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Le Fondateur de la Revue des Deux Mondes - François Buloz

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Le Fondateur de la Revue des Deux Mondes - François Buloz
Revue des Deux Mondes3e période, tome 21 (p. 481-512).
LE FONDATEUR
DE LA
REVUE DES DEUX MONDES

FRANCOIS BULOZ

Lorsqu’une œuvre comme la Revue des Deux Mondes est arrivée à ce degré de succès qui fait les créations durables, la première pensée est de se demander de quoi se compose ce succès, comment il s’est formé, étendu et consolidé, par quel ensemble de causes il a échappé aux révolutions publiques et aux crises intimes qui auraient pu lui être mortelles.

Les œuvres de ce genre supposent sans doute bien des conditions. Elles ont besoin de naître dans une atmosphère favorable. Elles ne peuvent se développer et grandir que par le concours habilement recherché ou ménagé de l’élite des talens qui s’élèvent et se succèdent. Même avec la faveur des circonstances et ces concours nécessaires, elles seraient encore à peu près impossibles, ou du moins elles n’auraient qu’un éclat éphémère, si elles ne rencontraient, au moment voulu, un de ces hommes qui semblent nés pour être des fondateurs, qui réunissent les facultés les plus diverses : la volonté, le jugement, l’esprit de suite, l’attention passionnée et infatigable. C’est là justement ce que François Buloz a été depuis la première heure pour cette Revue, dont il a fait l’objet de ses soins, la préoccupation invariable et l’honneur de sa vie, — dont la fortune se lie au mouvement du siècle. Son originalité parmi ses contemporains est de n’avoir point cessé un instant d’être l’homme de la Revue, et, sans être par lui-même un écrivain ni un politique de profession, d’avoir créé un des foyers les plus actifs de politique et de littérature. Son mérite est d’avoir maintenu, à travers les agitations et les mobilités, les traditions, le caractère le ce centre d’intelligence toujours ouvert à la raison, à l’étude sérieuse, à l’imagination, à la science, à tous les talens, à toutes les idées de modération libérale, fermé seulement à l’esprit de parti ou de secte, aux utopies et aux vanités despotiques. Pendant quarante-six ans, il a été occupé à cela, et lorsqu’il y a quatre mois nous allions l’ensevelir, ceux qui se rencontraient autour de cette tombe près de se clore ne pouvaient se défendre d’une grave et forte impression : ils avaient sous les yeux la fin d’une des plus sérieuses carrières du temps ; ils revoyaient par le souvenir cette vie de travail et de lutte concentrée dans une entreprise unique, dans une de ces créations dont le succès n’apparaît jamais mieux que le jour où, l’ouvrier tombant sur sa tâche accomplie, l’œuvre reste tout entière.

Voici en effet quarante-six ans passés que ce labeur commençait sous l’influence excitante de la révolution de 1830, dans ce premier moment où toutes les tentatives pouvaient se produire. François Buloz avait alors vingt-sept ans. Il était né en 1804 à Vulbens, dans un petit village de ce pays alpestre de Savoie, français à cette époque comme aujourd’hui, et où il devait après un demi-siècle retrouver ses derniers jours de repos. Sa jeunesse, bien que modeste et obscure, n’avait été nullement privée d’instruction. Il avait fait ses études au collège Louis-le-Grand, où il avait eu pour compagnon, entre bien d’autres connus depuis, M. Barthélémy Saint-Hilaire, à qui il est resté toujours attaché, et qui ne lui a pas manqué au jour des derniers devoirs. Obligé, au sortir du collège, d’aller chercher un petit emploi dans une fabrique de produits chimiques au fond de la Sologne, et bientôt revenu à Paris sans plus de ressources, il avait subi la condition de tous ceux qui ont à se créer un avenir et qui ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Son apprentissage de la vie en Sologne avait été rude et sans profit. A Paris, il s’était fait imprimeur par nécessité, donnant ses journées à sa profession nouvelle, passant ses soirées, souvent ses nuits à écrire des articles de voyages, de biographie, ou à traduire de l’anglais la Chimie de Parish, et portant à tout une tenace énergie d’application. Sa nature sérieuse et forte ne pouvait rien prendre à la légère, et en peu d’années il était devenu un correcteur éprouvé, maître de tous les secrets d’un art qui exige autant de savoir que d’attention. Il avait l’expérience de son métier, l’ambition d’aller plus loin, le goût des entreprises littéraires avec les idées de son temps et une vigoureuse sève de bon sens.

C’était un jeune homme cherchant sa voie à travers toutes les difficultés pratiques de la vie, lorsqu’au mois de février 1831 un imprimeur qui était, je crois, un de ses anciens camarades de collège, M. Auffray, l’associait à la direction d’un recueil qu’il venait d’acquérir. C’est l’origine réelle de la Revue des Deux Mondes, qui ne naissait pas sans doute matériellement ce jour-là, qui avait été fondée dès 1829 et s’était même déjà transformée en prenant le titre de Journal des voyages, mais qui n’est devenue une chose sérieuse que par cette association du 1er février 1831 à la faveur de laquelle François Buloz faisait le premier pas dans la carrière. Tout était modeste à ce point de départ déjà si lointain. Ce recueil à l’existence précaire, qui en était à sa troisième transformation en deux ans, ne comptait pas plus de 350 abonnés. Le nouveau directeur ou rédacteur en chef devait recevoir un traitement conforme à la fortune de l’entreprise : il avait 1,200 francs et 2 francs par abonnement ! mais il avait l’énergie, la volonté, la résolution de bien faire, la confiance dans cet instrument qu’il recevait si faible, dont il devait fonder la puissance.

Les revues existaient à peine alors en France, ou du moins elles en étaient à s’essayer, à chercher leur vrai caractère et même les moyens de vivre. Elles n’étaient pas devenues encore ce genre littéraire approprié aux sociétés nouvelles, plus varié que le livre, moins éphémère que le journal, participant de l’un et de l’autre, résumant sous une forme périodique la substance des choses, le sens des événemens publics et des mouvemens de l’esprit, rassemblant dans un même cadre l’art, la science, la politique. Sans se rendre entièrement compte, au moins dès le premier jour, de ce qu’il y avait de fécond dans cette idée, François Buloz avait certainement l’instinct de ce que devait être une revue, de ce qui pouvait lui assurer le succès. Il avait devant les yeux, comme modèles, les grandes revues anglaises d’Edimbourg et de Londres, qui étaient devenues si populaires, qui exerçaient toujours une action si profonde dans la politique comme dans la littérature par le choix, par l’éclat des travaux qu’elles publiaient tous les trois mois. Il se disait que ce qui avait réussi en Angleterre devait réussir à Paris, qu’une revue d’une périodicité plus fréquente, entrant dans le mouvement de rénovation qui s’accomplissait en France, ralliant les esprits au lendemain d’une révolution, avait un rôle moral possible en même temps que des chances de succès matériel. Il comprenait surtout que pour une revue sérieuse la première condition d’existence et d’extension était de ne subir aucun joug, de vivre par une sorte d’impartialité supérieure, par l’indépendance, — et, mieux que tout autre, peut-être précisément parce qu’il n’était rien qu’un homme de bonne volonté, il était fait pour une création de ce genre.

S’il eût été un écrivain engagé dans les luttes du temps, il aurait eu ses préférences, ses exclusions, ses fétichismes, ses fantaisies, et il n’aurait réussi qu’à faire une œuvre d’école ou de coterie. S’il eût été un politique classé, enrégimenté, il serait devenu l’esclave des combinaisons de circonstance, des majorités, des ministères, des ambitions, des intrigues, et il n’aurait fait qu’une œuvre de parti. S’il n’eût été qu’un industriel cherchant l’occasion d’une affaire, il aurait tout subordonné à l’intérêt d’industrie, et il n’y aurait eu qu’une spéculation banale de plus. François Buloz entendait tout autrement la tâche à laquelle il se dévouait. Ce qu’il avait dans la pensée, c’était une œuvre libre, indépendante, ayant par elle-même sa raison d’être, sa force et son inspiration. La Revue des Deux Mondes n’a été que la réalisation continue, croissante de cette idée à travers trois ou quatre révolutions, au milieu des difficultés de toute sorte, et si François Buloz, après les humbles commencemens de 1831, est devenu si vite l’âme et la tête de l’entreprise, c’est qu’il a montré aussitôt ce qu’il pouvait. Si malgré le concours des associés successifs qu’il a eus dans les premières années il est resté le seul et réel fondateur de la Revue, c’est que seul il lui a donné son caractère, son esprit, sa direction ; seul il en a fait, comme il en avait l’ambition, une sorte d’institution permanente de haute culture intellectuelle, un organe accrédité allant porter à tous les coins du monde la langue et les idées de la France. Il a eu l’honneur jusqu’au bout, après avoir eu la peine dès le premier instant.

Tout se réunissait, il est vrai, à cette date heureuse de 1831, dans ce temps de modestes débuts, d’espoirs sans limites et d’efforts aussi désintéressés qu’énergiques. Tout avait un air de nouveauté, le régime qui naissait avec la confiance d’être la victoire définitive, la réalisation sincère du libéralisme constitutionnel, les talens qui grandissaient au théâtre, dans la poésie, dans le roman comme dans la critique et dans l’histoire, les idées qui germaient de toutes parts. S’il y avait un danger, il ne pouvait être que dans l’excès de vie, dans la confusion d’un avènement tumultueux. L’art d’un fondateur de revue était de profiter de ces forces nouvelles, de savoir prendre position, pour ainsi dire, au cœur de ce mouvement, en un mot, de faire dans des proportions plus étendues, avec plus d’ensemble et de suite, ce que le Globe avait fait un instant sous la restauration, ce que des recueils plus récens, notamment la Revue de Paris, venaient de tenter. Engagé dans cette redoutable partie sans un nom connu, presque sans ressources, mais avec une vigoureuse trempe de caractère, François Buloz n’était pas homme à être dupe de la vanité et à se figurer comme d’autres que la première condition pour un directeur était « d’avoir des chevaux dans son écurie. » Il ne s’est jamais piqué de prendre attelage pour aller plus vite au succès, pas plus que de mettre le luxe dans ces bureaux de rédaction qu’on lui a si souvent reprochés.

L’homme avait une idée autrement sérieuse de son affaire. Il marchait d’un pas plus sûr, ne négligeant rien, ni démarches ni sollicitations, infatigable aux courses utiles comme au travail, et avant que deux ans fussent écoulés il avait réussi à conquérir les collaborations les plus brillantes. Il avait Alfred de Vigny et Stello préludant à Laurette, au Capitaine Renaud, — Alexandre Dumas et ses Impressions de voyage, — Balzac lui-même et quelques-unes de ses nouvelles, Nodier racontant ses voyages au Mont-Saint-Bemard ; il avait les Deux voix d’Hugo, et l’Idole, le Pianto de Barbier, et Brizeux. Il allait avoir Alfred de Musset tout entier, George Sand qui se révélait, Mérimée qui devait un jour lui donner Colomba. Et puis encore, sans parler de Lerminier, à la voix retentissante, un peu emphatique, bientôt fatiguée, c’était Jouffroy, c’était Augustin Thierry avec ses Nouvelles lettres sur l’histoire de France, Sainte-Beuve, Gustave Planche, ralliés des premiers, représentaient la critique nouvelle, vivante, curieuse ou réfléchie, et au besoin vigoureusement armée, à côté des poètes, des romanciers et des historiens. La « chronique, » qui naissait alors, avait pris un nom fait pour le temps : elle s’appelait alors les Révolutions de la Quinzaine ; elle allait devenir presque une puissance avec Loève-Veimars, un polémiste trop oublié qui avait débuté par des traductions de Heine, par des Lettres sur les hommes d’état, et qui par sa verve acérée faisait passer de mauvais momens aux ministres, même à des ministres qui s’appelaient le maréchal Soult, M. Thiers, M. Guizot.

Entre tous ces talens d’ailleurs, entre ces écrivains qui avaient la sève de la jeunesse, le directeur, jeune lui-même, s’efforçait de maintenir un lien, comme une pensée commune de généreuse impartialité dans une libre alliance. C’était la pensée de la première heure, et quand on demandait à quel camp appartenait la Revue, si elle était doctrinaire, radicale, catholique, saint-simonienne, romantique du rite de 1828, un de ceux qui écrivaient la « chronique » avant Loève-Veimars, — c’était, je crois bien, Sainte-Beuve ce jour-là, — répondait : « Il y a en ce temps-ci un certain nombre d’esprits studieux, intelligens, qui, après avoir passé déjà par des phases diverses, ressentent l’enfantement d’un ordre nouveau, y aident de grand cœur, mais ne croient pas qu’il soit donné à une formule unique et souveraine de l’accomplir. Les esprits qui jugent de la sorte ont un rôle à jouer dans l’effort commun. Ils ont à exciter ceux qui doutent d’une issue, à tempérer, à ne pas suivre ceux qui voient à chaque pas le labarum. Ils ont à multiplier les points de vue de l’histoire, les documens de l’érudition, les variétés réelles, innombrables qui déconcertent les unités étroites et factices… Ils ont enfin à ne pas laisser dépérir dans ces routes pénibles les facultés délicates, brillantes, l’imagination, l’âme, l’art et toutes les cultures qu’il suggère. C’est une pensée semblable, une pensée de bon sens, d’étude, de tolérance, de progrès laborieux et aussi d’agrément qui anime l’ensemble de la Revue. C’est son genre d’unité, et elle tâchera de s’y affermir de plus en plus au milieu de tant d’assertions téméraires et de promesses ambitieuses… » (1er mars 1833.) — C’est l’âge fabuleux et légendaire de la Revue, qui se confond avec le premier essor des talens du siècle, avec les années militantes du régime de 1830.

D’autres jours sont venus, mêlés de prospérités et d’épreuves. En réalité, l’impulsion une fois donnée, ce qui arrive désormais n’est plus qu’une suite, un développement ou une série de développemens. Qu’on remarque en effet que depuis le premier jour la Revue procède par une sorte de formation successive, étendant par degrés son cadre, sa sphère d’action, sans dévier néanmoins de sa direction essentielle de la pensée intime qui l’inspire. Elle naît en 1831 : à partir de ce moment, elle passe près de dix ans à conquérir, avec l’éclat littéraire, l’importance politique. Elle n’a pas seulement l’incomparable « pléiade » des poètes, des romanciers, des critiques nés en même temps qu’elle et déjà populaires ; elle acquiert d’année en année dans tous les ordres de travaux les collaborateurs éminens : elle compte dans ses rangs, avec Augustin Thierry, Victor Cousin, M. Mignet, qui commence en 1835 ses études sur la réformation, M. Michel Chevalier, qui publie en 1836 ses Lettres sur l’Amérique du Nord, Léon Faucher, le vigoureux économiste, M. de Carné, l’honnête publiciste d’un torysme sensé dans une monarchie démocratique. Dès 1840, elle hérite d’une autre revue inspirée par M. Guizot et réduite à disparaître ; elle reçoit d’un seul coup un « brillant bataillon, » M. de Rémusat, M. Vitet, M. Léonce de Lavergne, M. Duvergier de Hauranne, Rossi, le politique plein de sagacité, qui prend la « chronique » après Loève-Veimars, après M. Lefebvre de Bécour, un des plus vifs esprits, un de nos plus aimables diplomates d’hier. C’est l’élite de 1830 dans la variété de ses talens, dans l’éclat de son activité et de ses succès. M. Thiers lui-même, président du conseil en 1840, est un jour un collaborateur voilé et facilement deviné. Bientôt cependant, à côté de ces aînés des générations nouvelles, à défaut de ceux qui disparaissent, qui se fatiguent ou se dispersent, les nouveau-venus commencent à se presser. C’est comme un second ban littéraire qui entre en scène : la tradition ne s’interrompt pas ! Aux romanciers, aux poètes de la première heure, succèdent déjà ou vont succéder des romanciers nouveaux : Jules Sandeau, avec ses récits d’une séduisante délicatesse, Mme Charles Reybaud, et, avant qu’il soit longtemps, Octave Feuillet, Paul de Molènes, Henry Murger, puis Cherbuliez, ceux qui sont venus plus tard. Les publicistes, les savans, les philosophes et les critiques des commencemens ont, eux aussi, des successeurs ou des émules : Émile Saisset, le pénétrant et ferme penseur, M. Jules Simon, le philosophe d’autrefois, le président du conseil d’hier, Eugène Forcade, notre infortuné Forcade, promis à une si cruelle fin, Alexandre Thomas, un autre naufragé, — Émile Montégut, M. Saint-René Taillandier, M. H. Desprez, qui est aujourd’hui un directeur expérimenté aux affaires étrangères, Henri Blaze de Bury, le poétique historien de Goethe, le brillant critique de l’art musical. Plus d’un nom pourrait dès lors se joindre à ceux-ci en attendant M. Claude Bernard, M. Renan, M. Caro, M. Janet, Beulé, M. Vacherot. Par le fait, la Revue, à mesure qu’elle se développe, devient comme une œuvre de tout le monde ; elle trouve des collaborateurs un peu partout, dans les académies, dans l’université, dans la société, dans le parlement, dans l’armée et les hautes fonctions, parmi les voyageurs qui savent se souvenir. De plus en plus aussi elle embrasse, avec l’imagination et les arts, l’étude des pays étrangers et de leurs révolutions, les affaires de diplomatie, les questions d’économie sociale. Elle s’alimente de tout, et c’est ainsi qu’elle se fait une constitution assez robuste pour défier les crises, augmentant ses forces par la durée, devenant tour à tour, sans changer de rôle, un foyer de défense publique dans les révolutions de 1848, un asile de libéralisme sous l’empire, liant entre elles plusieurs générations et reflétant dans sa carrière encyclopédique la vie, le mouvement d’un demi-siècle. Comment s’est réalisée cette fortune d’une œuvre créée de rien, progressivement étendue et consolidée ? Elle n’a été possible que par la sûreté de la pensée première et par la puissance d’une activité de tous les instans incessamment tendue vers le but.

La vérité est que François Buloz était né avec le génie de ce qu’il entreprenait, génie mêlé d’exactitude, d’âpreté au travail, de sagacité pratique et de dévoûment absolu. Il a réussi surtout parce qu’il a eu d’abord la foi, la passion de la Revue, une passion qui ne s’est jamais attiédie ni fatiguée, que les obstacles, les luttes inévitables n’ont fait qu’exciter et qui, aux derniers jours comme à la première heure, est restée entière. Il n’a pas été seulement un directeur ; il s’est dès l’origine identifié corps et âme, de toute l’ardeur d’une forte nature, avec sa création, il a vécu par elle et pour elle. Cet homme aux formes rudes, au fond sensible et droit, avait pour la Revue une tendresse inépuisable et naïve, il s’y était attaché sans réserve comme à un être né de son sang. Il croyait à la Revue, et comme il l’aimait, il en avait l’orgueil. Il n’avait jamais fait assez pour elle ; il jouissait profondément, sincèrement, de ses succès, de même qu’il souffrait de ce qui pouvait lui nuire. Il faut bien se dire que pendant quarante-six ans il n’a peut-être pas passé une heure, à coup sûr pas un jour sans être à sa dévorante tâche, devenue pour lui un besoin, un attrait et un tourment. Rien ne le détournait : habitudes, relations, plaisirs même, se coordonnaient à l’idée unique, à la préoccupation fixe. Tout ce qui l’entourait, — et dès 1835 il s’était créé une famille, — tout ce qui l’entourait, il l’associait et le confondait dans sa pensée avec la Revue.

C’était sa vie. Chaque numéro était pour lui un combat, une suite de combinaisons, d’efforts et surtout d’émotions. A peine avait-il échappé à la crise du dernier jour d’une quinzaine, il avait déjà l’œil fixé sur l’étape suivante, prêt à recommencer avec la même fièvre d’action. A mesure qu’il approchait de nouveau de la date terrible, il redoublait d’inquiétude au milieu des difficultés qu’il augmentait quelquefois par un excès de soin, par ses exigences passionnées. Il craignait toujours de ne pas toucher le but périodique ; il protestait de l’accent le plus convaincu que la Revue allait manquer, qu’elle ne pourrait pas paraître. Et pourtant pendant quarante-six ans elle n’a jamais manqué, elle n’a même jamais subi un retard, — non, pas même pendant le siège ni pendant la commune ! Je me souviens qu’en 1871, au lendemain de la reprise de Paris sur l’insurrection, nous allions ensemble à Versailles avec un de ces sauf-conduits nominatifs que l’état de guerre rendait nécessaires. Arrivés avec bien d’autres au bord de la Seine, à Sèvres, nous dûmes remettre le sauf-conduit au chef de poste chargé de garder le passage du pont, et l’officier, revenu peut-être depuis peu d’Allemagne, à la vue du nom inscrit sur le permis, se tourna vers nous avec un sourire d’intelligence en nous demandant si la Revue n’avait pas été interrompue, s’il pourrait retrouver les numéros des derniers mois. Notre vieux compagnon de route se sentait à la fois triste et fier de ce simple mot d’un officier inconnu qui lui rappelait ses peines, mais qui lui prouvait aussi que ses efforts n’étaient pas perdus.

Le fond primitif et invariable chez François Buloz était cet intérêt ardent, intense, qui a été l’âme, le ressort énergique d’une direction appliquée à tout, incessamment préoccupée des mille détails d’exécution aussi bien que de la considération morale et de la propagation extérieure de la Revue. Avec la passion qui l’animait, il tenait essentiellement pour la Revue à une exécution soignée ; il y mettait une attention extrême, et en cela il était servi par la connaissance profonde qu’il avait de la typographie. L’imprimerie trouvait en lui un guide et un maître souvent difficile, à qui rien n’échappait. Corriger des épreuves, cela semble peu de chose ; pour lui, c’était une condition de succès, c’était un art, et j’oserai dire que pour les écrivains eux-mêmes il n’y avait pas de garantie plus sérieuse que cette révision patiente, obstinée, à laquelle il se livrait. Il s’inquiétait de tout, du caractère, de la netteté de l’impression, de la disposition d’un titre, de la ponctuation, de ces mille détails qui semblent n’être rien et qui font une exécution supérieure. Il ne publiait pas un travail qu’il ne l’eût revu ainsi et corrigé au moins deux fois. Il lisait tout et il gardait note de tout dans son esprit, au point de pouvoir se souvenir dix ans après de ce qui avait paru dans la Revue, Il ne ménageait pas son temps ; souvent il passait une demi-journée sur quelques pages, il était malheureux s’il laissait échapper quelque faute, et lorsqu’avec les années il sentait sa vue s’affaiblir, lorsqu’il éprouvait plus de difficulté à lire, il se désespérait, il luttait avec lui-même. Il se plaignait naïvement de trouver les impressions moins bonnes ou les papiers plus mauvais, et il finissait par reconnaître, non sans tristesse, que c’était lui qui vieillissait. « Je ne puis plus lire, c’est mon chagrin, » écrivait-il ; mais quarante années durant il a été le lecteur le plus intrépide, le plus sérieux, il avait la religion de son état.

Bien entendu, il ne lisait pas seulement en typographe, il lisait en homme qui tenait à la bonne renommée littéraire et politique de la Revue encore plus qu’à la correction matérielle, qui jugeait ce qu’il lisait. Il avait son droit de directeur et il l’exerçait avec une faculté naturelle de critique qui n’était qu’à lui, avec une conscience aussi scrupuleuse qu’indépendante. Il ne faut pas croire qu’il cédât à des fantaisies : il lisait avec une sincérité complète et avec autant de soin que de sincérité. Il avait un mot caractéristique pour définir son rôle, il disait : « Je suis le public, je ne demande pas mieux que d’être instruit ou intéressé ; si un travail ne m’intéresse pas ou ne m’instruit pas, il y a des chances pour qu’il ne produise pas un meilleur effet sur les autres, sur le vrai public à qui il est destiné : il faut voir ! » Plus d’une fois on s’est plu à parler de ses minuties, de ses exigences, de ce qu’on appelait ses manies de correcteur. On ne sait pas toutes les circonstances où il a donné un conseil utile, où il a prévenu de véritables méprises, où il a obtenu des améliorations réelles dans un travail insuffisant. Un jour, je l’ai vu, à la lecture d’une épreuve, signaler du fond de la Savoie, dans un article d’une certaine importance, tout un passage où il devait y avoir, selon lui, une erreur des plus graves, — il s’agissait, je crois, de Robert Peel. Le travail était d’ailleurs intéressant, seulement l’erreur, si elle était réelle, devait en affaiblir l’effet. On s’empressa de vérifier, et c’était évident, l’erreur existait, elle put être rectifiée. Un autre jour, il reçoit d’un homme considérable dans la politique une étude d’histoire. A la première lecture, il fait une singulière découverte dont il est obligé de faire part à l’auteur. « J’ai lu votre article, lui écrit-il aussitôt, et, en le lisant, il me semblait avoir déjà lu une partie de tout cela. Chose bizarre en effet, cela m’a rappelé un article sur le même sujet de notre pauvre Labitte. J’ai recouru alors au numéro et, chose non moins singulière, avec l’article de Labitte que j’ai confronté avec le vôtre, j’ai trouvé un travail de vous… Vous n’avez pas eu sans doute connaissance de l’article de Labitte ; mais vous vous rencontrez à tel point, vous insistez l’un et l’autre sur les mêmes détails avec tant d’accord, que l’on ne manquerait pas de se demander pourquoi la Revue se répète ainsi. Vous concevez mon embarras. Je ne sais que faire. Je crois la publication de votre travail impossible… » Et l’article en effet ne parut pas.

Que de fois, avec ses sévérités de révision, n’a-t-il pas réussi à provoquer un effort heureux, à mettre des écrivains en garde contre des longueurs ou des obscurités, contre quelques-unes de ces faiblesses dont le talent ne se défend pas toujours ! Quand il croyait une observation juste, il ne cédait pas aisément, il insistait, au risque d’avoir affaire à ce redoutable ennemi, l’amour-propre d’auteur, et bien souvent, après un premier moment de mauvaise humeur, ceux qui passaient par cette petite épreuve finissaient par convenir qu’il avait eu raison. C’est qu’en effet il avait, avec un instinct sûr, un jugement des plus solides mûri et fortifié par l’expérience des choses et des hommes, par une longue familiarité avec le monde littéraire et politique de son temps. J’ajouterai qu’après avoir fait ses observations, après avoir bien combattu dans l’intimité, dès qu’un travail avait paru, il ne le laissait plus attaquer devant lui. Le directeur continuait son rôle en défendant tout ce qui avait trouvé abri sous le pavillon.

Ce jugement, don de sa vigoureuse nature, François Buloz n’a cessé de le porter dans ses relations avec les écrivains de deux ou trois générations, dans ce qu’on pourrait appeler son gouvernement, car c’était un vrai gouvernement qui a eu ses difficultés, ses luttes, avant d’avoir sa solidité et ses traditions. Former d’abord, étendre, entretenir les relations littéraires et politiques de la Revue, était toujours la grande affaire, la condition essentielle. Buloz, dans cette partie de son œuvre, avait certainement ses rudesses, ses saillies de caractère, ses emportemens que nous connaissions tous ; il avait ses inconvéniens avec ses qualités, il en convenait. La première de ses qualités était, avec le respect pour la Revue, pour le public, un goût naturel pour le talent. Il aimait le talent pour lui-même, il le recherchait, et il en subissait la séduction avec une sorte d’ingénuité.

Quand il recevait un roman de choix, une belle étude de politique, de philosophie, d’histoire ou de critique, quand il découvrait quelque récit touchant, une merveille comme le Péché de Madeleine, il se sentait heureux. La lecture devenait pour lui une véritable jouissance. Toute sa vie, malgré les crises qui ont pu éclater par intervalles, il a été sous le charme de Mme Sand. Lorsqu’il parlait du passé et de ceux qui avaient commencé avec lui, de Loève-Veimars, cet écrivain plein de ressources et d’esprit qui est allé mourir dans l’obscurité d’un consulat, il ne tarissait plus. Sainte-Beuve, Gustave Planche, étaient pour lui des autorités qu’il entourait d’une affectueuse estime. Il regrettait toujours Charles Labitte, mort si jeune après de brillans débuts. Alfred de Musset était son admiration, il le défendait même lorsque l’auteur du Caprice n’avait pas encore la popularité qu’il a eue depuis, et dans la Revue il se plaisait à garantir de toute atteinte cette poétique renommée[1]. En un mot, chez tous ces écrivains comme chez bien d’autres qui se sont succédé, il aimait en dehors de tout le talent : c’était le secret de l’influence qu’il pouvait avoir sur eux et de la confiance qu’ils lui témoignaient souvent à leur tour. On pouvait se quereller parfois, l’habitude était une libre cordialité, et à une époque où tout le monde n’avait pas du génie, où l’on ne se croyait pas au-dessus d’un conseil ou d’une correction, Alfred de Musset pouvait écrire dans une de ces lettres intimes de tous les jours qui faisaient autant d’honneur à celui qui les écrivait qu’à celui qui les recevait : « Ce que vous m’avez dit pour la deuxième partie de la Confession (la Confession d’un enfant du siècle) me tourmente. Vous avez raison, je le crois du moins ; mais je ne sais trop comment faire pour y remédier. Si je veux revoir cela moi-même, je n’y ferai rien qui vaille. Il faudrait que vous me trouvassiez quelqu’un qui eût à la fois assez de complaisance et assez de jugement pour s’en charger. Qui ? je n’en sais rien… Si je pouvais prier Sainte-Beuve de lire simplement le premier volume, je pourrais ensuite de moi-même faire les corrections sur ses avis. J’ai peur qu’il ne soit froid pour moi à cause des dernières circonstances (au sujet de Mme Sand). Que le diable m’emporte si je lui en veux ! .. Faites-moi donc le plaisir de penser un peu comment venir à bout de cela… C’est très important ; mais je suis si bête que je ne puis me corriger moi-même. Dites-moi un peu comment faire… »

Ce que je veux dire, c’est que François Buloz portait dans ses relations ce goût vif du talent qui faisait de lui l’ami, souvent le conseiller utile de ses collaborateurs. Il était dans son rôle en aimant le talent, en le recherchant, et il n’avait nullement à coup sûr l’esprit exclusif qu’on lui a si souvent prêté ; il n’avait point cette étrange idée de faire de la Revue une sorte de citadelle inaccessible ou fermée à tous ceux qui n’auraient pas le mot d’ordre. C’est précisément le contraire qui est vrai. Il n’y avait pas d’homme moins exclusif que lui. Toutes les tentatives sérieuses avaient la chance de trouver auprès de lui un accueil hospitalier. Il y a eu toujours sans doute des hommes à qui leur illustration ou leur notoriété a naturellement ouvert toutes les portes. Les autres n’ont jamais été exclus ou évincés parce qu’ils n’étaient pas encore assez connus. Qu’était Eugène Forcade lorsqu’il a commencé en 1844 ? Qu’était Emile Montégut lorsqu’il publiait en 1847 son premier article sur Emerson ? C’était un jeune et simple étudiant. Buloz ne connaissait ni l’un ni l’autre la veille ; le lendemain, il les excitait au travail, il leur faisait la place due à de jeunes esprits pleins de promesses. Je pourrais citer d’autres écrivains tout aussi inconnus alors, qui sont devenus depuis des collaborateurs assidus, et dont l’entrée à la Revue n’a pas coûté dix paroles. Qu’on ouvre cette table qui a été publiée il y a deux ans, et qui résume tout un passé, toute une histoire : il y a là quelque chose comme sept cents noms et plus ! Ceux qui ont une signification, et ils sont à toutes les pages, représentent les nuances les plus diverses d’opinions et de talens. Presque tous les noms du monde contemporain sont présens à ce défilé : poètes, conteurs, publicistes, diplomates, ministres de la veille ou du lendemain, maréchaux, princes : il y a même une souveraine étrangère, à l’esprit cultivé autant que sympathique à la France.

C’est assurément le contraire d’un système d’exclusion, et quant à ce despotisme dont on s’est plu quelquefois à évoquer le fantôme, qui aurait tout commandé, tout inspiré, tout réglementé, pour finir par imprimer une couleur uniforme aux travaux admis par la Revue, c’est une légende comme tant d’autres, faite avec quelques bribes d’anecdotes. Ceux qui ont vécu longtemps dans la familiarité de l’homme et qui ont pu connaître le fond de sa pensée, comme ses habitudes, ne se sont jamais doutés qu’il y avait là auprès d’eux un si lourd despotisme, — auquel ils auraient pu d’ailleurs si aisément se soustraire. Buloz n’avait pas ce puéril orgueil d’imposer une forme ou des idées ; il n’avait pas non plus un assez médiocre sentiment de son rôle pour commander des articles de littérature comme il aurait commandé des articles de ménage dans un établissement d’industrie. Ce qui est vrai, c’est qu’il avait l’œil à tout ; il se préoccupait de tout ce qui pouvait intéresser, il interrogeait et avait soin de se tenir au courant de ce qui se passait dans les pays étrangers, des choses littéraires et politiques. S’il y avait des documens, des renseignemens à recueillir, il ne négligeait rien pour les avoir, pour les procurer à ceux qui pouvaient s’en servir utilement. Il préparait ou il provoquait : au-delà, il savait parfaitement à qui il avait affaire. Il discutait avec feu, c’était dans sa nature, il ne prétendait en aucune façon se substituer aux écrivains, surtout quand ces écrivains connaissaient leur art, et s’il faisait des observations, il se hâtait d’ajouter : « Ne prenez pas mal mes critiques, faites pour le mieux ! »

Il respectait complètement la liberté des opinions et du talent, pourvu qu’il y eût réellement du talent, chez les plus jeunes comme chez les plus anciens ; mais en même temps avec les plus anciens comme avec les plus jeunes, avec les plus célèbres comme avec les nouveau-venus, il y avait des conditions supérieures, une direction générale qu’il voulait inflexiblement maintenir : sur ce point il était intraitable. Il ouvrait un champ assez large pour que toutes les libertés légitimes de l’esprit pussent se produire et que le vrai talent n’eût point à souffrir ; il ne voulait à aucun prix livrer ou laisser compromettre les traditions, l’indépendance de la Revue. Pour sauvegarder cette indépendance, il aurait tout sacrifié, même des concours dont il sentait la valeur, il se serait résigné à ce qu’il appelait des « séparations douloureuses. » Lorsque vers 1840 Mme Sand inclinait de plus en plus vers le radicalisme, il n’hésitait pas. Après avoir essayé de la retenir, il refusait de la suivre, d’ouvrir la Revue à des œuvres d’une inspiration toute révolutionnaire. Ici le goût du talent cédait au jugement. C’est à l’occasion du roman d’Horace qu’éclatait la première rupture après sept ou huit années d’intimité. Et qui pourrait dire aujourd’hui que Mme Sand n’aurait pas mieux fait de s’arrêter, que sa gloire d’écrivain ne se serait pas mieux trouvée de produire quelques œuvres de plus comme André, Mauprat, ou la Dernière Aldini, et quelques livres de moins, comme Horace ou le Compagnon du tour de France ? Qui avait raison du directeur ou du brillant collaborateur entraîné par son imagination, par sa chimère ?

Cette indépendance à laquelle François Buloz attachait un si juste prix n’était point assurément aisée à défendre et à sauvegarder au milieu de ce conflit de passions, d’amours-propres, de vanités, qui se donnent rendez-vous autour d’un recueil littéraire. Buloz, avec l’idée qu’il se faisait, ne pouvait éviter de rencontrer des difficultés de toute sorte, d’amasser contre lui les hostilités et les ressentimens. Ainsi une de ses préoccupations était de maintenir à la Revue, même à côté des romanciers et des poètes, la liberté complète de la critique, bien entendu d’une critique sérieuse, sans malveillance, exercée au nom de l’art et du goût. C’était à ses yeux une des raisons d’être de la Revue et la forme la plus nette de cette indépendance à laquelle il tenait. Sainte-Beuve, Gustave Planche, comme ceux qui leur ont succédé, gardaient tous leurs droits sur le domaine littéraire ; mais le jour où Sainte-Beuve effleurait Balzac d’un trait savamment aiguisé et juste, l’auteur du Père Goriot ne se contenait plus, il exhalait ses colères, — et voilà la guerre déclarée contre la Revue, contre le directeur, qui naturellement acceptait une entière solidarité avec Sainte-Beuve ! Lorsque Gustave Planche soumettait à un examen inexorable le théâtre de Victor Hugo et montrait ce qu’il y avait d’artificiel dans ces drames, travestissemens somptueux et équivoques de la nature humaine comme de l’histoire, il soulevait des orages. Il avait manqué à la majesté du dieu, de celui qui allait se déguiser modestement sous le nom d’Olympio ! On ne négligeait rien pour réduire « l’insulteur » au silence, et peut-être n’eût-il tenu qu’au directeur d’obtenir pour la Revue quelque promesse opulente, roman ou poésies, — à la condition toutefois d’exclure Planche. Buloz maintenait énergiquement l’inviolabilité de la critique, et ici encore, on pourrait répéter comme pour les romans révolutionnaires de Mme Sand : Qui donc avait raison ? qui oserait dire aujourd’hui, après plus de quarante ans passés sur certains drames de M. Hugo, que Gustave Planche n’était pas dans le vrai, que le directeur ne faisait pas son devoir envers le public comme envers ses collaborateurs en gardant un asile à une parole libre ?

Sans aller toujours jusqu’à prendre ce caractère aigu et personnel, cette question de l’indépendance de la critique ne laissait point dès lors et n’a point laissé depuis d’être souvent, sous plus d’une forme, d’une manière invisible, une des difficultés les plus graves dans l’intérieur de la Revue. On ne sait pas, on ne peut pas soupçonner ce qu’il y a quelquefois de prétentions, d’exigences, de susceptibilités en jeu dans une simple affaire de critique. Des hommes supérieurs, — et les plus désintéressés, les plus graves en apparence, ceux qui sembleraient être au-dessus de ces préoccupations, ne diffèrent pas en cela des poètes, — ont certainement créé plus d’un embarras. Je ne nomme personne. Dès qu’un de ces hommes publiait un livre, il ne voulait pas seulement qu’on parlât de son livre, ce qui eût été tout simple, il tenait à choisir son critique. Il envoyait ses amis en ambassade. C’était toute une campagne organisée pour le soin d’une renommée qui le plus souvent n’avait pas besoin de ces petites tactiques. Si l’on ne se hâtait pas de se rendre au désir exprimé, aussitôt commençaient les froissemens, même quelquefois les menaces. Tel homme de talent du plus haut monde, parce qu’il avait eu quelque succès à la Revue, se croyait vraiment autorisé à envoyer des ultimatums et à mettre sa collaboration au prix d’un article sur un de ses ouvrages. Que de tentatives de ce genre ! Je ne dis ceci, et encore en effleurant, que pour montrer au milieu de quelles difficultés un directeur sérieux avait à se mouvoir. Buloz, malgré les assauts ou les récriminations que cela lui valait, ne se croyait nullement obligé de céder à des exigences qui n’auraient pas tardé à dénaturer et à compromettre la Revue. Il les déclinait fermement ou habilement, non sans recourir parfois à une certaine diplomatie, et il avait même imaginé le pseudonyme de Lagenevais comme un masque léger qu’on se passerait tour à tour, qui, dans des circonstances délicates, pourrait permettre un peu plus de liberté. Le plus souvent il se tirait d’affaire avec les sollicitations en répondant qu’un autre écrivain s’était déjà chargé de l’article qu’on lui proposait, et je me souviens qu’un jour un collaborateur se trouvait ainsi conduit à écrire sur un personnage éminent une étude à laquelle il n’avait pas d’abord songé, qu’il entreprenait en toute indépendance comme en toute déférence, mais qui ne répondait pas précisément aux vues du principal intéressé.

Ce qui est certain, c’est que, si François Buloz n’était ni l’homme exclusif ni l’autocrate qu’on a dit, il n’était pas non plus un complaisant. Il ressemblait, dans la mesure de son originalité, à une sorte d’Alceste gardant son franc parler, maintenant autour de lui les privilèges du franc parler. Il avait seulement une idée qui pouvait lui donner cet air exclusif qu’on lui a si souvent reproché sans raison, et qui devait lui attirer toutes les guerres possibles. Il ne voulait pas que la Revue pût être considérée comme une maison banale, appartenant indistinctement à tout le monde, et où pouvaient entrer toutes les excentricités, les prétentions, les fantaisies qui se donneraient pour du talent. Il entendait que cette maison restât un asile sérieux et respecté ; il était parfaitement décidé à la fermer aux prépotences de la vanité, aux tyrannies de secte, aux inventions malsaines, à la fausse littérature ou à la littérature industrielle qui commençait à lever son drapeau. C’était assez pour nouer par degrés contre lui la coalition de tous ceux qui croyaient avoir à se plaindre, qui avaient essuyé une critique ou un refus. C’était plus qu’il ne fallait pour préparer des orages comme celui qui éclatait vers la fin de 1844 contre la Revue et son directeur. Alexandre Dumas, dans un moment d’humeur violente, s’excitant lui-même et ramassant tous les griefs, tous les ressentimens, conduisait bruyamment l’assaut comme il aurait conduit une comédie ou un drame.

Pour le coup la Revue ressemblait à une place assiégée. Heureusement elle n’était plus déjà facile à prendre, et dans cette lutte elle avait pour défenseur, avec Buloz lui-même, Sainte-Beuve, qui se faisait un devoir de relever ces défis, ce qu’il appelait des « attaques violentes et outrageuses. » Sainte-Beuve, dans des études successives, — Dix ans après, — la Littérature industrielle, — Quelques vérités sur la littérature, — avait déjà signalé les progrès du désordre littéraire qui éclatait maintenant sans frein, et, par les pages nouvelles qu’il publiait sous le titre de la Revue en 1845, il se plaisait à venger l’œuvre et le directeur. Il félicitait Buloz de « l’incroyable déluge d’invectives » qu’on amoncelait contre lui. « Nous pourrions bien lui affirmer, disait-il, que ce n’est point tant à cause des inconvéniens et des défauts que toute œuvre collective et tout homme de publicité apportent presque inévitablement jusqu’au sein de leurs qualités et de leurs mérites qu’il est attaqué et injurié avec cette violence ; mais c’est précisément à cause de ses qualités mêmes, — qu’il le sache bien et qu’il en redouble de courage s’il en avait besoin, — c’est pour sa fermeté à repousser de mauvaises doctrines, de mauvaises pratiques littéraires, et pour l’espèce de digue qu’il est parvenu à élever contre elles et dont s’irritent les vanités déchaînées par les intérêts… » Et prenant corps à corps les assaillans, montrant toute une race nouvelle « sans principes, sans scrupules, habile et rompue à la phrase, âpre au gain, une race résolue à tout, » Sainte-Beuve ajoutait : « La reconnaissez-vous, et est-ce assez vous marquer par l’effigie cette monnaie de nos petits Catilinas ? Que le public qui voit les injures sache du moins à quel prix on les a méritées. Ce qu’à toute heure du jour un recueil qui veut se maintenir dans de droites lignes se voit contraint à repousser de pamphlétaires, de libellistes qui veulent s’imposer et qui, refusés deux ou trois fois, deviennent implacables, ce nombre-là ne saurait s’imaginer. De là les haines ; de là aussi la difficulté de trier les bons et un souci qui peut sembler exclusif parfois et qui n’est que prévoyant. — Il y a dix ans que je ferme la porte aux barbares, disait un jour le fondateur de cette Revue. — Nous lui répondions qu’il exagérait sans doute un peu ; mais voilà qu’aujourd’hui on se charge de prouver qu’il n’y a que trop de barbares, même quand ce sont les habiles qui y tiennent la main… » Cette vigoureuse sortie dispersait pour le moment les assaillans. Alexandre Dumas, avec tout son esprit emporté jusqu’aux iniquités injurieuses, avait fait une triste campagne.

Les violences n’avaient d’autre effet que de mettre plus nettement en relief l’œuvre qu’on voulait ruiner ou démanteler, de rallier sous le feu la masse des vrais collaborateurs qu’on croyait peut-être ébranler. C’était le mot de Sainte-Beuve : « le lien qui, disait-on, avait manqué quelquefois à nos travaux, ce lien existe désormais ; les attaques mêmes du dehors et l’union des agresseurs nous le démontrent. » Et c’est ainsi que, par la contradiction autant que par les efforts des défenseurs, la Revue s’affermissait dans ses conditions essentielles, dans son caractère, dans sa pensée plus que jamais avouée : « maintenir publiquement, en face de tous, certaines traditions d’art, de goût et d’étude… » Buloz lui-même, malgré ses exaspérations, ne pouvait que gagner personnellement à ces luttes de toute sorte, bruyantes ou invisibles, faites pour montrer en lui cette « forte qualité » que lui reconnaissait Sainte-Beuve, qui lui attirait de tels outrages, mais qui lui valait aussi l’estime croissante des esprits réfléchis. Il se sentait entouré et appuyé. Il n’avait cessé, pendant les treize ou quatorze années qui venaient de s’écouler au milieu de tous les labeurs, d’étendre ses relations dans le monde politique comme dans le monde littéraire, et dans ces relations utiles, nécessaires, il avait une règle, aussi fine que sensée, qu’il rappelait quelquefois dans l’intimité : « Ayez toujours soin, disait-il, de voir ceux qui sont plus haut que vous ou qui en savent plus que vous, et avec qui vous pouvez apprendre quelque chose. » Cette règle, il l’avait pratiquée avec habileté et avec fruit. Comme directeur, il avait eu plus d’une fois l’occasion de voir de près quelques-uns des chefs politiques du temps, de qui il n’avait pas tardé à se faire apprécier pour son jugement. Je citerai particulièrement deux ou trois hommes à qui il n’a cessé de garder des sentimens assez divers, mais également sérieux et durables à travers toutes les luttes de partis.

Un de ces hommes était le comte Molé. Pendant la coalition parlementaire organisée en 1839 contre le cabinet qui avait pour président M. Molé et pour ministre de l’intérieur M. le comte de Montalivet, la Revue avait soutenu sans hésitation, avec une prévoyance trop justifiée depuis, le gouvernement. Buloz avait vu surtout à cette époque M. Molé, avec qui il a eu longtemps des rapports empreints de sa part d’une sérieuse déférence. Il avait du respect pour l’homme et une intime considération pour ce politique de grande naissance et de grâce supérieure, aux manières graves et simples, à l’esprit juste et pratique. M. Molé a toujours été un de ceux que Buloz se plaisait à consulter dans les circonstances décisives. M. le comte de Montalivet était un autre de ces hommes qui lui avaient inspiré autant de confiance que d’attachement.

Au fond, celui de nos contemporains que Buloz aimait, je pourrais dire de cœur, c’est l’homme illustre auprès de qui il s’est si souvent retrouvé depuis quarante ans et à qui il devait témoigner une sincère, une invariable fidélité jusqu’au bout, dans les dernières, les douloureuses crises de la France, — c’est M. Thiers. Il n’a pas été le seul dans notre temps à subir le charme ; plus que tout autre peut-être, il s’est senti toujours attiré par cette lumineuse intelligence, par la séduction d’un esprit infatigable, d’une raison si naturelle et d’un patriotisme qui devait être soumis à de si cruelles épreuves. La Revue n’avait pas toujours suivi M. Thiers dans les temps anciens de 1839 ; elle avait combattu dans un autre camp pendant la coalition. Buloz revenait sans effort, par goût et par affection, vers lui dès le ministère de 1840. Un jour, durant ces mois de l’été de 1840 où une guerre d’Orient semblait près d’éclater, la Revue se trouvait avoir pour collaborateur extraordinaire le président du conseil lui-même, et ces rapports de confiance ne cessaient pas avec le ministère de 1840. Sans entrer dans une opposition active sous le ministère de M. Guizot, qui commençait alors (29 octobre 1840) et qui allait être la dernière étape de la monarchie de juillet, la Revue restait rapprochée de M. Thiers ; elle avait la collaboration de quelques-uns de : ses amis les plus brillans ou les plus actifs, M. de Rémusat, M. Cousin, M. Vivien, M. Duvergier de Hauranne.

Certainement, avec la préoccupation constante de son œuvre, Buloz aurait désiré que M. Thiers fît encore ce qu’il avait fait étant président du conseil ; il aurait, voulu obtenir quelque travail de politique ou d’histoire dont il aurait aimé à parer la Revue, M. Thiers n’était pas insensible à ce désir, car il avait pris de Buloz une opinion des plus sérieuses qu’il a toujours gardée. Il promettait, autant qu’il pouvait promettre dans une vie si occupée, et un jour de juillet 1841, étant à Lille, entre une course en Hollande et un voyage en Allemagne, où il allait étudier pour son histoire les champs de bataille de l’empire, il écrivait dans l’abandon de l’intimité cette lettre, dont on tirera, même aujourd’hui, la moralité qu’on voudra : « Mon cher Buloz,… je songe souvent à écrire pour vous un article sur la question d’Orient ; mais j’ai quelque peine à quitter mon travail. Je me dispose cependant à prendre la plume pour vous tenir enfin ma promesse. Je vous dirai qu’avec un goût tous les jours plus vif pour la grande politique, j’en ai tous les jours un moindre pour la petite, et j’appelle petite politique celle qu’on fait chaque jour pour la circonstance. Ce pain quotidien dont on vit à Paris m’inspire un dégoût presque insurmontable. Je suis fort partisan de nos institutions, car je n’en sais pas d’autres possibles ; mais elles organisent le gouvernement en un vrai bavardage. L’opposition ne parle que pour embarrasser le gouvernement cette semaine, et le gouvernement n’agit que pour parer à ce que l’on dira la semaine prochaine. Tout le monde est plus ou moins sous ce joug-là, et quiconque veut voir plus loin manque d’à-propos, condition indispensable pour réussir dans ce monde si changeant ! C’est donc pour moi un vrai sacrifice que de rentrer dans ce présent si étroit et si agité pour dire ou écrire quelque chose. Je suis heureux où je suis, en faisant ce que je fais… Cependant je ferai un effort pour vous avant de partir pour l’Allemagne… Je ne vois rien de bien important sur notre horizon, sauf la question d’Orient, qui n’est pas une question du moment et, qui durera plus que nous tous ! .. » J’oserai ajouter que, même avec ceux qu’il aimait et qu’il respectait, dont il se plaisait à écouter la parole, Buloz savait garder la mesure d’indépendance qui convenait à la Revue, et c’est parce que la Revue restait indépendante même avec eux qu’elle méritait leur estime.

A tout prendre, François Buloz s’est trouvé en rapport avec la plupart de ses contemporains qui ont eu un nom dans la politique et dans les lettres. Ces relations n’ont point été toujours assurément à l’abri des orages. Il y a eu des crises, des chocs de caractères ou d’intérêts, des ruptures ou des incompatibilités. Sainte-Beuve lui-même, un des collaborateurs les plus intimes de la première heure, le défenseur de la Revue dans des momens difficiles, s’est éloigné à un certain jour et pendant quelques années pour faire sa campagne des Lundis. D’autres se sont séparés pour des susceptibilités, pour des raisons d’opinion. Buloz, dont la vie était un combat, a pu céder parfois à des mouvemens impétueux : soit, et en définitive, de tout cela qu’en est-il réellement ? S’il y a eu des scissions irrévocables, la masse de la Revue est restée toujours à peu près intacte. La plupart de ceux qui ont commencé avec elle leur carrière ou qui se sont associés un peu plus tard à ses travaux ne l’ont plus guère quittée. Il y a toute une légion de collaborateurs de trente ans, de vingt ans, qu’elle n’a perdus que par la mort. Mme Sand s’est éloignée, puis elle est revenue, et au moment où elle s’est éteinte elle venait de publier un roman, elle allait se remettre encore à l’œuvre ; les rapports intimes de la jeunesse s’étaient rendues d’eux-mêmes. Sainte-Beuve, quelques années avant sa mort, se sentait de nouveau attiré, et il m’écrivait : « L’un des bénéfices de mon retour à la Revue, retour qui ne sera complet que lorsque je me trouverai un peu plus libre de mon entrave hebdomadaire, sera de nous y revoir tous quelquefois… C’est encore la Revue qui donne les brevets… » Buloz a gardé jusqu’au bout, dans la politique comme dans les lettres, les relations qui lui étaient les plus précieuses, qui l’honoraient ; preuve évidente de ce qu’il y avait de juste dans ce que Sainte-Beuve lui-même disait en 1845 : « Quand vous voyez un homme attaqué avec acharnement, avec furie, par toute sorte de gens, soyez bien sûr que cet homme a une valeur et qu’il y a là-dessous quelque bonne et forte qualité en jeu… »

Chose cependant étrange ! La Revue avait déjà parcouru une assez longue carrière, elle touchait à la quinzième année de son existence ; elle avait réuni les talens les plus brillans, elle avait rapidement conquis le crédit politique aussi bien que l’importance littéraire, et malgré tout, sa prospérité matérielle était encore loin de répondre à sa notoriété morale. Elle a eu une croissance régulière, ininterrompue, mais lente. La Revue avait commencé avec ses modestes 350 souscripteurs ; elle n’atteignait qu’en 1834 le chiffre de 1,000, elle touchait à 1,500 en 1838, elle ne doublait le cap des 2,000 qu’en 1843, et au commencement de 1846 elle ne dépassait pas encore 2,500 ! C’était peut-être beaucoup pour le temps ; en réalité, il n’y avait pas de quoi vivre, ou du moins l’on ne vivait qu’à force d’économie industrieuse. Ce n’était point une affaire. Buloz ne songeait guère alors à des gains opulens ; il se contentait d’un modique traitement personnel, et c’est même pour y suppléer que dès 1838 il avait désiré ou accepté, concurremment avec la direction de la Revue, les fonctions de commissaire du roi au théâtre-Français. Il en était là en 1845 lorsqu’en peu de temps survenaient deux circonstances qui ont eu une influence décisive sur les destinées d’une œuvre si laborieusement formée.

Jusqu’à ce moment, la Revue avait eu plusieurs phases successives d’organisation intérieure. M. Auffray, le premier associé de Buloz, avait promptement disparu. Un homme que tous nos contemporains ont connu, Alexandre Bixio, était entré dans une société nouvelle, et à son tour il n’avait fait que passer. Une troisième combinaison, formée vers 1834, avait donné à Buloz pour associés M. Florestan Bonnaire, notaire de Paris, et son frère Félix Bonnaire. Cette combinaison, qui avait eu pour effet de réunir dans la main des mêmes propriétaires, sous la même direction, la Revue des Deux Mondes et la Revue de Paris, cette association avait duré dix ans. Elle avait traversé une période difficile. Un jour, — c’était justement en 1845, — MM. Bonnaire arrivaient assez mystérieusement auprès de Buloz et lui offraient tout à coup une somme respectable, il s’agissait de plus de 100,000 francs, pour le prix de sa part de propriété de la Revue. Ils avaient même la somme dans leur portefeuille pour en finir sur l’heure. Je suis bien sûr qu’au fond du cœur Buloz n’avait pas un doute. Il ne pouvait cependant se décider à la légère. La première personne qu’il consultait était Mérimée, qui l’engageait très fort, par des raisons de prudence, à accepter ce qu’on lui offrait. Dans sa famille, il trouvait des conseils plus hardis, plus résolus. Sainte-Beuve, je crois, était aussi consulté, et il détournait vivement Buloz d’abandonner son œuvre.

La question était d’autant plus grave, on peut bien le dire aujourd’hui, que la proposition des frères Bonnaire se liait à quelque combinaison politique ; une démarche intime du confident d’un des principaux ministres ne permettait pas d’en douter. On trouvait la Revue trop peu ministérielle, trop disposée à incliner vers M. Molé ou vers M. Thiers ; on voulait, dans l’intérêt de la politique régnante, une revue dévouée, agréable : on n’aurait probablement réussi qu’à la tuer sous le poids du dévoûment dont on lui aurait infligé le devoir monotone ! Ce n’était pas de quoi décider Buloz. Guidé par son instinct, soutenu par quelques amis, il n’hésitait plus ; mais ici complication nouvelle. S’il refusait, il devait, de son côté, payer à ses associés, pour leur double part de propriété, le double de la somme qu’on lui avait offerte, et seul il ne pouvait assumer cette charge. C’est de là en réalité que naissait l’idée de créer une société nouvelle par actions où entreraient des hommes considérables de la politique, M. Molé, le duc de Broglie, M. d’Haussonville, M. de Saint-Priest, le comte Roger, M. de Rothschild, M. Baude, etc., même des collaborateurs qui acquitteraient leur action par leurs travaux. Assurément ni les uns ni les autres, ni Buloz lui-même, ne se doutaient que ce jour-là ils faisaient la meilleure affaire de leur vie. On voulait simplement maintenir un organe sérieux, indépendant, de politique et de littérature. C’est la société qui existe encore et dont Buloz devenait en 1846 le directeur statutaire. Par cela même, la Revue se trouvait constituée dans de plus larges et plus fortes conditions, et je puis bien dire aussi que la force la plus réelle de la société ainsi créée était dans l’homme qui la personnifiait, qui en restait plus que jamais la tête et le bras.

L’autre circonstance, qui avant peu allait bien étrangement et bien à l’improviste servir la Revue, c’est ni plus ni moins la révolution de 1848. Sans manquer à la tâche qu’il considérait comme la première et la plus chère, en s’y fixant plus intimement au contraire par la constitution d’une société nouvelle, François Buloz était resté en même temps, sous le titre de commissaire du roi, directeur du Théâtre-Français. Il n’avait pas cessé d’occuper ces fonctions depuis 1838. Son administration avait eu la bonne fortune de s’inaugurer avec les débuts de Mlle Rachel. Sa position avait été agrandie et fortifiée d’un supplément d’autorité qui lui permettait de vaincre toutes les résistances, toutes les difficultés, même quand ces difficultés devaient se présenter sous les traits de cette séduisante et capricieuse jeune fille de génie qui venait de faire revivre tout à coup la vieille tragédie. Il se flattait de conduire la république de la rue Richelieu, d’ouvrir la scène à quelques écrivains nouveaux, et par le fait c’est lui qui, avec l’aide d’une ingénieuse comédienne revenant de Russie, introduisait au Théâtre-Français le Caprice d’Alfred de Musset. Il avait, en un mot, comme un double gouvernement qui touchait aux deux mondes les plus agités, et je crois même qu’un jour on lui reprochait gravement d’avoir dit, dans une audience privée, au roi Louis-Philippe qu’il avait affaire aux deux mondes les plus difficiles à gouverner. La vérité est qu’il s’intéressait au Théâtre-Français comme il s’intéressait à tout ce qu’il entreprenait, mais que cette administration théâtrale de dix ans n’a été et ne pouvait être pour lui qu’un épisode, une diversion dangereuse dans une vie occupée. Il se faisait illusion à lui-même sur les inconvéniens de ce double gouvernement qui divisait ses forces, qui aurait fini peut-être par égarer son activité. Que serait-il arrivé ? La révolution du 24 février 1848 se chargeait de trancher la question par une brutale destitution, et les maîtres du jour, en frappant le directeur du Théâtre-Français, ne savaient pas à quel point ils servaient ce jour-là Buloz lui-même aussi bien que la Revue, en rendant l’homme tout entier à l’œuvre pour laquelle il était fait et dont il allait avoir désormais à s’occuper sans partage.

Au premier moment sans doute Buloz ne pouvait se défendre d’une profonde impression. Il n’aurait pas été ce qu’il était s’il n’eût ressenti vivement cette catastrophe de février pleine de redoutables mystères, où il voyait, à part une position perdue, une épreuve des plus graves pour la Revue elle-même, pour les lettres, pour les intérêts de l’esprit comme pour tous les intérêts de la France. Heureusement il était aussi de ceux qui, à la faculté de s’émouvoir, de s’inquiéter de tout, joignent la faculté de ne se décourager de rien, de se ressaisir très promptement, de retrouver aussitôt leur vigueur naturelle, une force singulière de résistance. Quelques jours étaient à peine passés que déjà il avait pris son parti, acceptant les conditions laborieuses du lendemain d’une révolution, se remettant à l’œuvre avec une activité qu’enflammaient les circonstances, et, j’oserai presque dire, la nécessité. On le rendait tout entier à la Revue, il se consacrait à elle absolument, exclusivement, avec une passion retrempée dans l’épreuve universelle. Dès les mois de mars et d’avril, des hommes comme M. Michel Chevalier, Léon Faucher, étaient courageusement sur la brèche pour tenir tête au socialisme, qui déjà par ses propagandes orgueilleuses et ses excitations meurtrières préparait la sanglante bataille de juin. La Revue entrait vivement dans cette lutte qui s’inaugurait au milieu des révolutions éclatant partout à la fois en Italie, à Vienne, à Berlin, comme à Paris.

C’était une crise de plus de trois années pendant laquelle la Revue ne cessait de s’affermir et de s’étendre par des efforts habilement dirigés. Son rôle était simple sans laisser d’être difficile : sans regrets inutiles, sans antipathies, sans préventions contre la république nouvelle, elle n’avait d’autre objet que de servir avec indépendance la cause de la société en péril, ralliant les esprits littéraires dans ce grand désarroi, suivant cette politique que Buloz lui-même résumait dans une lettre qu’il m’écrivait au moment de l’élection présidentielle de 1848. La Revue n’avait pas cédé à la fascination du « grand nom ; » elle n’avait pas voulu soutenir la candidature napoléonienne. Elle ne soutenait pas non plus le général Cavaignac, elle aurait voulu que le parti modéré osât à tout risque avoir son candidat, et Buloz m’écrivait dès ce temps-là : « Ce que l’on repousse chez le général Cavaignac, c’est l’idée hautement affichée de vouloir fonder sa république, non la république de tous. Il nous faut au contraire un gouvernement large, impartial, qui nous rende les jours prospères et tranquilles que nous avons vus, n’importe sous quelle forme, pourvu que la grandeur et la liberté n’en souffrent pas et restent intactes. » vœu bien ambitieux, quoiqu’il semble si simple, et qui n’a point certes encore perdu son à-propos !

Il faut avoir vu Buloz au feu de l’action pour se faire une idée de la ténacité et de la variété de ses efforts pendant ces années d’agitation et de lutte. Il devait nécessairement songer à tout, à la vie morale comme à la vie matérielle de la Revue. La vie morale, c’était la rédaction incessamment accrue de tous ceux qui voulaient servir « la bonne cause, » la cause des notions justes, des principes ébranlés, des traditions de liberté modérée et de conservation prévoyante. C’est ce qu’on pourrait appeler la période conservatrice de la Revue. En même temps, Buloz se préoccupait d’une question qui a toujours été des plus graves pour le succès matériel tant qu’elle n’a pas été résolue ; il se mettait plus que jamais à combattre pied à pied la contrefaçon étrangère organisée pour exploiter la production intellectuelle française. Plus que tout autre peut-être, par ses voyages, par ses instances, par ses démarches auprès des ministres successifs, par ses notes incessantes, il a contribué à hâter l’abolition de cette audacieuse piraterie, à préparer la négociation des traités qui ont définitivement garanti la propriété littéraire. D’un autre côté, il ajoutait à la Revue un supplément, qui était à lui seul un ouvrage considérable, l’Annuaire, destiné à résumer périodiquement l’histoire politique, diplomatique, financière, administrative de tous les pays du monde. Ces efforts multiples, incessans, ne restaient pas infructueux. Avant la fin de 1851, la Revue avait conquis plus de souscripteurs, — elle dépassait 5,000, — que pendant les quinze premières années de son existence. Ce qui aurait pu être une crise mortelle se trouvait ainsi n’avoir été qu’une crise de croissance, et, par une singularité de plus, ce que la révolution du 24 février 1848 avait commencé, la révolution du 2 décembre 1851 allait l’achever. Le 2 décembre, loin d’arrêter la Revue dans son essor, comme Buloz le craignait un instant, ne faisait qu’ouvrir une carrière nouvelle à sa fortune grandissante, et cette fortune, en définitive, elle la devait à la persévérante fermeté de sa direction. Après avoir été conservatrice sans être napoléonienne, sous la république, la Revue avait le mérite de rester sous le régime du coup d’état et de l’empire un organe modéré, mais insoumis, représentant dans le silence universel la seule opposition possible, et c’est par là justement qu’elle répondait à une situation où les difficultés n’étaient qu’un stimulant de plus.

Si la révolution de février avait servi la Revue sans le savoir, l’empire à son tour la servait sans le vouloir et de plus d’une manière. Il lui rendait le concours de bien des talens détournés ou dispersés par les luttes des dernières années, par les entraînemens ou les obligations de la politique active. En suspendant la vie parlementaire et les discussions de journaux, en supprimant la liberté partout, il fixait l’attention sur cet asile survivant de la pensée indépendante. C’est le caractère, l’originalité de la Revue d’avoir accepté dès le premier jour et invariablement gardé ce rôle de libérale indépendance qu’elle a rempli par honneur, et qui, en fin de compte, était le plus habile, qui lui assurait la clientèle du monde intelligent en France et en Europe. Elle n’a eu sous le second empire qu’une prétention qu’elle a justifiée, j’ose le dire : elle a voulu rester debout, gardant toujours une place à ceux qui ont voulu rester debout, suivant la marche des choses sans vaine hostilité comme sans faiblesse, marquant son attitude par un silence significatif et souvent importun quand elle ne pouvait parler. Ce n’était vraiment pas facile ni même sans péril. Ceux qui n’ont pas vécu à cette époque et qui ne se sont pas sentis serrés dans ce réseau de répression administrative, de menaces, d’avertissemens de toute sorte dont nous étions enveloppés, ceux qui n’ont vu l’empire qu’après les dix premières années, ceux-là ne peuvent plus guère comprendre ce que c’était que cette vie précaire et disputée sous un régime ombrageux qui pouvait tout, qui voyait presqu’une sédition dans la dissidence, dans les fidélités d’opinion, jusque dans les regrets. Il fallait calculer chaque parole, sonder le terrain avant de faire un pas, se former en un mot à une certaine stratégie. Je sais bien qu’il y aurait eu une manière plus simple d’éviter le péril, c’eût été de s’abstenir ou de s’enfermer dans une sphère toute littéraire. Le pouvoir nouveau n’eût peut-être pas demandé mieux. On préférait tenir quand même, et à la rigueur on se sauvait encore par une réserve un peu sceptique à l’égard des affaires intérieures du jour, par des études sur toutes les questions d’histoire, de diplomatie, de finances, en attendant mieux. L’essentiel était de garder le poste, de tenir les mauvais vouloirs en respect par la modération et de ne pas laisser oublier le mot de liberté.

A la vérité, pendant ces années de dure contrainte, il y avait parfois comme des éclaircies. Quand survenaient de grandes questions extérieures, la guerre d’Orient et plus tard la guerre d’Italie, la Revue n’hésitait plus à servir ce qu’elle considérait comme un intérêt national, à faire campagne auprès du gouvernement qui portait le drapeau. Elle se prêtait avec empressement à des communications, à des rapports qui lui rendaient faciles de vieux liens avec quelques-uns des principaux représentans de la diplomatie. Elle ne s’est jamais refusée, par une sorte d’opposition renfrognée, à ces relations avec des hommes considérables de la politique même sous des régimes qu’elle n’aurait pas choisis. Au fond, on le savait bien, elle restait ce qu’elle était ; elle ne s’aliénait pas, elle gardait toute sa liberté, et au besoin elle en usait sans crainte de déplaire. Assurément c’était un acte de courage à cette époque de publier sous un pseudonyme transparent des travaux des princes d’Orléans, qui avaient été frappés d’un décret de spoliation, et dont le nom seul importunait les familiers de l’empire. C’était si bien un acte hardi qu’un peu plus tard le gouvernement impérial croyait devoir s’armer d’une disposition particulière de loi contre les publications des exilés. Buloz n’ignorait pas qu’il pouvait y avoir un danger sérieux ; il ne publiait pas moins dès 1855 cette première étude sur les Zouaves, d’un si vif accent militaire et patriotique, et il méritait que quelques années après un de ces princes lui écrivît : « C’est à votre courageuse sympathie que ces articles ont dû leur publicité à une époque où il y avait du danger à les accueillir. Aussi, c’est à vous que j’adresse le premier exemplaire de cette réimpression en témoignage de reconnaissance… » Ces princes retrouvaient par l’esprit à la Revue, selon le mot de M. Saint-René taillandier, la patrie qui leur était interdite. Lorsque Ampère, appelant le passé à son aide, décochait ses traits contre l’empire sous le voile de l’Histoire romaine à Rome, c’était certainement une des piqûres les plus désagréables au gouvernement. Buloz n’aurait pas toujours recherché ce genre de guerre, il acceptait les chances de la liberté de l’esprit.

Le gouvernement ne pouvait s’y tromper, il s’en irritait par instans et il était entouré d’amis empressés à l’exciter ou à exploiter sa mauvaise humeur. Il se défendait sans doute de la tentation d’aller jusqu’à un acte d’omnipotence violente, de frapper la Revue qui venait de servir patriotiquement la politique française dans la guerre de Crimée et dont la suppression ne lui aurait pas fait une bonne renommée en Europe ; mais il est bien certain qu’il aurait voulu la réduire ou l’intimider, éteindre en un mot ce qu’on appelait un foyer d’hostilités indirectes et d’opposition systématique. Tantôt il essayait, par des intermédiaires, d’acquérir la part de propriété de Buloz, et il s’agissait d’une somme bien autre que celle de 1846 ; il s’agissait au moins d’un million ! Buloz repoussait sans balancer ces offres renouvelées à plusieurs reprises. Il se sentait plus que jamais engagé d’honneur à ne pas se séparer de son œuvre. Tantôt le gouvernement employait d’autres moyens : il suscitait des concurrences, il multipliait les subventions, — subvention du ministère, subvention de l’empereur, — et on allait même jusqu’à tenter d’enlever à la Revue, par des promesses ou par des menaces, un certain nombre de collaborateurs, fonctionnaires, professeurs de l’université. C’était un moment où l’on parlait de créer une « littérature d’état, » et celui qui écrit ces lignes se permettait de rappeler dans la Chronique au gouvernement qu’avec cela on avait ce qui s’est appelé autrefois de ce nom ridicule de « littérature de l’empire. » Il se permettait aussi de demander ce qu’on reprochait aux rédacteurs de la Revue ; « ils aiment la liberté, disait-il, ils croient en elle : est-ce donc que la liberté est un nom proscrit ? ils croient à son efficacité et à son retour… Par-dessus tout ils tiennent comme au premier des biens à l’indépendance de l’esprit, et là est le lien de tant d’écrivains qui, sans abdiquer leurs opinions, se rencontrent sur le même terrain… Il resterait à savoir si c’est une grande habileté de vouloir persuader aux pouvoirs publics qu’ils ont un ennemi partout où il y a un homme debout, dans les académies, dans les chaires de Sorbonne aussi bien que dans les plus sérieuses publications. » C’était une réponse à toute une campagne de dénonciations et de menaces.

Quelquefois, il est vrai, le gouvernement ne s’en tenait pas là ; il allait plus loin, au risque de recevoir les éclaboussures de ses propres coups d’autorité : témoin cette petite aventure probablement assez peu connue. Un jour de l’automne de 1861, Eugène Forcade, qui écrivait alors la Chronique, avait eu une conversation avec M. A. Fould, qui était en ce moment hors du pouvoir et qui avait désiré cet entretien. L’ancien ministre avait fait part à notre collaborateur de ses inquiétudes sur la situation financière du pays ; il lui avait communiqué un rapport qui avait été soumis à l’empereur, que l’empereur avait approuvé, qui restait néanmoins encore un secret entre le souverain et son ancien ministre, — et M. Fould demandait à Forcade si, en dehors de toute considération de parti, dans un intérêt public, il voudrait l’aider à éclairer l’opinion. Forcade, sans hésiter, acceptait cette mission, et avec le rapport, avec les documens, avec les chiffres de M. Fould, il écrivait la Chronique du 15 octobre 1861, exposé lumineux, véridique et sévère de la situation financière. Qu’arrivait-il ? Dès le lendemain, 16 octobre, un « avertissement » lancé par le ministre de l’intérieur, M. de Persigny, s’abattait sur la Revue, frappée pour « s’être efforcée, par les assertions les plus mensongères, de propager l’alarme dans le pays et d’exciter à la haine et au mépris du gouvernement. » Buloz reçut la nouvelle au fond de la Savoie, où il allait déjà régulièrement après chaque numéro, — et sait-on quelle fut sa première pensée ? Il se demandait aussitôt comment il pourrait publier la prose du ministre de l’intérieur sans déparer la Revue, mais ce n’est pas là le plus piquant de l’aventure. Avant qu’un mois eût passé sur l’avertissement, tout ce qu’avait dit Forcade avait la sanction d’une lettre publique de l’empereur, le rapport de M. Fould était au Moniteur et M. Fould lui-même était au ministère des finances, — ce qui n’empêchait pas M. de Persigny, toujours ministre de l’intérieur, d’avoir, un mois auparavant, averti la Revue pour ses « assertions mensongères. » Et voilà comment allaient les choses en ce bienheureux temps ! Le gouvernement impérial ne voyait pas que par ses tracasseries malhabiles, par ses persécutions décousues et au bout du compte impuissantes, il ne faisait que rehausser l’importance, étendre le crédit de la Revue, et travailler lui-même à son succès.

Ce n’était pas la lutte qui effrayait Buloz, bien qu’il y ait eu des momens de crise plus aiguë où il en était à se demander sérieusement s’il ne serait pas obligé de transporter la Revue hors de France. Cette lutte, il était de trempe à ne pas la craindre ; il se préoccupait bien plutôt des moyens de la soutenir. Il y avait dans cette vie laborieuse, jusqu’au sein d’une prospérité croissante, des difficultés que seul il pouvait sentir, qu’il ne sentait certes pas d’une manière vulgaire, Il commençait surtout à s’inquiéter d’un phénomène déjà visible après dix années d’empire, et ces inquiétudes il les déposait dans une lettre adressée à un personnage des plus éminens résidant à l’étranger ; il les exprimait peut-être un peu en vieux combattant agité de l’invincible regret d’un brillant passé, mais aussi en observateur sagace d’un mal qui s’est dévoilé depuis. « Il y a aujourd’hui, disait-il, une chose peut-être passagère qui m’afflige et qui me fait souvent perdre courage : c’est l’affaissement intellectuel du pays. La France n’est plus, je le crains, une fabrique d’hommes, du moins d’hommes pensans et hardis, si elle est toujours une officine de soldats. Il n’y a plus l’éducation politique et publique d’autrefois sur les intérêts et les affaires du pays ; on ne se fait guère une idée de l’indifférence des jeunes gens pour toutes ces questions qui étaient notre vie il y a un quart de siècle. Il est vrai que j’en parle un peu au point de vue de ma situation particulière… Quand je vois l’anémie morale qui règne, j’ai des jours de désespoir, je vois la Revue impossible et ne songe qu’à la retraite. Puis vient une éclaircie, c’est-à-dire un manuscrit qui annonce un esprit distingué, cela me rend l’espérance, et je me remets à rouler mon rocher ; mais où est la belle pléiade de 1830 ? Rien ne vient la remplacer, le régime du silence n’en fera pas venir une nouvelle, et je ne puis me dissimuler que j’ai une tâche à peu près impossible… » Impossible, il avait toujours eu un peu la faiblesse de croire la tâche impossible, et il ne la poursuivait pas moins avec la même énergie. Il se reprenait bien vite à cette espérance dont il parlait. Quant à la ligne de conduite au milieu de toutes les difficultés, il n’avait aucun doute.

On ne se trompait point évidemment parmi les familiers de l’empire, si on croyait qu’on n’obtiendrait jamais la complicité ou l’abdication de la Revue ; on se trompait en voyant à chaque page une sédition. La politique traditionnelle de la Revue, telle qu’elle s’est faite pour ainsi dire spontanément, telle qu’elle est résultée du concours de tous, n’a cessé de se résumer dans cette indépendance si souvent revendiquée et affirmée, dans la prétention de ne s’asservir ni aux gouvernemens ni aux partis. C’est Buloz lui-même qui, écrivant un jour à un prince pour lequel il avait une affectueuse déférence et racontant un entretien qu’il avait eu avec un ministre de l’empire, disait qu’il avait cru devoir commencer la conversation par ces paroles : « Si les princes d’Orléans étaient aux tuileries, la Revue serait peut-être plus sympathique à un gouvernement selon nos idées ; mais elle ne changerait pas de ligne de conduite. Je sais trop ce qu’il en coûte à un organe sérieux d’être à un gouvernement ; on ne lui sert à rien et on se perd… » Au fond, sous l’empire comme sous la monarchie de 1830, comme sous la république, Buloz est resté ce que l’on pourrait appeler un vieux libéral et un vieux patriote. Dans toutes les occasions, cette sève vivace reparaissait. Le libéral était d’instinct, de raison pour les institutions parlementaires, pour les garanties régulières, pour toutes les causes généreuses. Le patriote avait la fibre française. Pour lui, au-dessus des préférences personnelles, au-dessus des formes de gouvernement et des partis, il y avait la liberté et la France. « Pourvu que la grandeur et la liberté restent intactes, » écrivait-il en 1848, — et malheureusement ni la liberté ni la grandeur ne sont restées intactes !

Ce jour-là, François Buloz avait profondément, naïvement souffert ; il avait ressenti toutes les émotions des dernières épreuves de la France, de la lutte militaire, de la défaite, de la guerre civile. Dès le premier moment, il avait fait son devoir. Lorsque éclataient tout à coup le désastre de Sedan et la révolution du 4 septembre, il se trouvait en Savoie, déjà fatigué, menacé dans sa santé. Aussitôt qu’il apprenait la marche des armées ennemies sur Paris, il se rendait malgré tout et sans plus de retard à son poste. Il avait une responsabilité des plus graves, — il n’écoutait que le patriotisme. À ces heures extrêmes qui précédaient le siège, des conseillers sans doute bien intentionnés cherchaient à lui persuader de transporter la Revue hors de Paris, — Que ferait-on dans une ville assiégée ? La Revue allait être séparée de sa clientèle extérieure ! Beaucoup de collaborateurs seraient absens ! Ces raisons pouvaient avoir leur valeur. Buloz, quant à lui, n’hésitait pas, il tenait à ne pas quitter Paris. Il pensait d’abord que là où paraissait devoir se concentrer la défense nationale, là devait rester la Revue, quelque dure que dût être l’épreuve, si terribles que dussent être les difficultés.

Ces difficultés, on ne les prévoyait pas toutes assurément, on n’en pressentait pas encore la durée ; à les prévoir, on n’aurait jamais cru pouvoir les surmonter, et pourtant cinq mois durant la Revue les surmontait. Elle était, il est vrai, obligée de se restreindre, et même dans des conditions restreintes elle avait de singuliers embarras. N’importe, elle paraissait toujours, elle trouvait quelques écrivains dévoués et au premier rang M. Vitet, qui n’était pas le moins impétueux parmi nous. Elle ressentait, elle aussi, l’ardeur ou même, si l’on veut, la fièvre de la lutte, et comme d’autres, elle envoyait à travers les airs quelques numéros qui allaient prouver au dehors qu’elle n’avait pas cessé d’exister. Elle ne songeait guère en vérité à raisonner et à critiquer ; elle témoignait de sa fidélité et de son dévoûment à la cause commune en étant tout entière à la défense, en soutenant toujours ceux qui montraient le plus de fermeté et de résolution, et je me rappelle qu’après la crise un homme d’un esprit supérieur, d’une raison éminente, mais calme, qui était en province pendant le siège, me disait : « Je ne vous cache pas que de loin, même à la Revue vous nous paraissiez tous un peu fous. » Il n’y avait du moins dans une telle folie rien que de généreux en ce temps-là. Buloz, en ressentant ardemment tout ce qui se passait, avait nécessairement la première part de bien des difficultés qu’il ne pouvait vaincre qu’à force de volonté et d’industrie, en s’épuisant à la tâche que pour le coup il aurait pu appeler « impossible. » Sans lui, sans son obstination, on aurait été plus d’une fois exposé à s’arrêter, la publication aurait peut-être risqué d’être interrompue par les mille embarras de tous les jours, et c’eût été dommage : il fallait que Paris assiégé, affamé, bombardé offrît jusqu’au bout le spectacle de la première ville du monde, déployant avec ses appareils militaires toutes ses forces morales. La Revue n’était pas seule sans doute ; elle représentait à sa manière et non sans une certaine autorité assez reconnue la complicité de l’esprit dans la défense. Buloz se faisait un point d’honneur de tenir jusqu’à la dernière heure, et il y réussissait ; mais tout était épuisé. Au moment de la capitulation on avait atteint l’extrême limite des ressources, il ne restait plus rien, ni papiers ni moyens matériels d’alimenter l’imprimerie. Un mois de plus, on ne pouvait pas paraître, et directeur, collaborateurs, se sentaient, eux aussi, à bout de forces.

Ce n’était cependant encore que la moitié de l’épreuve, la première étape douloureuse. Au lendemain du siège, il y avait à s’occuper de tout reconstituer, de remettre tout en mouvement. Il fallait attendre le dénoûment, la paix qui était désormais inévitable, les premières résolutions de l’assemblée réunie à Bordeaux, l’issue des négociations dont M. Thiers se trouvait bientôt chargé. Il fallait surtout laisser passer la crise de l’occupation prussienne avant de sortir de la fournaise où nous avions vécu pendant cinq mois, avant d’aller respirer un peu d’air libre et fortifiant.

Alors seulement, dès le lendemain du 15 mars, on pouvait quitter Paris. Buloz avait besoin de s’absenter, je partais de mon côté pour le midi, d’autres partaient aussi, lorsque tout à coup, derrière nous, éclatait l’insurrection du 18 mars ! La commune nous trouvait séparés et dispersés, les uns à Paris, les autres en province. Avant qu’on pût se reconnaître, la tempête s’était déchaînée dans toute sa fureur, et ce n’est qu’après quelques jours qu’on pouvait se rejoindre à Versailles avec le gouvernement, avec l’assemblée. Les difficultés auraient été peut-être moins grandes qu’au mois de septembre 1870 pour transporter la Revue à Versailles, elles étaient pourtant encore assez sérieuses, et les événemens marchaient d’ailleurs si vite qu’ils devançaient toutes les délibérations, la Revue se trouvait enfermée dans Paris, ayant à supporter le second siège comme elle avait supporté le premier, et, dans cette crise nouvelle, — je ne craindrai pas de soulever le voile, je ne serai que juste, — Buloz trouvait un lieutenant dévoué et hardi dans Mme Buloz, qui était restée à Paris. En femme courageuse, Mme Buloz gardait tout son calme, elle appelait à son aide les amis, les collaborateurs qui étaient présens ; elle allait sans s’émouvoir, bravant les mésaventures, de Paris à Versailles. Elle ne craignait rien. Il s’était établi entre les deux villes un certain service qui maintenait une intelligence permanente, qui permettait de continuer la publication, et, chose étrange, la Revue semblait d’abord avoir échappé à l’attention des maîtres de Paris. Cela ne pouvait durer. La Revue se voyait bientôt menacée de visites inquiétantes que Mme Buloz attendait sans trouble. M. Emile Beaussire, l’auteur d’un courageux article sur les événemens du jour, le Procès entre Paris et la province, était brusquement emprisonné, et d’autres, à commencer par le directeur, auraient été certainement arrêtés, s’ils s’étaient trouvés là. Bref, les diplomates de l’Hôtel de ville finissaient par juger que la Revue pourrait nuire à leur considération en Europe, et l’un d’eux le disait dans le langage diplomatique du moment : « Nous ne voulons pas être pris pour des fripouilles ! » Aux approches de la catastrophe, le lendemain du 15 mai, la Revue recevait à son tour son arrêt de suppression ; mais il était trop tard. Avant la fin du mois, la commune avait disparu dans le sang et dans l’incendie ; elle avait passé comme un mauvais rêve, et la Revue, qui n’avait jamais manqué depuis quarante ans, échappait encore une fois à la chance de ne pas paraître, à l’heure fixe, le 1er juin 1871 ! Elle pouvait désormais reprendre ses travaux.

Tant de crises successives, douloureuses, n’avaient pu cependant qu’ébranler profondément François Buloz ; elles l’avaient d’autant plus éprouvé que depuis 1869 réellement il avait commencé à se sentir frappé dans tout son être. À cette époque, il avait reçu un coup terrible en perdant un de ses fils, Louis Buloz, jeune homme intelligent, appliqué et dévoué, dont il faisait déjà un compagnon de travail et qui était son espérance. Il avait, il est vrai, un autre fils sur qui il avait le droit de compter, qui devait naturellement recueillir l’héritage de la direction de la Revue ; le coup n’avait pas été moins rude pour le père. Depuis ce jour, il avait chancelé. La guerre de 1870, l’invasion, le siège, le démembrement, la commune éclatant sur ces entrefaites, l’avaient achevé. Il avait l’esprit inquiet et agité, le travail lui devenait pénible. Il ne trouvait quelque soulagement, quelque repos, qu’en allant dans son pays natal, en Savoie, sur une terre qu’il avait acquise depuis 1859. Il y allait presque régulièrement le 1er et le 15 de chaque mois, sans craindre les fatigues d’un double voyage. Il se plaisait dans cette propriété, qu’il avait agrandie, améliorée, embellie, et d’où le regard s’étend sur la vallée de Chambéry et sur le lac du Bourget, entre le Nivolet et le mont du Chat. C’était, après la Revue, sa dernière passion. Elle lui aurait fait oublier le déclin de ses forces, la ruine croissante de sa robuste constitution, si c’eût été possible ; mais, depuis 1872 surtout, il était visiblement atteint d’un mal qui faisait des progrès lents et irrésistibles.

Malgré tout néanmoins il ne cessait de s’occuper des intérêts publics, de la politique, des moyens de réparer les désastres de la France, et si les événemens de 1870 avaient échauffé son vieux patriotisme, il avait gardé dans les crises intérieures qui ont succédé à la guerre la sûreté de sa raison et de son jugement avec ses vieux instincts libéraux. Il portait à M. Thiers un attachement sincère et reconnaissant pour les services que l’illustre président de 1871 avait rendus. Au fond du cœur sans doute il n’a cessé de croire que la monarchie constitutionnelle aurait pu mieux que tout autre gouvernement relever la patrie française de tant de crises meurtrières ; il n’avait ni prévention ni malveillance à l’égard de la république, pourvu que la république restât régulière et sensée. Que de fois n’avons-nous pas répété entre nous que désormais, après tous les malheurs qui venaient de passer sur le pays, il n’y avait pour la Revue d’autre politique que de s’occuper peu des formes, d’avoir sans cesse devant les yeux l’intérêt national, de défendre la France éprouvée, laborieuse, libérale, mais toujours modérée, contre la fureur des partis ! Il vivait, il a vécu dans ces pensées jusqu’au bout, jusqu’aux derniers jours où elles traversaient encore son esprit. C’est l’héritage moral de cette Revue qu’il a léguée comme sa création, comme l’œuvre destinée à lui survivre en portant son nom. Ce que la Revue a été avec François Buloz, elle le sera avec son fils, chargé aujourd’hui de la direction, avec le concours de ses collaborateurs anciens ou nouveaux, et si c’est pour M. Charles Buloz une manière de continuer la tradition paternelle, c’est pour nous une manière de rester fidèles à notre passé en servant aujourd’hui comme hier dans la Revue la grandeur et la liberté de la France.


CH. DE MAZADE

  1. C’est M. Paul de Musset lui-même, le frère du poète, qui raconte dans son récent et intéressant volume, — Biographie de Alfred de Musset, — que dès 1838 Buloz intervenait spontanément et très discrètement pour faire accorder à l’auteur de Rolla les fonctions de bibliothécaire du ministère de l’intérieur. La chose ne marcha pas toute seule ; elle finit cependant par réussir, et la nomination fut faite. C’était une position bien modeste, qui n’avait surtout rien à démêler avec la politique ; quand vint le 24 février 1848, peu de jours après la révolution ; le nouveau ministre de l’intérieur, M. Ledru-Rollin, destituait brutalement Alfred de Musset !