et qui les abîme tout bas, j’en suis sûr !

DAMIEN. — J’ai entendu ce qu’elle leur disait : elle les invite à souper.

EUGÈNE. — Bon ! ça me va ! il faudra se mettre sur son trente-six, alors ! L’habit noir ?

DAMIEN. — Et l’esprit pas trop chatoyant ; ce ne sera pas tout à fait les mêmes métaphores qu’hier à la maison blanche.

MAURICE. — À propos, elle est bien partie, cette fois, la lorette ? Elle n’est pas là, par hasard ?

EUGÈNE. — Hélas ! non ; mais il paraît que le père Ralph ne l’a pas menée loin, puisqu’il est de retour.

MAURICE. — Pauvre lorette !

DAMIEN. — Pourquoi, pauvre lorette ?

MAURICE. — Je ne sais pas !… qui sait ?

DAMIEN. — Qui sait, quoi ! Dis donc ?

MAURICE. — Ma foi, je ne sais plus ce que je voulais dire, mais à tout péché miséricorde. Si l’étoffe est bonne, qu’importe que la broderie soit fanée !

DAMIEN. — Oui, mais elle tient, la broderie, et il s’agit de l’enlever pour en pouvoir mettre une neuve.

MAURICE. — Tout ça dépend de l’artiste qui s’en charge.

DAMIEN. — Il paraît que Florence n’a pas voulu s’en charger, car il m’a l’air, ce jardinier, de regarder Jenny comme le camélia de ses rêves.

MAURICE. — C’est vrai ! Tiens, comme il la regarde ! Sais-tu que c’est amusant d’être où nous sommes ? Tous ces spectateurs qui se tournent le dos ne savent pas qu’en face d’eux nos yeux, braqués derrière cette tapisserie, saisissent tout ce qu’ils croient cacher ? C’est eux qui maintenant nous donnent la comédie. Je vois Gérard soupirer pour la belle Diane…

DAMIEN. — Bah ! il devrait la battre, la Diane…

EUGÈNE. — Je vois Pierre soupirer pour Maniche. Il y a de quoi faire tourner trois moulins !

MAURICE. — Et pour les filles de Ralph, qu’est-ce qui soupire ? Ce n’est pas Polyte Chopart, j’espère ?

EUGÈNE, — Ne parlons pas de ça. Ce sera peut-être nous, ce soir !

JEAN. — Monsieur Maurice, madame de Noirac a déjà bâillé trois fois. Vous devriez commencer, savez-vous ?

MAURICE. — Tu as raison ? Vite, Eugène ! Trois minutes pour relire ensemble le scénario ; et en avant la musique !