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Le Horla (recueil, Ollendorff 1895)/Le Signe

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Le Signe (1887)
Le HorlaP. Ollendorff (p. 163-178).

LE SIGNE



La petite marquise de Rennedon dormait encore, dans sa chambre close et parfumée, dans son grand lit doux et bas, dans ses draps de batiste légère, fine comme une dentelle, caressants comme un baiser ; elle dormait seule, tranquille, de l’heureux et profond sommeil des divorcées.

Des voix la réveillèrent qui parlaient vivement dans le petit salon bleu. Elle reconnut son amie chère, la petite baronne de Grangerie, se disputant pour entrer avec la femme de chambre qui défendait la porte de sa maîtresse.

Alors la petite marquise se leva, tira les verrous, tourna la serrure, souleva la portière et montra sa tête, rien que sa tête blonde, cachée sous un nuage de cheveux.

— Qu’est-ce que tu as, dit-elle, à venir si tôt ? Il n’est pas encore neuf heures.

La petite baronne, très pâle, nerveuse, fiévreuse, répondit :

— Il faut que je te parle. Il m’arrive une chose horrible.

— Entre, ma chérie.

Elle entra, elles s’embrassèrent ; et la petite marquise se recoucha pendant que la femme de chambre ouvrait les fenêtres, donnait de l’air et du jour. Puis, quand la domestique fut partie, Mme de Rennedon reprit : « Allons, raconte. »

Mme de Grangerie se mit à pleurer, versant ces jolies larmes claires qui rendent plus charmantes les femmes, et elle balbutiait sans s’essuyer les yeux pour ne point les rougir : « Oh, ma chère, c’est abominable, abominable, ce qui m’arrive. Je n’ai pas dormi de la nuit, mais pas une minute ; tu entends, pas une minute. Tiens, tâte mon cœur, comme il bat. »

Et, prenant la main de son amie, elle la posa sur sa poitrine, sur cette ronde et ferme enveloppe du cœur des femmes, qui suffit souvent aux hommes et les empêche de rien chercher dessous. Son cœur battait fort, en effet.

Elle continua :

« Ça m’est arrivé hier dans la journée… vers quatre heures… ou quatre heures et demie. Je ne sais pas au juste. Tu connais bien mon appartement, tu sais que mon petit salon, celui où je me tiens toujours, donne sur la rue Saint-Lazare, au premier ; et que j’ai la manie de me mettre à la fenêtre pour regarder passer les gens. C’est si gai, ce quartier de la gare, si remuant, si vivant… Enfin, j’aime ça ! Donc hier, j’étais assise sur la chaise basse que je me suis fait installer dans l’embrasure de ma fenêtre ; elle était ouverte, cette fenêtre, et je ne pensais à rien ; je respirais l’air bleu. Tu te rappelles comme il faisait beau, hier !

« Tout à coup je remarque que, de l’autre côté de la rue, il y a aussi une femme à la fenêtre, une femme en rouge ; moi j’étais en mauve, tu sais, ma jolie toilette mauve. Je ne la connaissais pas cette femme, une nouvelle locataire, installée depuis un mois ; et comme il pleut depuis un mois, je ne l’avais point vue encore. Mais je m’aperçus tout de suite que c’était une vilaine fille. D’abord je fus très dégoûtée et très choquée qu’elle fût à la fenêtre comme moi ; et puis, peu à peu, ça m’amusa de l’examiner. Elle était accoudée, et elle guettait les hommes, et les hommes aussi la regardaient, tous ou presque tous. On aurait dit qu’ils étaient prévenus par quelque chose en approchant de la maison, qu’ils la flairaient comme les chiens flairent le gibier, car ils levaient soudain la tête et échangeaient bien vite un regard avec elle, un regard de franc-maçon. Le sien disait : « Voulez-vous ? »

Le leur répondait : « Pas le temps », ou bien : « Une autre fois », ou bien : « Pas le sou », ou bien : « Veux-tu te cacher, misérable ! » C’étaient les yeux des pères de famille qui disaient cette dernière phrase.

« Tu ne te figures pas comme c’était drôle de la voir faire son manège ou plutôt son métier.

« Quelquefois elle fermait brusquement la fenêtre et je voyais un monsieur tourner sous la porte. Elle l’avait pris, celui-là, comme un pêcheur à la ligne prend un goujon. Alors je commençais à regarder ma montre. Ils restaient de douze à vingt minutes, jamais plus. Vraiment, elle me passionnait, à la fin, cette araignée. Et puis elle n’était pas laide, cette fille.

« Je me demandais : Comment fait-elle pour se faire comprendre si bien, si vite, complètement. Ajoute-t-elle à son regard un signe de tête ou un mouvement de main ? »

« Et je pris ma lunette de théâtre pour me rendre compte de son procédé. Oh ! il était bien simple : un coup d’œil d’abord, puis un sourire, puis un tout petit geste de tête qui voulait dire : « Montez-vous ? » Mais si léger, si vague, si discret, qu’il fallait vraiment beaucoup de chic pour le réussir comme elle.

« Et je me demandais : Est-ce que je pourrais le faire aussi bien, ce petit coup de bas en haut, hardi et gentil ; car il était très gentil, son geste.

« Et j’allai l’essayer devant la glace. Ma chère, je le faisais mieux qu’elle, beaucoup mieux ! J’étais enchantée ; et je revins me mettre à la fenêtre.

« Elle ne prenait plus personne, à présent, la pauvre fille, plus personne. Vraiment elle n’avait pas de chance. Comme ça doit être terrible tout de même de gagner son pain de cette façon-là, terrible et amusant quelquefois, car enfin il y en a qui ne sont pas mal, de ces hommes qu’on rencontre dans la rue.

« Maintenant ils passaient tous sur mon trottoir et plus un seul sur le sien. Le soleil avait tourné. Ils arrivaient les uns derrière les autres, des jeunes, des vieux, des noirs, des blonds, des gris, des blancs.

« J’en voyais de très gentils, mais très gentils, ma chère, bien mieux que mon mari, et que le tien, ton ancien mari, puisque tu es divorcée. Maintenant tu peux choisir.

« Je me disais : Si je leur faisais le signe, est-ce qu’ils me comprendraient, moi, moi qui suis une honnête femme ? Et voilà que je suis prise d’une envie folle de le leur faire ce signe, mais d’une envie, d’une envie de femme grosse… d’une envie épouvantable, tu sais, de ces envies… auxquelles on ne peut pas résister ! J’en ai quelquefois comme ça, moi. Est-ce bête, dis, ces choses-là ! Je crois que nous avons des âmes de singes, nous autres femmes. On m’a affirmé du reste (c’est un médecin qui m’a dit ça) que le cerveau du singe ressemblait beaucoup au nôtre. Il faut toujours que nous imitions quelqu’un. Nous imitons nos maris, quand nous les aimons, dans le premier mois des noces, et puis nos amants ensuite, nos amies, nos confesseurs, quand ils sont bien. Nous prenons leurs manières de penser, leurs manières de dire, leurs mots, leurs gestes, tout. C’est stupide.

« Enfin, moi quand je suis trop tentée de faire une chose, je la fais toujours.

« Je me dis donc : Voyons, je vais essayer sur un, sur un seul, pour voir. Qu’est-ce qui peut m’arriver ? Rien ! Nous échangerons un sourire, et voilà tout, et je ne le reverrai jamais ; et si je le vois il ne me reconnaîtra pas ; et s’il me reconnaît je nierai, parbleu.

« Je commence donc à choisir. J’en voulais un qui fût bien, très bien. Tout à coup je vois venir un grand blond, très joli garçon. J’aime les blonds, tu sais.

« Je le regarde. Il me regarde. Je souris, il sourit ; je fais le geste ; oh ! à peine, à peine ; il répond « oui » de la tête et le voilà qui entre, ma chérie ! Il entre par la grande porte de la maison.

« Tu ne te figures pas ce qui s’est passé en moi à ce moment-là ! J’ai cru que j’allais devenir folle. Oh ! quelle peur ! Songe, il allait parler aux domestiques ! À Joseph qui est tout dévoué à mon mari ! Joseph aurait cru certainement que je connaissais ce monsieur depuis longtemps.

« Que faire ? dis ? Que faire ? Et il allait sonner tout à l’heure, dans une seconde. Que faire, dis ? J’ai pensé que le mieux était de courir à sa rencontre, de lui dire qu’il se trompait, de le supplier de s’en aller. Il aurait pitié d’une femme, d’une pauvre femme ! Je me précipite donc à la porte et je l’ouvre juste au moment où il posait la main sur le timbre.

« Je balbutiai, tout à fait folle : « Allez-vous-en, Monsieur, allez-vous-en, vous vous trompez, je suis une honnête femme, une femme mariée. C’est une erreur, une affreuse erreur ; je vous ai pris pour un de mes amis à qui vous ressemblez beaucoup. Ayez pitié de moi, Monsieur. »

« Et voilà qu’il se met à rire, ma chère, et il répond : « Bonjour, ma chatte. Tu sais, je la connais, ton histoire. Tu es mariée, c’est deux louis au lieu d’un. Tu les auras. Allons montre-moi la route. »

« Et il me pousse ; il referme la porte, et comme je demeurais, épouvantée, en face de lui, il m’embrasse, me prend par la taille et me fait rentrer dans le salon qui était resté ouvert.

« Et puis, il se met à regarder tout comme un commissaire-priseur, et il reprend : « Bigre, c’est gentil, chez toi, c’est très chic. Faut que tu sois rudement dans la dèche en ce moment-ci pour faire la fenêtre ! »

« Alors, moi, je recommence à le supplier : « Oh ! Monsieur, allez-vous-en ! allez-vous-en ! Mon mari va rentrer ! Il va rentrer dans un instant, c’est son heure ! Je vous jure que vous vous trompez ! »

« Et il me répond tranquillement : « Allons, ma belle, assez de manières comme ça. Si ton mari rentre, je lui donnerai cent sous pour aller prendre quelque chose en face. »

« Comme il aperçoit sur la cheminée la photographie de Raoul, il me demande :

« — C’est ça, ton… ton mari ?

« — Oui, c’est lui.

« — Il a l’air d’un joli mufle. Et ça, qu’est-ce que c’est ? Une de tes amies ?

« C’était ta photographie, ma chère, tu sais celle en toilette de bal. Je ne savais plus ce que je disais, je balbutiai :

« — Oui, c’est une de mes amies.

« — Elle est très gentille. Tu me la feras connaître.

« Et voilà la pendule qui se met à sonner cinq heures ; et Raoul rentre tous les jours à cinq heures et demie ! S’il revenait avant que l’autre fût parti, songe donc ! Alors… alors… j’ai perdu la tête… tout à fait… j’ai pensé… j’ai pensé… que… que le mieux… était de… de… de… me débarrasser de cet homme le… le plus vite possible… Plus tôt ce serait fini… tu comprends… et… et voilà… voilà… puisqu’il le fallait… et il le fallait, ma chère… il ne serait pas parti sans ça… Donc j’ai… j’ai… j’ai mis le verrou à la porte du salon… Voilà. »


La petite marquise de Rennedon s’était mise à rire, mais à rire follement, la tête dans l’oreiller, secouant son lit tout entier.

Quand elle se fut un peu calmée, elle demanda :

— Et… et… il était joli garçon…

— Mais oui.

— Et tu te plains ?

— Mais… mais… vois-tu, ma chère, c’est que… il a dit… qu’il reviendrait demain… à la même heure… et j’ai… j’ai une peur atroce… Tu n’as pas idée comme il est tenace… et volontaire… Que faire… dis… que faire ?

La petite marquise s’assit dans son lit pour réfléchir ; puis elle déclara brusquement :

— Fais-le arrêter.

La petite baronne fut stupéfaite. Elle balbutia :

— Comment ? Tu dis ? À quoi penses-tu ? Le faire arrêter ? Sous quel prétexte ?

— Oh ! c’est bien simple. Tu vas aller chez le commissaire ; tu lui diras qu’un monsieur te suit depuis trois mois ; qu’il a eu l’insolence de monter chez toi hier ; qu’il t’a menacée d’une nouvelle visite pour demain, et que tu demandes protection à la loi. On te donnera deux agents qui l’arrêteront.

— Mais, ma chère, s’il raconte…

— Mais on ne le croira pas, sotte, du moment que tu auras bien arrangé ton histoire au commissaire. Et on te croira, toi, qui es une femme du monde irréprochable.

— Oh ! je n’oserai jamais.

— Il faut oser, ma chère, ou bien tu es perdue.

— Songe qu’il va… qu’il va m’insulter… quand on l’arrêtera.

— Eh bien, tu auras des témoins et tu le feras condamner.

— Condamner à quoi ?

— À des dommages. Dans ce cas, il faut être impitoyable !

— Ah ! à propos de dommages…, il y a une chose qui me gêne beaucoup…, mais beaucoup… Il m’a laissé… deux louis… sur la cheminée.

— Deux louis ?

— Oui.

— Pas plus ?

— Non.

— C’est peu. Ça m’aurait humiliée, moi. Eh bien ?

— Eh bien ! qu’est-ce qu’il faut faire de cet argent ?

La petite marquise hésita quelques secondes, puis répondit d’une voix sérieuse :

— Ma chère… Il faut faire… il faut faire… un petit cadeau à ton mari… ça n’est que justice.