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Le Droit de réponse

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Le Droit de réponse
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 455-468).
LE DROIT DE RÉPONSE

Mediocribus esse poetis — Non homines, non Di, non concessere columnæ ! Évidemment, c’est à ces vers d’Horace que les juges du tribunal de la Seine ont songé quand ils ont débouté l’auteur de Frédégonde de sa demande en insertion de ses « réponses, »…. et de ses vers, dans les « colonnes » de la Revue des Deux Mondes ; et, au fait, si les vers de cette Frédégonde avaient seulement valu ceux de Ruu Blas, par exemple, ou d’Hernani, qui doute que, de notre côté, nous nous fussions empressés de les insérer ?

Mais ils ne les valaient pas. Et puis, M. Dubout avait commis une fâcheuse imprudence. Il avait voulu donner la petite pièce après la grande, la comédie après le drame, se consoler de sa chute en faisant rire aux dépens des « critiques », opposer à la sévérité de M. Lemaître l’indulgence de M. Sarcey, la manière de M. Faguet à celle de M. Fouquier ; et ainsi, — si j’ose user d’un style analogue à celui de sa Frédégonde, — se tresser à lui-même, avec les contradictions de ses juges, une couronne où de rares épines fussent dissimulées sous beaucoup de roses. C’était compter sans la loi dont il invoquait le bénéfice. Dans un débat où il ne s’agissait que de M. Lemaître et de lui, il avait eu le tort de mettre des tiers en cause, et, pour absolu que soit le « droit de réponse », il avait oublié que, comme de tous les droits, l’exercice en est pourtant quelquefois limité par l’existence du droit des autres. Les magistrats le lui ont spirituellement rappelé. M. Dubout avait le droit de penser, et il l’a de penser encore que sa Frédégonde est un chef-d’œuvre ; il pouvait essayer de nous le démontrer ; il pouvait le dire ; — et, s’il avait su plus habilement s’y prendre, il pouvait même nous obliger de le dire ; — mais il ne pouvait pas nous le faire dire par d’autres.

Voilà du moins un point bien acquis désormais.

On notera qu’il a son importance, et qu’elle est plus grande qu’on ne croirait d’abord, si, dans la réalité, le seul moyen efficace qu’il y ait de répondre aux jugemens d’un critique, c’est de leur opposer, pour les contrepeser, les jugemens d’un autre critique. « Vous dites que mon théâtre est « du fichu théâtre » ; mais il me suffit de voir que d’autres en font cas ; et j’invite le public à juger entre ces autres et vous. » M. Dubout l’avait parfaitement senti, c’est la seule réponse qu’un auteur puisse utilement opposer à la critique ; la seule qui soit de nature à inquiéter le critique sur la qualité de son jugement ou de ses impressions ; la seule enfin qui soit capable d’émouvoir, sinon de retourner l’opinion ; — et c’est justement celle que le tribunal de la Seine a interdite à M. Dubout.

Nous trouvera-t-on, après cela, bien difficile à contenter si nous disons que le jugement du tribunal ne nous a pas entièrement satisfait ? Assurément nous ne pouvions pas l’espérer plus conforme au bon sens et à l’équité. Le principe du droit de réponse étant posé, le tribunal ne pouvait décider, et n’a décidé qu’une question de fait. Mais, en déclarant que « la réponse » de M. Dubout n’en était pas une, il a déclaré par-là même qu’avec un peu d’adresse M. Dubout eût été recevable à nous faire insérer « une réponse ». C’est ce que nous persistons, pour notre part, à ne pas admettre ; et si l’on nous dit que telle est la loi, ce qui n’est pas évident à nos yeux, en ce cas c’est la loi que nous demandons que l’on change.

Le texte en est ainsi conçu :

Le gérant sera tenu d’insérer, dans les trois jours de leur réception, ou dans le plus prochain numéro, s’il n’en était pas publié avant l’expiration des trois jours, les réponses de toute personne nommée ou désignée dans le journal ou écrit périodique, sous peine d’une amende de 50 à 500 francs, sans préjudice des autres peines et dommages-intérêts auxquels l’article pourrait donner lieu.

Cette insertion devra être faite à la même place et en mêmes caractères que l’article qui l’aura provoquée.

Elle sera gratuite lorsque les réponses ne dépasseront pas le double de la longueur dudit article…

Il y aurait lieu là-dessus défaire observer, et j’ai fait observer que ce texte, qui est celui de l’article treizième de la loi de 1881 sur la Presse, n’est que la pure et simple reproduction de l’article onzième de la loi de 1822 sur la Répression des Délits de la Presse ; et, sans vouloir médire des lois ni du gouvernement de la Restauration, — ce qu’à Dieu ne plaise, quand je songe que tout ce que nous avons de libertés nous est venu de là I — on pourrait faire observer que, de 1822 à 1881, beaucoup de choses ont changé. Par exemple, c’est à peine si les Revues existaient en 1822 ; celles qu’on citerait étaient fort éloignées d’avoir l’importance de celles d’aujourd’hui ; elles ne différaient pas essentiellement des journaux ; et rien n’était plus naturel alors que de les envelopper avec eux sous le nom de « périodiques. » C’est ce qui est beaucoup moins naturel, aujourd’hui qu’une Revue participe plutôt de la nature du livre que de celle du journal ; et on pourrait aisément le montrer.

On pourrait ajouter, — et, pour s’en convaincre, il suffirait de se reporter à la discussion que souleva dans les Chambres l’article onzième de la loi de 1822, — que le législateur n’a pas un instant pensé que l’on dût jamais réclamer l’application du « droit de réponse, » tel qu’il venait de l’instituer, à la critique littéraire, dramatique ou artistique. Et comment, en effet, l’aurait-il pensé si le Journal des Savans, rétabli dans ses anciens privilèges depuis 1816, sur la proposition du chancelier de France, et publié sous le patronage du gouvernement, avait précisément pour objet « l’analyse critique des ouvrages français et étrangers dignes de l’attention publique » ? Nous ferons remarquer à ce propos qu’encore aujourd’hui le ministre de l’instruction publique est de droit président du « Bureau du Journal des Savans »[1].

Et on pourrait enfin, — comme l’ont fait à l’occasion de l’affaire Dubout quelques-uns de nos confrères, comme l’a fait lui-même l’avocat de M. Dubout, — on pourrait dire de fort belles choses sur la critique en général, sur ses droits, sur les services qu’elle a rendus, qu’elle nous rend tous les jours encore, et dont le moindre n’est certes pas d’avoir assuré depuis quatre cents ans la continuité de la littérature française. Seule ou presque seule de toutes les grandes littératures modernes, si la littérature française a ce que l’on appelle une histoire suivie ; si la succession des grandes époques y est à peine interrompue, de loin en loin, par quelques périodes plus pauvres ; et si la régularité même de cette succession n’a pas laissé d’aider au développement des meilleures qualités de l’esprit français, il y aurait plaisir à faire voir que l’honneur en revient pour une grande part à la critique. Interrogez plutôt à cet égard les Anglais, les Italiens, les Allemands, et, de nos jours mêmes, entendez-les regretter l’insuffisance de la critique dans leurs littératures…

Mais, insister sur tous ces points, ce serait donner le change, ou le prendre soi-même sur la vraie question, qui n’est que de savoir ce que l’on doit entendre par « le droit de réponse » ; et si la jurisprudence, en lui donnant l’étendue de portée qu’elle lui donne, ne s’est peut-être pas méprise, ne se méprend pas systématiquement au vrai sens de l’expression. Simple question de sémantique ! dirait ici notre éminent confrère, M. Bréal.

On a invoqué de grands mots à ce sujet, et on a fait des phrases retentissantes. On a parlé de la « tyrannie » de la critique ? et on lui a demandé de quelle origine souveraine elle tenait son investiture ? Quelques-uns même ont raisonné comme si la critique exigeait qu’on fit silence après qu’elle a parlé ; comme si nous demandions qu’on reconnût à ses arrêts la force de la « chose jugée » ; comme si c’était enfin fermer la bouche aux auteurs mécontens ou paralyser leur plume entre leurs doigts, que d’écarter leur prose du journal où la critique a trouvé leurs vers mauvais. L’avocat de M. Dubout n’a pas non plus manqué de parler de la « liberté de la défense ; » et, véritablement, à l’entendre, mais surtout à le voir, comme il se démenait, Me Gondinet, quels grands bras il faisait, de quels gestes il nous accablait, comme il suait et comme il soufflait ! vous eussiez dit que c’était nous qui avions traduit l’auteur de Frédégonde en police correctionnelle. « Qui êtes-vous, s’est-il à peu près écrié, vous qui prétendez ici nous imposer silence (il y avait trois heures qu’il parlait) ? et de quel droit voulez-vous nous faire taire (les vitres tremblaient du bruit de sa voix) ? En quel temps vivons-nous, et sous quel régime ? Sommes-nous en France, au XIXe siècle, à la fin du XIXe siècle, et pour qui nos grands-pères ont-ils pris la Bastille ? » Mais je laisse au lecteur, s’il y trouvait quelque agrément, cette rhétorique à développer ; et je restreins encore le vrai champ du débat. Me Gondinet le sait bien, qu’on a toujours le droit de répondre à la critique ; et on en use tous les jours ; et j’en ai moi-même usé plus de vingt fois ; et je me propose d’en user le mois prochain. Il le sait bien, que dans vingt journaux, — sans compter la préface qu’il pouvait mettre à sa Frédégonde, — M. Dubout eût trouvé toute facilité d’épancher sa bile contre M. Jules Lemaître et la Revue des Deux Mondes. Nous les lui eussions nous-mêmes indiqués, s’il ne les connaissait pas ! Mais ce qui est en discussion, il faut bien le dire puisqu’on a feint de l’ignorer, ce n’est pas le droit de penser autrement que moi, ni celui de me contredire, ni celui d’égayer le public à mes dépens : c’est le droit de répondre à une critique dans le journal où a paru cette critique ; c’est le droit de soutenir dans mon journal, en matière littéraire, une opinion contradictoire à la mienne ; et c’est le droit enfin, pour le premier venu, qui se sera fait imprimer n’importe où, d’être chez moi plus maître que moi-même.

Or, c’est bien là ce qu’il y a de grave, et de plus grave encore, on le voit tout de suite, pour une Revue que pour un Journal. Un journal parait ordinairement tous les jours ; et il ne contient, ordinairement aussi, que des articles assez courts ; et, ordinairement, les douze colonnes de la critique théâtrale en sont aujourd’hui le plus long. Mais la longueur moyenne d’un article de Revue varie de seize à trente-deux pages, et une Revue ne parait guère que tous les huit jours, tous les quinze jours, tous les mois, tous les deux mois. La pénalité qu’on m’inflige, en m’obligeant d’insérer soixante-quatre pages de réponse, — et c’est bien une pénalité, puisqu’on la prononce en police correctionnelle, — cette pénalité donc est bien autrement grave, elle m’atteint bien plus profondément qu’elle ne ferait un journal, dans mes intérêts, ou pour mieux dire encore, dans ma propriété même. Et comme, en général, on s’exprime avec plus de modération, pour une foule de raisons, dans un article de Revue que dans un article de journal, la faute la moins grave, en admettant qu’il y ait faute, se trouve ainsi frappée de la pénalité la plus forte.

D’habiles journalistes ont su tirer bon parti de cette bizarrerie de la loi. Ils n’entrent point en discussion ; ils ne se mettent pas en frais de raisonnemens ; ils injurient « sans phrases. » Et en effet, le moyen de « répondre » à une grossièreté ? mais le bel avantage, si l’on vous a traité de « cuistre, » ou de « simple idiot, » en deux mots, que de pouvoir étendre sa réponse au double de l’article ! Cette remarque, à elle seule, suffirait pour montrer ce qu’il y a de mal calculé dans la disposition du texte qui régit « le droit de réponse ». Point de réponse possible à une épithète simplement et formellement injurieuse ; et au contraire toute licence ou toute liberté contre une critique judicieuse et consciencieuse.

Faisons maintenant un pas de plus, et, puisqu’il en faut bien toujours venir à des pesées de mots, comme étant le seul moyen que les hommes aient trouvé jusqu’ici pour s’entendre, examinons un peu ce que c’est que « répondre » ?

Devant la 9e Chambre du tribunal de la Seine, l’avocat de M. Dubout, — pour animer une plaidoirie dont la récitation du quatrième acte de Frédégonde fut le passage le plus divertissant, — a cru devoir, chemin faisant, me lancer quelques traits que je n’ai pas cru devoir, moi, prendre la peine de relever. Le tribunal n’avait plus le temps ! C’est aussi qu’ils étaient bien inoffensifs, et, depuis vingt ans ou un peu davantage que j’en ai contracté l’habitude, ils glissent, et n’entament plus l’épaisseur de mon indifférence. Pæte, non dole ! M. Dubout m’en croira-t-il ? mais quand M. Zola lui-même invite publiquement la jeunesse des écoles à s’assembler pour me conspuer, et surtout pour m’empêcher de parler, je lui en veux bien moins de cette manière nouvelle d’entendre la « liberté », la « justice », et la « générosité » que d’avoir écrit Rome et d’écrire Paris. Si cependant j’étais moins philosophe, et, après avoir essuyé les plaisanteries de Me Gondinet, si je le plaisantais à mon tour ? si je m’amusais ici de sa « littérature » ? de ses « portraits » ? de ses « citations » ? si je m’émerveillais de tout ce qu’il a fait entrer d’inutilités dans sa plaidoirie ? lequel de nous deux répondrait, au vrai sens du mot ? et si Me Gondinet n’était pas content de moi, se trouverait-il un tribunal en France qui lui permît d’invoquer contre moi le bénéfice du « droit de réponse » ? Je parle, comme on l’entend bien, dans l’hypothèse où ma critique de sa plaidoirie ne contiendrait rien de plus vif que la critique de la Frédégonde de M. Dubout par M. Jules Lemaître.

Prenons un autre cas. Supposons qu’un homme politique, un homme public, sénateur, ministre ou député, un conseiller général, un conseiller municipal, monte à une tribune, y prenne la parole et, deux ou trois heures durant, se donne librement carrière contre des hommes, contre des institutions ou des idées qui me sont chères. Ce n’est pas non plus, je pense, un cas imaginaire. Les noms se presseraient sous ma plume ; et si j’e n’en cite aucun ici, c’est pour ménager au lecteur, qui n’en sera pas plus embarrassé que moi, le plaisir légitime d’y mettre ceux qu’il voudra lui-même. Journaliste ou chroniqueur, j’analyse et j’apprécie le discours de cet homme ; j’oppose mes informations, mes raisons ou mes idées aux siennes ; je lui reproche avec vivacité, — mettons même avec véhémence, — l’acrimonie de son langage, le mensonge de ses raisonnemens, la perfidie de ses intentions… Qui donc encore ici exercera le droit de réponse ? Lui, le sénateur ou le député, si, pour avoir été « nommé ou désigné » dans mon article, il vient dans mon journal continuer son discours de la veille ? ou moi, qui ne songeais pas à lui, qui n’y aurais peut-être jamais songé s’il ne m’avait provoqué, qui ne me souciais enfin ni de lui ni de sa fortune, qui ne m’en soucie même pas encore, en lui répondant, mais uniquement de ce que je crois être la justice et la vérité ? Je ne songeais pas non plus à M. Dubout, et je ne lui avais pas demandé d’écrire une Frédégonde.

C’est un des argumens dont je me suis servi devant le tribunal de la Seine, et je ne sais ce que le tribunal en a pensé, puisqu’il ne l’a point dit dans son jugement, mais la plupart des journaux n’y ont semblé voir qu’une espèce de paradoxe, — et le dessein de faire assaut d’esprit avec Me Gondinet. Je m’en serais bien gardé ! Mais c’est qu’encore une fois tout le débat, ou plutôt toute l’équivoque est là, dans le sens qu’il convient de donner à ce mot même de « droit de réponse ». Le droit de réponse existe, il est écrit dans la loi ; la jurisprudence n’admet pas qu’on le restreigne ; et, ce sont ses propres expressions, elle ne veut pas que le juge « distingue là où la loi n’a pas distingué ». Voilà qui est entendu. Encore pourtant faut-il savoir quand une « réponse » est une « réponse » ; et, au contraire, quand elle n’en est pas une ! Il faut savoir qui a commencé ! Il faut savoir si, dès qu’un homme expose ou publie, c’est-à-dire dès qu’il se met en avant, sans en avoir été prié par personne, ce n’est pas nous qui, en le jugeant ou en l’appréciant, répondons à sa provocation ! Et c’est pourquoi, de dire que nous n’avons pas demandé, nous critiques, au dramaturge de faire jouer son drame, au romancier d’écrire son roman, au poète enfin d’imprimer ses vers, je ne sais pas si cela est plaisant dans la forme, paradoxal, ou « drôle », mais j’affirme qu’il n’y a rien de plus sérieux dans le fond.

Avouons-le donc loyalement : on n’écrit que pour être lu ; et on ne veut être lu que pour avoir des admirateurs, des approbateurs, des appréciateurs ou des juges de sa manière de sentir ou de penser ; et en vérité nous l’oublions trop aisément. S’il ne s’agissait que de réaliser notre rêve intérieur de beauté, comme le vont répétant quelques aimables dilettantes, — qui peuvent d’ailleurs être de vrais artistes, mais qui ne laissent pas de se moquer du monde, — nous écririons, nous peindrions pour nous, nous n’imprimerions pas, nous ne nous ferions pas jouer, nous n’exposerions pas, nous ne jouerions pas nous-mêmes, nous ne chanterions pas sur une scène. L’amour de la gloire, — et tout ce qui se peut envelopper de noble, mais quelquefois aussi d’assez mesquin sous ce nom, — si ce n’est pas le principal mobile qui pousse l’artiste à produire, voilà du moins celui qui le pousse à se produire.

Et plus tard, à la vérité, d’autres considérations se mêlent à cette impatience un peu vaine de provoquer la curiosité. Il n’est heureusement pas certain, — comme l’a dit quelque part Diderot, je crois, — que la première partie de la carrière d’un artiste ou d’un écrivain s’emploie à faire valoir son nom au moyen de ses ouvrages, et la seconde à faire valoir ses ouvrages au moyen de son nom. On en voit, et heureusement, qui deviennent plus difficiles pour eux-mêmes à mesure que, connaissant mieux les difficultés de l’art, ils se rendent mieux compte de leur impuissance ou de leur faiblesse. D’autres encore s’avisent que les mots exprimant des idées, et toute idée finissant par devenir un principe d’action, on ne saurait l’oublier sans manquer au premier devoir de l’écrivain. Mais, à cette intention plus noble, plus désintéressée surtout, quelque souci d’être approuvé, sinon applaudi, continue de se mêler toujours, puisqu’aussi bien il se mêlait l’ardeur de prosélytisme d’un Pascal. Je ne parle pas de ceux qui ne voient dans leur talent qu’un instrument de fortune, et qui font du « roman » ou du « drame » comme on fait des bottes ou de la menuiserie. On remarquera seulement que ceux-là mêmes ne peuvent atteindre la fortune que par l’intermédiaire de la « notoriété ». Tout artiste ou tout écrivain nous provoque donc d’abord à le juger, ou, pour mieux dire encore, il passe avec nous, en exposant son œuvre, une espèce de contrat ou de convention qui devient aussitôt la loi de nos rapports réciproques.

Appuyons un peu là-dessus, car, comme on l’a fait justement observer, « les conventions étant la loi des parties », il y a là peut-être un moyen juridique d’interpréter l’article 13 de la loi de 1881 dans un sens conforme à la nature des choses. Ce que tout auteur sollicite, c’est l’opinion du public sur son livre, et, dans le temps où nous vivons on pourrait dire : sur sa personne. La question d’argent ne vient qu’en second lieu, puisqu’on en voit qui paient, et qui vendraient au besoin leur chemise pour se faire imprimer. Ce qu’ils veulent, c’est donc du bruit autour de leur nom. Mais si ce bruit n’est pas celui qu’ils avaient attendu, de quel droit viendraient-ils dénoncer le contrat ? De quel droit, car c’est bien ainsi que la question se pose, obtiendraient-ils qu’on me frappe, et qu’on m’atteigne jusque dans mes intérêts matériels, pour avoir loyalement exécuté la partie de la convention qui m’incombait ? « Vous avez été bien sévère pour un tel, disais-je un jour à cet érudit et à ce critique respecté entre tous qui était Fustel de Coulanges ; et il me répondait : — Oui, je l’ai regretté, je le regrette encore, mais c’est lui qui m’avait demandé de parler de son livre. » Et en effet, nous demander de parler d’un livre, c’est nous demander d’en dire la vérité, ce que nous croyons du moins être la vérité ; et qui soutiendra que l’inconnu qui m’envoie son livre ne me demande pas d’en parler ? A plus forte raison, l’auteur dramatique, et parmi les auteurs dramatiques, celui qui se fait jouer sur une scène subventionnée ?

Il n’y avait pas de doute autrefois sur ce point, et, tout considéré, je ne pense pas qu’il y en ait davantage aujourd’hui. C’est en vain que certains auteurs invoquent la question d’argent, et se plaignent qu’on gêne leur commerce. Leur commerce leur importe moins qu’ils ne le disent, qu’ils ne le croient eux-mêmes ; ils se calomnient quand ils disent le contraire ; et c’est toujours, et avant tout, d’éloges ou d’admiration qu’ils sont avides.

Mais quand la critique, en leur enlevant des applaudissemens, leur enlèverait aussi des « cliens », est-ce que ce ne serait pas encore son droit : je veux dire est-ce qu’elle ne l’exercerait pas dans les termes du contrat ? S’il me paraît qu’un livre est mauvais ou dangereux, quelle raison ai-je d’en favoriser le cours, ne fût-ce que par mon silence ? Et tandis que, comme journaliste ou comme critique, j’aurais le droit de m’expliquer sur tout ce qui se passe, quel est ce privilège que réclament ici l’auteur dramatique ou le romancier ? La production littéraire deviendrait ainsi la seule que tout le monde aurait la liberté de juger, — à l’exception du critique, c’est-à-dire du « littérateur », — et seuls de tous les hommes, ceux qui fondent leur espoir de fortune sur la publicité de leur nom ne relèveraient pas de la publicité ! Je pourrais dire à l’homme politique : votre politique est mauvaise ; à l’avocat : votre plaidoirie était mauvaise ; au négociant : votre marchandise est mauvaise ; mais


On sera ridicule, et je n’oserai rire !


et ceux-là seuls seront à l’abri de tout reproche de sottise, d’impuissance ou de médiocrité, qui n’ont agi que pour essayer de faire admirer leur esprit !

Encore l’homme politique ou l’avocat dont je parlais peuvent-ils nous opposer les exigences de leur devoir professionnel. L’intérêt du client, le droit de la défense, la cause de la justice et de l’équité, telles sont les raisons, et les raisons très fortes, que l’avocat peut toujours faire valoir ; et elles sont presque d’ordre public. C’est la justification des libertés que les avocats se donnent, et qu’on dit qui sont quelquefois excessives ; — ou du moins c’en est l’excuse. Les hommes ont posé en principe que, la justice étant le premier des biens, l’intention seule de la rendre permettait de passer outre à plus d’une considération. Et l’homme politique, de son côté, peut arguer, aussi lui, de ses intentions et de son rôle. Lui aussi, comme l’avocat, il représente autre chose, et quelque chose de plus que lui-même, ses électeurs, par exemple, leurs vœux, leurs idées, leurs intérêts. Mais l’auteur dramatique, mais le poète, mais le romancier, de qui tiennent-ils leur mandat ? ou leur mission ? et s’ils ne les tiennent que d’eux-mêmes, et d’eux seuls, comment échapperaient-ils à ce jugement d’une opinion qu’ils ont eux-mêmes provoquée ? Il se peut que l’on soit avocat ou homme politique à son corps défendant, pour une foule de raisons qui n’ont rien de commun avec la vanité personnelle. Mais qui fut jamais obligé, ce qui s’appelle obligé, d’écrire des romans ou des drames ? C’est une clause encore du contrat que les auteurs ont passé avec l’opinion : ils sont tenus de tout accepter d’elle, comme n’ayant rien attendu que d’elle, et je veux bien après cela que la critique ne soit pas toute l’opinion, mais il semble bien qu’elle en fasse partie.


Dès que l’impression fait éclore un poète
Il est esclave né de quiconque l’achète ;
Il se soumet lui-même aux caprices d’autrui
Et ses écrits tout seuls doivent parler pour lui.


Ai-je besoin d’insister ? et ne voit-on pas clairement ce qu’il y a d’abusif à se réclamer du « droit de réponse » en matière de critique littéraire ? et si la lettre de la loi le permet, n’est-il pas évident que c’est le cas, ou jamais, de la vivifier par l’esprit ?

En réalité, le « droit de réponse » n’a pas été inscrit dans la loi pour procurer à une espèce d’hommes qui ne vit que de publicité les moyens de profiter de cette publicité, quand par hasard on y trouve son compte, et inversement, d’en venir entraver la libre expression, quand les inconvéniens de cette publicité se font voir. On ne joue pas, si l’on ne sait pas perdre ! Ce que le législateur a uniquement voulu protéger, c’est la vie privée, c’est l’honneur du citoyen, c’est la dignité de la polémique, c’est la vérité des faits. « Répondre », au vrai sens de la loi, c’est redresser une allégation fausse ; c’est repousser une imputation injurieuse ; c’est interdire à un journaliste indiscret de se mêler de ce qui ne le regarde pas. Et comme il peut arriver, comme il arrive tous les jours, — nous en convenons avec tristesse, — qu’on articule des faits imaginaires, ou qu’on injurie des adversaires, ou qu’on donne à une opinion littéraire, philosophique, politique, un air d’agression personnelle, il se peut qu’à propos de critique dramatique ou littéraire, un auteur ou un artiste ait vraiment le droit et le devoir même de « répondre ». Mais, en dehors de ces trois cas, qui sont faciles à déterminer en termes généraux, et dont on pourrait abandonner sans difficulté les applications particulières à la sagesse des tribunaux, c’est la liberté même de la critique et de la presse qui est engagée dans l’affaire du a droit de réponse ».

La critique n’est plus libre, s’il lui est interdit de blâmer ; et c’est manifestement ce qui lui est interdit, dès que le fait seul d’avoir « nommé ou désigné », sans le louer, un écrivain ou un artiste confère à celui-ci le droit de répondre, — entendez dans le même journal, — et de s’ériger ainsi en souverain juge de sa propre cause. Tel qu’il est défini par la loi, le droit de réponse est une pénalité ; et ceci est contre tous les principes, ou du moins contre toute justice : premièrement qu’une pénalité soit infligée par la partie plaignante ; et secondement qu’il y ait matière à une pénalité là où il n’y a point de faute. Quelle faute y a-t-il, dans le sens juridique du mot, à exprimer modérément une opinion qu’en fait ou vous a sollicité de donner ?

Je dis « modérément » ; sur quoi peut-être objectera-t-on qu’aux yeux de l’artiste ou de l’écrivain une opinion défavorable n’est jamais une opinion « modérée » : l’éloge seul est toujours modéré ! Mais on se trompe. Si vive que soit la critique d’un livre ou d’une œuvre, — je dis dans les termes, — elle est modérée du moment que l’expression n’en a rien qui soit personnel à l’auteur de cette œuvre ou de ce livre. Et à quel signe reconnaît-on qu’elle n’a rien de personnel à l’autour ? L’épreuve en est facile à faire. Changez seulement le nom, et au lieu d’être de M. Dubout, supposez que Frédégonde soit de M. Dubois ou de M. Dupont. S’il n’y a pas un seul mot à changer dans l’article, M. Dubout a le droit d’être mécontent, mais non pas celui de se plaindre, et encore moins celui de nous répondre. On n’a vu en lui que l’auteur de son œuvre. Et son œuvre nous appartient, comme à tout le monde, aussitôt qu’étant détachée pour ainsi dire de lui-même, elle est devenue publique, en paraissant sur la scène ou chez le libraire. Voilà le principe qu’il faut que l’on maintienne, dans l’intérêt de tout le monde : — dans l’intérêt du public, du spectateur ou du lecteur, dont l’opinion a quelquefois besoin d’être guidée ; — dans l’intérêt de la critique, dont nous avons négligé de faire observer dans cette discussion qu’étant elle-même ou pouvant être œuvre d’art, ses droits sont égaux sans doute à ceux du roman ou du drame ; — et dans l’intérêt des auteurs enfin, qui ne sauraient se passer d’être défendus contre la médiocrité. Tout éloge qu’on fait de Pradon n’est-il pas un outrage à Racine ? et toute admiration qu’on exprime pour les Bourgeois de Molinchart ou le Vicomte de Bragelonne est un vol que l’on fait à l’auteur de la Comédie humaine.

C’est pourquoi, d’une manière générale, — et pourvu que, dans l’état de la jurisprudence, un tel vœu n’ait rien d’incompatible avec le système de nos lois, — nous demandons que, hors les trois cas d’Injure caractérisée, d’Erreur matérielle, ou d’Articulation relative à la vie privée, les tribunaux soient laissés maîtres de juger, en toute autre occasion, s’il y a lieu d’accorder ou de refuser à une personne publique, nommée ou désignée dans un article donné, le bénéfice du « droit de réponse. »

Ils n’en sont pas actuellement les maîtres ; et, sans avoir besoin d’en chercher un autre exemple que celui de l’affaire Dubout, nous l’avons dit, si la« réponse » de l’auteur de Frédégonde n’avait pas été presque aussi mal conçue que son mélodrame, nous aurions vraisemblablement perdu notre procès. Mais, puisqu’en maintenant le principe du droit de réponse, et en le proclamant « général et absolu, » — ce sont là les termes qui tient la liberté des tribunaux, — la jurisprudence admet qu’on y déroge au moins dans quatre cas, nous demandons qu’une jurisprudence plus large, plus libérale, et surtout plus conforme à la nature des choses, permette qu’on déroge au principe en d’autres cas encore, et à vrai dire aussi souvent qu’il y en aura des motifs suffi sans dans les faits de la cause. Un journal ou une Revue peuvent refuser d’insérer une réponse jugée contraire à l’ordre public, aux bonnes mœurs, à l’intérêt des tiers, à l’honneur du journaliste : nous demandons qu’ils puissent refuser de l’insérer toutes les fois qu’en se produisant en public, celui qui prétend répondre aura lui-même provoqué la critique, — et ce sera justice.

Nous demandons aussi qu’on donne aux tribunaux le droit de limiter la longueur des réponses, tout le monde sentant bien que la critique ou l’analyse la plus longue étant ordinairement la plus consciencieuse, l’écrivain et la publication seraient le plus grièvement frappés qui justement auraient traité l’œuvre avec le plus de scrupules et de modération. On ne dispose en notre temps que de peu de place pour les Mérovingiens !

Que si maintenant cette réforme de la jurisprudence ne saurait s’accorder avec le texte de la loi, ou si l’on se défie de la compétence littéraire des tribunaux, alors c’est la loi que nous demandons qu’on change ; et, de quelque hostilité que le pouvoir politique soit naturellement animé contre la presse, nous espérons bien que nous y arriverons.

Le moyen en sera très simple. Il suffira de dire que le droit de réponse n’a pas de lieu d’être « en matière de critique littéraire, artistique ou scientifique[2] ; » quoique d’ailleurs on puisse, dans un article littéraire, artistique ou scientifique, se servir de mots ou formuler des imputations qui donnent ouverture au droit de réponse. Et je ne dis pas que la distinction ne soit quelquefois extrêmement délicate à faire ! Un auteur mécontent découvrira toujours dans un article auquel il prétendra répondre une « intention de lui nuire » ; et sans doute elle y sera ! Boileau a positivement eu l’intention de nuire à Chapelain, comme avant lui Chapelain l’avait eue de nuire à Corneille. Question de mesure et d’appréciation ! Mais je voudrais bien savoir quelle est dans nos Codes, ou dans les autres, la loi qui s’applique d’elle-même, automatiquement, pour ainsi dire, sans délibération ni distinction d’espèce ou de fait ; et je voudrais savoir aussi pourquoi nous avons des juges ? Il m’a toujours paru que c’était principalement pour opérer, en chaque cas, ce genre de distinctions, et pour tempérer, par des « attendus » ou des « considérans » judicieux, ce que l’application littérale du texte aurait sans eux de brutal et d’inique.

Pour nous, si l’affaire Dubout devenait l’occasion de cette réforme de la loi sur le droit de réponse, nous ne nous plaindrions pas du léger ennui que nous procura Frédégonde, — à entendre ! — et même nous nous en réjouirions. M. Dubout s’en réjouirait lui-même, ou plutôt il en est, il doit en être déjà tout réjoui, si, quelque espoir de célébrité qu’il eût pu fonder sur le succès de son mélodrame, il ne s’était pas sans doute attendu que sa chute ferait pour sa renommée plus ou autant que cent représentations. Le voilà logé maintenant dans un coin de l’histoire littéraire ! en passe de devenir un jour une matière à dissertations de licence ou d’agrégation ! On proposera le sujet suivant : « En 1897, Jules Lemaître ayant assez mal traité la Frédégonde de M. Dubout, celui-ci prétendit répondre à son critique. — Vous ferez la réponse de M. Dubout. » Et pour qu’enfin tout ce mélodrame se termine en vaudeville, un sort malicieux aura voulu, dans cette affaire, que le plus malheureux des trois ce fût l’avocat Gondinet.


F. BRUNETIÈRE.

  1. II ne sera pas inutile de rappeler ici, pour fixer les idées, les paroles mêmes du député obscur. M. Mestadier, qui, dans la séance du 1er février 1822, réussit à faire voter, sous forme d’amendement, l’article qui régit encore aujourd’hui le droit de réponse :
    « Il est juste, disait-il, nécessaire et utile d’obliger les journalistes à recevoir loyalement la réponse des personnes dont ils auront cru devoir parler.
    « Mais ce que vous ne pouvez refuser aux fonctionnaires, vous devez surtout l’accorder aux simples citoyens. Sera-t-il donc permis de publier tous les actes de leur vie domestique et privée, de les livrer à toute la malignité des réticences et des interprétations sans leur donner le moyen qui se présente naturellement d’écraser l’insecte sur la plaie, — c’était ainsi que l’on parlait alors, — en s’expliquant de suite devant le tribunal même où ils auront été traduits sans droit, sans nécessité, sans utilité pour le public. »
    On le voit : il ne s’agissait bien que du droit pour les fonctionnaires de pouvoir s’expliquer sur leurs actes, et, pour les citoyens, de repousser toute indiscrétion relative aux actes de la vie privée.
    La loi fut portée le mois suivant devant la Chambre des pairs, où le duc, de Broglie, le marquis de Bonnay, le comte Mole et le comte île Montalivet attaquèrent successivement la disposition de l’article 11.
    « La diversité des matières dont les journaux sont en possession d’occuper le public les met à chaque instant dans la nécessité de citer le nom d’une infinité de personnes. La critique littéraire ou théâtrale, les discussions politiques, la chronique du jour, blessent souvent quelques amours-propres. Que deviendra le journaliste et son entreprise, si chaque jour il se voit obligé d’insérer une réponse qui pourra remplir toutes ses colonnes, s’il s’agit d’un article sérieux de littérature, ou le feuilleton entier si c’est un acteur qui veut y insérer son apologie ? »
    Ainsi s’exprima le duc de Broglie.
    Mais comme il avait en même temps fait valoir un autre argument, d’un autre ordre, tiré du cas où la réponse que le journal serait obligé d’insérer contiendrait elle-même un délit, le garde des sceaux, qui était alors M. de Peyronnet, ne s’attacha qu’à ce premier argument ; il « escamota » l’autre ; et c’est ainsi que l’article 11 entra définitivement dans la loi.
    Il s’écoula de longues années avant qu’un écrivain l’osât invoquer et prétendit s’attribuer le bénéfice d’une disposition qui n’avait été imaginée par son auteur que dans l’intérêt du « simple citoyen », et pour l’unique protection du « secret de la vie privée ».
  2. Nous ne faisons d’ailleurs, dans ce paragraphe, que commenter l’avis exprimé par M. Fabreguettes, dans son Traité des Infractions de la Parole, de l’Écriture et de la Presse, t. I, p. 183-184 ; Paris, 1884, Chevalier Marescq, éditeur.
    M. Fabreguettes est conseiller à la Cour de cassation.