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Le Grand Œuvre, entretiens sous un châtaignier/02

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LE
GRAND ŒUVRE
ENTRETIENS SOUS UN CHATAIGNIER

SECONDE PARTIE.[1]

……… septembre.


VII.

Et d’abord, me dit M. de Lussy, convenons de nos faits. Vous allez me promettre que, pour savoir si le monde est en progrès, vous ne compterez pas sur vos doigts le nombre d’hectolitres de blé que produit bon an, mal an, un hectare. Vous ne me direz pas non plus que la durée moyenne de la vie humaine s’est accrue de tant d’années depuis 89, et vous n’apporterez ici, comme pièces du procès, ni le registre des naissances ni le tableau des importations et des exportations. Surtout vous vous garderez de répéter certaines phrases qui sont les ponts-neufs de la politique libérale. Mon cher ami, j’aimerais mieux entendre un méchant air d’opéra écorché par un orgue de Barbarie. Ainsi vous ne me parlerez pas des miracles accomplis par la vapeur et par l’électricité, ni de ces chevaux en fer forgé qui consomment de la houille au lieu d’avoine ; vous n’appellerez pas les railways le véhicule de la pensée humaine. Vous avez plus voyagé que moi ; avez-vous vu souvent des idées avançant la tête à la portière d’un wagon ?

— Qui s’est jamais avisé, lui dis-je, de mettre les métaphores au pied du mur ?

— Soit ! reprit-il ; mais laissons cela et supposons, je vous prie, une société où tout le monde serait bien logé, bien nourri, bien vêtu, bien chaussé et bien vacciné. Voyez si je fais la partie belle au XIXe siècle ! Je veux supposer encore que tous ces gens bien nourris savent lire, écrire, surtout chiffrer ; ils font des affaires, ils en font beaucoup et d’excellentes ; l’aisance est générale ; plus de terres en friche, plus de trésors enfouis ; l’or circule partout, partout des usines, des fabriques, des banques, des bureaux de télégraphes et des restaurans. Avec cela, nos civilisés sont tous électeurs, et je leur octroie toutes les libertés de 89. Eh bien ! si, épaissis par les affaires, ils ne peuvent goûter les plaisirs nobles et délicats ; si, hors l’ivresse des jeux de bourse et les émotions du scrutin secret, tout les laisse insensibles ; si, vivant chacun pour soi, ils sont devenus incapables de sentimens généreux et d’idées générales, ne conviendrez-vous pas que ces civilisés ne sont ni heureux ni sages, et que leur prétendue civilisation est une barbarie ? De quoi leur sert la liberté d’écrire, s’ils n’ont que des sottises à coucher sur le papier ? De quel profit réel leur est le télégraphe, s’il ne transmet d’un bout du monde à l’autre que les secrets du roi Midas ? Et le bel avantage qu’ils tireront des miracles de la vapeur, s’ils n’usent des chemins de fer que pour faire changer de climat à leur ennui !… Tant vaut l’homme, tant vaut la civilisation. Sommes-nous d’accord sur ce point ?

— J’aurais plus d’une chicane à vous faire, lui dis-je ; mais je veux être accommodant et vous accorde tout ce qu’il vous plaira.

— Oh ! vous faites le généreux ! reprit-il ; je veux l’être plus que vous. Et puisque vous me faites grâce des miracles de la vapeur, à mon tour je renonce à mettre en ligne de compte les petits ridicules et les gros travers du temps présent. Donnant, donnant. Pour vous être agréable, je ne dirai mot ni de la morgue et du faste de nos modernes Jourdains, ni des épaisseurs de notre sottise bourgeoise, ni des tripotages de nos gens de bourse, ni des extravagances de la mode, ni de l’argot, ni des chanteuses de cafés, ni des flonflons en vogue, ni de la petite presse, ni de l’art qui ne sait plus à quel saint se vouer, ni de nos petites fatuités littéraires qui font la roue, ni de nos petits romans et de nos petits vaudevilles et de toute notre littérature emphatique et maniérée, dont le plus beau titre de gloire est d’avoir inventé le mysticisme de la sensation et le phébus de la gaudriole !…

— Holà ! interrompis-je. Voltaire disait que les meilleurs estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les alimens. Savez-vous que Guy Patin appelait son temps la lie de tous les siècles ? Le siècle de Racine, de Molière ! Laissons à la postérité le soin de juger nos tableaux et nos vaudevilles.

— Je crains bien, reprit-il, qu’elle n’ait pas le loisir de s’en occuper.

Je ne sais ce que j’allais lui répondre, quand nous fûmes interrompus par l’arrivée de M. Adams. Il parut contrarié de trouver la place prise et son confesseur occupé.

— Mettez-vous là, mon cher monsieur Adams, lui dis-je, sur ce siège de vert gazon. Si vous vous ennuyez, vous en serez quitte pour admirer le paysage. Je suis bien trompé ou vous avez toujours aimé la vue du lac.

Cette réflexion lui fit faire la grimace. Il ne laissa pas de s’asseoir et s’enquit de quoi il était question. Quand je l’eus mis au fait :

— En vérité, jeunes gens, dit-il, vous avez du temps à perdre. M. de Lussy se fait fort de démontrer qu’au moyen âge il y avait plus de bonheur qu’aujourd’hui, — voilà le premier point de son sermon, — et plus de vertu, voilà le second. La vérité est qu’il y eut de tout temps dans le monde le même nombre d’imbéciles et de coquins. La vérité est aussi que les dissertations sur le bonheur ressemblent, comme on l’a dit, aux affiches pour les objets perdus. Le bonheur, c’est Otahiti avant les missionnaires : un beau ciel, l’arbre à pain, point de maladies et point de préjugés. mes amis, qui nous délivrera des préjugés ? Je frémis quand je songe à la somme énorme de bonheur qu’ils ont dérobée à notre pauvre humanité. Et à cet égard tous les siècles se valent. Au moyen âge, un ascétisme de moines ; aujourd’hui, une pédanterie de bourgeois… Après cela j’ai toujours aimé les combats de coqs. Discourez, échauffez-vous, tâchez de vous disputer ; je compterai les coups et marquerai les points.

Cela dit, il alluma un cigare, s’adossa contre le tronc du châtaignier et ferma les yeux.

Cette déclaration de principes avait effarouché M. de Lussy. Le limaçon rentra dans sa coquille. Je dus le harceler de questions pour le remettre en haleine. — Voyons, lui disais-je, si le bonheur n’est pas Otahiti, où donc le mettez-vous ?

— Où je le mets ? me répondit-il enfin. Dans une certaine alternative de repos et de mouvement ; assez de mouvement pour vivre, assez de repos pour se regarder vivre. Si l’on vous disait que des habitudes et des aventures, voilà, selon les cas, ce qui fait le bonheur, vous contenteriez-vous de cette définition ?

— Assurément, lui dis-je. Mon principe est d’être coulant sur l’article des définitions : elles sont ce qu’elles peuvent ; mais à ce compte je ne vois pas trop ce qui nous manque, car en fait d’habitudes…

— Des habitudes ! s’écria-t-il. Qui a des habitudes aujourd’hui ?

— Mais M. Adams, moi, tout le monde.

— Des habitudes d’un jour, tout au plus ; mais des habitudes d’un siècle, de deux siècles, ce sont celles-là qui font le bonheur.

— Pensez-vous que, si je me coiffais en ailes de pigeon comme mon grand-père, j’en serais plus heureux, et que si, comme lui, je portais des culottes courtes et des bas de soie, j’en aurais la jambe mieux faite ?

— Je ne sais ; mais si, habitant la maison qu’il habita, vous y faisiez les mêmes choses qu’il a faites, de sorte que sa vie parût se prolonger dans la vôtre, j’estime que, riche de souvenirs et d’expérience, vous auriez pour ainsi dire une aisance, une sûreté de mouvemens qui vous rendrait tout facile, et partant vous jouiriez d’un genre de calme que vous ne connaîtrez jamais… Aujourd’hui chacun s’en va cherchant son chemin ; nos jouvenceaux se croient chargés d’inventer la vie, comme si personne n’avait vécu avant eux. Adieu les habitudes héréditaires, les traditions, les longs souvenirs ! On dirait une génération d’enfans trouvés.

— Il a raison, dit M. Adams en rouvrant les yeux. Les vieillards ne nous servent plus de rien, et vous verrez qu’avant cinquante ans d’ici le parlement d’Angleterre abolira la vieillesse… Mais à propos, jeune homme, vous qui tancez si vertement les écarts de nos jouvenceaux, peut-on savoir quel âge vous avez ?

— Je suis né au XVe siècle, lui répondit Armand, du temps d’Amédée VIII, premier duc de Savoie. Je le suivis à Ripaille, quand il y prit l’habit d’ermite. Il m’en souvient comme d’hier.

— Sérieusement, lui dis-je, le mal n’est pas si grand que vous croyez. À défaut des longs souvenirs, nous avons les longues espérances, et ce que nous perdons dans le passé nous le regagnons dans l’avenir. Nous tâtonnons, nous cherchons, nous inventons…

— Quelles inventions ! dit-il. Des songes de fiévreux, car nous avons tous la fièvre.

Et il ajouta : — Savez-vous ce qu’a fait votre belle révolution française ? Je m’en vais vous le dire. Pendant des siècles, l’homme avait appartenu à la terre ; on appelait cela être attaché à la glèbe. Voyez un peu le beau malheur ! Cet esclavage, je vous jure, était doux, il fixait la vie et les pensées ; mais en 89 l’homme se révolta contre la terre : dans un accès de fureur sauvage, il maudit sa mère et sa nourrice et commença par lui ôter l’honneur, par la dépouiller de toutes ses dignités. Plus de fiefs, plus de censives, plus d’héritages nobles. On fit de la terre une roturière. Ce n’était pas assez, on la divisa, on la morcela, on la dépeça, et surtout on la mobilisa ; on abolit les substitutions, le retrait lignager, on favorisa les reventes… Votre grand Mirabeau avait daigné reconnaître qu’on ne peut faire circuler en nature des arpens de terre. Quelques-uns de ses collègues ne désespéraient pas de résoudre cette petite difficulté ; esprits plus avancés, ils auraient voulu qu’on pût transférer la propriété d’un champ de blé comme un billet, par voie d’endossement. Si chaque matin tous les champs avaient changé de maîtres, la honte de dix siècles eut été vengée. Beau problème ! Ils y révèrent jusque sous le couteau de la guillotine.

Et comme toutes les erreurs se tiennent par la main, de même qu’elle mobilisait la terre, la révolution eut à cœur de mobiliser la vie. Plus d’attaches, plus de barrières, plus de classes. Elle voulut que personne ne fût à poste fixe dans ce monde… Allez, que chacun rompe son licou ! Si haut qu’il prenne sa visée, chacun peut arriver à tout… Pierre, crois-moi, que d’autres tiennent, s’il leur plaît, les cornes de ta charrue ! ne sens-tu pas que les mains calleuses de ton père y ont laissé un peu de leur chaleur ? Comme le bonhomme, veux-tu végéter au village ? Du courage, mon ami, du génie et des mains blanches… le monde t’appartient. Maréchal de France, sénateur ou ministre, tu n’as que l’embarras du choix, libre à toi d’être ce qu’il te plaira !… Et Pierre se met en chemin : le voilà jouant des jambes et des coudes jusqu’à ce que de lassitude il roule au fond d’un fossé où il rend l’âme en rêvant à la fumée de sa chaumière… Un médecin me disait que la révolution a multiplié singulièrement les maladies nerveuses. Qui s’en étonnerait ? Nous naissons tous dans un carrefour, sentier à droite, sentier à gauche, des sentiers partout, s’en allant tous à perte de vue. Lequel choisir ? C’est embarrassant. Et malheur à qui se trompe ! Il ne s’en pourra prendre qu’à lui-même. Aujourd’hui chacun répond de soi… Heureux temps que ces âges d’ignorance et de ténèbres où les petits étaient dispensés de se faire leur destinée ! Ils la recevaient toute faite des mains de leurs aïeux, et le temps qu’on ne perdait pas à rêver la vie, on l’employait à en jouir. C’est un être heureux, croyez-moi, que l’homme assis dont l’esprit court, et ce n’est pas à lui, c’est à nous que s’applique le mot du poète : propter vitam vivendi perdere causas !

— À vous entendre, lui dis-je, on nous prendrait pour des nomades. Il semble que nous passions notre vie sur les grands chemins, et que chaque matin repliant notre tente…

— Eh oui ! c’est bien cela… Combien est-il d’hommes aujourd’hui qui meurent où ils sont nés ? Et pensez-y, c’est pour cela que l’architecture est tombée dans une honteuse décadence. La banalité la tue. On se plaint qu’elle ne dise plus rien aux yeux ; qu’aurait-elle à dire ?… Les boulevards de votre moderne Paris !… ma foi ! les admire qui voudra ! Qui en a vu un les a tous vus, et dans chacun d’eux bien habile qui distinguerait une maison d’une autre. Ces grandes casernes me font horreur. Partout les mêmes balcons, les mêmes moulures, les mêmes consoles ; c’est du cartonnage en pierre. Certes ces maisons sans figure sont bien ce qu’elles doivent être. La spéculation les a bâties, et elles sont à louer. Un quidam viendra, s’y installera pour un jour ; puis, trouvant mieux, s’en ira, et d’autres viendront, qui s’en iront aussi… antique amitié de l’homme et de son logis, qu’êtes-vous devenue ?… Je ne sais, mon ami, s’il vous est arrivé comme à moi ; mais lorsque, errant dans les vieux quartiers du Paris que j’aime et qui s’en va, j’apercevais quelque antique façade datant de la renaissance ou de plus loin, il me semblait que cette façade c’était quelqu’un. Eh vraiment oui, c’est quelqu’un. Ces pierres ont un visage et elles parlent. C’est que l’homme qui bâtit cette maison, la bâtit pour lui et pour les siens, et il y mit sa marque, que les siècles n’ont pu effacer.

Non, messieurs, il n’y a plus d’habitudes aujourd’hui, et il n’y a plus de maisons. Dans ce grand va-et-vient que nous prenons pour de la vie — c’est ainsi que des feuilles mortes s’imaginent vivre parce qu’elles tournoient à tous les vents — dans ce grand tourbillon, vous dis-je, qui peut se vanter d’avoir un chez-soi ? Mais ils étaient chez eux ces hommes d’autrefois qui naissaient, qui mouraient où leurs pères étaient nés et morts. Dans ces antiques logis, l’âme des aïeux était partout : on la respirait dans l’air ; les choses mêmes semblaient se souvenir et converser avec le passé… O mon cher gîte à lièvre ! mes tourelles en ruine ! mes plafonds décrépits et mes planchers effondrés ! O portraits de mes aïeux, fauteuil boiteux où ma grand’mère s’est éteinte en souriant, et toi surtout, mon cher tilleul plus de trois fois centenaire !… Comme lui, ma vie s’est enracinée dans le sol un peu dur qu’ont cultivé mes pères ; elle en tire toute sa sève. Que n’a-t-il pas vu ce vieil arbre ? Les oiseaux qui hantent son feuillage tiennent de lui les histoires qu’ils me content. Dans sa jeunesse, un duc de Savoie s’assit à son ombre naissante… Vous souriez, je crois, monsieur Adams ?

— Je ne souris jamais, répliqua le baronnet ; mais calmez-vous jeune homme, on ne veut point faire de mal à votre tilleul.

— Il n’a plus longtemps à vivre, reprit-il. J’ai décidé que nous mourrions le même jour ; je ne me consolerais pas s’il devait un jour donner de l’ombre au quidam qui achètera Lussy.

— Franchement, dit M. Adams, je ne partage pas votre sentiment sur le prix des souvenirs. Dans une maison, les souvenirs sont très génans ; ils tiennent de la place et on ne sait où se mettre. Je n’ai jamais aimé les vieilleries. Une jolie maison toute neuve, des murs blancs tout neufs, des parquets neufs, bien luisans, and all the comforts of life, voilà ce qui me plaît. Ajoutez qu’un homme sans préjugés doit se sentir partout chez lui ; mais il faut être conséquent. Puisque vous attachez tant de prix aux souvenirs, monsieur, que ne vous mariez-vous pour avoir des enfans qui à leur tour se souviendront de vous en regardant le vieux tilleul ?

— Les hommes de mon espèce sont une race finie, monsieur Adams, et qui doit renoncer à provigner. L’avenir appartient aux murs blancs, aux hommes sans préjugés et à tous les comforts of life.

Je confessai à M. de Lussy que je trouvais quelque apparence de raison dans ses plaintes, et que je passais condamnation sur nos grandes casernes sans figure. — Mais dire, ajoutai-je, que personne n’est plus chez soi…

Il ne me laissa pas achever. — Et remarquez encore ceci, reprit-il. Le chez-soi n’est pas seulement un pignon sur rue, ni quatre murs et un toit. C’est encore une petite communauté dont on est membre et où l’on vit dans un commerce journalier avec ses pairs. L’homme s’aime, c’est la loi de nature ; mais il tient aussi à s’estimer, il a besoin d’ennoblir à ses propres yeux son égoïsme, et pour cela d’élargir son moi, de se créer des intérêts qui, sans être ceux de tous, soient communs à plusieurs, de donner pour ainsi dire un peu de gloire à son bonheur en en faisant une petite chose publique à laquelle il travaille de concert avec ses compagnons de fortune. L’universelle félicité et toutes ces grandes abstractions dont nous faisons mine de nous payer le laissent froid. Comment se passionnerait-il pour des intérêts qu’il comprend à peine ? En revanche, son moi tout nu lui déplaît, comme peu glorieux ; il veut pouvoir s’aimer en compagnie, sans compter que sa faiblesse redoute avec raison la solitude…

Quelles merveilles n’enfanta pas au moyen âge l’esprit d’association ! personne qui ne fît partie d’un groupe, d’une corporation, et chacun de ces groupes était une confrérie qui avait un saint pour patron. Membres d’une même famille créée par l’intérêt et consacrée par la religion, tous ces confrères s’assemblaient, délibéraient, débattaient ensemble leurs affaires ; à l’heure du danger, ils se serraient les uns contre les autres pour faire face à l’ennemi commun ; le péril conjuré, ils célébraient joyeusement leurs fêtes où présidaient leur saint et sa bannière, et chacun était quelque chose dans un groupe qui, lui-même, faisait quelque figure dans l’état… O niveleurs, niveleurs ! Maîtrises, jurandes, corporations, ce qui groupait les hommes, ce qui rendait forts les faibles, ce qui liait les âmes et cimentait les destinées, il a fallu que tout tombât sous la hache des révolutions, et qu’on nous réduisît à cette solitude effrayante de volontés et de pensées où nous vivons… L’état, c’est-à-dire le monstre du fisc, seul, debout au milieu d’une société en poussière, — voilà ce que vos héros ont fait de nous.

— Ah ! permettez, repartis-je. Nos pères n’ont démoli que pour rebâtir. Est-ce leur faute si le travail de la truelle est plus lent que celui de la pioche ?

Et je lui rappelai tous les abus qui avaient discrédité l’institution des jurandes et qu’a signalés Turgot dans son préambule, — des corporations ombrageuses, exclusives, d’où l’étranger était forclos, l’exercice de toute profession interdit à qui n’était pas enrôlé dans une communauté, l’acquisition de la maîtrise rendue de jour en jour plus difficile en vue de favoriser les fils de maîtres, les frais et les formalités compliquées de la réception, le jugement arbitraire du chef-d’œuvre, la longueur des apprentissages, la servitude des compagnons, les femmes exclues de tous les métiers, plus d’émulation, le talent découragé, de basses jalousies mettant à l’interdit les inventeurs et leurs inventions ; je lui fis voir ensuite comment le principe de l’association libre, qui en est encore à ses débuts, remplacerait avec avantage le vieux système des maîtrises et des jurandes ; je lui montrai dans l’avenir notre société désagrégée se transformant par degrés, les groupes renaissant d’eux-mêmes, tous les atomes flottans et dispersés se rassemblant en de nouvelles combinaisons, et l’harmonie succédant peu à peu à notre chaos. — Par ce qui se fait, lui disais-je, jugez de ce qui se fera. Toutes ces associations que nous voyons se former pour mettre à la portée des petits le pain du corps et le pain de l’âme, les instrumens du travail, le crédit, les sciences et les arts, l’avenir leur appartient et à bon droit, car elles ne sont pas fondées, comme les corporations d’autrefois, sur l’injustice et le privilège.

Je ne le convainquis pas ; il secoua la tête. — Il est aisé de médire des privilèges, répliqua-t-il ; mais l’homme est ce qu’il est, vous ne le referez pas. Il ne prend à cœur que ceux de ses droits qui sont des privilèges. Toute l’histoire est là pour en faire foi. Vos fameux Athéniens du temps de Périclès,… ôtez-leur donc leurs esclaves. Pensez-vous qu’ils eussent fait encore grand état de leur métier de citoyens ?

— Vous avez beau dire, lui repartis-je, les hommes ne sont pas toujours les mêmes, et nos nouvelles lois sont l’expression d’idées nouvelles.

— Dieu fasse grâce à toutes ces nouveautés ! dit-il. Il est une autre chose qui m’inquiète. Vos corporations ne sont pas des confréries, et je cherche en vain le patron de la barque. Mon ami, serviteur à la raison ! c’est une perle, et je la crois fine ; mais si j’avais à fonder quelque chose, cité ou boutique, il n’importe, le moindre saint, fût-ce saint Crépin, serait bien mieux mon affaire… Rappelez-vous plutôt le mot de de Maistre : — « À la religion seule il est possible de faire danser le peuple un certain jour de chaque année, dans un certain endroit. »

— Vous mettez la raison au défi, lui dis-je. L’événement vous répondra.

— La raison ! la raison ! Dieu merci, nous la voyons à l’œuvre, et nous savons par expérience ce qu’elle sait faire, et que les sociétés ennuyeuses sont ses chefs-d’œuvre ; car enfin, n’est-ce pas bizarre ? toute tradition a péri, la fantaisie nous gouverne, et pourtant dans cette société de hasard quelle uniformité ! Plus d’originaux ; nous nous copions servilement les uns les autres ; chacun s’applique à ressembler à tout le monde, toutes les destinées sont taillées sur le même patron. Dans les temps de superstition, il en allait autrement. Le moyen âge admettait les divers états de la vie. Il y en avait alors pour toutes les humeurs, pour tous les tours d’esprit.

Et tenez, un historien que je relis presque chaque soir, Orderic Vital, que j’appellerais volontiers le Plutarque normand du XIIe siècle… Figurez-vous un enfant anglais de dix ans que son père condamne à passer la mer pour aller s’ensevelir dans un monastère de Normandie, dans l’abbaye d’Ouche. Il y grandit, s’éprend d’une belle passion pour la poussière des parchemins, et, devenu homme de sens et de clergie, il est commis par ses supérieurs à l’emploi d’historiographe du couvent. Ce sera l’occupation de toutes ses heures, la tâche et les délices de sa vie ; il y consacre tous ses soins ; que dis-je ? cette histoire est sa dame, et jamais chevalier servant ne brûla pour sa maîtresse d’une flamme plus vive. Ouche et le monde, il veut tout raconter. La vie intérieure du couvent, les changemens dans la règle, les démêlés de l’abbé et du prieur, les chapitres généraux, la mort de celui-ci, le noviciat de celui-là, et les agrandissemens de sa chère abbaye, les donations qui lui sont faites… Hier c’était le péage d’Alençon ; aujourd’hui, des moulins, des terres, un droit de vainc pâture… Et pour varier ses récits il se complaît à pourtraire tous les barons des environs, les uns chevaliers de los et de renom, les autres maldisans et malfaisans ; ces derniers, il ne les épargne guère ; il peint dans leur sombre horreur les entreprises de ces mécréans contre les moutiers et les églises, sachant que dans la lutte inégale entre les écritoires et l’épée les écritoires ont des vengeances qui traversent les siècles. Puis, comme ravi en extase, dit-il, il considère du fond de sa cellule les vastes royaumes de la terre, et le vent lui apporte mille rumeurs lointaines, le hennissement des chevaux de guerre, les clameurs confuses de bourgeois assemblés en commune, le cliquetis des grands coups d’épée, le fracas de ces mêlées où s’entre-choquent l’Asie et l’Europe. Et il se félicite de vivre dans un temps où il se passe de si grandes choses…

Il faut entendre ce doux chroniqueur décrire sa joie quand un vieux moine historien, ou, mieux encore, quelque vieux chevalier blanchi sous le harnais, s’en vient frapper à la porte du couvent, demander le couvert et le gîte. Bonne fortune pour son gros livre ! Il s’entend à questionner ces barbes grises et fait son profit de tout ; abeille diligente, il butine sans cesse, de jour en jour sa ruche s’emplit… Autre joie : parmi les novices, il en est qui annoncent du talent pour confectionner des écritoires ; celui-là, laissez-le croître, il sera bon imagier, grand enlumineur de livres… Le bonhomme encourage cette jeunesse, il s’en est fait une famille. Que manque-t-il à sa félicité ? Toujours ruminant, toujours écrivant, n’enviant au monde aucune de ses fêtes, il se plaît à entendre les grandes vagues de l’océan de la vie se briser au pied des murs de sa cellule, et il mêle à ce murmure mélancolique ses chants et ses actions de grâce… L’ombre au tableau, je ne la veux pas dissimuler : le bonhomme était frileux. À l’entrée de l’hiver, dit-il en soufflant sur ses doigts, « il faut que je me secoue pour me réchauffer. » Et il attend au renouveau pour reprendre ses récits ; mais il ajoute : « Quoi qu’il en soit, je continuerai de marcher gaîment dans ma route… » Convenez que voilà un genre de bonheur dont nous n’avons plus même l’idée.

— Convenez de votre part, dit M. Adams en s’étirant les bras, que s’il y avait eu dans l’abbaye d’Ouche un bon calorifère à la vapeur, le bonhomme n’en eût pas été plus malheureux.

— Il est certain, dis-je, qu’il y eut au moyen âge des écritoires heureuses.

— Certes les épées ne l’étaient pas moins, poursuivit-il. Aux contemplatifs, la paix des monastères ; aux bourgeois, le repos de l’antique foyer ; aux aventuriers, tous les chemins de l’Europe et de l’Asie. Que de folles, que d’héroïques entreprises ! Non, nous ne nous représenterons jamais les hommes d’action de ce temps-là, ni l’étrange mobilité et l’incroyable énergie de leurs imaginations. On nous a gâté le monde. Une police tracassière gêne tous nos mouvemens et bannit de la vie l’imprévu ; notre prétendue civilisation imprime à tout le cachet de son ennuyeuse médiocrité ; la science enfin, par ses indiscrétions, profane tous les mystères, rapproche tous les lointains, tue tous les songes. Le moyen de rêver au bord de l’océan depuis que nous savons ce qu’il y a de l’autre côté ? Les contemporains de Godefroy de Bouillon étaient mieux lotis que nous : ils avaient leurs coudées franches, le droit de rêver et d’oser ; vivant dans le merveilleux comme dans leur élément, la soif des aventures les chassait-elle de leurs manoirs, ils se précipitaient, flamberge en main, dans l’inconnu. Quel temps que celui où un chevalier pouvait dire à un autre : « Ami, je viens d’une terre qui mult est riche, et qu’on appelle la Morée ; prenez de gens ce que vous en pouvez avoir ; allons avec l’aide de Dieu et conquérons. Ce que vous me voudrez donner de la conquête, je le tiendrai de vous et je serai votre homme lige ! »

— Les croisades, interrompit M. Adams, sont la plus grande extravagance qui soit jamais éclose dans la cervelle des hommes, et Dieu sait pourtant tout ce qu’ils ont pu inventer en ce genre.

— Ami Lucien, reprit posément M. de Lussy, les croisades ne furent pas seulement une entreprise religieuse ; il y faut voir une grande expérience de colonisation tentée par la féodalité. Toute société parvenue à son plein développement ressent un irrésistible besoin d’expansion ; il faut qu’elle se reproduise et propage son principe. Au XIIe siècle, la ruche féodale essaima. Tous ces barons, colons d’un principe, qui s’en allèrent se découper des fiefs en Palestine et en Morée, que de surprises leur étaient réservées ! L’idée qu’ils apportaient avec eux se trouva en présence de deux mondes tout nouveaux pour elle : la vieille Byzance et l’Egypte florissante des califes. Moment unique dans l’histoire ! Du choc de ces trois civilisations jaillit un éclair de poésie dont tous les yeux furent éblouis ; chroniqueurs, trouvères et jongleurs en eurent pour deux siècles à raconter cette grande fête des imaginations…

Excusez-moi si je vous parle de ces choses avec passion ; mon enfance s’en est nourrie. À douze ans déjà, mon épée de chevet était la chronique de cet évêque de Saint-Jean-d’Acre, de ce Jacques de Vitry, qui ne pouvait assez s’étonner de l’étonnement des Francs lorsqu’on leur contait les merveilles de l’Orient, comme si, disait-il, il y avait en Orient autre chose que des merveilles. Et là-dessus tout d’une haleine, après avoir décrit les arbres, les fleurs, les pierres de cette terre enchantée, il disserte gravement sur les amazones, les sirènes, les cynocéphales qui aboient nuit et jour, les géans qui n’ont qu’un pied, lequel est si large qu’ils s’en servent comme d’une ombrelle pour s’abriter des ardeurs du soleil. J’avais aussi un faible, dont je m’accuse, pour ces enfans de croisés nés en terre sainte, et qu’on nommait poulains. Le bon évêque leur reprochait de vivre dans les délices, et qu’adoptant les mœurs des Sarrasins ils portaient des vêtemens amples et souples et se décoraient comme des châsses. Je m’en confesse, j’ai plaidé plus d’une fois contre lui la cause de ces mauvais chrétiens ; mais ce qui me ravit, ce fut de découvrir, dans un autre historien des croisades, des renseignemens très exacts sur l’emplacement du paradis de volupté. Deux chevaliers de sa connaissance étaient parvenus jusqu’à la porte ; au moment d’entrer, ils aperçurent deux lions et deux léopards qui, accroupis sur la muraille, avançaient la tête pour les regarder ; la face rébarbative de ces concierges du paradis leur donna à penser, et ils n’osèrent jamais les prier de tirer le cordon.

— Nous savons en effet, lui dis-je, par les historiens qu’aux croisades les Gascons étaient en nombre.

— Mais sur toutes choses, reprit-il, une histoire m’enchantait, et je ne la pouvais lire sans me repaître de songes. Avez-vous ouï parler de ces cinq vaillans chevaliers, compagnons de Baudouin, dont Orderic Vital a consigné les aventures dans son livre ? Tombés aux mains du perfide Balad, offerts par lui en présent à Ali, roi des Mèdes, celui-ci les prit en gré. Habillés d’or et de soie, ils avaient chevaux, armes, riche provende et le reste ; les Mèdes les trouvaient admirables, les filles des rois s’extasiaient devant leur beauté, souriaient à leurs plaisanteries. Au bout de neuf mois, Ali les donna au calife de Bagdad, lequel les donna au Soudan d’Égypte qui les combla de présens, leur offrit les filles de ses seigneurs, s’ils consentaient à demeurer auprès de lui. Sur leur refus, il les rendit à la liberté, et, de retour à Antioche, ils eurent de longs récits à faire sur Bagdad et Babylone. Guiumar de Bretagne, Gervais de Dol, Robert de Caen, Musched du Mans, Bivallon de Dinan, princes des aventuriers, fleur de la chevalerie, ô mes meilleurs amis, vous dont aujourd’hui encore je ne puis prononcer le nom sans tressaillir, non, je vous le jure, personne ne put jamais balancer dans mon cœur l’affection que je vous portais, hormis ce héros gascon qu’un trouvère, s’inspirant de votre histoire, imagina de vous donner pour rival… Brave jusqu’à la folie, esprit léger, conscience plus légère encore, riche de cette gaieté charmante qui désarme la destinée, le nez en l’air, jetant la plume au vent, amoureux de tous les hasards, infiniment curieux, voulant tout voir, tout posséder et trouvant le monde trop petit, Huon de Bordeaux s’en va demander à l’émir de Babylone ses quatre grosses dents mâchelières. Dans combien de mauvais pas l’engage son imprudence ! Mais Oberon est là, qui a pris en amitié ce Gascon gasconnant, et à peine Huon a-t-il embouché le cor magique, le petit roi bocager accourt et le tire de peine… Hélas ! Oberon est mort et les féeries se sont évanouies, — et la fièvre des grandes actions et des belles folies s’est éteinte, et un morne brouillard d’ennui pèse sur nous comme du plomb !

— Un autre indice plus grave de la mort d’Oberon, fit le baronnet, c’est qu’aujourd’hui les aventuriers aux abois ont beau corner, corner…, personne ne vient.

— Moi, ce qui m’étonne, dis-je à mon tour, c’est cette belle passion que professe M. de Lussy pour les coureurs de grands chemins. Tout à l’heure, s’il m’en souvient, il nous proposait en exemple l’amitié de nos pères pour leurs logis…

— Avez-vous oublié notre définition ? répondit-il. Les habitudes et les aventures, avons-nous dit, voilà, selon les cas, le bonheur… Le reproche que vous m’adressez, je me le faisais moi-même, dans ma jeunesse, et lorsque Gervais de Dol ou Huon de Bordeaux m’avaient enfiévré de leur passion de courir, pour rasseoir mes esprits je rouvrais bien vite mon Orderic Vital et méditais quelqu’une de ces belles histoires de moniage qui abondent dans sa chronique. Alors, oubliant mes héros vagabonds, j’admirais ces vieux barons, imitateurs de Guillaume-au-court-nez, qui, las du monde, fatigués de plaisirs et rongés d’une secrète inquiétude, s’en allaient déposer leur épée sur un autel et ensevelir leur gloire sous le froc ; cela ne réussissait pas à tous. On en vit qui, après quelques jours de clôture, s’enfuyaient pour retourner au siècle ; d’autres gardaient un cœur de chevalier sous leur robe de bure, et leur fierté, mal étouffée, épouvantait tout un couvent par ses brusques échappées. Mais Roger de Varennes demanda à cirer les souliers de ses frères, et Raoul Male-Couronne supplia Dieu que, pour mortifier sa chair, il lui envoyât la lèpre. Un autre type plus humain est ce chevalier très résigné au moniage, mais qui, se sentant par accès certaines inquiétudes dans les jambes, obtint de ses supérieurs, à titre de dispense particulière, la liberté de faire de fréquens voyages. Comme il aimait, dit Vital, à connaître les diverses manières de penser des hommes sur tous les sujets, rencontrait-il quelque personnage marquant, il le mettait à contribution et l’obligeait d’écrire une maxime, prose ou vers, sur un calepin qu’il emportait avec lui dans ses tournées… Le goût du mouvement et l’humeur contemplative, la curiosité des âmes fortes qui ne se lassent pas d’interroger la vie, la faiblesse qui a besoin d’une règle, les repentirs et les dégoûts qui cherchent un refuge contre eux-mêmes. L’héroïsme des grandes actions et celui des grands sacrifices, le moyen âge avait prévu tous les besoins de l’âme et accommodé la diversité des destinées à la variété des caractères… Si ce n’est pas là du bonheur, je ne m’y connais pas.

— Tout ce que vous voudrez, lui dis-je. Seulement, dans cette peinture de tous les bonheurs d’autrefois, vous oubliez quelque chose.

— Quoi donc ?

— Oh ! rien, une misère,… cette espèce d’animal à demi sauvage qui, grattant la terre pour le compte d’autrui, parfois, à bout de souffrances, se redressait brusquement et courait sus à tout ce qu’il rencontrait.

Ce point l’embarrassa ; mais il n’était pas homme à demeurer court. Il m’assura que j’exagérais les maux attachés au servage. — J’en jugeais, disait-il, sur la foi de Voltaire et des déclamateurs de la convention. Il me représenta que l’institution des communautés tacites qui étaient le régime habituel du ménage des champs au moyen âge, et qui étendirent leur réseau sur toute la France, avait apporté quelque tempérament aux souffrances des gens de la mainmorte. S’assemblant en grandes familles dont tous les membres ne faisaient qu’un seul corps, possédant tout par indivis, élisant un maître de communauté qui distribuait les travaux entre ses parsonniers, les serfs se procuraient, par l’association de leurs forces, un allégement à leurs peines et un accroissement continu de bien-être, — sans compter que ces communautés, vrais corps moraux qui se perpétuaient par voie de subrogation, garantissaient les tenures contre la réversion au seigneur.

Il ajouta que, dans ces temps-là, la sensibilité aux maux de la vie était moins vive, moins aiguë qu’aujourd’hui, que les hommes d’alors ignoraient ces délicatesses maladives qui nous tourmentent, qu’ils n’étaient pas comme nous tendres aux mouches et souffraient moins d’une infortune que nous d’une contrariété… Et ceci encore : — Qui jugez-vous plus malheureux, me demanda-t-il, d’un pauvre ouvrier en soie à qui les lois, par une insigne dérision, assurent qu’il a tous les droits, et qui découvre qu’il ne peut rien, ou d’un paria de l’Inde, pieusement résigné à ses maux parce qu’il y voit l’exécution d’une sentence divine, et qu’il compte bien se rattraper dans une autre vie ? M. Adams en pensera ce qu’il voudra ; mais, je le déclare à sa barbe, il est des préjugés qui consolent.

— Mon cher ami, lui répliquai-je, je ne me paie pas de ces raisons. Je me refuse à compter au nombre des biens cet endurcissement à la souffrance que produit l’habitude de souffrir, et cette résignation au malheur qu’on achète par de vaines illusions et au prix de sa dignité. Quoi que vous en disiez, je suis heureux de vivre dans un temps où le plus petit est habile à tester et à succéder, qu’il vive ou non en communauté. Je suis satisfait de n’être ni serf ni seigneur, mais le libre propriétaire de quelques châtaigniers, et je me félicite de ce que, entouré de braves paysans, libres propriétaires comme moi, je n’ai pas à rougir de mon bonheur en regardant par-dessus la haie du voisin. Je goûte aussi peu que vous les tracasseries de la police, et je souhaite sincèrement qu’elle apprenne de jour en jour à se mêler moins de ce qui ne la regarde pas ; mais je me console un peu d’être trop gouverné en songeant aux violences, aux exactions, aux entreprises à main armée, aux dénis de justice dont les faibles avaient à souffrir dans ces temps que vous préférez au nôtre. Enfin, si nous avons perdu certains avantages que peut-être vous vantez trop, nous en avons acquis d’autres dont je sens le prix, et en particulier nous sommes devenus les propriétaires de nos consciences, propriété sacrée, que saint Pierre et César disputaient aux hommes d’autrefois ; désormais nous avons la liberté de croire ou de ne pas croire, de dire oui ou non à notre choix. Après cela, comme je hais les déclamations et que je me pique de philosophie, il m’en coûte peu de convenir qu’il y eut du bonheur en ces âges gothiques, tour à tour trop loués ou trop décriés ; j’accorde même que les heureux eurent alors en partage une vivacité de jouissance et comme une plénitude de vie qui nous sont refusées ; mais en revanche les opprimés vidèrent jusqu’à la lie la coupe des douleurs, et on vit, rassemblées dans la société féodale, les extrémités des choses humaines, la joie et la misère sans bornes. Conclusion : à considérer les régions moyennes des deux sociétés, j’estime qu’un juge impartial ne balancerait pas à prononcer en notre faveur.

Il ouvrait la bouche pour me répondre, quand son vieux majordome vint lui annoncer l’arrivée d’un marchand de vins qui désirait lui acheter sa vendange sur pied. Il nous quitta pour aller conclure son marché.

— Je suis à vous dans l’instant, nous cria-t-il ; je n’ai pas tout dit.


VIII.

Good hearens ! s’écria M. Adams, décidément cet homme a le cerveau fêlé… Par charité, continua-t-il, nous devrions en user comme le barbier Nicolas et le licencié Pero Perez, lorsqu’ils firent un auto-da-fé de ces maudits livres de chevalerie qui avaient brouillé la cervelle du héros de la Manche. Si nous ne nous hâtons de brûler Orderic Vital, et l’évêque de Saint-Jean-d’Acre, et tous les fatras dont se repaît votre ami, il se prendra l’un de ces jours pour Musched du Mans ou pour Rivallon de Dinan, et vous le verrez partir, le heaume en tête, brûlant de tirer vengeance du perfide Balad. Avez-vous observé comme ses yeux se sont enflammés quand il nous a parlé de la fille d’Ali, roi des Mèdes ? Soyez assuré qu’il est éperdument amoureux de cette belle personne. Jusqu’aujourd’hui les portraits de ses aïeux et l’ombre de son vieux tilleul l’ont retenu dans le devoir ; il a commencé par les habitudes, il finira par les aventures et n’aura point de cesse qu’il n’ait découvert l’entrée du paradis de volupté… Moi, Evelyn Adams, qui n’ai pas coutume de mettre la charrue devant les bœufs, j’entends autrement la vie, et voici ce qu’à trente ans j’écrivis sur l’agenda que voilà : — « Jusqu’à sa quarantième année, M. Evelyn Adams, baronnet divorcé, courra le monde sans s’arrêter, à l’effet de se défaire de toutes les idées fausses qu’il a héritées de ses ancêtres, et notamment de celles que lui ont léguées son vénérable père et son excellente mère ; il compte aussi sur les distractions du voyage pour lui faire oublier la méchante femme qui lui a gâté deux années de sa vie, et dont il n’a pu se débarrasser qu’au prix de deux mille livres sterling. À quarante ans sonnés, il achètera une villa sur les bords du lac de Genève et y coulera des jours heureux dans un tête-à-tête agréable, jusqu’à ce qu’il lui plaise de s’assurer par une petite expérience faite sur sa personne si cette vie est un cul-de-sac, ou s’il y a de l’avancement à espérer pour un honorable gentleman qui se coupe la gorge ; il attendra cette expérience définitive pour se former une opinion raisonnée sur la Providence et sur toutes les questions abstruses. » Onze ans se sont écoulés, et en tout ce qui dépendait de moi j’ai tenu parole. Le malheur est que tout ne dépend pas de moi. J’ai une sœur, monsieur, qui est une personne à peu près aussi raisonnable que votre serviteur ; elle me disait un jour : « Evelyn, vous êtes le premier homme du monde pour faire des plans ; mais il ne suffit pas de savoir la carte, il faut éviter de se noyer pendant la traversée, et on n’a pas encore relevé tous les écueils. »

Et il ajouta : — Regardez-moi bien. Quel air me trouvez-vous ?

— L’air d’un homme bien nourri, bien portant, bien divorcé, lui dis-je, et qui ne mourra pas d’un anévrisme au cœur.

— Etes-vous bien sûr que je n’ai pas les yeux battus, le teint défait ? Un œil exercé ne peut-il lire sur mon visage que je repasse chaque soir mes rasoirs sur la pierre plate ?

— J’en suis désolé, mon cher monsieur Adams, vous avez le teint fleuri, une mine de prospérité. Impossible de vous plaindre.

Il fit un geste de désespoir : — Le plus cruel des malheurs, dit-il, est d’être malheureux sans en avoir l’air. Je souffre mort et passion, et cependant je dors, je mange, je digère… Je me suis dit cent fois : Je souffre trop, je ne veux plus dormir ; mais la nature est la plus forte. Ma santé me fait horreur. Le chagrin m’engraisse ; j’y suis comme un coq en pâte. Que ne donnerais-je pour avoir la figure intéressante de votre ami Musched du Mans ! Comme on devine, rien qu’à le voir, qu’il est fou de la princesse Badroulboudour ! Eh morbleu’, il est moins à plaindre que moi. La princesse est capable d’entendre raison ; elle n’habille pas Naïda, elle n’endort pas Dudu…

Il est certain qu’il ne faut pas juger sur les apparences, et que M. Adams n’est pas couché sur un lit de roses. Te souviens-tu de l’histoire du comte de Ferriol et de la belle Aïssé ! Mon baronnet n’est pas moins à plaindre que le pauvre ambassadeur. Il avait écrit sur son agenda : — « À quarante ans, j’achèterai une jolie maison, et j’y coulerai des jours heureux dans un agréable tête-à-tête. » Trouver la maison n’était pas une affaire ; les jolies villas ne sont pas rares sur les bords du lac de Genève. Le tête-à-tête agréable était un article plus délicat ; on peut se tromper en pareille matière, et ces erreurs-là sont graves. Connaissant le proverbe : maison faite et femme à faire, M. Adams se dit qu’un jardinier prudent n’attend pas la saison des récoltes pour faire ses semailles, et il résolut de s’y prendre d’avance, de préparer de loin son bonheur.

Étant à Constantinople, il se mit à fréquenter le marché aux esclaves. On y amena un jour une petite fille de dix ans qui le charma. Un vieux Turc la marchandait ; il couvrit l’enchère. L’autre s’obstina, menaça de faire un mauvais parti au chien de chrétien qui s’avisait de contrarier sa fantaisie ; mais ce chien de chrétien était un Anglais très têtu qui se fût laissé tuer sur place plutôt que de démordre de son idée. En fin de compte, il se fit adjuger Georgette qu’il emmena en triomphe. Pendant deux ans, il la garda auprès de lui, l’élevant à sa guise, c’est-à-dire Dieu sait comme ; puis, jugeant que, dans l’intérêt de l’avenir, il devait se séparer d’elle pour un temps, il la conduisit en Suisse, la fit entrer dans une maison d’éducation où il la présenta comme sa fille. Cela fait, la laissant grandir et mûrir, il repartit pour l’Orient, où il poussa ses excursions jusqu’à Samarcande. Tout en cheminant, il correspondait avec sa pupille, et à mesure qu’approchait le moment d’entrer en possession, il glissait dans ses lettres des insinuations plus ou moins voilées, se flattant d’être entendu à demi-mot. Enfin, il y a de cela huit mois, comme Georgette courait sa seizième année, notre homme revint en Europe, chercha et trouva dans le Chablais une maison à son goût, et, à peine installé, traversa le lac pour aller quérir son bien. Il avait pris ce jour-là, j’en suis sûr, ses airs les plus majestueux, le regard et le front d’un olympien qui se dispose à honorer de ses bontés une simple mortelle ; mais il manqua son entrée. Georgette, en le revoyant, ne parut ni charmée, ni éblouie. et ne répondit que par des monosyllabes à toutes ses questions, par une froide réserve à ses empressemens. Un peu déconcerté, il lui annonça d’un ton de maître qu’il allait l’emmener ; alors ses lèvres tremblèrent, elle le regarda fixement d’un œil sombre, presque hagard, et s’en fut s’asseoir dans l’embrasure d’une fenêtre où elle demeura longtemps les bras pendans, immobile et muette.

La directrice du pensionnat parut enchantée qu’on la débarrassât de Georgette. Elle fit un ample et tragique détail des chagrins que lui avait donnés cette sotte enfant, se plaignit que le fond de son caractère était un entêtement de petite mule également insensible aux caresses et aux remontrances, — une sauvagerie taciturne qu’elle ne dépouillait par instans que pour s’amuser à des enfantillages. À seize ans, elle avait le sens court et borné d’une fillette qui n’est pas encore sortie de la coque, n’entendant raison sur rien, bayant aux corneilles et regardant voler les mouches : à grand’peine avait-elle appris sa croix de par Dieu ; quant au reste, son savoir se bornait à certaines cantilènes ou, pour mieux dire, à certains abracadabras de son invention où personne n’entendait goutte et qu’elle chantait en s’accompagnant d’un instrument que M. Adams lui avait envoyé de Géorgie, l’une de ces longues mandolines en ébène et en nacre dont on joue avec une plume. M. Adams ne s’alarma guère de ces nouvelles ; il lui suffisait d’ouvrir les yeux pour s’assurer que la fleur avait tenu toutes les promesses du bouton ; peu lui importait que Georgette ignorât les rois de France et d’Assyrie ; cet article n’était pas inscrit sur son carnet. Il salua gravement les lunettes de la directrice et s’en fut avec son trésor.

On revint par Genève, en chaise de poste et à petites journées. Chemin faisant, M. Adams voulut rompre la glace, ouvrir la voie aux éclaircissemens ; il se trouva plus empêché qu’il ne s’y attendait. Georgette ne l’écoutait pas ; on eût juré qu’il lui parlait hébreu ; impossible de savoir à quoi elle pensait ou si même elle pensait à quelque chose. En vain suait-il sang et eau pour s’expliquer ; l’air d’innocence enfantine dont elle le regardait lui faisait rentrer les paroles dans la bouche. Apparemment son embarras lui venait d’un préjugé resté au fond de son sac ; on ne s’avise jamais de tout ; il avait oublié de laisser celui-là à Samarcande.

Étant à bout de son latin, il se rabattit sur l’espoir que du moins Georgette aimait les chiffons. C’est un bon préliminaire, et les chiffons sont d’habiles maîtres qui s’entendent à commencer les enfans. À Genève, il lui fit courir les magasins. Rubans coquets, bijoux, cachemires, Georgette fut de glace à tout, ne disant ni oui ni non, mais regardant à peine ce qu’on lui montrait. Comme il s’impatientait et la sommait de lui dire ce qu’elle désirait, elle se laissa longtemps presser de questions, puis finit par confesser qu’elle se mourait d’envie de posséder deux belles poupées dont elle lui fit le portrait. À ce coup, il se récria, s’emporta, mais sans oser trop dire ce qui le fâchait. Georgette fondit en pleurs ; ce fut tout ce qu’il tira d’elle. Outré de fureur, il acheta les poupées, et pour la première fois elle sortit de son indifférence, parut contente, mit quelque chaleur à le remercier… Et ce fut ainsi qu’il rentra dans sa villa, y ramenant, au lieu d’une maîtresse, une petite fille et deux poupées. Depuis lors rien n’a changé, et, tenu en échec par Dudu et Naïda, le pauvre homme, à ce qu’il dit, sèche d’amour. Quant à moi, je crois qu’il n’est amoureux que de sa volonté.

— Ma conclusion, lui dis-je, est que vous preniez votre parti en galant homme. Vous n’êtes plus en Turquie, vous êtes en France ; l’air qu’elle respire affranchit Georgette.

— Vous êtes un plaisant raisonneur ! s’écria-t-il en colère. Morbleu ! elle est à moi comme vos châtaigniers sont à vous. Je l’ai achetée à beaux deniers comptans et sans regarder au prix ; j’ai même failli recevoir pour ses beaux yeux un grand coup de couteau d’un gros Turc très emporté. Ne me répétez pas les sornettes que débitent les philanthropes. Ai-je inventé l’esclavage ? Il est de droit naturel, et je méprise tous les prétendus devoirs dont on ne trouve pas la raison dans la nature. Eh ! sans moi, je vous prie, quel eût été le sort de Mlle Georgette ? Elle languirait dans un harem. Venir, elle quatrième, au partage du cœur d’un butor !… O l’oison bridé ! si elle avait une once de jugement dans sa cervelle, comme elle bénirait son étoile qui lui a fait rencontrer M. Evelyn Adams ! Plaignez-la, monsieur le philanthrope ! Sans avoir à subir l’ennui d’une sotte cérémonie qui n’a jamais rien prouvé ni rien garanti, il dépend d’elle de devenir la femme d’un gentleman sans préjugés et sans vices, qui ne joue pas du couteau, et qui à sa mort lui laissera tout son bien.

— Bah ! lui dis-je, vous valez mieux que vous ne dites, et je vois bien que vous avez trop de cœur et trop d’esprit pour vouloir vous imposer. À ce compte, votre seule ressource est de vous faire aimer.

— Vous en parlez à votre aise, reprit-il. Je ne sais qu’y faire, je ne suis pas aimable. Mon père ne l’était pas, ma mère non plus. Ma sœur est la seule personne aimable de la famille. Elle m’a souvent reproché d’avoir l’humeur bourrue ; depuis que je suis au monde, on ne m’a pas vu sourire. Je suis Anglais, et les vrais Anglais se contentent d’avoir raison ; ils naissent à cheval sur leur droit.

— Mettez pied à terre, lui dis-je.

Il m’interrompit pour me déclarer qu’il ne me demandait point de conseils, que les vrais Anglais ne demandent jamais conseil, qu’il savait de reste ce qu’il avait à faire, que les volontés anglaises valent les rasoirs anglais, qu’ayant arrêté depuis dix ans son plan de vie, il n’entendait pas avoir à décompter, que ce qui était écrit était écrit… Et il me montrait les fermoirs d’or de son carnet. Seulement il lui était venu un doute dont il désirait s’éclaircir : Georgette était-elle une sotte ou jouait-elle la comédie ? C’est sur ce point de doctrine qu’il voulait avoir mon avis, et il me proposa de me ménager un tête-à-tête avec le sphinx.

— Y pensez-vous ? lui dis-je. Un véritable Anglais se fie-t-il aux yeux d’autrui ?

Il me regarda d’un air ironique, et je devinai son intention. En ce moment M. de Lussy parut au haut du verger.

— Ah ! fit M. Adams, voilà notre ami Musched du Mans qui vient de vendre sa vendange. On voit à sa démarche qu’il a l’âme grosse d’argumens romantiques. Il va nous entretenir de la fille d’Ali et de la vertu. Ce sont, ma foi ! deux sujets fort régalans.

— Écoutez-le, lui dis-je. Que sais-je ? Peut-être deviendrez-vous un peu chevalier à son école.


IX.

— Si vous m’en croyez, monsieur le chevalier, s’écria le baronnet, vous ne nous parlerez plus de bonheur. C’est un sujet qui nous tiendrait jusqu’à demain. Il y aura toujours dans ce monde deux espèces d’hommes : les marteaux et les enclumes. Vous avez tâché de nous prouver qu’au XIIe siècle les marteaux de forges, en frappant comme des aveugles, avaient des plaisirs que nous ne connaissons plus, et que de leur côté les enclumes sentaient moins les coups. Je vous donne cause gagnée. Démontrez-nous maintenant que nos aïeux étaient meilleurs que nous ; la matière est belle à discourir. Énumérez-nous leurs vertus privées, domestiques, publiques, civiles, guerrières, théologales… Qui, dans ce siècle de fer, oserait se comparer au miroir de la chevalerie, à l’inimitable Musched du Mans ?

— Je vois dans vos petites ironies, lui répondit froidement M. de Lussy, quelque chose qui nous condamne. Le mot de vertu est devenu ridicule, et le rôle d’homme vertueux est aussi discrédité aujourd’hui que celui d’homme sensible. J’en, sais la raison : Robespierre promulgua le règne de la vertu ; elle ne s’est pas relevée de ce désastre.

— Parlez-vous sérieusement ? lui dis-je. Il ne dépendait pas de ce bon M. de Robespierre de perdre de réputation la vertu. Nous ne sommes pas des saints, ce temps-ci n’est pas le règne d’Astrée ; mais nous avons encore, ce me semble, quelques honnêtes gens parmi nous.

— Je vous accorde vos honnêtes gens, interrompit-il. J’en compterai tant qu’il vous plaira ; mais est-ce de cela qu’il s’agit ?

— Et de quoi donc, je vous prie ?

— Irons-nous, reprit-il, dresser la liste des prud’hommes du XIIe siècle et du nôtre ? Ce serait affaire à Dieu ; je ne lis pas dans les consciences. Que voulons-nous ? Comparer deux sociétés. Eh bien ! j’affirme que dans l’une les lois et les mœurs tendaient à ennoblir les âmes, et que dans l’autre tout tend à les dégrader. Qu’aux époques les plus corrompues et dans tous les bas âges de l’histoire il y ait eu des justes, — et vraiment il y en avait à Sodome, — non, ce n’est pas de quoi nous disputons ; mais remarquez que le commun des hommes est incapable de se gouverner par des principes : comme les animaux, ils n’ont que des penchans et des mœurs, et leurs penchans dérivent de leur situation, leurs mœurs du régime social sous lequel ils vivent.

— Et vous vous faites fort de prouver, lui dis-je, qu’au moyen âge les institutions distillaient la vertu, comme les chênes de l’Arcadie distillaient le miel, tandis qu’aujourd’hui notre infâme code civil…

— Infâme ou non, interrompit-il, voyons un peu, sans nous fâcher, dans quelle société nous vivons. Ah ! d’abord nous sommes tous égaux ; partant chacun ne dépend que de soi, et l’article premier de notre décalogue établit le règne de l’intérêt privé. Quant à la chose publique… Eh oui ! nous nous résignons à certaines charges pour faire aller la marmite de l’état, parce que l’état nous est garant de la libre jouissance de nos biens. Que sont nos honnêtes gens ? Des assurés qui paient exactement leur prime.

— C’est déjà quelque chose, dit M. Adams. Payer exactement ses impôts à l’état et à la nature, c’est toute la vertu d’un homme libre.

— Soit, reprit Armand. Et pour que nos hommes libres aient la jouissance de toute leur liberté, on a rédigé à leur usage un admirable petit livre… Vous voyez, mon cher Lucien, que je ne le traite pas d’infâme… Mais comment donc ? le code civil est tout simplement un chef-d’œuvre de logique et de clarté ; Condillac a passé par là. Soigneusement purgé de tout mysticisme, ce petit livre, qui ne nous parle ni de Dieu ni de vertu, renferme une liste complète de tous nos droits et des mille et une façons dont nous pouvons en jouir et en disposer, sans risquer de nous brouiller avec la justice. Bénie soit la révolution ! Aujourd’hui, pour quelques sous, le premier venu peut se procurer un petit in-18 qui est le véritable catéchisme de l’intérêt privé.

— Ne me poussez pas trop, lui dis-je, ou je vous prouve par raison démonstrative que le code civil est un livre plus moral et plus religieux que tous les catéchismes à moi connus.

— Je vous en crois capable, vous entendez la tierce et la quarte ; mais je mets en fait qu’à aucune époque le législateur ne s’est donné tant de peine pour que l’intérêt privé vît clair dans ses petites affaires. Voici qui est permis, voici qui est défendu… Bien, nous étudierons l’art de ruser avec la loi, d’allonger la courroie… Sans sentir la hart de cent pas à la ronde, je serai l’un de ces grands larrons qui pendent les petits… Et quel temps a choisi la loi pour rendre ses comptes à l’intérêt privé et l’émanciper de tutelle ? Un temps, grand Dieu ! où tout semble calculé pour multiplier à l’infini les désirs, pour irriter les convoitises. Tout nous invite à jouir, et, qui mieux est, en jouissant nous acquérons des droits au respect, car toute autre distinction étant abolie, c’est sur le train de sa maison qu’on estime aujourd’hui la juste valeur d’un homme. N’est-ce pas Montesquieu qui reprochait aux politiques modernes de ne s’occuper que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses, de luxe ? Il se plaignait que chaque citoyen semblait être un esclave échappé de la maison de son maître, que ce qui était maxime on l’appelait rigueur, que ce qui était règle on l’appelait gêne… Si cela était vrai de son temps, qu’est-ce donc aujourd’hui ?

— Vous savez, dit le baronnet, comment s’y prit Nabussan, roi de Sérendib, pour se procurer un trésorier qui ne le volât point. Par le conseil de Zadig, il fit introduire tous les candidats, l’un après l’autre, dans une galerie où il avait étalé ses trésors, et que de ce jour on appela le corridor de la tentation. Or il se trouva que sur les soixante-quatre prétendans, soixante-trois remplirent leurs poches et qu’un seul garda ses mains nettes. Cette proportion n’a jamais changé, et jusqu’à la consommation des siècles il y aura toujours à Sérendib soixante-trois financiers contre un qu’on fera bien de ne pas laisser seuls dans la galerie du roi Nabussan.

M. de Lussy vous répondra, lui dis-je, qu’au moyen âge personne n’exposait sa vertu dans le corridor de la tentation. Comme chacun sait, les tentations ont été inventées par le code civil ; c’est lui qui, par les funestes éclaircissemens qu’il nous donne, nous induit au mal ; les contemporains de saint Louis, faute de savoir ce qui est défendu, ne se permettaient pas même ce qui est permis.

— Vous voulez me réduire à l’absurde, répliqua-t-il. Vous n’y réussirez pas. Et tenez, pour l’amour de vous, je veux que M. Adams ait raison, et que dans tous les siècles, sur soixante-quatre Français induits en tentation, soixante-trois aient succombé. Ce que je dis, c’est que du temps de saint Louis l’homme qui gardait ses mains nettes avait l’âme plus noble que les honnêtes gens d’aujourd’hui.

— Or sus ! lui dis-je. En campagne ! car vous pensez bien que c’est à la preuve que je vous attends.

— La preuve ? Rien n’est plus simple. Voulez-vous ennoblir une société, ennoblissez la propriété. Et à cet effet faites que propriété oblige et que posséder soit une fonction. Or, je vous le demande, à quoi le métier de propriétaire engage-t-il aujourd’hui ? Jouissons de notre bien sans attenter sur celui du prochain, et nous serons en règle avec la loi. La jouissance honnête, c’est de cela que se contente notre vertu… Mais représentez-vous, je vous prie, une société où tout repose sur un système de contrats ou d’engagemens réciproques, de telle sorte que la situation civile de chacun s’y résume en un certain nombre de prestations qu’il doit et de prestations qui lui sont dues, et supposez aussi que dans cette société la jouissance de la propriété soit dépendante de la fidélité aux engagemens. Ne sera-ce pas ennoblir du même coup la terre et l’homme qui la possède ? Cette chimère, le moyen âge s’est chargé de la réaliser. Qu’était-ce que la tenure féodale ? Emprunterons-nous à Cujas sa définition ? — « La tenure, dit-il, est un droit d’usufruit perpétuel sur le domaine d’un autre, à condition de service et d’hommage. » Ainsi le moyen âge ne reconnut qu’un droit de propriété conditionnel et qui dépendait du strict accomplissement des obligations contractées. Nous voilà loin du code civil : — « la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue. » Traduisez : le droit d’user et de mésuser, — jus utendi et abutendi, comme disaient ces jurisconsultes romains qui furent les oracles de nos législateurs.

— C’est une grande sottise à nos universités anglaises, s’écria M. Adams, de mépriser les Institutes et les Pandectes. C’étaient des gens de sens, ces Romains. Le droit de mésuser ! hors de là, pas de propriété… Et me parlant à l’oreille : Jus abulendi ! Vous m’entendez.

— Elle n’est pas ta chose ! répondis-je.

Et comme M. de Lussy nous regardait d’un air surpris : — Nous parlions, ajoutai-je, d’une hirondelle que M. Adams tient en cage ; mais il aura beau faire, il finira par lui donner la volée.

Le baronnet haussa les épaules de pitié. — Revenons à nos moutons, dit-il. Je ne savais pas que M. de Lussy fût un ennemi de la propriété. Qu’il s’explique, grand Dieu ! Exige-t-il que je tienne de lui mon chalet à foi et hommage ? Ses théories me sont suspectes.

— L’hommage ! reprit Armand, qui ne l’écoutait guère, auguste cérémonie qui étonne nos petites âmes ! Le vassal s’est présenté mis au net, c’est-à-dire chaperon bas, sans manteau, sans ceinturon, sans éperons, sans épée, et mettant un genou en terre, tenant ses mains étendues et jointes ensemble entre les mains de son seigneur, il lui a dit : De ce jour, en avant, je deviens votre homme de bouche et de mains, de vie et de membres, et de terrestre honneur, pour la tenure que je tiens de vous. Il lui a dit encore : Écoutez, je vous serai féal et loyal. Et par le serment de féauté il lui a promis service de sa personne, il s’est engagé à le reconnaître pour son justicier, à comparaître devant sa cour quand il sera cité, à siéger comme juge dans ses plaids, à veiller à sa sûreté, à lui rendre la vie facile, et au besoin à se porter caution pour lui. — À son tour le seigneur s’engage ; il incline la tête et baise son vassal sur la bouche ; ce baiser dit tout, — « car le sire, dit Beaumanoir, doit autant foi et loyauté à son homme, comme l’homme fait au seigneur. Chacun est tenu envers l’autre. » Si la félonie du vassal fait aussitôt tomber le fief en commise, en revanche que le seigneur manque à la foi jurée, le vassal le reniera pour son maître en lui disant devant ses pairs : — « Sire, j’ai été autrefois en votre foi et votre hommage, et à l’hommage comme à la foi je renonce, parce que vous m’avez méfait. »

Et de même qu’il est devenu l’homme de quelqu’un, le vassal a le droit de se donner, lui aussi, des hommes. Qu’il démembre sa tenure, d’autres tiendront de lui à foi et hommage. Avoir des hommes à soi, des hommes libres qu’on attache à sa fortune et dont on répond devant tous, voilà la propriété par excellence, celle qui honore et qui enfle le cœur d’un légitime orgueil. Aussi voyait-on les tenanciers partager à l’envi leurs terres à des arrière-vassaux, chacun cherchant ainsi dans son appauvrissement la seule richesse qui ennoblît sa vie et flattât sa fierté. Il est parlé, dans une histoire des croisades, d’un petit roi latin de Chypre, qui avait fieffé trois cents chevaliers, si bien qu’à la fin il ne lui resta rien ; il s’était volontairement réduit à la possession spirituelle des hommages, à ce que les feudistes appelaient : un fief en l’air

Je vous le dis, le moyen âge avait inventé le romantisme de la propriété. Et tandis qu’aujourd’hui elle isole les hommes, les resserre en eux-mêmes et, pour ainsi dire, les enclôt dans leur égoïsme, alors elle étendait l’existence, élargissait les cœurs, rendant les hommes solidaires les uns des autres, les forçant à répandre leur vie au dehors et les liant par tous les communs hasards d’une même fortune. Comment s’étonner après cela que dans le bas latin féodal, — langue corrompue, disent les délicats, et moi je dis : langue expressive, langue noble, — le mot honor servît à désigner à la fois la fidélité d’un chevalier à ses engagemens et la tenure même qui le mettait en état d’être le féal de quelqu’un et d’avoir des hommes ? Or, je vous prie, ôtez ses terres à tel gros banquier de notre connaissance, vous l’affligerez, mais qu’y perdra son honneur ?

— Le romantisme de la propriété ! s’écria M. Adams en me secouant le bras. Par le recteur de l’université de Cambridge, par le grand-chancelier d’Angleterre et par toute la rédaction du Times, je vous jure que si vous laissez discourir plus longtemps cet honorable gentilhomme, un oiseau bleu s’en ira tout à l’heure nicher sur un de vos châtaigniers ; il y pondra, il y couvera, et quand ses œufs seront éclos vous ne pourrez plus faire un pas, le soir, sans vous rencontrer nez à nez avec tous les paladins du cycle carolingien, avec toutes les héroïnes de la Table-Ronde et avec toutes les chimères les plus extravagantes qu’ait jamais enfantées la cervelle d’un romantique en délire !

M. de Lussy se mit à rire. Son épiderme s’était endurci. Il jeta bravement son bonnet par-dessus les moulins. — Rassurez-vous, me dit-il ; je me suis nourri de chroniques plus que de chansons de geste, et les vieux moines historiens me furent toujours plus familiers que les jongleurs. Si jamais mes fantômes viennent essaimer ici, ce ne sera pas Roland que vous rencontrerez le soir, ni la blonde Genièvre, ni Yseult aux blanches mains, ce sera Blanche de Castille peut-être, et Godefroy, et Tancrède, et à leur suite ce parfait chevalier, le templier Humbert de Beaujeu, lequel étant en congé revint en France habiter pour un temps le manoir de ses pères. L’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, adressa une supplique au grand-maître de l’ordre des templiers et au souverain pontife Eugène III, pour qu’ils consentissent à relever Humbert de ses vœux. « Laissez-nous notre défenseur et notre justicier, leur écrivait-il : qu’il reste à jamais parmi nous ! » Et il peignait l’allégresse que son retour avait répandue dans les abbayes, les villes et les bourgades. Vilains, pauvres, veuves, orphelins, faisaient éclater leur joie ; les marchands circulaient en sûreté sur les routes, les laboureurs se sentaient protégés, eux et leurs charrues, et creusaient en chantant leurs sillons. Par la présence d’un seul homme, une lumière de paix s’était levée sur tout le pays entre Saône et Loire.

Ce sont les chroniques aussi, et non les chansons, qui m’ont appris quelles furent les vraies origines de la chevalerie. Qu’on nous parle de chevaliers, nous voyons aussitôt Rossinante, des chemins poudreux, des moulins à vent. Lisez les chroniqueurs, et vous y verrez que les chevaliers errans, les chercheurs d’aventures qui couraient le monde pour se procurer los et renom (et Dieu me garde d’en médire !) n’apparurent que sur le tard, lorsque la société féodale penchait déjà vers son déclin. Le bras royal s’allongeant indéfiniment, nos barons se sentaient menacés dans leurs châteaux ; on n’était plus à l’aise chez soi, on s’en allait courir ; mais les vrais chevaliers furent chevaliers tenanciers, non chevaliers sans terre, et à l’origine l’ordination chevaleresque fut la solennelle cérémonie qui accompagnait la mise en possession de la première tenure, et dont les moindres détails représentaient vivement au néophyte l’idée que se faisait le moyen âge de la propriété. J’ai lu dans la chronique des consuls d’Anjou que, vers le milieu du XIe siècle, un jeune homme supplia le comte d’Anjou de le faire chevalier quelques mois avant l’âge réglementaire pour qu’il pût tenir une terre qui lui était offerte à charge d’hommage. Avant d’avoir reçu la colée, un jeune noble était inhabile à tous les actes de la vie civile : il ne pouvait signer un acte ni une charte de donation, ni sceller une lettre à son sceau. Plus tard il fut ordonné par les établissemens de saint Louis que si l’on réclame à un jeune homme quelque chose de son héritage, et qu’il ne soit pas encore chevalier, il lui sera accordé un délai d’un an et deux jouis pour se faire adouber, que jusque-là toute action judiciaire sera suspendue. Vous le voyez, pour posséder la terre et pour ester en jugement, il fallait être chevalier. romantisme ! oiseau bleu !…

Et remarquez que d’un autre côté la chevalerie était une institution égalitaire, qui servait de contre-poids aux distinctions de la hiérarchie féodale. Point de grades dans la chevalerie ; ducs, marquis ou vavasseurs étaient tous chevaliers au même degré, tel châtelain qui avait ceint le baudrier avait le pas sur un fils de roi qui n’était qu’écuyer. Pourquoi ? Parce que, grands ou petits, tous les tenanciers représentaient la justice armée. Et pourquoi les cérémonies de l’ordination sont-elles le symbole d’une nouvelle naissance ? Parce que le mineur émancipé, qui devient apte à faire et à recevoir l’hommage, naît à une vie nouvelle, à la vie civile et politique, à la vie de l’honneur. Il est sorti de sa chambre enveloppé d’une tunique brune, couleur de terre, qui lui bat les talons. Tout à l’heure, après le bain, il revêtira la robe blanche et le manteau d’écarlate. L’homme naturel est mort et fait place au justicier, — et son épée, désormais instrument de justice, va lui être remise, consacrée par la religion, épée à deux tranchans, afin qu’il puisse, nous est-il dit, se défendre contre plus puissant que lui qui le voudrait déshonorer, et afin qu’aussi il soutienne le faible et celui qu’il a juré de servir.

— Cette épée, brandie par un fou, me fait peur. Sauve qui peut ! s’écria M. Adams, et, se levant brusquement, il s’en fut se promener le long de la falaise.

— O école de Manchester ! murmura M. de Lussy en le regardant s’éloigner, tu peux bien nous donner du coton, du fer et du pain ; mais je te défie de nous donner des hommes.

— Ne vous fâchez pas, lui dis-je, et, puisque nous voilà seuls, répondez-moi. Au moyen âge, je le veux, la possession de la terre était un ministère de justice, et de même que nul n’est prêtre sans qu’on lui ait conféré les ordres, nul ne pouvait être tenancier avant d’avoir reçu l’ordre de chevalerie. Ainsi le moyen âge institua en quelque sorte dans la chevalerie le sacrement de la propriété, et je reconnais là une grande pensée qu’il m’en coûte peu d’admirer ; mais cette investiture, ces cérémonies, cette robe blanche, ce bain, tout cela n’était qu’un vain appareil propre tout au plus à ébranler les imaginations : il faut autre chose pour renouveler une âme. L’Éthiopien, disait Grégoire le Grand, entre noir au bain et noir il sort du bain.

Il ne me laissa pas achever. — Que vous êtes injuste envers le moyen âge, si vous pensez que pour faire des chevaliers il se contentât d’une cérémonie ! Vous oubliez que l’adoubement était précédé d’un long noviciat. Et ici admirez, je vous prie, la profondeur de sens de ces prétendus barbares que méprisent à l’envi nos esprits forts et nos beaux esprits. Qu’est-ce pour nous que l’éducation ? Depuis la renaissance, elle consiste à donner des idées ; le moyen âge estimait que son principal office est de donner des mœurs et que la meilleure est celle qui dénature l’homme, je veux dire qui rompt sa volonté, qui violente ses instincts et l’arrache à lui-même. Voilà un enfant qui un jour ceindra la redoutable épée des justiciers. Qu’allons-nous faire pour le préparer à son noble métier ? La destinée l’appelle à gouverner les hommes ; qu’il se plie à vivre sous l’obéissance d’un maître ! Ln jour il dira : Je veux. Qu’il commence par aliéner sa volonté. Un jour il commandera ; que d’abord il se soumette et qu’il serve ! Comme il avait ennobli la propriété, le moyen âge ennoblit le service ; il en fit l’école oh se formaient les maîtres des peuples, et c’est par les offices les plus humbles de la domesticité qu’il initia des barons aux vertus du commandement.

L’enfant a sept ans. Sous la garde d’un vieil écuyer, il part, il s’en va faire son apprentissage à la cour du seigneur dominant ou dans le manoir de quelque frère d’armes de son père. Moment solennel, heure d’angoisses ! En l’embrassant, sa mère a pleuré. Devant lui, la route ondule et s’enfuit : l’inconnu est au bout. Il tance la vitesse de son doux palefroi, qui allonge le pas et lui semble dévorer l’espace. Tout à l’heure il a retourné la tête et cherché vainement à l’horizon le toit de ses pères. Il est hors d’haleine, il a le cœur gros. Ne lui reprochez pas ses larmes. Bientôt, franchissant un pont-levis, il fera son entrée dans la maison de son maître, et d’un œil interdit il observera le visage de cet étranger qu’il doit servir durant douze ans, auquel il se doit donner corps et âme pour acquérir un jour le droit de s’appartenir. De quel nom va-t-on l’appeler ? Il est damoisel ou petit seigneur, il est aussi valet ou petit serviteur.. Valet, valeton ! que ce nom ne lui déplaise, les fils des rois s’en accommodaient. Allons, qu’il se dépêche de grandir ! Je veux qu’on dise de lui, comme du valeton Bayard, qu’il sert de boire très bien en ordre et très mignonnement se contient. Et puisse-t-il aussi mériter la louange que donnait au jeune Bandino, neveu d’un pape, un évêque de Lisieux, Arnoul, disant qu’on était content de lui, qu’à la chasse, dans la chambre, dans la grande salle, il servait au doigt et à l’œil, qu’une douce pudeur, qui est la peur du reproche, sur un mot, sur un regard, lui faisait monter le rouge au front !… Valet, longtemps valet, puis écuyer. Et alors, accompagnant son seigneur dans les combats, il apprendra à ses côtés l’ouvrage batailleur…

Mais à la guerre, dans la paix, les vertus que lui enseigna la domesticité, il ne les désapprendra jamais. Quelles vertus ? le nom en est agréable à prononcer. L’attrempance, cette douceur acquise d’une âme qui, par l’habitude d’obéir, s’est rendue maîtresse d’elle-même ; la cointise ou la bonne grâce du faire et du dire ; la féauté, cette fidélité qui va jusqu’à la mort ; la prud’homie, cette sagesse réfléchie, née de l’expérience et des exemples, puis une autre vertu encore… Le nom, la chose, sans le moyen âge, le monde l’eût à jamais ignorée. Dans le manoir où notre valeton apprend la vie, la force règne sous les traits du baron, son maître, de l’homme bardé de fer ; mais une faiblesse est là aussi, qui commande par intervalles, une faiblesse ornée de grâce, une châtelaine à l’œil vair et riant, au clair visage et à la claire façon. D’elle, de son sourire, l’enfant apprend la courtoisie. Honorer et servir ce qui est faible, voilà ce que ces loups-cerviers voulurent nous enseigner. Sage et bienfaisante instruction pour les peuples ! car dans ce monde la vraie force apparaît le plus souvent sous les traits de la faiblesse ; les dieux, comme dit Homère, s’en viennent heurter à notre porte avec un bâton de mendiant, et les grandes idées qui doivent renouveler la face de la terre se plaisent à naître dans une étable et à grandir dans les mépris… Attrempé, coint, féal, prud’homme, courtois, que manque-t-il à notre damoisel pour être la fleur de la chevalerie ? J’entends qu’il soit un Godefroy, un Humbert de Beaujeu ; je veux que, comme Tancrède, s’il vient à rencontrer au passage d’une rivière une pauvresse infirme, il la prenne en croupe. — Que si la fortune ennemie lui envie de longs jours, je souhaite pour sa gloire qu’il meure comme ce chevalier de Philippe-Auguste, comme ce Josselin, gouverneur du château de Mantes, ce preux sans peur et sans reproche qui nourrissait dans son cœur une tendre compassion pour tous les dolens, et, admettant ses prisonniers à sa table, les traitait en amis et en frères. Un jour ces enfans de Satan le frappèrent d’un coup de poignard à l’instant même où il se levait pour leur porter une santé… Écoutez ceci : les soldats du Soudan d’Egypte avaient pris un enfant chrétien et le menaçaient de la mort, s’il ne reniait son Dieu. Comme il s’y refusait : — Où est-il donc, lui dirent-ils, ce Dieu qui t’est si cher ? — Au ciel, répondit l’enfant, et aussi dans mon cœur. — Alors, l’ayant tué, ils lui ouvrirent le cœur, et voici : il en sortit une colombe blanche. Et moi je vous dis : Ouvrez le cœur de la chevalerie, et de ce cœur cuirassé de fer vous verrez sortir une colombe.

Mon ami, je vous ai rappelé ce qu’était au moyen âge l’homme qui possédait la terre et qui tenait l’épée. À ce portrait ajoutez-en deux autres. D’un côté, ce sera, si vous voulez, la figure d’un bourgeois élu par ses pairs chef d’une corporation, fier de cette dignité qui fait de lui un homme public, plein d’honneur à sa façon, — car l’honneur de la communauté est son oracle, — homme de main et de conseil, et quittant son atelier quand le beffroi sonne, endossant le harnais, prêt à répandre son sang pour mettre les franchises de la cité hors d’insulte. Et ce sera, par exemple, ce drapier de Bruges, Pierre, surnommé le Roi, lequel, à la tête de ses vaillans compagnons, fit reculer la fortune de Philippe le Bel… Mais quelque chose de plus grand encore m’apparaît. O divine folie des saints ! le fils d’un riche marchand d’Assise, nourri dans les plaisirs, ami des fêtes, des banquets, sort un jour à cheval et rencontre un lépreux. D’horreur, de dégoût, il détourne la tête ; puis tout à coup, par un retour étrange, il met pied à terre, court au lépreux, le baise sur la bouche. La nature est vaincue. Tu Marcellus eris ! Tu seras saint François !… Vertus chevaleresques, vertus bourgeoises, vertus des saints !… Où sont nos chevaliers, nos François d’Assise, nos Pierre le Roi ?… Ah ! du moins sentons notre petitesse. C’est la seule vertu, je crois, qui puisse honorer notre déchéance.

— Eh ! de grâce, monsieur, dit le baronnet sortant de derrière un buisson, — le beau service que saint François d’Assise rendit au lépreux en le baisant sur la bouche ! le pauvre diable en était bien avancé !

— Vous ai-je dit, repartit Armand, que saint François eût le sens commun ?

— Quant à moi, lui répondis-je, j’admire comme vous ce baiser ; mais il y aurait trop à dire là-dessus. Un mot seulement, et nous clorons le débat. Cet extraordinaire que vous vantez dans les vertus du moyen âge, il ne m’est pas difficile de l’expliquer. Les Germains, ces pères de la féodalité, ces ancêtres de la société moderne, apportèrent de leurs forêts quelque chose que ni Rome ni Athènes n’avaient connu, le génie du compagnonnage. Se donner volontairement à un chef, courir aventure avec lui, puis reprendre sa liberté pour l’aliéner bientôt par un nouveau contrat et tour à tour se donner pour s’appartenir et ne s’appartenir que pour se donner encore, c’est ainsi qu’ils entendaient la vie sociale… Et maintenant ces hommes des bois, convertissez-les à une religion qui prêche l’idéal d’une perfection abstraite et qui proclame en même temps que l’âme humaine a une valeur infinie, puisque Dieu a voulu pâtir et mourir pour elle, puis voyez ce que devait produire la rencontre du génie de cette race avec le génie de cette religion. Athènes et Rome avaient enseigné le respect de la loi, principe des cités antiques. La loi sera pour les barons féodaux un objet de haine et de mépris, — de haine parce qu’elle est une règle permanente, uniforme, un maître impassible, sans visage et sans mains, qui ne fait pas acception des personnes, — un objet de mépris aussi parce qu’elle est toujours inférieure à l’idéal, à ce qu’on peut rêver. Il s’ensuit que, fidèle à l’esprit de compagnonnage, la féodalité conçut la société comme un système d’engagemens personnels qui liaient l’homme non pas aux choses, mais l’homme à l’homme, et d’autre part elle prit pour règle de la vie morale les oracles du cœur proclamé l’arbitre des devoirs. De là, selon que le cœur se met au-dessus ou au-dessous de la loi, tour à tour de saintes, d’héroïques folies, du sublime, le mépris de la chair et du sang, des vertus qui étonnent la nature, — mais aussi des déréglemens sans nom, d’insolentes fantaisies qui bravent tout, des folies de crime et d’orgueil… Vous avez fait votre choix, vous nous avez montré les Josselin, les Godefroy, les Humbert. Que dites-vous des Thomas de Marie, des Robert de Bellesme, des brigands de grands chemins, des détrousseurs de marchands, des rançonneurs de pèlerins, de ces pieds qui marchaient dans le sang, de ces mains avides et pesantes à qui rien n’était sacré, de toute cette engeance des brise-moutiers qu’on appelait aussi les éveille-chiens, parce que bien avant dans la nuit, quand ils sortaient de leur repaire pour quelque sinistre expédition, les entendant venir, tous les chiens des environs remplissaient les airs de hurlemens funèbres.

Mais laissons là les éveille-chiens, continuai-je, arrachons, si vous le voulez, de l’histoire du moyen âge toutes les pages sanglantes ; — je ne laisserai pas de m’étonner que vous, catholique orthodoxe, vous, moraliste austère, vous vantiez sans réserve ces temps de confusion qui déconcertent toutes les habitudes de notre esprit. L’homme méprisant la loi et se mettant à sa place, lors même qu’il veut le bien, où cela va-t-il ? Oubliez vos tenanciers et vos saints. Songez aux lollards, aux bégards et à ces chevaliers qui tenaient de leur dame leur vie en fief. Vous catholique, que pensez-vous de ces innombrables mystiques qui, aspirant aux franchises de l’église invisible, méprisaient les autels, les ordres, la prière même, — car, disaient-ils, s’ils avaient demandé quelque chose à Dieu, ils l’eussent avoué pour leur maître et eux pour ses serviteurs, et ce n’est pas ainsi qu’en useront l’homme et Dieu dans la vie éternelle. Honte à l’église visible, s’écriaient-ils, et à ses sacremens, qui sont un attentat à la sainte liberté des enfans de Dieu ! Et vous, moraliste, que pensez-vous de ces franciscains de l’amour profane, de ces pauvres Galois qui aspiraient aux palmes de l’amoureux martyr et couraient tout nus au fort de l’hiver, jeûnant, se macérant à la plus grande gloire de leur maîtresse, et disant : Périsse le mariage qui est un crime contre la liberté du cœur !… Longtemps tenue de court, longtemps soumise à une dure tutelle par les lois de la cité antique, c’est le moyen âge qui affranchit la passion. Désormais elle triomphe, elle est inviolable et sacrée, elle brave le ciel et la terre, les vertus ne sont-que ce qu’elle veut, elle étend ou borne les devoirs à sa fantaisie. Le respect de la femme ! Mais l’antiquité l’avait connu ; j’en atteste Octavie et Porcia. Et l’ivresse du plaisir, tous ses poètes l’ont chantée. Ce qu’elle avait ignoré, c’est le culte de la passion, c’est la jouissance unie à l’adora(ion mystique, c’est la vertu s’engendrant dans le cœur par l’enthousiasme de la beauté. Point de vertu sans exaltation, point d’exaltation sans amour, point d’amour éternel sans l’éternelle illusion, et l’illusion, le mariage la tue. Ainsi raisonnèrent les descendons des Germains.

Mon cher Armand, si je connais moins que vous les chroniqueurs, j’ai quelque peu pratiqué les poètes. Au moyen âge, l’église écrivit ou dicta l’histoire ; mais, fille du siècle, la poésie fut toujours dans la confidence des mondains. N’avez-vous donc jamais lu les romans de la Table-Ronde ? L’adultère en est l’âme. Levez-vous et sortez de la nuit, étranges et délicieux fantômes ! Des reines coupables passent et repassent devant mes yeux, affolées d’amour, fières de leurs faiblesses, se couronnant de leur faute comme d’une auréole, et le soleil qu’elles portent au front fait lever dans le cœur des trouvères des moissons dorées et ondoyantes de poésie… O disciple du grand Joseph, je vous le demande, que répondrez-vous à Lancelot du Lac, quand il vous dira que ce mot de la reine Genièvre : « Adieu ! mon doux et bel ami ! » l’a rendu vaillant et prud’homme, heureux dans ses détresses, riche dans sa pauvreté, insensible à la souffrance, invincible aux tentations ?… Le moyen âge, ce fils étonnant de la Germanie et du Christ, a mêlé le ciel aux choses de la terre et mis l’infini dans les sentimens du cœur. Si vous le louez d’avoir inventé le romantisme de la propriété, n’oubliez pas qu’il inventa à ses risques et périls l’idéalisme de la passion, et que le sacre de l’amour adultère est la grande fête qu’ont célébrée à l’envi ses poètes.

— Lancelot, Tristan, me répliqua-t-il vivement. Ces héros, comment finissent-ils ? Oui, quel est le dénoûment ? Le couvent ou la mort. Dans ce sacre de la passion, c’est le malheur qui officie.

— Écoutez, lui dis-je, écoutez. Tristan et la reine Yseult moururent jeunes, il est vrai ; mais, ensevelis dans la même chapelle, bientôt de leurs deux tombeaux on vit sortir deux ronces feuillues qui, s’élançant en arcade flottante et s’étant rejointes, se couvrirent de roses blanches. Jusqu’à trois fois, le roi Marc fit arracher ces ronces ; trois fois elles repoussèrent. Enfin le mariage consterné s’inclina devant ce miracle de la passion. La chapelle fut fermée, et, s’il en faut croire la légende, les ronces y sont encore en fleur. Que dis-je ? cela est certain ; la poésie moderne a fait un pèlerinage dans cette chapelle, et les roses blanches qu’elle y a cueillies ne sont pas les moins parfumées de sa couronne.

Et pour l’achever en lui rappelant tout ce que le moyen âge a osé, je pris dans le creux du châtaignier un livre que j’avais feuilleté, non sans intention, en l’attendant.

— Voici, lui dis-je, quelques lignes tirées d’un conte écrit au XIIIe siècle. Peut-être vous laisseront-elles peu d’édification. — « En paradis, qu’ai-je à faire ? dit Aucassin. Je n’ai souci d’y entrer si je n’ai Nicolette avec moi, Nicolette, ma très douce amie que j’aime tant ; car en paradis vont seulement telles gens que je vous dirai. Y vont les vieux prêtres, et les vieux estropiés, et les manchots qui tout le jour et toute la nuit se tiennent devant les autels dans les vieilles églises, et ceux à vieux capuchons râpés et à vieux habits, ceux qui sont déchaux et dépenaillés et qui meurent de faim, de soif, de froid et de mésaise. Ceux-là vont en paradis ; avec eux n’ai-je que faire… Mais en enfer veux-je aller, car en enfer vont les beaux clercs, et les beaux chevaliers qui sont morts aux tournois et à la guerre, et les beaux écuyers, et les francs hommes. Avec eux veux-je aller. Et là vont les belles dames courtoises avec leurs barons. Et là va l’or et l’argent, le vair et le gris, et là vont les harpistes et les jongleurs, et les rois du siècle. Avec eux, en enfer, veux-je aller, pourvu que j’aie Nicolette, ma très douce amie, avec moi. »

Ma citation et mes argumens l’affligèrent. J’eus pitié de lui. — Voyons, lui dis-je, ne pourrions-nous pas nous arranger ? Si l’on reconnaissait à vos héros la supériorité dans les vertus extraordinaires, n’accorderiez-vous pas à ce siècle une sagesse, un esprit de justice et d’humanité qui a son prix ?

— Point d’accord, dit-il en frappant la terre de son bâton. Leurs crimes, leurs folies, je ne veux rien nier ; mais nous sommes, nous autres, désespérément médiocres, et cela nous met à cent piques au-dessous d’eux.

— Eh bien ! m’écriai-je, quand par impossible vous auriez raison, quand il serait prouvé qu’il y avait en France sous Louis IX plus de saints qu’il n’y a aujourd’hui d’honnêtes gens, je considérerais toujours la révolution comme le plus grand et le plus heureux événement qu’ait vu le monde depuis la naissance du Christ, et je ne laisserais pas de croire fermement au progrès ; mais il n’en est pas moins vrai que le moyen âge, à sa façon, fut un ouvrier du progrès, qu’il a, lui aussi, sans trop le savoir, travaillé au grand œuvre.

Il parut étonné ; mais le baronnet : — Assez, jeunes gens, assez, de grâce ! laissez là vos pipeaux, ces châtaigniers sont las de vous entendre. Damète, vous êtes digne du prix, mais Ménalque ne l’est pas moins. Au romantisme de la propriété nous donnerons la génisse deux fois mère, à l’idéalisme de la passion les deux vases de hêtre ciselé… Aussi vrai que j’ai étudié à Cambridge, la tête me tourne. Fermez les écluses, jeunes bergers, ou je me noie. Fermez-les et tirez au large. Sat prata biberunt.


X.

Je reconduisis M. de Lussy jusqu’à mi-chemin. La nuit était tombée. Je revins par un long détour en conversant avec la lune. Elle était aussi blanche que les roses du tombeau d’Yseult. Comme j’allais rentrer chez moi, M. Adams, qui se tenait aux aguets embusqué derrière son portail, traversa la route et me barra le passage.

— Quel charme a donc pour vous la société de ce maître fou ? me demanda-t-il.

— J’en connais de plus fous, lui répondis-je, mais qui ne sont pas si romantiques.

— Je suis un vrai chevalier, répliqua-t-il en ricanant. Ma volonté est ma Nicolette, et en enfer veux-je aller, pourvu que j’aie ma très douce amie avec moi… Voyez si je ne profite pas à votre école. Et il ajouta : — Ce serait grand dommage qu’un aussi joli garçon que vous se mît à déraisonner. Ne savez-vous pas que la vie est une partie d’échecs ?

— Je souhaite, lui dis-je, que vous perdiez partie, revanche et le tout.

— Épargnez-moi vos bons souhaits et faites ce que je vais vous dire. Pendant que je me promènerai au clair de la lune, vous irez chez moi, et, ne me trouvant pas, vous demanderez à m’attendre. On vous introduira dans un grand salon. Là vous ferez vos observations, et nous verrons si vous êtes fort sur le diagnostic. Alerte ! ouvrez bien vos yeux.

— Savez-vous, lui dis-je, que vous avez une façon de disposer de moi…

You are a troublesome fellow, fit-il en frappant du pied. Que de simagrées ! Voulez-vous ou ne voulez-vous pas ?

— Eh ! morbleu, je veux bien, répondis-je.

Il me donna une poignée de main et s’en alla en se dandinant.

Il couvrait mal son jeu ; mais je ne laissai pas de faire ce qu’il désirait, et vingt minutes plus tard je me trouvais assis au coin d’un sopha, dans un très grand salon dont une partie était éclairée par la faible lueur d’une petite lampe, tandis que la fenêtre du côté opposé laissait pénétrer un pâle rayon de lune qui dessinait une bande bleuâtre sur le parquet. Près de la lampe, au milieu d’une moisson de verveines répandues en désordre, se tenait Georgette, accroupie comme la veille sur un carreau de velours. Derrière elle, rencognée dans une embrasure, la négresse endormie laissait pendre sa grosse tête sur sa poitrine. Naïda et Dudu dormaient aussi enveloppées dans de riches peignoirs à dentelle. Elles étaient étendues de leur long sur deux coussins placés l’un à droite de Georgette, l’autre à gauche, et semblaient, même en dormant, faire la garde autour de leur jeune maîtresse. Georgette ne disait rien, je ne soufflais le mot non plus, et le silence n’était interrompu que par de longs soupirs de la négresse, qui faisait peut-être un mauvais rêve. J’avais pris un livre par contenance et je le feuilletais ; mais, sur quelque page que s’arrêtassent mes yeux, j’y lisais toujours la même histoire qui commençait ainsi : « Il y avait une fois une jeune fille belle comme le jour et vraiment singulière qui était tombée aux mains d’un riche baronnet sans préjugés ; on ne sait vraiment ce qui fût arrivé, si elle n’eût été gardée à vue par deux poupées… » Et par-dessus la tranche du livre je regardais les poupées dont les grands yeux d’émail avaient l’air de dire : Nous veillons sur elle ; que personne n’y touche !… Et je me demandais si Dudu et Naïda n’étaient pas deux fées compatissantes qui avaient pris un corps de carton et un visage de porcelaine pour venir au secours de l’innocence en danger.

Dans ce moment, du reste, Georgette ne travaillait point à trier des coupons ni à tailler des béguins. Elle était livrée à une plus grave occupation. Elle tenait d’une main des tablettes en ardoise encadrées dans quatre baguettes de bois blanc, et, s’aidant d’une touche, comme un enfant qui épelle, elle paraissait compter et recompter des syllabes. Elle s’appliquait à ce grand travail avec une infinie contention d’esprit ; ses sourcils se contractaient, elle mordillait ses lèvres, et de temps en temps passait la main sur son front ou froissait entre ses doigts le bout de ses longues tresses brunes, qu’elle avait ramenées devant sa poitrine. Décidément elle ne trouvait pas son compte, car, de guerre lasse, elle finit par poser la touche et les tablettes sur ses genoux, et, détournant la tête, contempla les verveines d’un air découragé.

Je mis de côté toute discrétion, je m’approchai, je pris les tablettes ; mais je ne les pus déchiffrer. Les pattes de mouche qui s’y croisaient en tous sens étaient de vrais hiéroglyphes. Je devinai seulement à la longueur inégale des lignes que ces abracadabras devaient être des vers, et, au dépit de Georgette, que ces vers boitaient tout bas de l’oreille et du pied.

Elle poussa un soupir et me dit : — Toujours trop longs ou trop courts. Je n’y arriverai jamais.

— Prenez garde ! lui dis-je à tout hasard. Cette occupation n’est pas sans danger.

Et lui montrant les poupées : — C’est l’avis de vos fétiches. Il faut les croire en tout et partout.

Elle eut l’air étonné, leva les yeux au plafond, parut rêver ; puis une idée lui vint. Elle prit une des poupées dans ses bras, la secoua doucement comme pour la réveiller et me dit : — Je veux causer avec Dudu ; mais la négresse dort. D’habitude c’est elle qui répond. Voulez-vous répondre à sa place ?

— De grand cœur, dis-je, et je fermai mon livre.

Elle demeura un instant silencieuse, couvant des yeux la tête de porcelaine. Puis d’une voix lente et sourde : Comment t’appelles-tu ?

— Dudu, répondis-je ; c’est un joli nom.

Elle hocha la tête : — La négresse répond mieux, fit-elle. Elle dit toujours : C’est un nom triste… Et reprenant le dialogue : Qui es-tu ?

— Une fleur d’Asie transplantée en Europe. Mi-Géorgienne, mi-Française, cette confusion m’embrouille un peu. Je ne vois pas bien clair dans mon cœur.

— Je ne te comprends pas, Dudu, reprit-elle ; je te demande tout simplement qui tu es.

— Une pauvre enfant vendue par ses parens et achetée par un Anglais.

— Oh ! pour cela, c’est vrai, pauvre fille ! dit-elle naïvement. Je suis bien aise de voir que tu ne mens pas… Et après un silence : — Es-tu heureuse ?

— Je pourrais l’être ; on ne me refuse rien.

— Et tu ne l’es pas ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

Elle hocha encore la tête : — Tu le sais ; cela est écrit là ! Et elle montrait du doigt les tablettes. — À quoi t’occupes-tu ? reprit-elle.

— À jouer à la poupée, pour faire croire que je n’ai pas seize ans.

— Qui sait si je les ai ? dit-elle en levant furtivement les yeux vers moi. Et elle ajouta : — Qu’en pense-t-il, lui ?

— Il lui est venu des doutes qui le tracassent, et il charge ses amis de l’en éclaircir.

Elle tressaillit : — Pauvre petite ! si demain il disait : Je veux ! que ferais-tu ?

— Cela est bien simple, j’ai de si beaux yeux ! J’exigerais qu’il m’épousât.

Son visage s’enflamma de colère ; elle saisit la poupée par le milieu du corps, l’agita violemment en l’air, et je crus qu’elle allait lui briser la tête contre la muraille. — Jamais ! jamais ! tu mens ! s’écria-t-elle.

Mais un profond soupir de la négresse la fit rentrer en elle-même. Elle cacha un moment son visage dans ses mains ; puis d’une voix vibrante : — Réponds-moi. S’il dit : Je veux ! que feras-tu ?

— Je suis en pays libre ; il n’y a pas de marché qui tienne, je m’appartiens. D’ailleurs il n’est pas si terrible qu’il en a l’air, et il y a ici près des gens de cœur dont j’invoquerai le secours.

Pour la troisième fois elle secoua la tête. — Tu deviens bavarde. Il fallait me répondre : Je m’enfuirai jusqu’au bout du monde… Mais je t’aurais demandé : Avec qui ?

— C’est la méthode géorgienne, lui dis-je. Dudu aime mieux l’autre.

À ces mots, posant ses deux coudes sur le corps de la poupée et son menton dans ses deux mains, elle avança la tête et de ses yeux tout grands ouverts elle me contempla fixement : ce regard était étrange, et j’en fus comme enivré. Ma tête se prit, le pays des rêves m’apparut, je crus voir les verveines se soulever sur leurs tiges écourtées et attacher sur moi d’ardentes prunelles ; l’oiseau bleu chanta, et la lune l’écouta comme moi, car le rayon qu’elle projetait dans la partie obscure de la chambre s’aviva tout à coup et fit pâlir la lumière de la lampe.

Les deux yeux noirs me regardaient toujours. Je ne sais quelle folie me vint à l’esprit et jusque sur le bord des lèvres ; mais, comme j’ouvrais la bouche, Georgette se redressa. Tremblant de tout son corps, elle porta sur son front l’index de sa main droite, et étendit vivement le bras gauche dans la direction d’une petite porte de dégagement que masquait une portière. Ce geste était fort expressif : comme si la porte fût devenue tout à coup transparente, j’aperçus derrière, très distinctement, une paire d’oreilles britanniques qui se tenaient aux écoutes.

Je me levai et dis à haute voix : — Décidément M.. Adams ne revient pas. Serviteur à Mlle Dudu et à la compagnie ! — Et j’ajoutai tout bas : — Se sauver au bout du monde, c’est bien loin. Il faudra dire : Je ne veux pas, — et j’aviserai.

Là-dessus je me dirigeai vers la petite porte, je l’ouvris, et je dois convenir que je ne trouvai personne derrière. Je perdis un peu de temps à chercher mon chemin dans une enfilade de petites pièces. Comme je traversais la verandah, je me rencontrai nez à nez avec le baronnet.

— Eh bien ! jeune homme ? me dit-il d’un air placide.

— Elle a douze ans, lui dis-je en haussant les épaules. Tâchez de prouver à M. de Lussy qu’il y a encore dans ce siècle un peu de vertu.

— Ah ! c’est votre opinion, répondit-il ; vous êtes un homme clairvoyant et de bon conseil. Good night, my dear !


VICTOR CHERBULIEZ.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.