Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 1/L’Astîka

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Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 1p. 111-235).


L’ASTIKA.





Pourquoi, dit Çâaunaka, le roi Djanamédjaya, le plus grand des monarques, poursuivait-il dans le sacrifice des serpents la mort de ces reptiles ? Dis-moi cela 1017.

Entièrement, Soûtide, tout, complètement et d’une manière conforme à la vérité. Pourquoi Astîka, le plus vertueux des brahmes et le plus éminent des hommes, qui murmurent la prière, sauva-t-il les serpents du feu allumé ? 1018.

De qui était fils ce roi, qui célébra le sacrifice des serpents, et de qui était né ce brahme d’une si haute éminence ? Parle ! 1019.

Écoute-moi, brahme, le meilleur des mortels, qui sont doués de la parole, écoute-moi, répondit le Soûtide, te narrer toute cette gi-ande histoire d’Astîka, comme elle me lut racontée à moi-même. 1020.

Je désire entendre complètement, reprit Çâaunaka, cette légende ravissante d’Astika, ce brahme illustre, le rishi des Pourânas. 1021.

Les brahmes en effet ont nommé cette histoire un Pourâna, dit le rejeton de Soûta ; elle fut racontée par Krishna-Dwaîpâyâna au milieu des anachorètes, hôtes de la forêt Naîmisha. 1022.

Jadis le docte Lomaharshana, mon père, ce fils de Soûta, ce disciple de Vyâsa, l’a dite au milieu des brahmes, qui avaient sollicité de lui cette faveur. 1023.

Je puis donc exactement raconter, moi, qui l’ai entendue, à toi, qui me la demandes, Çâaunaka, toute cette légende d’Astîka. 1024.

Je vais narrer complètement cette histoire, qui peut effacer tous les péchés. Brahmatchâri éminent, pareil au maître des créatures, le père d’Astîka était nommé Djaratkârou. C’était un grand ascète, voué à la continence, qui se refusait la nourriture et mettait continuellement son plaisir dans une atroce pénitence. 1025-1026.

Versé dans la connaissance des devoirs, inébranlable dans son vœu, un jour cet éminent personnage, qui possédait la puissance acquise par les macérations, et le plus saint des religieux mendiants, parcourut toute la terre jusqu’au lieu où habitait le mouni Sâyangriha. L’anachorète allait de tous les côtés, faisant ses immersions dans tous les Tîrthas, cultivant des austérités impossibles aux âmes mondaines, vivant d’air, sevré de nourriture, exténué de jeûne, et ne clignant jamais sa paupière.1027-1028-1029.

Tandis qu’il errait çà et là, marchant avec une splendeur égale à celle du feu allumé, il vit un jour, sans les connaître, ses aîeux, suspendus, les pieds en haut, la tête en bas, dans une grande caverne. À cette vue, Djaratkârou dit à ses ancêtres : 1030-1031.

« Qui sont vos saintetés, ô vous, qui pendez, la tête en bas dans cette caverne, vous retenant à une touffe de virana, que ronge de tous les côtés un rat caché dans cet antre, son habitation perpétuelle ? » 1032.

« Nous sommes des anachorètes de la classe nommée les Yâyâvaras, lui répondirent ses aïeux. Nous avons été fermes dans nos observances ; mais nous descendons en bas maintenant vers la terre, parce que notre postérité va bientôt s’éteindre, 1033.

» Nous avons, infortunés, que nous sommes, un seul descendant, appelé Djaratkârou ; mais il s’occupe, le malheureux, uniquement de pénitences. 1034.

» Il ne veut pas se choisir une épouse pour engendrer des fils. Aussi nous voici, comme des malfaiteurs, sans protection de celui, qui doit nous protéger, pendus et croulant ici dans une caverne par l’extinction de notre postérité. Mais qui es-tu, homme sensible, qui compâtis à nos peines, comme un parent ? 1035-1036.

» Brahme, nous désirons apprendre qui est ta sainteté debout ici devant nous, et pourquoi tu nous plains, nous vraiment à plaindre, ô le meilleur des hommes ! » 1037.

« Vos révérences sont mes ascendants, reprit Djaratkârou, mes pères et mes aïeux. Dites ! Que dois-je faire en ce moment, moi, qui suis Djaratkârou même ? » 1038.

« Applique-toi de toutes tes forces, mon fils, lui répondirent ses pères, à propager notre famille pour ton intérêt et pour le nôtre. Révérend, c’est là ton devoir. 1039.

» Car, mon ami, ce n’est pas en accumulant beaucoup les macérations et les mérites des observances, que l’on entre dans cette voie, qui s’ouvre d’elle-même pour ceux qui ont des fils. 1040.

» Ainsi, efforce-toi, mon fils, d’appliquer suivant nos ordres ta pensée au mariage et à la propagation de ta famille : c’est le plus grand bien, que tu puisses nous faire. » 1041.

« Je ne veux pas, reprit Djaratkârou, acquérir une épouse ni des richesses pour l’agrément de ma vie ; c’est en vue de votre bien seul que j’épouserai une femme.

» Je le ferai à une condition, en suivant les règles données, si j’obtiens l’approbation de vos révérences : je n’agirai pas autrement. 1042-1043.

» J’épouserai, en me conformant aux rites, une jeune fille, que ses parents voudront bien me donner comme une aumône, et qui est appelée du même nom que moi.

» Pauvre comme je suis, qui voudra me donner personnellement une épouse ? Mais, si quelqu’un m’en donne une, je la recevrai comme une aumône. 1044-1045.

» Ces points établis relativement au mariage, j’épouserai, mes aïeux, à cette condition toujours ; autrement, je n’épouserai pas. 1046.

» Ainsi naîtra un fils pour le salut de vos révérences : puissent, arrivés dans les palais éternels, mes aïeux savourer la félicité ! » 1047.

Ensuite, pour se marier, le brahme, ferme dans ses vœux, continua le Soûtide, parcourut la terre, en mendiant une femme ; mais il ne trouva point d’épouse. 1048.

Un jour le deux fois né entra dans une forêt et, se rappelant les paroles de ses aïeux, il se mit à crier lentement ces dix mots : « Faites-moi l’aumône d’une jeune fille pour être mon épouse ! » 1049.

Vâsouki, le roi des serpents, l’entendit et lui offrit sa sœur ; mais le pénitent ne voulut point l’accepter ; car, « elle ne porte pas le même nom que moi, » pensa-t-il ;

» Et j’ai dit : « Je prendrai une femme, qui, non-seulement me sera offerte, mais qui portera aussi mon nom : » tant le magnanime solitaire mettait de scrupule dans son vœu ! 1050-1051.

Le grand ascète à la grande science, Djaratkârou, lui demanda : « De quel nom est appelée ta sœur ? Dis-le moi, serpent, avec sincérité. » 1052.

« Djaratkârou, lui répondit Vàsouki, ma sœur cadette, que voici, est nommée Djaratkârou. Accepte pour ton épouse cette vierge à la taille svelte. C’est pour cet hymen qu’elle fut réservée jusqu’ici. Reçois-la, ô le plus grand des brahmes. » 1053.

A ces mots, il donna au pénitent la noble jeune fille, et celui-ci la reçut, suivant les rites enseignés par les Védas. 1054.

Jadis, la mère des serpents, observa le Soûtide, avait maudit ses enfants. « Le feu, dont le char est conduit par le vent, avait-elle dit, vous brûlera dans le sacrifice du roi Djanamédjaya ! » 1055.

C’était pour détruire cette malédiction que le prince des serpents avait donné sa sœur en mariage à ce magnanime ascète, inébranlable dans ses vœux ; 1056.

Et que celui-ci l’avait acceptée pour femme en se conformant aux rites enseignés par les Védas. Elle conçut un fils à la grande âme, nommé Astika. 1057.

Il se voua à la pénitence, il fut magnanime, il aborda à la rive ultérieure des Védas et des Védângas : aimant tous les êtres d’un égal amour, il écartait la peur loin de son père et de sa mère. 1058.

Ensuite, après un long espace de temps écoulé, le monarque issu de Pândou célébra, disent nos saintes écritures, le sacrifice solennel des serpents. 1059.

Tandis que les prêtres vaquaient à cette grande cérémonie pour l’extermination des reptiles, Astîka aux bien terribles pénitences sauva ses frères, ses cousins, ses oncles maternels et tous les autres serpents. C’est ainsi que Djaratkârou assura le salut de ses aïeux grâce au fils, dont il fut père et par la vertu des mortifications, qu’il s’infligea soi-même. 1060-1061.

Il acquitta, ô brahme, toutes ses obligations par des prières mentales et par différentes observances ; il rassasia les Dieux de sacrifices, enrichis de présents variés. 1062.

Il charma les saints par sa continence et ses aïeux par la naissance de son fils ; puis, quand il eut soulagé ses ancêtres d’un accablant fardeau, Djaratkârou, l’anachorète aux vœux assurés, monta au ciel, accompagné de ses pères. Ayant obtenu Astîka pour fils et touché au plus haut degré de la vertu, Djaratkârou, quand il eut joui bien long-temps de l’un et de l’autre, s’éleva dans le Swarga. Telle est cette légende d’Astîka ; je te l’ai répétée exactement. Dis, ô le plus éminent des Bhargavains, quelle autre dois-je te raconter à la suite de celle-là ? 1063-1064-1065.

Dis une seconde fois avec étendue, petit-fils de Soûta, lui répondit Çâaunaka, cette légende du vertueux Astîka, le poète inspiré, car nous avons de l’entendre le plus grand désir. 1066.

Tu récites, conteur aimable, des çlokas mélodieux aux douces syllabes. Nous avons eu beaucoup de plaisir, mon enfant : tu dis cela comme ton père. 1067.

Ton père se plaisait toujours à satisfaire notre envie de l’écouter : répète-nous cette légende, comme ton père la racontait. 1068.

Révérend, je vais te raconter cette légende d’Astika, reprit le Soûtide, de la manière que j’ai ouï mon père la conter en ma présence. 1069.

Autrefois, dans l’âge des Dieux, vécurent deux sœurs, filles de Brahma. Parfaites, merveilleuses, douées de beauté, elles furent les épouses de Kaçyapa : elles se nommaient Kadroû et Vinatâ. Joyeux, transporté au comble du plaisir, Kaçyapa, leur époux, égal à Brahma lui-même, accorda une grâce à ses deux femmes légitimes. À la nouvelle que le patriarche a fait sortir de son énergie une grâce éminente, surnaturelle, ces nobles dames ressentent un plaisir au-dessus de la joie. Kadroû choisit d’avoir pour fils un millier de serpents aux formes semblables. 1070-1071-1072-1073.

Vinatâ choisit d’avoir seulement deux fils supérieurs aux enfants de Kadroû pour la force, supérieurs également pour le courage, la splendeur et la beauté du corps. 1074.

Son époux de lui accorder la grâce, cette double progéniture infiniment désirée : « Qu’il en soit ainsi ! » dit alors Vinatâ au vénérable Kaçyapa. 1075.

Elle était heureuse de posséder l’objet de son vœu dans les mêmes termes, qu’elle en avait exprimé la demande. Les deux femmes voyaient ainsi leurs désirs comblés : Vinatâ, parce qu’elle avait conçu deux fils d’une vigueur sans égale ; 1076.

Kadroû, parce qu’elle était enceinte de mille serpents, tous semblables de forme. « Vous avez, dit le grand ascète, à veiller sur vos fruits avec une grande attention ! » 1077.

Ses deux épouses étaient ravies chacune de son lot, et Kaçyapa de s’enfoncer dans la forêt. 1078.

Après un long espace de temps, continua le Soûtide, Kadroû enfanta dix centaines d’œufs, et Vinatâ seulement deux œufs, ô le plus grand des brahmes. 1079.

Leurs suivantes joyeuses déposèrent ces œufs en des bassins, sous lesquels on tint durant cinq cents années le feu continuellement allumé. 1080.

Puis, cette moitié d’un millier d’années écoulé, les fils de Kadroû éclorent ; mais les deux jumeaux de Vinatâ ne sortirent pas encore de leurs coquilles. 1081.

Alors, honteuse, impatiente de se voir aussi des enfants, l’auguste pénitente Vinatâ rompit un œuf et vit l’un de ses fils. 1082.

La moitié supérieure du corps était formée déjà, mais toute l’autre moitié était encore à naître ; et, saisi de colère, dit la tradition, il maudit sa mère : 1083.

« Parce que je dois à ton impatiente curiosité, mère, un corps de cette manière inachevé, tu seras, durant cinq cents années, esclave de la femme, avec qui tu es en rivalité ? Mais le fils, qui te reste à naître, t’affranchira de cet esclavage, 1084-1085.

» Si tu ne le fais pas, mère, cet enfant destiné à la gloire, informe ou difforme, comme moi, en cassant trop tôt son œuf. 1086.

« Il te faut attendre au-delà de cinq cents autres années la naissance de ce fils avec constance et par le désir de lui faire obtenir une force incomparable. » 1087.

Cet enfant, qui maudit ainsi Vinatâ, brahme, c’est Arouna, qui chemine sur la voûte des deux, où, tous les jours, on le voit s’avancer au temps de l’aurore. 1088.

Il est assis sur le char du soleil, il exerce l’office de son cocher. Au temps révolu, naquit enfin lui-même Garouda, le dévorateur des serpents. 1089.

À peine né, délaissant Vinatâ, ce monarque des oiseaux s’élança dans les cieux, où, continuellement affamé, il emporte la nourriture, que le Créateur a destinée pour lui, ces reptiles, dont il doit se repaître, ô le plus illustre des Bhargavains. 1090.

Dans ce même temps les deux sœurs, ajouta le Soûtide, virent Outchtchaîççravas, le cheval d’Indra, s’avancer devant elles, anachorète, opulent de pénitences. 1091.

Toutes les troupes des Dieux honoraient dans sa marche ce coursier sans rival, aux belles formes, né au milieu de l’ambroisie barattée et la perle des chevaux, 1092.

Fortuné, céleste, immortel, doué d’une force toute-puissante, le plus grand des chevaux, le plus distingué des animaux et dans lequel on saluait tous les caractères de la beauté. 1093.

En quel pays et comment, dis-moi, interrompit Çâaunaka, les Dieux ont-ils baratté cette ambroisie, où naquit ce quadrupède à la grande vigueur, à la grande splendeur, le monarque des chevaux ? 1094.

Le Mérou est une montagne sublime, rayonnante, aux masses de splendeur, qui fait honte avec ses pics éblouissants d’or aux clartés mêmes du soleil, répondit le petit-fils de Soûta, 1095.

Varié, immesurable, paré d’or, insurmontable à la multitude des hommes vicieux, hanté par les Dieux et les Gandharvas ; 1090.

Grande montagne, qu’illuminent des simples divins, que parcourent d’épouvantables carnassiers et dont la hauteur dérobe les cieux à la vue, 1097.

Infranchissable à d’autres qu’aux Dieux en idée seulement, ornée de ruisseaux et d’arbres, toute résonnante par les troupes mélodieuses des oiseaux de mainte espèce. 1098.

Tous les Dieux à l’immense splendeur montèrent sur le sommet de cette montagne, cime pure et qui, pareille à l’infini, s’élance au plus haut des cieux. 1099.

Les habitants du ciel réunis, s’étant assis là, munis du jeûne et de la pénitence, se mirent à délibérer touchant l’ambroisie. 1100.

Le Dieu Nârâyana tint alors ce langage à Brahma au milieu des Immortels pensifs et délibérant ainsi, qui l’environnaient de tous les côtés : 1101.

« Que les troupes des Asouras et les Dieux barattent l’Océan comme du lait dans sa jarre. Ce mélange de tous les simples et de toutes les gemmes dans l’océan baratté produira l’ambroisie. Dieux, barattez donc la mer : c’est ainsi que vous trouverez l’amrita ! » 1102.

Ensuite, continua le Soûtide, ayant essayé de soulever le Mandara, le plus haut des monts, embarrassé par des masses de lianes, orné par des cimes de montagnes semblables à des cimes de nuages, 1103.

Récréé par des oiseaux de toutes les sortes, infesté par des carnassiers de tous les genres, hanté par les Apsaras, les Kinnaras et les Dieux eux-mêmes, 1104.

Élevé en hauteur de onze mille yodjanas et qui descend au-dessous de la terre dans une égale profondeur ; 1105.

Toutes les aimées des Dieux n’ayant pu, dis-je, le soulever, se rendent vers Brahma et Vishnou, assis dans la béatitude, et leur adressent ces paroles : 1106.

« Que vos divinités conçoivent une sublime pensée, qui peut nous affranchir de la mort. Qu’un effort soit fait grâce à vous pour notre salut et que ce Mandara soit enlevé ! »

Vishnou répondit avec Brahma : « Qu’il en soit ainsi ! » Le Dieu aux yeux de lotus, à l’âme infinie, ajouta le Soûtide, exhorta lui-même, fils de Bhrigou, le monarque des serpents. 1107-1108.

Stimulé par Brahma, le vigoureux Ananta se lève aux paroles de Vishnou, qui l’invite à cet effort. 1109.

Ananta à la grande force enleva donc, ô brahme, ce roi des monts avec toutes ses forêts, avec tous les habitants de ses bois. 1110.

Ensuite les Dieux s’avancèrent avec lui vers la mer et dirent à l’Océan : « Nous allons baratter tes ondes pour en tirer l’ambroisie. » 1111.

« Qu’il y ait donc une part aussi pour moi, répondit le roi des eaux ; car les circonvolutions du Mandara vont me donner à souffrir l’angoisse d’un vaste broiement ! » 1112.

Cela fait : « Que ta majesté veuille bien être le soutien de cette montagne, » dirent les Démons et les Dieux à la reine des tortues dans la mer. 1113.

« Oui ! » répondit celle-ci, qui prêta son dos. Indra alors d’affermir avec des engins la montagne debout sur la carapace du monstrueux animal. 1114.

Ainsi les Dieux, ayant fait du Mandara le bâton pour baratter et du serpent Vâsouki la corde, se mirent à baratter cette mer, le réceptacle des eaux. 1115.

C’est ainsi que jadis, pour obtenir l’ambroisie, les Dânavas et les Asouras d’un côté, les grands Dieux de l’autre part, embrassèrent chacun par un bout, ô brahme, le roi des serpents. 1116.

Tous les Dieux réunis se tenaient du côté où était la queue ; Nârâyana, le Dieu vénérable, du côté où était le chef d’Ananta : et, lui soulevant sa tête, eux de tirer et retirer mainte et mainte fois cette corde vivante. 1117.

De la gueule du serpent Vâsouki, tiré par les Dieux rapidement, sortirent à plusieurs fois des vents, accompagnés de flammes et de fumées. 1118.

Bientôt, condensées en masses de nuages, pleins d’éclairs, ces masses de fumées versèrent des torrents de pluie sur les troupes des Dieux accablés par les souffrances de la fatigue. 1119.

Tombant du plus haut sommet de la montagne, des pluies de fleurs inondaient en même temps de tous côtés les Démons et les Dieux. 1120.

Un vaste bruit, pareil au fracas des grands nuages, s’élevait alors de cette mer barattée par les Asouras et les Dieux au moyen du Mandara. 1121.

Lâ, broyés par la haute montagne, des poissons de toutes les sortes étaient envoyés par centaines à la mort au milieu des ondes salées. 1122.

Le mont sourcilleux jetait à la mort les différents êtres marins, qui habitaient sur la voûte des enfers. 1123.

Cette montagne en tournant arrachait des sommets les grands arbres aux cimes revêtues de fleurs ; et, de leur mutuel frottement, naissait un feu, d’où, jaillissant coup sur coup, de brillantes flammes enveloppaient le mont Mandara, comme les sombres nuages sont enveloppés d’éclairs. 1124-1125.

Ce feu dévora les éléphants et les lions, sortis de leurs tanières, et les cadavres de tous les différents animaux expirés. 1126.

Indra, le plus sensible des Immortels, calma de tous côtés avec l’eau née des nuages ce feu, qui incendiait tout çà et là. 1127.

Ensuite, on vit ruisseler vers les eaux de cette mer toutes les sortes de résines des grands arbres et les sucs nombreux des simples. 1128.

De ces ruisseaux de résines et de sucs aux vertus d’ambroisie, mêlés aux ruisseaux de l’or en fusion, les Dieux obtinrent la formation de l’amrita. 1129.

L’eau naturelle de cette mer était du lait, et son mélange avec des sucs exquis changea ce lait en beurre clarifié. 1130.

Ensuite, les Dieux tinrent ce langage à celui, qui départ les grâces, à Brahma, assis dans la quiétude :« Nous sommes épuisés de fatigue, ô Brahma, et l’ambroisie n’existe pas encore ! 1131.

» Oui ! tous, Démons et Dieux, excepté le Dieu Nârâyana ; car il y a long-temps que nous avons commencé à baratter cette mer. » 1132.

Brahma donc adressa ces paroles au Dieu Nârâyana : « Fais, Vishnou, que la force d’eux soit égaie à celle, que possède ici ta majesté. » 1133.

« Je donne, répondit Vishnou cette force mienne à tous ceux, qui ont mis la main à cette œuvre. Remuez tous cette jatte profonde et faites rouler ce Mandara ! » 1134.

A ces mots de Nârâyana, ces vigoureux travailleurs, continua le Soûtide, se remirent de compagnie à troubler au plus haut point les eaux de cette vaste mer. 1135.

Ensuite émergea de l’Océan baratté l’astre à l’âme sereine, aux cent mille rayons, la lune toute brillante de ses rayons froids. » 1136.

Après elle, sortit des flots de ce beurre clarifié Lakshmî, revêtue d’une robe blanche ; puis, la nymphe Sourâ ; ensuite, le blanc coursier. 1137.

Après lui, s’élança, produit de la crème des eaux, le diamant céleste, fortuné, aux rayons épanouis, Kâaustoubha, qui alla se placer sur la poitrine de Nârâyana. 1138.

Lakshmî, la nymphe Sourâ, la lune et le cheval, rapide comme la pensée, abordant la route du soleil, passèrent du côté, où se tenaient les Dieux. 1139.

Puis, s’éleva des eaux, revêtu d’un corps, le médecin des Dieux, Dhanvantari, portant une blanche aiguière, où était l’ambroisie. 1140.

A la vue de cette chose, la plus étonnante des merveilles, une grande clameur éclata au milieu des Démons, qui s’écriaient tous par le désir de cette ambroisie : « À moi cela ! » 1141.

Le dernier apparut le grand éléphant à la taille démesurée, aux quatre blanches défenses, Airâvana, la monture de cet Immortel, qui tient la foudre. 1142.

Un barattement excessif fit naître un nouveau produit, le poison Kâlakoûta, qui, flamboyant comme le feu, enveloppa soudain le monde de ses mortelles vapeurs. 1143.

À peine la triade des mondes en eut-elle respiré l’odeur, qu’elle resta sans connaissance ; mais, à la parole de Brahma, aussitôt, pour sauver l’univers, Çiva d’avaler ce poison. 1144.

Le vénérable Içwara, qui est le corps de la prière mystique, garda ce venin dans son cou, et désormais il en fut appelé, disent nos saintes écritures, Nilakanta, le Dieu au cou bleu. 1145.

La vue de ce prodige enleva toute espérance aux Dânavas ; lesquels entreprirent une vaste guerre pour la possession de l’amrita et de Lakshmî. 1146.

Aussi Nârâyana recourut-il au stratagème d’une illusion fascinante : il créa une forme enchanteresse de femme et, revêtu de ce travestissement, il passa chez les Dânavas. 1147.

Alors, ayant perdu l’esprit, et l’âme folle d’amour, Daityas et Dânavas, tous à l’envi donnent l’ambroisie à cette femme. 1148.

Revêtus de leurs plus solides armures, continua le Soûtide, et prenant toutes sortes d’armes, les Daityas et les Dânavas de fondre à la fois sur les Dieux. 1149.

Quand il eut reçu l’aiguière, le Dieu puissant, l’auguste Nârâyana, accompagné de Nara, offrit l’ambroisie aux souverains des Dânavas. 1150.

Puis, ayant obtenu l’aiguière des mains de Vishnou, tous les chœurs des Dieux burent l’ambroisie au milieu d’une confusion tumultueuse. 1151.

Dans le temps que les Dieux savouraient ce trésor désiré, le Démon Râhou emprunta les formes d’un Dieu et but l’ambroisie à son tour. 1152.

Mais à peine quelques gouttes étaient-elles arrivées dans le cou de ce Dânava, que déjà, poussés de leur amour pour les Dieux, le soleil et la lune avaient dénoncé la ruse. 1153.

Aussitôt Vishnou de lancer son disque acéré, arme aussi grande qu’une roue, et de trancher la tête parée de ce Démon occupé à boire l’amrita. 1154.

Coupée avec le tchakra, la grande tête du faux Dieu, semblable à la cime d’une montagne, jeta un épouvantable cri et vola dans les airs. 1165.

Le tronc palpitant du monstre tomba sur le sol de la terre, ébranlant tout le globe avec ses îles, ses bois et ses montagnes. 1156.

De là une haine éternelle, acharnée, fut jurée au soleil et à la lune par la tête de Râhou, qui n’a point cessé de les dévorer jusqu’à nos temps mêmes. 1157.

Soudain renonçant à ses formes non pareilles de femme, l’adorable Vishnou fit trembler tous les Dânavas avec des armes variées, effroyables. 1158.

Alors s’éleva près des ondes salées entre les Dieux et les Asouras une grande bataille, plus terrible que toutes les autres. 1159.

On vit tomber de toutes parts les traits barbelés, grands, acérés, les leviers de fer à la pointe bien aiguisée et les divers projectiles. 1160.

Les Démons, fendus par les épées et les épieux de fer, mutilés par les tchakras, tombaient sur le sol de la terre, vomissant des ruisseaux de sang. 1161.

Les têtes, parées de joyaux d’or brûlé, volaient sans relâche, tranchées dans le combat par des haches épouvantables. 1162.

Les cadavres des grands Asouras gisaient, oints de sang, pareils à des sommets de montagne, rougis par les métaux. 1163.

Ce n’était çà et là que des voix confuses, par milliers, de guerriers s’entre-déchirant avec des nuées de flèches, qui obscurcissaient le soleil. 1164.

Le bruit des combattants, qui se donnaient mutuellement la mort dans le combat avec des massues aux pointes aiguës et de plus près à coups de poings, s’en allait ébranler, pour ainsi dire, le ciel. 1165.

» Coupe ! transperce ! cours ! abats ! poursuis ! » De tous les côtés, on n’entendait que ces cris, glaçant d’épouvante. 1166.

Tandis que la mêlée s’enflammait ainsi effroyable, pleine de tumulte, les deux puissantes Déités Nara et Nârâyana abordèrent le champ de bataille. 1167.

Là, quand il vit l’arc céleste de Nara, l’auguste Nârâyana de penser à son tchakra, immolateur des Dânavas. Soudain, à cette pensée, accourut, du ciel au milieu du combat Soudarçana, ce disque à l’aspect épouvantable, à l’abondante lumière, égal au soleil, cette roue infatigable, par qui l’ennemi est consumé. 1168-1169.

A peine arrivé, aussitôt Vishnou, à la terrible agilité, aux bras et aux mains tels que les jambes et les pieds d’un éléphant, le vigoureux Vishnou de lancer ce disque à l’éminente splendeur, brillant comme la flamme du feu et capable de briser les villes des ennemis. 1170.

Envoyé de sa main dans la bataille par le plus grand des hommes, ce tchakra d’une lumière égale au feu de la mort, courut mainte et mainte fois rapidement par les rangs des ennemis, brisant par milliers les Daityas et les Dânavas. 1171.

Tantôt brûlant comme la flamme, tantôt léchant un membre, il dépeçait violemment les bataillons des Asouras. Lancé du ciel mainte fois sur la terre, il s’abreuvait de sang, comme un Piçâtcha, sur le champ de bataille. En ce moment, les Asouras à la grande vigueur, aux âmes non abattues, accablent mainte et mainte fois l’armée des Dieux sous des masses de montagnes et, semblables à des nuages tombés, ils s’élancent par milliers contre le ciel. 1172-1178.

Alors, s’entrechoquant l’une l’autre avec fracas, de grandes montagnes, couvertes de forêts, leurs plateaux et leurs cimes bouleversés, tombent rapidement du ciel, comme des nuages de formes diverses, et jettent partout une vaste épouvante. 1174.

La terre, avec ses forêts, battue par la chute des grandes montagnes, chancelait sous ce champ de bataille, tout effroyablement couvert de combattants effroyablement déchaînés à l’envi les uns des autres en vociférations mille fois répétées. 1175.

Dans cet effroyable combat soutenu contre les Démons, Nara, brisant de ses dards les cimes des montagnes, couvrit les chemins du ciel avec ses grandes flèches ornées de pointes à l’or pur. 1176.

Alors, maltraités par les Dieux, les Asouras, voyant arrivé dans les cieux Soudarçana, plein de colère, cette arme d’une splendeur égale aux flammes du feu, se hâtent de se cacher dans la terre, dans les ondes salées et dans la mer. 1177.

Ensuite, honoré par les Immortels, qui avaient remporté la victoire, le Mandara fut remis à sa même place ; et les nuages, ayant fait résonner le ciel et les airs de tous côtés, s’en allèrent comme ils étaient venus. 1178.

Les Dieux au comble d’une joie suprême eurent soin de bien cacher l’amrita ; et le puissant Indra, de concert avec les Dieux, chargea Vishnou de garder le dépôt de l’ambroisie. 1179.

Voilà que je t’ai raconté complètement ici, poursuivit le Soûtide, la manière, dont l’ambroisie fut tirée de la mer barattée, où naquit le cheval fortuné, à la vigueur incomparable, 1189.

Dont l’aspect fit adresser à Vinatâ ces paroles de Kadroû : « Dame illustre, de quel pelage est Outchtchaîççravas ? Dis-le-moi sans tarder. » 1190.

« Ce roi des chevaux est blanc, répondit Vinatâ. Que te semble-t-il ? Dis-moi sa couleur, noble dame. Ensuite, nous mettrons là-dessus un pari. » 1191.

« Femme au candide sourire, il me semble, reprit Kadroû, que ce cheval a la queue noire. Allons, radieuse ! gage avec moi à qui l’une sera esclave de l’autre. » 1192.

Après que d’un commun accord, ajouta le Soûtide, elles eurent fait de l’esclavage cette clause du pari, elles s’en revinrent chacune à sa maison, disant : « Nous verrons demain ! » 1193.

Ensuite Kadroû, qui voulait tricher, donna cet ordre à ses mille fils : « Changez-vous en crins, prenez la couleur du noir collyre ; puis, entrez vite dans la queue du cheval, afin que je ne sois pas esclave. » Elle maudit les serpents, qui d’abord n’avaient pas approuvé ce langage. 1194-1195.

« Vous serez consumés par le feu dans le sacrifice des serpents, dit-elle, que doit célébrer un jour le râdjarshi Djanamédjaya, ce vertueux fils de Pândou ! » 1196.

Le suprême aïeul des créatures entendit lui-même cette malédiction fort cruelle, que prononçait Kadroû sous l’irrésistible impulsion du Destin. 1197.

Voyant le grand nombre des serpents, l’amour du bien de ses créatures lui fit agréer ces paroles, à lui et à tous les chœurs des Dieux. 1198.

« En effet, ces reptiles à la dent perfide, à la grande vigueur, occupés sans cesse de nuire aux autres êtres, ont un poison d’une subtile énergie ; cette mort, que leur mère appelle sur les serpents, est donc une chose convenable pour les créatures à cause de leur venin destructeur. 1199-1200.

» C’est le Destin lui-même, qui fait tomber sur eux ce châtiment, pour mettre une fin à leur existence, » Il dit, et le Dieu félicita Kadroû. 1201.

L’Immortel appela devant lui Kaçyapa et lui tint ce langage. « Si leur mère a jeté sa malédiction sur les grands serpents, tes fils, tout gorgés de poison, âme pure de péché, il ne faut pas, 6 mon fils, en concevoir le plus léger ressentiment, anachorète invincible à tes ennemis ; 1202-1203.

» Car il fut réglé jadis qu’ils périraient ainsi dans un sacrifice. » Après que le Dieu, créateur suprême, eut apaisé avec ces mots le créateur secondaire, il donna à ce magnanime la science, qui détruit les poisons. 1204.

Ensuite, reprit le Soûtide, quand la nuit eut commencé à blanchir, vers le matin, au lever du soleil, les deux sœurs, qui avaient engagé leur liberté pour enjeu, Vinatâ et Kadroû, empressées, impatientes, de courir, homme riche de pénitences, voir de plus près ce cheval Outchtchaîçravas. 1205—1206.

Là, elles virent la mer, immense réceptacle des ondes, avec ses profondes eaux, agitées d’un vaste bruit, 1207.

Remplie de poissons et de baleines, peuplée de requins couverte d’êtres en milliers innombrables et de toutes les formes, 1208.

Impraticable par d’autres, horribles, effroyables, difformes, épouvantables, semée de tortues et de crocodiles,

La mine de toutes les pierreries, le palais de Varouna, le séjour délicieux et sublime des Nâgas, la souveraine des fleuves, 1209-1210.

L’habitation de la flamme des enfers, la prison des Asouras, la terreur des êtres, le récipient impérissable des eaux, 1211.

Pure, céleste, prodigieuse, immesurable, inconcevable, aux ondes très-limpides, laboratoire immense, où fut préparée l’ambroisie des Immortels, 1212.

Terrible, au bruit glaçant d’épouvante, infranchissable en ses profonds tournoiements, jetant la peur au sein de toutes les créatures, formidable aux cris de ses monstres aquatiques, 1213.

Se balançant sur ses rivages au vigoureux souffle du vent, se cabrant par la fougue de son agitation, et dansant, pour ainsi dire, çà et là, en remuant ses mains de vagues, 1214.

Toute pleine de flots, qui se gonflent, suivant que la lune croit ou décline, la plus riche mine des pierreries, la mère de Pântchadjanya, conque de Krishna, 1215,

Troublée jadis au fond d’elle-même par l’adorable Govinda à la force sans mesure, qui, sous la forme d’un sanglier, cherchait la terre dans son onde agitée ; 1216.

Cette mer, de laquelle Atri, le Brahmarshi, engagé par un vœu, n’a pas trouvé le fond en cent années ; elle, impérissablement fondée sur les voûtes du Pâtâla ; 1217.

Cette mer, la sombre couche de Vishnou à la splendeur infinie, au nombril de lotus, quand au commencement de la rénovation du monde, il savoure l’extase d’une absorption en l’Être absolu ; 1218.

Elle, qui rassure le mont Maînaka, effrayé par la chute de la foudre ; elle, l’asyle invoqué des Asouras, maltraités dans les batailles, 1219.

Cette mer, qui verse l’offrande de son onde à Agni, allumé dans la bouche de Vadavâ[1] ; elle incommensurable, aux profondes rives ultérieures, la reine des rivières.

Les deux sœurs voyaient ce grand Océan, qui semblait danser par ses vagues, et vers lequel, regorgeant d’eau outre mesure, se dirigeaient sans cesse, par milliers et comme à l’envi, une infinité de larges fleuves. 1220-1221.

Elles voyaient ces plaines humides sans fond, étendues comme le ciel, cet éternel et profond réceptacle des eaux, infesté de baleines, de requins, et menaçant par les cris des habitants de ses ondes. 1222.

Les serpents dirent, continua le Soûtide : « Puisque notre mère a fait ce pari, il faut obéir à sa voix ; car, si elle n’obtient pas l’objet de son désir, elle nous brûlera sans pitié. 1223.

» Mais, si elle gagne, la noble dame nous dégagera de cette malédiction : ainsi, rendons noire la queue du cheval, sans plus balancer. » 1224.

À ces mots, ils entrent dans la queue. On aurait dit : « Ce sont des crins ! » Sur ces entrefaites, les deux sœurs, épouses rivales, qui avaient engagé le pari et donné leurs enjeux, Kadroû et Vinatâ, les filles de Daksha, traversent l’Océan par la voie des airs et, pleines de la plus grande joie, elles arrivent sur le rivage ultérieur, ayant vu cette mer, le réceptacle des eaux, à la base inébranlable, 1225-1226-1227.

Au vaste fracas, toute remplie de timingilas, couverte de makaras et soulevée tempétueusement par un vent orageux ; 1228.

Cette mer profonde, insurmontable, horrible, au-dessus de l’effroyable, infestée d’épouvantables monstres de toutes les espèces en milliers innombrables, 1229.

La mine de toutes les pierreries, le palais de Varouna, le séjour bien agréable des Nâgas, la souveraine des rivières, 1230.

L’habitation de la flamme des enfers, la demeure des Asouras, la terreur des êtres, le récipient impérissable des eaux, 1231.

Pure, céleste, semblable au ruisseau du plus limpide miroir, immesurable, inconcevable, laboratoire immense, où fut préparée l’ambroisie des Immortels, 1232.

Remplie au-delà de toute mesure par de larges fleuves, qui s’y déchargeaient en grand nombre et par milliers. Elles étaient arrivées d’un vol rapide à la mer ainsi faite, profonde, mugissante, étendue comme l’expansion du ciel, et le corps enflammé par le feu tout flamboyant des enfers. 1233-1234.

Après qu’elle eut traversé la mer, continua le Soûtide, Kadroû au rapide essor, accompagnée de Vinatâ, ne fut pas long-temps sans arrêter son vol près du cheval. 1235.

Elles virent alors toutes deux que ce prince des chevaux, à la grande vitesse, semblable, pour le reste du corps, aux blancs rayons de la lune, avait la queue noire. 1236.

A la vue de ces mille crins noirs, qui déguisaient la queue, Kadroû jeta dans l’esclavage Vinatâ aux formes désolées. 1237.

Réduite à la condition d’esclave, Vinatâ, qui, en réalité, n’avait pas été vaincue dans ce pari, fut consumée par le chagrin. 1238.

Sur ces entrefaites, le temps étant venu, Garouda à l’éclatante lumière rompit sa coquille et naquit sans l’aide de sa mère. 1239.

Ce volatile, doué d’une grande force et d’une grande âme, pouvant revêtir à son gré toutes les formes, pénétrer à sa volonté en tous lieux, posséder toute la force, qu’il voulait, illumina toutes les régions de l’espace. 1240.

Épouvantable, enflammé, éclairant comme une masse de feu, son œil fauve dardant l’éclair, il avait une splendeur égale à celle d’Agni au temps de la fin du monde.

L’oiseau grandit en un instant, et le colosse ailé, effrayant, terrible, s’élança avec un épouvantable cri dans les airs comme un autre feu sous-marin. 1241-1242.

À sa vue, tous les Dieux courent se réfugier près d’Agni et, le corps respectueusement incliné devant le Dieu assis sur son trône, ils tiennent ce langage à l’être, qui existe dans toutes les formes : 1243.

« Ne t’accrois pas, Agni ! ou tu vas nous brûler ; car de toi provient cette masse énorme de feu allumé ! »

« Fléaux des Asouras, ce n’est pas ce que vous pensez, répondit Agni ; c’est le vigoureux Garouda, mon égal en splendeur. 1244-1245.

» C’est le fils de Vinatâ ; il vient de naître, doué d’un éclat suprême. À l’aspect de cette masse enflammée, la peur vous enivre de son délire. 1246.

» Rejeton de Kaçyapa, il possède une force immense ; il vient pour exterminer les Nâgas ; il est dévoué au Bien des Dieux ; mais il est ennemi des Démons et des Rakshasas. 1247.

» Vous ne devez avoir nulle crainte de lui ; pourquoi trembler ici ? Regardez-le avec moi ! » À ces mots, les Dieux et les chœurs des rishis s’avancent vers Garouda et lui adressent, mais de loin encore, ces paroles d’éloge : « Tu es un rishi, dirent les Immortels, tu es de haut parage, tu es un Dieu, tu es le souverain des oiseaux, tu es Hari, tu es Çiva, tu es le soleil, tu es le Très-haut, tu es le maître des créatures ! 1248-1249.

» Tu es Indra, tu es un Kinnara, tu es l’essence des êtres, tu es le roi du monde, tu es le Véda, tu es Brahma, né d’un lotus ; tu es Agni, tu es le Vent ! 1250.

» Tu es Dhâtâ et Vidhâtâ, tu es Vishnou, ô le plus vertueux des Souras, tu es grand, tu es victorieux, ta renommée est immense, tu es l’ambroisie éternelle ! 1251.

» Tu es les splendeurs, tu es ce que l’on désire, tu es notre suprême défense, tu es un océan de forces, tu es bon, victorieux, fortuné, insurmontable même ! Tout est venu de toi, être à la gloire éclatante. Tu es en effet ce qui a été et ce qui n’est pas encore ! 1252.

» Tu es sublime ! Tu éclaires de tes rayons, comme le soleil, tout cet univers, mobile et immobile ! Tu jettes mainte et mainte fois la lumière du soleil sur cet ensemble fixe et instable des êtres, dont tu es la mort ! 1253.

» Tel que le soleil brûle dans sa colère toutes les créatures, de même sont-elles brûlées par toi, qui brilles comme le feu du sacrifice ! Semblable au feu destructeur, qui s’élève à la fin du monde et met un terme à la révolution des âges, ainsi tu sèmes l’épouvante ! 1254.

» Venus aux pieds de Garouda à la grande clarté, à la grande vigueur, qui plane dans les airs et habite dans les nuages, nous sollicitons la protection du lumineux souverain des oiseaux, dont l’éclat est égal à celui des flammes, qui a la splendeur même de la foudre, 1255.

» Qui est le passé et le futur des êtres, qui répand à son gré les faveurs et de qui la force est invincible. Tout cet univers est consumé de ta splendeur ; sauve tous les Dieux magnanimes par ton éclat d’or passé au feu !

» Ceux, qui parcourent les airs sur des chars célestes, se jettent, méprisés du monde et frappés d’épouvante, en des sentiers impraticables ; et tu es, auguste roi des oiseaux, le fils de Kaçyapa, le saint à la grande âme, au cœur plein de compassion ! 1256-1257.

» N’allume pas ta colère, conçois pour ce monde la plus haute pitié et sauve-nous. Le bruit de tes ailes, semblable au fracas des plus grands tonnerres, fait trembler sans relâche les plages aériennes, le ciel, le Swarga, cette terre 1258.

Et les cœurs de nous, hôtes des plaines éthérées. Adoucis donc cette lumière de ton corps égale à celle du feu ; car notre âme agitée chancelle, en voyant ton flamboiement, pareil à celui de la mort en courroux. Souris à nos prières ; sois bon pour nous, auguste roi des volatiles ; apporte-nous le bonheur. » 1259.

Ainsi loué par les Dieux et les troupes des saints, le noble oiseau de retirer en soi-même une partie de sa lumière. 1260.

Quand il eut ouï ces paroles, le volatile aux belles ailes jeta un regard sur lui-même et se mit à diminuer ses proportions colossales. 1261.

« Que tous les êtres, dit Garouda, cessent de craindre à la vue de mon corps ! Puisque cette forme terrible vous fait peur, je vais amoindrir ma lumière. » 1262.

Ensuite le volatile, qui peut aller où il veut, l’oiseau, qui a toute la force, qu’il veut, continua le Soûtide, fit monter Arouna sur son dos, et, quittant l’hermitage de son père, se rendit vers sa mère sur la rive ultérieure du grand Océan. Il déposa là sur la plage orientale Arouna à l’éclatante splendeur au temps même que le soleil pensait à consumer les mondes avec ses plus ardents rayons. 1203-1264.

« Pourquoi l’adorable soleil, interrompit Rourou, voulait-il consumer les mondes ? Qu’est-ce que les Dieux lui avaient enlevé, pour qu’il fût alors saisi d’une telle colère ? » 1265.

« Le soleil et la lune, répondit Pramati, avaient dénoncé Ràhou au moment qu’il buvait l’ambroisie : depuis lors, ce Démon avait juré, anachorète sans péché, une haine éternelle au soleil et à la lune. 1266.

La colère s’alluma au cœur du soleil sous les blessures, qu’il avait reçues du monstre de l’éclipse : « C’est parce que j’ai rendu service aux Dieux, se dit-il, qu’est née la fureur de Râhou contre moi. 1267.

» Puisque personne ne vient à mon secours, ni dans mes travaux, ni dans mes souffrances, je veux commettre seul un méfait, d’où naîtra le malheur de beaucoup !

» Les habitants du ciel voient Râhou m’infliger ses morsures, et ce spectacle n’excite pas leur colère ! Puisqu’il en est ainsi, je vais, sans balancer, me mettre à consumer les mondes. » 1268—1269.

Après qu’il eut formé ce dessein, le soleil, armé de sa lumière, se rendit sur le mont Asta, où il déchaîna le feu de ses rayons pour anéantir les mondes. 1270.

Alors les Maharshis viennent trouver les Dieux et leur disent ; « En ce jour même, à l’heure de minuit, semant la terreur dans tout l’univers, s’allumera un grand incendie, destructeur des trois mondes. » 1271.

Ensuite, accompagnés par les troupes des rishis, les Dieux se rendent chez le suprême aïeul des créatures et lui disent ; « Nous voici déjà jetés, pour ainsi dire, au milieu du péril d’un vaste incendie ! 1272.

» Le soleil n’est pas encore levé, et déjà commence à poindre la catastrophe ; vénérable, que sera-ce donc, une fois levé le soleil ? » 1273.

« Le soleil hâte son lever pour l’anéantissement des mondes, répondit l’antique aïeul des créatures : un seul de ses regards peut faire d’eux un monceau de cendres !

» Maison a préparé jadis un remède pour ce fléau. Il est un fils de Kaçyapa ; c’est un sage au grand corps, à la grande vigueur : il est appelé Arouna. On lui donnera le char du soleil à conduire, et, placé devant lui, il amortira ses rayons. Que par lui vienne le salut aux mondes, aux Rishis, aux habitants du ciel ! » 1674-1675-1676.

Ensuite Arouna, dit Pramati, accomplit tout ce qu’avait prescrit l’antique aïeul des créatures ; et le soleil, s’étant levé, fut masqué par son cocher Arouna. » 1277.

Je t’ai raconté entièrement la cause, qui avait excité la colère du soleil, et pour quel motif l’auguste Arouna fut chargé de conduire son char : écoute maintenant, seigneur, ma réponse à une autre question, qui fut posée avant.

Ces choses faites, reprit le Soûtide, l’oiseau à la grande force, à la grande vaillance, qui pouvait aller en tous lieux, qu’il voulait, franchit le vaste Océan et vint trouver sa mère sur la rive ultérieure. 1278-1279.

Là, tombée dans la condition d’esclave, Vinatâ, qui, en réalité, n’avait pas été vaincue dans son pari, était consumée d’une violente douleur. 1280.

Un jour, ayant besoin d’elle, Kadroû l’appela, et, devant son fils, tint ce langage à Vinatâ, respectueusement inclinée : 1281.

« Noble dame, les Nâgas ont un palais délicieux, charmant à voir, dans le giron solitaire de l’Océan : porte-moi là, Vinatâ !» 1282.

Aussitôt la mère de Garouda mit sur ses épaules la mère des reptiles, et, commandé par sa mère, Garouda lui-même porta les Serpents. 1283.

Il prit sa route près du soleil et, brûlés par les rayons de l’astre chaud, les serpents s’évanouirent. 1284.

Quand elle vit ses fils tombés dans un tel état, Kadroû se mit à louer Indra : « Adoration à toi, souverain de tous les Dieux ! Adoration à toi, meurtrier de Bala ! 1285.

» Adoration te soit rendue, immolateur de Namoutchi ! Dieu aux mille yeux, époux de Çatchi, verse la pluie sur les serpents, consumée par le soleil. 1286.

» Tu es notre plus haute espérance, ô le plus grand des Immortels, car tu as la puissance de produire un déluge d’eau. 1287.

» Tu es le vent, tu es le nuage, tu es le feu de l’éclair allumé dans le ciel ; tu mets en fuite les armées des nuages ; on t’appelle même la grande nuée. 1288.

» Tu es la foudre sans égale, tu es la nue au mugissement effroyable, tu es le créateur et le destructeur invaincu des mondes : 1289.

» Tu es la lumière, tu es le soleil, substance de la lumière ; tu es un grand être, tu es une merveille, tu es le monarque le plus grand des Souras. 1290.

» Tu es Vishnou ; tu es celui, qui a mille yeux ; tu es un Dieu, tu es la voie suprême, tu es l’ambroisie universelle ; tu es, ô Dieu, la lune honorée du culte le plus élevé. 1291.

» Tu es l’heure, tu es le jour, tu es la minute, tu es la seconde, tu es la quinzaine lumineuse, tu es la quinzaine obscure, tu es la kalâ[2], la kâshthâ[3], l’instant, l’année, les saisons, les mois, les nuits et les jours. 1292.

» Tu es la noble terre, avec ses forêts et ses montagnes ; tu es le ciel sans obscurité avec son soleil ; tu es le grand Océan aux vastes flots, rempli de poissons, de nombreux makaras, de timingilas et de baleines. 1293.

» Tu es Mahâ-yaças, comme on dit, le Dieu à la haute renommée ; tu reçois de continuels hommages, l’âme réjouie par les sages rishis ; tu bois, au milieu de tes louanges, le soma sur l’autel et les oblations versées dans le feu avec le mot vashat pour obtenir le bonheur. 1294.

» C’est pour toi, que les brahmanes sacrifient sans cesse en vue de la récompense ; c’est toi, qui es chanté dans le Véda et les Védângas, Dieu aux torrents de forces non-pareilles ; c’est à cause de toi, que les plus éminents des brahmes, adonnés au sacrifice, lisent de toute leur puissance le Véda et les Védângas ! » 1295.

Ainsi loué par Kadroû, l’auguste Indra de voiler tout le ciel, dit le Soûtide, par des masses de sombres nuages. 1296.

Il commanda aux nues : « Versez la pluie de vos limpides eaux ! » et, flamboyantes d’éclairs, tonnant sans relâche d’un bruit effroyable et comme à l’envi au milieu des airs, les nuées de répandre l’eau à torrents. On aurait dit que le ciel se fût tout changé en nuages d’une merveilleuse grandeur, d’un fracas épouvantable avec des averses inouïes, qui tombaient sans interruption. L’atmosphère semblait danser avec mainte et mainte vague effrayante. 1297-1298-1299-1300.

Ces nuages aux horribles tonnerres, fendus par l’éclair, roulés par le vent, fondus en ondées continuelles, avaient dépouillé le ciel des rayons du soleil et de la lune ; mais ces pluies, bienfait d’Indra, inondaient les serpents d’une joie suprême. 1301-1302.

Cette eau remplit de tous côtés la terre ; cette eau limpide et fraîche pénétra même jusqu’aux enfers. 1303.

La terre fut toute couverte de ses eaux, répandues à torrents ; et, grâce à elles, les serpents alors de passer avec leur mère dans une situation d’être aimable et réjouissante. 1304.

Portés sur le dos de Garouda, continua le rejeton de Soûta, les serpents joyeux, baignés par les nuages d’Indra, ne tardent pas à débarquer sur les rives d’une île, ouvrage de Viçvakarma. Descendus là sur la plage orientale, ils virent l’épouvantable mer, habitation des requins. 1306-1306.

Les serpents, accompagnés de Souparna, admiraient cette île ravissante, environnée par les eaux de la mer et parée de forêts, auxquelles les essaims des oiseaux faisaient répéter leurs gazouillements. 1307.

Des allées d’arbres, chargés de fleurs et de fruits variés, la couvraient, pleine qu’elle était de charmants palais. Revêtue par des massifs de lotus, 1308.

Ornée de lacs célestes aux ondes transparentes, elle était rafraîchie par les éventails de salubres vents, qui promenaient des senteurs divines. 1309.

Elle était parée d’arbres de sandal, si hauts qu’ils semblaient vouloir s’envoler dans les cieux et qui, secoués par la brise, versaient des pluies de fleurs. 1310.

D’autres arbres aux fleurs disséminées par le vent inondaient les serpents, déposés là, avec des averses, qui cette fois n’étaient plus d’eau, mais de fleurs. 1311.

Île céleste, née pour la joie du cœur, aimée des Apsaras et des Gandharvas, hantée par les essaims ivres des abeilles, riche de vues aux formes charmantes ; 1312.

Île délicieuse, amœne, fortunée, pure, gazouillante des ramages de toutes les espèces d’oiseaux et douée de tous les dons, qui enchantent le monde, elle inspirait la joie à ces enfants de Kadroû. 1313.

Arrivés dans ce bois, les serpents s’y amusent ; puis ils disent au monarque des oiseaux, à Souparna aux grandes forces : 1314.

« Porte-nous dans une autre lie, bien charmante, aux limpides ondes, car toi, qui voyages dans les airs, tu vois, chemin faisant, beaucoup de lieux enchanteurs. » 1315.

L’oiseau réfléchit et demande à Vinatâ, sa mère : « Faut-il que je fasse la chose, mère, que disent les serpents ? »

« Sans doute, lui répondit Vinatâ, puisqu’un moyen déloyal, m’a rendu l’esclave de ma rivale. Elle mit en jeu la tricherie dans une gageure, et les serpents ses fils ont servi à la fraude. » 1316-1317.

Quand il eut ouï de sa mère toute cette histoire, le grand volatile, vivement affligé de sa douleur, dit aux serpents : 1318.

« Quelle chose héroïque me faut-il apporter, savoir ou faire ici pour que je sois affranchi de votre esclavage ? Dites-le moi, reptiles, sans déguisement. » 1319.

À ces mots, dit le Soûtide, les serpents de répondre : « Apporte-nous l’ambroisie, conquise par ta vigueur ; et l’affranchissement de la servitude te sera donné en récompense, volatile ! » 1320.

À ces paroles des serpents, ajouta le Soûtide, Garouda tint ce langage à sa mère : « Je vais chercher l’ambroisie. Je voudrais savoir ce que je trouverai à manger dans mon voyage. » 1321.

« Dans le giron solitaire de l’Océan, reprit Vinatâ, est la principale habitation des Nishâdas ; il y a des Nishâdas par milliers : mange-les et apporte l’ambroisie. 1322.

« Mais tu ne dois jamais concevoir la pensée de tuer un brahme. La vie du brahme est sacrée pour tous les êtres. En effet, il ressemble au feu. 1323.

« Un brahme irrité, c’est Agni, c’est le soleil, c’est un poison, c’est un cimeterre ! Le brahme est proclamé en tous pays le maître spirituel de tous les êtres. Voilà sous quels traits et d’autres, mais toujours accompagnés de terreur, les gens de bien considèrent le brahmane. 1324.

« Tu dois respecter sa vie, mon enfant ! Garde-toi de faire du mal aux brahmes dans ta colère même, ni d’aucune manière, ni dans aucun temps, ou lieu. 1325.

« Car, dans son courroux, volatile sans péché, le brahme aux vœux parfaits vous réduit en cendres plus facilement que ne peut faire, ou le soleil, ou Agni même. 1326.

« Tu reconnaîtras donc à ces différents caractères le plus éminent des régénérés : le brahme est le but des êtres ; c’est le premier des ordres, c’est un père, c’est un gourou !  » 1327.

« Mère, dit Garouda, quel est l’extérieur du brahme ? quel est son caractère ? quelle est sa vigueur ? Brille-t-il, semblable au feu ? ou bien offre-t-il l’aspect de la placidité ? 1328.

» À quels signes certains puis-je reconnaître le brahme ? Veuille bien répondre à ma question, mère, exactement. »

« Celui, répondit Vinatâ, qui, arrivé dans ta gorge, tel qu’un hameçon avalé, te brûlera comme un charbon ardent, sache, mon fils, que c’est un taureau du troupeau des hommes, un brahme ! 1329-1330.

» Garde-toi de tuer jamais un brahme, fût-ce dans ta colère ! » Vinatâ dit encore à son fils dans sa sollicitude maternelle : 1331.

« Celui, que ne pourrait digérer ton estomac, sache que ce ne peut qu’être un homme de la plus excellente caste des régénérés ! » Et, quoiqu’elle n’ignorât pas la force incomparable de son fils, Vinatâ, dans sa tendresse maternelle, de lui dire à deux fois ces mots. Absorbée dans ses bénédictions et joyeuse, toute blessée qu’elle fût de la plus profonde douleur et tourmentée des serpents, la vertueuse 1332-1333.

Vinatâ répandit sur lui ces paroles : « Daigne le vent protéger tes ailes, le soleil et la lune ton dos, Agni ta tête ; et daignent les Vasous, protéger ton corps de tous les côtés ! 1334.

» Moi, durant ton voyage, livrée toujours à la prière et aux bénédictions, je resterai assise ici, mon fils, ne goûtant jamais d’autre plaisir que celui de faire des vœux pour toi. 1335.

» Qu’une route fortunée, mon fils, te mène au bon succès de ton entreprise ! » Ensuite, continua le Soûtide, à peine eut-il entendu ces paroles de sa mère, qu’il étendit ses ailes et prit son vol dans les cieux. Bientôt il arriva chez les Nishâdas, affamé comme un autre Yama, qui met fin à la vie des êtres. 1336.

Alors, il fit sortir les Nishâdas de leurs humides séjours en soulevant une masse énorme de poussière, qui s’en allait toucher au ciel, tarissait l’eau dans le sein de la mer, et forçait à s’écarter les êtres, nés dans les basses terres et ceux qui naissent dans les montagnes. 1337.

Ensuite, le roi des oiseaux ferma le chemin des Nishâdas et leur offrit son bec immense pour seule voie : puis, les Nishâdas de s’avancer à pas hâtés du côté, où était embusquée la gueule du mangeur de serpents. 1338.

Aveuglés par la poussière et troublés par le vent, comme dans une forêt aux arbres secoués par l’ouragan, ils s’engagèrent tous ensemble et par milliers dans cette gueule ouverte aux dimensions outre mesure, tels que des oiseaux effarouchés dans le ciel. 1339.

Enfin le volatile aux grandes forces, destructeur de ses ennemis, ferma son bec, et le monarque affamé des oiseaux, secouant ses ailes, avala d’un seul coup ces pêcheurs de mainte espèce, hommes et bêtes, qui vivaient de poissons. 1340.

Mais, ajouta le Soûtide, il se sentit brûlé dans la gorge comme par un charbon allumé : c’était un brahmane arrivé avec son épouse au milieu du gosier : et l’hôte ailé des airs lui tint ce langage : 1341.

« Ô le plus grand des brahmes, ma bouche est ouverte, sors vite ! car je ne dois pas causer la mort d’un brahme, n’eût-il jamais d’autre plaisir que celui de satisfaire à ses vices ! » 1342

À ces mots de Garouda, le brahmane répondit ainsi : « Ma femme est une Nishâdî ; qu’elle sorte donc avec moi ! » 1343.

« Je t’accorde aussi la vie de cette Nishâdî, reprit Garouda ; mais sors vite avec elle. Sauve proprement ta personne avant que la chaleur de mon estomac ne l’ait digérée ! »

Ensuite, continua le Soûtide, le brahmane étant sorti, accompagné de la Nishâdî, combla de ses bénédictions Garouda et s’en alla oûson désir le conduisit. 1344-1345.

Débarrassé du brahmane et de son épouse, le roi des volatiles déploya ses ailes et prit, aussi rapide que la pensée, son essor vers le ciel. 1346.

Après ces choses, il vit son père, il lit à ses questions les réponses convenables ; et le grand saint à l’âme sans mesure lui adressa les mots suivants : 1347.

« En quel état sont vos santés ? dit Kaçyapa. Ne manquent-elles jamais de copieux aliments ? Trouves-tu, mon fils, dans le monde des hommes une abondante nourriture ? » 1348.

« Ma mère va bien, répondit Garouda, ainsi que mon frère et moi. Mais je n’ai pas toujours le bonheur, mon père, d’avoir une nourriture abondante. 1349.

» Les serpents m’ont envoyé chercher l’ambroisie nompareille, et je la rapporterai sans nul doute aujourd’hui pour faire cesser l’esclavage de ma mère. 1350.

» J’ai reçu de ma mère ce conseil : « Mange les Nishâdas ! » J’en ai mangé par milliers, et ma faim n’est pas encore assouvie. 1351.

» Indique-moi donc un nouveau repas, auguste et vénérable saint, afin que je trouve en lui une vigueur suffisante pour enlever l’ambroisie : que ta sainteté m’enseigne un aliment capable d’éteindre la faim et la soif. » 1352.

« Il est, répondit Kaçyapa, un lac très-pur, célèbre même dans le monde des Immortels, d’où un éléphant, la tête en bas, s’efforce d’arracher une tortue, son frère puiné.

» Je vais te raconter entièrement leur inimitié dans une précédente vie : elle eut deux causes ; écoute-les, exposées par moi suivant la vérité. 1353-1354.

» Jadis vécut un maharshi d’un caractère bien irascible, nommé Vibhâvasou ; il avait un frère puiné, grand ascète, appelé Soupratîka. 1355.

» L’éminent anachorète n’avait aucune envie de richesse, la sienne ne faisant qu’une avec celle de son frère ; mais Soupratîka parlait continuellement d’un partage.

» Enfin Vibhâvasou dit à son frère : « On voit beaucoup de frères, qui, par délire, convoitent sans cesse un partage. 1356-1357.

» Puis, une fois terminé le partage de leurs biens, aveuglés par l’intérêt, ils se font un mutuel obstacle. Ensuite, quand on les a vus attachés l’un à part de l’autre avec la chaîne de leurs richesses, l’esprit égaré et n’ayant pour but que leur seul intérêt particulier, des ennemis, revêtus des apparences de l’ami, achèvent de les aliéner. À peine d’autres ont-ils vu l’édifice se séparer, qu’ils se glissent dans les fentes, et la plus complète ruine des frères divisés ne tarde point à suivre. Aussi les sages ne donnent pas d’éloge au partage entre des frères, qui se méfient les uns des autres et ne sont pas attachés au précepte du respect à l’égard de leur aîné. Tu ne peux te contraindre ; et ce que tu veux, c’est moins la richesse que la désunion !

» En punition de quoi, Soupratîka, tu deviendras éléphant. » À cette malédiction, Soupratîka répondit à Vibhâvasou : 1358-1359-1360-1361-1362.

« Et toi aussi, tu deviendras une tortue, qui vit au milieu des eaux ! » Soupratîka et Vibhâvasou, ayant échangé de cette manière leurs mutuelles imprécations, 1363.

» L’âme frappée de folie à cause de leurs biens, sont tombés dans la condition d’éléphant et de tortue, ayant été conçus l’un et l’autre dans le sein des bêtes, conséquence obligée du vice de la colère. 1364.

» Orgueilleux de leur taille et de leur force, animant de grands corps, se complaisant à leur inimitié mutuelle, ils continuent dans ce lac la haine, qu’ils ont eue dans leur vie précédente. 1365.

» Que l’un des deux, le bel et gigantesque éléphant s’approche, aussitôt l’habitante des eaux, la tortue au grand corps, agitant ce lac entièrement, se lève au bruit de son barrit. À la vue de son ennemie, l’éléphant s’arrête, roulant sa trompe comme frappé de stupeur. 1366-1367.

» Puis, le vigoureux pachyderme de remuer avec la fougue de ses pieds, de sa queue, de ses défenses et du bout de sa trompe, ce lac, agité par ses colères redoublées. 1368.

» La puissante tortue, dressant la tête, s’avance elle-même pour le combat. La hauteur du premier est de six yodjanas ; sa longueur est double. 1369.

» La seconde a trois yodjanas en hauteur et dix en circonférence. On les voit alors tous deux s’enivrer de combats et brûlants de s’arracher la vie. 1370.

» Affronte cette affaire ; là est l’objet de tes désirs ; et mets-la promptement à fin ! Quand tu auras mangé la tortue, semblable à une masse de grands nuages, avec l’éléphant aux formes épouvantables et pareil à une haute montagne, apporte aux serpents l’ambroisie. » Cela dit, ajouta le Soûtide, Kaçyapa répandit ses bénédictions sur Garouda : 1371-1372.

« Que la bonne fortune t’accompagne dans cette lutte avec les Dieux ! Que la jarre d’or, que les brahmes, que les vaches, que tout ce qui existe d’éminent, de fortuné, de propice, t’assiste, volatile aux grandes forces, dans le combat engagé contre les Dieux ! 1373-1374.

» Que le Rig-Véda, l’Yadjour, le Sâma, les eaux, les oblations, tous les mystères et tous les Védas soient ta force ! » 1375.

Après ces paroles de son père, Garouda s’en alla vers le lac. Il vit ces limpides eaux, remplies d’oiseaux de toutes les espèces. 1376.

Là, au souvenir des paroles de son père, le volatile d’une terrifiante impétuosité saisit l’éléphant dans une serre et la tortue dans l’autre. 1377.

Puis, l’oiseau de s’envoler au plus haut des airs. Il arriva près d’un tîrtha peu étendu, et descendit vers des arbres célestes. 1378.

Ceux-ci épouvantés de trembler, secoués par le vent de ses ailes : « Pourvu qu’il ne nous brise pas ! » se disaient-ils. Alors qu’il eut vu ces arbres divins aux branches d’or, aux fruits excitant le désir, tous les rameaux et le tronc agités par la peur, le voyageur ailé s’en alla vers d’autres d’une beauté sans égale. 1379-1380.

C’étaient de grands arbres tout resplendissants, aux branches de lapis-lazuli, aux fruits d’or et d’argent. La mer les environnait de ses ondes. 1381.

Là, un arbre de sandal très-haut et de prodigieuses dimensions dit au prince des oiseaux, dont le vol était rapide comme la pensée : 1382.

« Descends sur ma grande branche, que tu vois longue de cent yodjanas, et mange sur elle ta tortue et ton éléphant ! » 1383.

À ces mots, l’impétueux roi des volatiles de voler vers cet arbre habité par des milliers d’oiseaux, et, brisant une multitude de ses feuilles touffues, d’ébranler sa tige semblable à une montagne. 1384.

À peine le bien robuste Garouda eut-il touché de ses deux pieds la branche de l’arbre, qu’elle se rompit sous le poids mais, ajouta Soûtide, la branche cassée tenait encore au tronc. 1385.

Quand il eut brisé l’énorme branche, il regarda tout étonné, et vit des Bâlikhilyas[4] suspendus à cette branche, la tête en bas. 1386.

« Ce sont des rishis ; je ne dois pas les tuer ! » se dit-il en voyant ces anachorètes, qui faisaient leur plaisir de la pénitence, ces brahmarshis, qui se retenaient à la branche. 1387.

« La branche en tombant les tuerait ! » pensa-t-il. Alors ce monarque héroïque des oiseaux, ayant ressaisi plus fortement l’éléphant et la tortue entre ses serres, et soutenant la branche dans son bec, reprit son vol avec elle par considération pour ces petits brahmes et dans la crainte de les détruire. 1388-1389.

À la vue de cette action plus que divine, les grands saints rendirent leurs hommages au grand oiseau d’un cœur palpitant de crainte et de surprise. 1890.

Ensuite le volatile, mangeur de serpents, le monarque des oiseaux, chargé du pesant fardeau de cette branche et portant son éléphant avec sa tortue, reprit son vol lentement et parcourut ainsi beaucoup de pays, ébranlant toutes les montagnes avec le bruit de ses ailes. 1891-1892.

Mais il ne trouvait pas un seul endroit, où il voulût s’arrêter par compassion pour ses Bâlikhilyas. Enfin il aperçut le Gandhamâdsma, la plus belle des montagnes, et dirigea vers elle son vol rapide. 1393.

Là, il revit son père adonné à la pénitence, et Kaçyapa revit son fils l’oiseau d’une beauté céleste, 1394.

Doué de force, de courage, de splendeur, d’une rapidité égale à celle du vent ou de la pensée, pareil au sommet d’une montagne et levé comme le sceptre de Brahma ; 1395.

Inimaginable, inconcevable, inspirant la frayeur à tous les êtres, armé d’une grande vigueur et dressé comme la flamme du feu sur l’autel ; 1396.

Insurmontable, invincible aux Rakshasas, aux Dânavas, aux Dieux mêmes, capable de briser les cimes des montagnes et de tarir les eaux de la mer ; 1897.

Terrible, jetant les mondes dans l’égarement d’un aspect semblable à celui de la mort. Aussitôt qu’il vit son fils, le vénérable Kaçyapa, qui n’ignorait pas son dessein, lui tint alors ce langage : 1398.

« Ne te presse pas, mon fils ! Garde-toi, lui dit Kaçyapa, d’attirer sur toi l’infortune aujourd’hui ! Prends garde que ces Bâlikhilyas, chefs des Martîchis, ne te consument dans leur colère ! » 1399.

Ensuite, reprit le Soûtide, Kaçyapa d’apaiser en faveur de son fils les vénérables Bâlikhilyas, dont la pénitence avait effacé les souillures. 1400.

« Ô vous, qui avez thésaurisé la pénitence, dit Kaçyapa, l’entreprise de Garouda est pour le bien des créatures : il veut accomplir un haut fait ; daignez l’approuver. » 1401.

À ces mots du solitaire, ajouta le Soûtide, les Bâlikhilyas, abandonnant la branche, s’en allèrent tous à l’Himâlaya, la sainte montagne, continuer leurs pénitences.

Après le départ des anachorètes, le fils de Vinatâ fit cette demande à Kaçyapa, son père, d’une voix étranglée par la branche, qu’il tenait dans son bec : 1402-1403.

« Révérend, où dois-je maintenant jeter cette branche ? Que ta sainteté m’indique un lieu, où n’habite aucun homme ? » 1404.

Alors Kaçyapa lui indiqua une montagne inhabitée, aux cavernes obstruées par les neiges, inaccessible à d’autres, fût-ce en idée seulement. 1405.

Et, chargé de la branche, de son éléphant et de sa tortue, Târkshya, le grand volatile, prit son essor et dirigea son vol rapide droit à la montagne au vaste sein.

Une courroie, faite de cent cuirs, n’aurait pu embrasser l’énorme tronc de l’arbre, dont le volatile avait emporté la maîtresse branche dans son voyage. 1406—1407.

Garouda, le souverain des oiseaux, ayant franchi en assez peu de temps l’intervalle de cent mille yodjanas, arriva au-dessus de la montagne, que lui avait indiquée son père, et laissa tomber aussitôt bruyamment sa vaste branche. 1408-1409.

Le mont sourcilleux fut ébranlé par le vent de ses ailes, et tous les arbres secoués versèrent une pluie de fleurs.

Les sommets croulèrent de tous les côtés, et la grande montagne fut parée d’un mélange de pierreries et d’or mis à découvert. 1410-1411.

Brisée par la chute de cette branche, une multitude d’arbres sema les lueurs de ses fleurs d’or, comme des nuages remplis d’éclairs. 1412.

Les arbres, mêlant sur la terre leur floraison d’or aux métaux de la montagne, brillaient en se teignant des rayons réfléchis du soleil. 1413.

Ensuite Garouda, le plus grand des volatiles, gagnant la cime du mont, ne fit qu’un repas de son éléphant et de sa tortue. 1414.

Quand il eut dévoré ces deux animaux, l’habitante des eaux et le proboscidien, Garouda reprit son essor du haut de la cime avec une grande vitesse. 1415.

Alors se manifestèrent des prodiges annonçant des périls aux Dieux, et la foudre aimée d’Indra s’enflamma de terreur elle-même. 1416.

On vit tomber du firmament les torches du ciel avec des flammes enveloppées de fumée ; et de tous côtés les armes des Vasous, des Roudras, des Adityas, des Sâdhyas, des Maroutes et de tous les autres, dont se compose l’armée des Dieux, coururent à l’envi les unes vers les autres. 1417-1418.

Ce que jadis on n’avait pas vu dans la guerre des Asouras et des Dieux apparut alors : les vents soufflèrent, accompagnés d’ouragans, et les étoiles filèrent dans le ciel par milliers. 1419.

Le tonnerre éclata avec fracas dans une atmosphère sereine, et le roi des Dieux lui-même au lieu d’eau fit pleuvoir du sang. 1420.

Les guirlandes des Immortels se fanèrent, leurs splendeurs s’éteignirent, la poussière élevée sur leurs diadèmes en ternit l’éclat, et des nuages de sinistre présage répandirent une averse de sang. Alors, tout ému de terreur, Indra avec les Dieux tint à Vrihaspati ce langage :

« Pourquoi, vénérable, a-t-on vu paraître soudain ces terribles augures ? lui dit Indra. Cependant je ne prévois pas qu’un ennemi puisse venir nous affronter dans une bataille ! » 1421-1422-1423.

« Cela vient d’une offense, que tu as commise, roi des Dieux, répondit Vrihaspati ; cela vient de ta négligence, Çatakratou, et de la pénitence des Bâlikhilyas, ces maharshis magnanimes. 1424.

» Un volatile, fils de l’anachorète Kaçyapa et de son épouse Vinatà, qui peut à sa volonté revêtir toutes les formes, s’avance pour enlever de force l’ambroisie aux Dieux. 1425.

» Cet oiseau, le plus robuste des êtres vigoureux, est capable de vous arracher ce trésor : il accomplira tout, à mon avis, pour mettre à fin cette entreprise, fût-ce même l’impossible ! » 1426.

À peine eut-il entendu ces mots, reprit le Soûtide, Çakra dit aux gardiens de l’ambroisie : « Un volatile d’une grande force et d’une grande vaillance entreprend de nous enlever ici l’amrita. 1427.

» Je vous en avertis pour qu’il ne vous arrache pas violemment ce dépôt ; car sa force, dit Vrishaspati, est incomparable. » 1428.

À ces mots, les Dieux étonnés se préparent à l’envi ; ils entourent l’ambroisie et se rangent sous l’auguste Indra, sa foudre à la main. 1429.

Les sages héros se revêtent de brillantes cuirasses d’or, incrustées de lazuli et toutes du plus haut prix. 1430.

Ils couvrent leurs membres de resplendissants et solides boucliers. Les chefs des Dieux tiennent levés en grand nombre différents traits aux formes épouvantables, au tranchant acéré, à la pointe aiguë, vomissant de tous côtés une flamme enveloppée de fumée et pétillante d’étincelles. 1431-1432.

Ils sont armés de tchakras, de massues, de tridents, de haches, de pieux en fer variés, aigus, de pilons aux aspects effroyables, et donnent à leurs corps des formes horribles. 1433.

Ornés de parures célestes, les bataillons resplendissants des Immortels étaient purs de toute souillure sous leurs armes radieuses. 1434.

Doués d’une splendeur, d’une force, d’une bravoure incomparable, l’âme résolue à bien défendre le vase de l’ambroisie, ces Dieux, capables de briser les villes des Asouras, brillaient d’un corps, où la flamme paraissait allumée.

C’est ainsi que les Dieux attendaient de pied ferme une bataille acharnée ; et l’armée céleste, remplie au loin par des centaines de mille épieux, brillait comme un second ciel, abaissé au-dessous du premier, et tout éclairé des rayons d’un autre soleil. 1435-1436.

« Quelle était cette offense, interrompit Çâaunaka, quelle était cette négligence, rejeton de Soùta, qu’avait commise le grand Indra ? Et comment Garouda se trouva-t-il mêlé aux pénitences des Bâlikhilyas ? 1437.

» Comment ce roi des volatiles était-il fils du brahme Kaçyapa ? comment était-il insurmontable et même indestructible à tous les êtres ? 1438.

» Comment l’oiseau pouvait-il aller à sa volonté en tous lieux et pouvait-il avoir à son gré toutes les forces ? Je désire entendre ici de ta bouche cette histoire, si toutefois elle est écrite dans les Pourânas. » 1439.

« Ce que tu me demandes, répondit le Soûtide, est le sujet d’un Poûrana. Écoute donc, brahme, je vais te raconter succinctement cette légende. 1440.

Les Rishis, les Dieux et les Gandharvas prêtèrent leur assistance au Pradjâpati Kaçyapa dans le sacrifice, qu’il offrit pour obtenir un fils. 1441.

Kaçyapa alors de commander à Indra, aux anachorètes, aux Bâlikhilyas et à tous les autres, qui formaient les tribus des Immortels, de lui apporter du bois. 1442.

L’auguste Indra, chargeant sur ses épaules un faix de bois égal à ses forces et pareil à une montagne, l’apporta sans beaucoup de peine. 1443.

Il aperçut dans son chemin des anachorètes nains, dont la taille avait la mesure du pouce et qui voituraient sur leurs épaules réunies la queue d’une simple feuille. 1444.

Ces hommes riches de pénitences, naturellement faibles, exténués par le jeûne, les membres amaigris, étaient embourbés dans le pas d’une vache rempli d’eau.

Pourandara, enivré de sa force, les regarda avec étonnement, sourit, les dédaigna et, passant son chemin, s’éloigna d’un pied léger. 1446-1446.

Une très-vive indignation s’alluma chez eux ; et, pénétrés de colère, ils commencent une grande cérémonie, qui remplit Indra d’épouvante. 1447.

Alors ces brahmes aux éminentes mortifications de sacrifier suivant les rites à Agni avec des formules de prières articulées à haute et basse voix. Dans quel but ? Écoute-le.

« Qu’il y ait, disaient ces anachorètes fermes dans leurs vœux, un nouvel Indra de tous les Dieux, allant où il veut, ayant la force, qu’il veut, inspirant la crainte à l’Indra actuel des Dieux ! 1448-1449.

« Qu’il vaille cent fois Indra en courage, en vigueur ! qu’il soit rapide comme la pensée ! qu’il soit épouvantable dès ce jour même en rémunération de nos pénitences ! »

Dès qu’il eut ouï ces vœux, Çatakratou, le roi des Dieux, consumé d’une cruelle anxiété, courut implorer l’assistance de Kaçyapa, inébranlable dans ses vœux. 1450-1451.

A peine eut-il entendu les paroles d’Indra, le Pradjâpati Kaçyapa s’en fut trouver les Bâlikhilyas, qu’il interrogea pour savoir si leur cérémonie aurait son effet.

« Qu’il en soit ainsi ! » lui répondirent ces hommes aux paroles de vérité. Le Pradjâpati Kaçyapa leur dit alors, en mettant une flatterie comme prélude à son discours : 1452-1453.

« C’est Brahma lui-même, qui, par son ordre, a mis cet Indra à la tête des trois mondes ; et vos révérences viennent d’employer tous leurs efforts à créer un nouvel Indra !

» Que vos éminentes vertus ne veuillent pas rendre vaines les paroles de Brahma ; mais, d’une autre part, la volonté de vos révérences ne doit pas rester vaine pour ce que vous avez eu envie de faire. 1454-1455.

» Que cet être à la vigueur infinie soit donc l’Indra de la gent ailée. Accordez cette faveur au monarque des Dieux, qui la sollicite de vos révérences. » 1450.

A ces paroles de Kaçyapa, le plus éminent des anachorètes, le substitut de Brahma dans l’œuvre de la création[5]. les Bâlikhilyas aux opulentes mortifications . répondirent : 1467.

« Le sacrifice, que nous avons célébré, digne Pradjâpati, eut pour objet d’obtenir un nouvel Indra ; celui, que veut célébrer ta révérence a pour objet d’obtenir un fils. 1458.

» Ainsi nous remettons en tes mains les deux sacrifices avec leurs conséquences : arrange les choses de manière à ménager le bien de l’une et de l’autre part. » 1459.

Dans ces jours la Déesse, fille de Daksha, reprit le Soûtide, la noble, la resplendissante, la pure, l’illustre Vinatâ, livrée à la pénitence et fidèle aux observances, s’étant baignée au temps, où la mère sent remuer le fruit, qu’elle porte dans le sein, vint trouver son époux, et Kaçyapa lui dit : 1460-1461.

« Le sacrifice commencé portera, Déesse, le fruit, que tu désires ; deux héroïques fils, célèbres dans les trois mondes, naîtront de toi. 1462.

» Grâce aux pénitences des Bâlikhilyas et par la force de ma volonté, ces deux jumeaux occuperont un rang distingué et recevrait un culte de la triade des mondes. »

En outre l’auguste Kaçyapa lui dit à deux fois : « Porte avec le plus grand soin ces fruits, qu’attendent les plus hautes destinées. 1463-1464.

» Héros, estimés des mondes, hôtes des airs, prenant à leur gré toutes les formes, ils doivent exercer l’empire sur toute la gent ailée. » 1465.

Ensuite, le Pradjâpati satisfait dit à Çatakratou ; « Ces deux frères à la grande vigueur seront tes alliés. 1466.

» Qu’ils ne reçoivent jamais aucun tort venu de toi, briseur des villes ! Bannis, Çakra, bannis de ton cœur l’inquiétude : tu ne cesseras pas d’être Indra ! 1467.

» Ne méprise donc plus à l’avenir ceux, qui récitent le Véda ! Ces hommes, qui tiennent la foudre de la parole, sont bien prompts à la colère : il ne faut pas les humilier ! »

À ces mots, délivrés de ses soucis, Indra s’en revint au ciel, et Vinatâ se réjouit elle-même de voir son désir exaucé. 1468-1469.

Elle mit au monde deux fils : Arouna et Garouda. Arouna au corps incomplet devint le cocher du soleil ; Garouda fut sacré monarque de toute la gent ailée. Écoute maintenant, rejeton de Brighou, les bien grands exploits de celui-ci. 1470-1471.

Ensuite, au milieu de telles alarmes, ô le plus éminent des brahmes, dit le Soûtide, reprenant son récit, Garouda, le roi des oiseaux, arriva impétueusement chez les Dieux. 1472.

À la vue de cet être à la force sans mesure, les Souras de trembler, et toutes les armes de s’entrechoquer l’une l’autre. 1473.

Là, était Bâaumana, le gardien de l’ambroisie, héros à la vigueur immense, à l’âme infinie, à la splendeur égale à celle du feu et de l’éclair. 1474.

Blessé par les serres, le bec, les ailes du roi des oiseaux, son combat avec lui du plus horrible tumulte n’eut que la durée d’un instant : il périt dans cette lutte. 1475.

Soulevant une immense poussière avec le vent de ses ailes, le volatile en couvrit les Dieux et déroba aux mondes la faculté de voir. 1476.

Les Immortels, submergés dans cette poussière, en perdent l’esprit, et les gardiens de l’ambroisie, cachés dans ses nuages, ne voient plus rien. 1477.

Garouda, semant ainsi le trouble dans le séjour du ciel, déchirait les Dieux avec les terribles armes de son bec et de ses ailes. 1478.

L’Immortel aux mille yeux de jeter précipitamment cet ordre au vent : « Dissipe ces nuages de poussière ; Maroute, cette affaire est la tienne ! » 1470.

Le vent d’un souffle puissant eut bientôt écarté cette poussière ; et, dans un ciel rendu à la clarté, les Dieux font pleuvoir les coups sur l’oiseau. 1480.

Maltraité par les bataillons célestes, le vigoureux volatile pousse de profonds rugissements, comme un nuage tonnant au milieu du ciel, et jette la terreur au sein de tous les êtres, 1481.

Soudain le puissant monarque de la gent ailée, ce meurtrier des héros ennemis, précipite son vol au plus haut des airs ; et là, planant au milieu du ciel, il se tient au-dessus de la tête des Dieux. Ceux-ci, abrités sous leurs cuirasses, de l’inonder avec Indra de traits divers, de pattiças, de haches, de tridents, de massues, 1482-1483.

De flamboyantes flèches, munies d’un fer à la forme de croissant, de tchakras, qui ressemblent à des soleils roulants, et de le frapper tous avec ces différentes armes, lancées de tous les côtés. 1484.

Mais, quoiqu’il soutint seul un combat si tumultueux, le monarque ailé, l’auguste fils de Vinatâ n’en était pas ébranlé ; et, dans le ciel, qu’il semblait consumer, il enfonçait les bataillons des Souras avec ses ailes et sa vaste poitrine. 1485.

Enfin les Dieux s’enfuirent dispersés sous les coups de Garouda ; et blessés par son bec ou ses ailes, ils versaient leur sang par torrents. 1486.

Les Sâdhyas avec les Gandharvas coururent vers la plage orientale, les Vasous accompagnés des Roudras vers la région du midi ; les Adityas à l’occident, les deux Açwins au nord ; mais tous ces Dieux à l’héroïque vaillance n’en combattaient pas moins et reportaient à chaque instant leurs yeux sur l’ennemi. 1487-1488.

Le volatile, roi des oiseaux, livra des combats au vaillant Açvakranda, à Rénouka, au héros Krathana, à Tapama, à Ouloûka, à Çwasana, à Nimésha, à Praroudja et Poulina. 1489-1490.

Consumant les ennemis et tel que le Dieu en courroux à l’arc Pinâka, au temps, où expire un youga, le fils de Vinatâ les déchira avec les pointes de ses serres, de son bec et de ses ailes. 1491.

Ces guerriers aux grandes forces, à l’énergique résistance, versaient de leurs blessures variées le sang comme une forte pluie et ressemblaient à des masses de nuages vers le temps, où le soleil se lève. 1492.

Après que le monarque des oiseaux les eut mis tous aux portes de la mort, il passa au lieu où se gardait l’ambroisie, et vit là de toutes parts, excité par le souffle irrité du vent, un feu aux rayons acérés, brûlant partout dans le ciel, qu’il tenait enveloppé des splendeurs de ses grandes flammes. 1493-1494.

Aussitôt le rapide et magnanime Garouda de multiplier par quatre-vingt-dix ses quatre-vingt-dix bouches ; il but avec ces huit mille cent bouches les rivières et revint promptement d’un vol accéléré. 1495.

Celui, de qui la splendeur consume ses ennemis, celui, qui pour char a ses ailes, répandit ces rivières sur les flammes du feu, et, l’incendie éteint, il se fit, désireux de pénétrer jusqu’au trésor, un nouveau corps très-petit.

Il se changea en or, continua le Soûtide ; et, flamboyant par une multitude de rayons, le volatile pénétra de force avec l’impétuosité d’un fleuve, qui se perd dans l’Océan.

Il vit un tchakra de fer au tranchant acéré, qui tournait sans relâche autour de l’ambroisie dans un retranchement formé de rasoirs. 1496-1497-1498.

Épouvantable, ayant la splendeur du soleil flamboyant et faite pour couper sans pitié les ravisseurs de l’ambroisie, c’était une machine aux formes terribles et parfaitement bien construite par les Dieux. À la vue de cette défense, le volatile en fit le tour ; puis, rétrécissant dans un clin-d’œil son corps, il s’y glissa dans l’interstice d’un angle. 1499.

Au-dessous du tranchant disque, il vit là pour la garde de l’ambroisie deux immenses et très-effroyables serpents à la grande force, au regard, qui dardait le venin, aux yeux enflammés, à la gueule enflammée, aux langues d’éclair, à l’éclat égal au feu allumé, à la fureur toujours éveillée. 1500-1501.

L’être, sur lequel un seul de ces monstres jetterait le regard de ses yeux toujours irrités, jamais fermés par un clin-d’œil, serait aussitôt réduit en cendres. 1502.

Garouda soudain inonda leurs yeux de poussière et, sous une forme, qu’ils ne voyaient pas, les couvrit partout de blessures. 1503.

Il fondit sur le milieu de ces vastes corps, les mit en pièces rapidement et se précipita sur l’ambroisie. L’héroïque et vigoureux oiseau, fils de Vinatâ, arracha le vase de l’amrita et s’enfuit d’un vol agile, après qu’il eut brisé la machine. 1504-1505.

Maître de l’ambroisie, où il ne but pas, le volatile sortit promptement et s’en alla, n’éprouvant aucune fatigue et voilant de ses ailes l’éclat du soleil. 1506.

Le fils de Vinatà et Vishnou se rencontrèrent alors au milieu des airs. Nârâyana était content de cet exploit, dont la cupidité n’avait pas été le mobile. 1507.

« Je suis, dit-il à Garouda, le Dieu dispensateur des grâces. » — « Celle, que je souhaite, c’est qu’il me soit accordé, lui répondit l’oiseau, de me tenir au-dessus de toi ! » 1508.

Il dit encore ces mots à Nârâyana : « Que je sois affranchi, sans même avoir bu l’ambroisie, de la vieillesse et de la mort ! » 1509.

« Qu’il en soit ainsi ! » repartit Vishnou ; et, quand le fils de Vinatâ eut reçu les deux grâces, il ajouta : « Je veux offrir moi-même un présent à ta grandeur ; que ta Déité le choisisse, » dit Garouda à Vishnou. Et le Dieu choisit d’avoir le puissant oiseau pour monture. 1510-1511.

Il fit un drapeau : « Ton excellence perchera dessus ! » lui dit-il. — « Qu’il en soit ainsi ! » répondit le volatile au Dieu Nârâyana. 1512.

Il partit à la hâte et d’une vitesse, qui le disputait à la rapidité du vent, Indra irrité frappa du tonnerre dans sa course le roi des oiseaux. Mais ce Garouda, qui emportait l’ambroisie, ce Garouda, le plus éminent des volatiles, cet être, le meilleur de tous ceux, que soutiennent les ailes, dit en souriant et d’une voix douce à Indra, tout frappé qu’il fût de son tonnerre : « Je ferai que cette plume soit l’honneur, et de toi, Çatakratou, et de ta foudre, honneur elle-même du rishi, des os de qui elle est née ! Je te laisse donc pour le même but cette plume, dont tu ne verras jamais la fin. 1513-1514-1515-1516.

» La chute de ta foudre ne m’a pas fait ici d’autre mal ! » À ces mots, le roi des oiseaux laissa tomber une de ses pennes. 1517.

À la vue de cette plume nompareille, arrachée à l’oiseau, toutes les créatures joyeuses donnèrent à Garouda le nom de Garoutmat[6], et, voyant la haute merveille de cette plume aux belles formes, Indra, le Dieu aux mille yeux, s’écria lui-même : « Qu’il soit dit Souparna[7] ! » 1518-1519.

» Cet oiseau, pensa-t-il, est un être supérieur. » C’est pourquoi Çatakratou lui tint ce langage : « J’ai envie de connaître ta force immense et que rien ne surpasse ; je désire, ô le plus éminent des volatiles, nouer avec toi une amitié, qui n’aura pas de fin. » 1520.

« Que l’amitié donc m’unisse à toi, comme c’est ton désir, divin Pourandara, lui répondit Garouda. Apprends quelle est ma grande et insoutenable vigueur. 1521.

» Les sages ne louent pas volontiers, Çatakratou, ces louanges, que fait un homme de sa force : ils n’aiment pas cette proclamation de qualités dans la bouche de celui même, qui les possède. 1622.

» Mais nous avons échangé entre nous le mot : ami ! je vais donc répondre à ta demande, mon ami ; car ce qui est joint à l’éloge de soi-même ne doit jamais être dit sans raison. 1523.

» Je porterais sur mon aile cette terre avec ses montagnes, ses bois, les eaux de sa mer et toi-même, Indra, suspendu au-dessous d’elle. 1524.

» Je puis voiturer sans fatigue tous les mondes entassés sur moi avec leurs différents êtres immobiles et mobiles ; connais par là combien ma force est grande ! » 1526.

À ces mots, Çàaunaka, reprit le Soûtide, l’auguste roi des Dieux, l'être bon pour tous les mondes, le plus excellent de ceux, qui savourent la béatitude, Indra à la tiare d’or tint ce langage à l’héroïque oiseau : 1526.

« S’il en est ainsi que tu le dis, tout existe en toi. Accepte maintenant mon amitié suprême et par-delà toute fin. 1527.

» Si tu n’as aucun besoin de mon ambroisie, rends-la-moi ! car ceux, que ton excellence gratifierait de ce nectar, pourraient nous faire beaucoup de mal. » 1528.

« C’est en vue d’une certaine affaire, lui répondit Garouda, que j’emporte cette ambroisie ; et je ne la remettrai aux mains de qui que ce soit. 1529.

» Mais ravis-la. Dieu aux mille regards, dans l’endroit, où je l’aurai déposée moi-même, et emporte-la au plus vite, souverain des treize Dieux ! » 1530.

« Je suis content des paroles, que tu viens de me dire, héros né d’un œuf, reprit Indra. Reçois de ma faveur la grâce, que tu désires, ô le plus grand des volatiles. »

À ces mots, s’étant rappelé les fils de Kadroû, continua le Soûtide, et se rappelant qu’une fraude, dont ils étaient coupables, avait jeté sa mère dans l’esclavage ; 1531-1532.

« Je peux tout par moi-même, répondit le fils de Vinatâ ; cependant je ferai ce que tu me demandes. Eh bien ! Çakra, que les vigoureux serpents deviennent ma nourriture ! » 1533.

« Oui ! » repartit le céleste meurtrier des Dânavas, qui se rendit aussitôt vers le Dieu des Dieux, le magnanime Hari, le souverain des yogis. 1534.

Celui-ci consentit à la chose, qu’avait demandée Garouda ; et le vénérable monarque des treize Dieux répéta de nouveau ces paroles à l’oiseau. 1535.

« J’enlèverai l’ambroisie aussitôt que tu l’auras déposée. » L’entretien fini, Garouda s’en alla d’une aile rapide vers sa mère. 1536.

Ensuite, plein d’une joie suprême, il dit à tous les serpents : « J’ai apporté l’ambroisie ; je vais la déposer sur vos herbes kouças. 1537.

Les serpents veulent alors se baigner, se rendre les auspices favorables et se préparer à manger : « Que vos grandeurs ici présentes commencent par exécuter la parole, qu’elles m’ont donnée, leur dit Garouda. Faites, comme vous l’avez dit, que ma mère ne soit plus esclave à partir de cet instant même. 1538-1539.

« Qu’il en soit ainsi ! » répondent les serpents, qui s’en vont prendre le bain. Aussitôt Indra jette la main sur l’ambroisie et retourne avec elle dans les cieux. 1540.

Ensuite les reptiles joyeux, purifiés par le bain, les prières faites, les auspices rendus propices, impatients de boire l’ambroisie, étant revenus au lieu, 1541.

Où Garouda avait déposé l’amrita sur un lit de kouças, virent qu’on l’avait dérobée et qu’on avait payé leur fraude par une autre. 1542.

« Voici l’endroit, s’entredisaient-ils, où fut déposée l’ambroisie ; » et ils se mirent à lécher les herbes. C’est pour ce fait que double fut rendue à l’avenir la langue des serpents. 1543.

Et, comme elles avaient touché l’ambroisie, les herbes kouças eurent désormais la vertu de purifier. C’est ainsi que le magnanime Garouda fut cause que les serpents eurent deux langues et qu’on reprit aux serpents, ce qu’ils avaient fait prendre aux Dieux, l’amrita. 1544.

Alors au comble de la joie, honoré par les oiseaux d’un culte suprême et couvert d’une éclatante renommée, Garouda, tirant sa pâture des serpents, coulait sa vie dans ce bois avec sa mère et faisait la joie de Vinatâ. 1545.

L’homme, qui écouterait ou lirait toujours cette légende au milieu des chefs assemblés des familles brahmiques, irait sans aucun doute, revêtu d’une lumière pure, dans le séjour des Dieux par la seule vertu de cet éloge du magnanime Souparna. » 1546.

Çâaunaka dit :

« Tu nous as raconté la cause de la malédiction, rejeton de Soûta, jetée par leur mère elle-même et par le fils de Vinatâ sur les serpents ; 1547.

Et les grâces, dont leur époux avait gratifié Kadroû et Vinatâ, les noms de ces deux hôtes des airs, enfants de la dernière : 1548.

Mais tu n’as pas dit les noms des serpents. Nous désirons entendre ces noms, en suivant l’ordre de prééminence. »

« Je ne puis dire, anachorète opulent de pénitences, les noms de tous les serpents, à cause du trop grand nombre, lui répondit le Soûtide ; mais écoute ceux-ci, qui sont les noms des principaux. 1549-1550.

Çésha est le premier né ; immédiatement après celui-ci naquirent Vâsouki, Aîrâvata et Takshaka, Karkotaka et Dhanandjaya ; 1551.

Kâliya, le serpent Maninâga, Apourana, et le serpent Pindjaraka, Ailâpatra, Vamana ; 1552.

Nîla et Anîla, les deux serpents Kalmàsha et Çavala, Aryaka et Ougraka, le serpent Kalaçapotaka ; 1553.

Sourâoioukha, Dadhimoukha, Yimalapindaka, Apta, Karotaka, Çankha et Yâliçikha ; 1554.

Nishthânaka, Hémagouha, Nahousha et Pingala ; Vâhyakarna, Hastipadaet Moungarapindaka ; 1555.

Kambala, Açvatai a et le serpent Kâliyaka ; Vrittasamvartaka et les deux serpents, appelés d’un même nom, Padma Le reptile Çankhamoukha, un autre, qui est dit Koushmândaka, Kshémaka et Pindâraka ; 1556-1557.

Karavîra, Poushpadanshtra, Vilvaka, Vilvapândara, Moûshakâda, Çankaçlras, Poûmabhadra et Baridraka ; Aparâdjita, Djyotika, Pannaga et Çrîvaha, Râauravya, Dhritarâshtra, et le vaillant Çankhapinda ; 1558-1559.

Viradjas, Soubâhou et le courageux Çâlipinda ; Hastipinda, Pitharaka, Soumoukha, et Kàaunapâçana ; 1560.

Koutara, Koundjara et le serpent Prabhâraka, Roumouda, Koumoudâksha, Tittiri et Halika ; 1561.

Le grand serpent Kardama et le serpent Vahoumoûlaka, Rarkara, Akarkara, les deux serpents Koundodara et Mahodara. 1562.

J’ai fait passer devant tes yeux les serpents, ô le plus vertueux des brahmes, suivant l’ordre de prééminence ; mais la grande quantité des noms m’empêche de t’exposer les autres. 1563.

Leurs fils et les rejetons de leurs fils sont incalculables, pensé-je, homme riche de mortifications : aussi, les tiendrai-je dans le silence. 1564.

C’est une chose impossible à dire, éminent anachorète, que les nombreux milliers, millions et centaines de millions de serpents. » 1565.

« Qu’ont fait, demanda Çâaunaka, les serpents vigoureux, inabordables, dont tu viens de parler, mon fils, après qu’ils eurent connu leur malédiction ? » 1566.

« Parmi ceux-ci, l’auguste Çésha à la vaste renommée, reprit le Soûtide, abandonnant Kadroû, se voua à une terrible pénitence, vivant d’air seulement et rigide dans ses observances. 1567.

Lui, qui trouvait son plaisir au milieu des macérations, il se retira dans le Gandhamâdana, sur les bords de la Vadari, dans la forêt de Gokarna aux étangs de lotus, sur les flancs de l’Himâlaya. 1568.

Menant une vie solitaire, visitant tour à tour les tirthas limpides et les saints autels, il comprimait sans relâche ses organes et tenait vaincus ses sens. 1669.

Brahma le vit, souffrant une horrible pénitence, la chair, les veines, la peau desséchées, tel enfin qu’un anachorète vêtu d’écorce et les cheveux noués en gerbe. 1570.

Le suprême aïeul des mondes le vit se consumer avec la constance de la vérité, et lui dit : « Que fais-tu, Çésha ? Travaille au bonheur des créatures ! 1571.

» Car elles sont, pieux serpent, tourmentées de ton atroce pénitence. Dis-moi, Çésha : quel dessein couvres-tu dans ton cœur ! » — « Mes frères germains, lui répondit Çésha, sont tous des insensés : je ne puis habiter avec eux. Que ta divinité veuille bien ne pas condamner cette pensée. 1572.

» Ils se jettent de l’un à l’autre l’injure comme des ennemis. Alors j’ai embrassé la pénitence : « Que je ne les voie plus ! » me suis-je dit. 1573.

» Ils ne peuvent supporter un seul instant, ni leurs frères consanguins, ni Vinatâ. Nous avons un second frère, né de celle-ci ; c’est un volatile, objet de leur haine continuelle ; car il est d’une force supérieure à celle des serpents, grâce aux dons, que lui a prodigués le magnanime Kaçyapa, notre père. 1574-1575.

» Je me suis voué à la pénitence : je veux m’affranchir de ce corps. Pourquoi ? C’est qu’une fois mort, je n’aurai plus aucune liaison avec eux. » 1570.

A ces paroles du serpent : « Je connais, Çésha, lui répondit le suprême aïeul des créatures, les mauvaises actions de tous tes frères. 1577.

» Attiré par l’offense, que ta mère a commise, un grand danger menace tes frères. Tu les as déjà, serpent, abandonnés ici ; 1578.

» Ne veuille donc pas les accompagner tous de ton deuil. Choisis une grâce de moi, Çésha ; je veux l’accorder à ton désir. 1579.

» Je te la donnerai à l’instant même, tant j’éprouve de satisfaction en toi. Courage donc, ô le plus grand des serpents ! Ta pensée est entrée dans le devoir. 1580.

» Puisse-elle, cette pensée, être de plus en plus ferme dans le devoir ! » — « Dieu, souverain du monde, lui répondit Çésha, la grâce, que je désire, aïeul suprême des créatures, c’est que ma pensée se complaise toujours dans le devoir, la quiétude et la pénitence. » 1581.

Brahma dit :

« J’aime à te voir une âme si placide et si maitresse d’elle-même. Voici une parole, à laquelle tu dois obéir, sur mon commandement, pour le bien des créatures. 1582.

» Cette terre, revêtue de bois, de montagnes, de villes, de jardins publics, de villages, et couverte de mers, est tout à fait mobile : tiens-toi sous elle et soutiens-la de façon qu’elle reste immobile. » 1583.

Çésha répondit :

« Je suis prêt à porter cette terre, comme tu le dis, Dieu créateur, souverain de la terre, souverain des créatures, souverain du monde ! pose-la immobile sur ma tête, Pradjapâti ! » 1584.

« Va, reprit Brahma, va sous la terre, ô le plus grand des serpents : elle t’offrira elle-même une cavité pour l’asseoir sur ta tête. Certes ! en soutenant ce globe, tu feras une chose, qui me sera bien agréable, Çésha. » 1585.

« Qu’il en soit ainsi ! » répondit l’auguste frère aîné des plus grands serpents. Il entra donc son chaperon dans la cavité, ajouta le Soûtide, et se tint, portant sur sa tête la divine terre, embrassée de tous les côtés par la circonférence des mers. 1586.

« Ô le plus grand des serpents, lui dit Brahma, tu es Çésha, tu es Yama, puisque tu portes seul cette terre, que tu soutiens tout entière sur tes chaperons immortels comme Indra et moi-même ! » 1587.

Ainsi, le majestueux Ananta, reprit le Soûtide, habite sous la terre ; et, docile au commandement de Brahma, il porte seul le poids du globe. 1588.

En ce même temps, le plus grand des Immortels, l’adorable aïeul des mondes donna Garouda, le Vinatide, pour compagnon au serpent Ananta. 1589.

Quand il eut appris la malédiction tombée de la bouche de sa mère, continua le rejeton de Soûta, l’énorme serpent Vâsouki se mit à penser en lui-même : « Comment annuler cette imprécation ! » 1690.

Ensuite, il délibéra avec ses frères, venus de tous les pays, Aîrâvata et les autres, tous adonnés à la pratique de la vertu. 1591.

« Vous n’ignorez pas, bons Serpents, dit Vâsouki, de quelle manière cette malédiction fut lancée contre nous ; et cette délibération a pour objet les efforts, que nous aurons à tenter pour nous en délivrer. 1592.

« Car à toutes les malédictions il existe un remède ; mais où trouve-t-on un moyen de salut contre celle, qu’une mère a fulminée ? C’est l’objet de cette délibération. 1593.

» A peine ouï cette nouvelle : « Nous avons été maudits en face de la vérité éternelle et infinie ! » soudain l’épouvante est née dans mon cœur. 1594.

» Cette heure de la destruction est arrivée pour nous tous, sans doute ; car le Dieu immortel n’a point arrêté notre mère dans sa malédiction. 1595.

» Ainsi, nous délibérons sur le salut des serpents afin d’empêcher cette mort de fondre sur nous tous. Tout ce qu’il y a parmi nous d’esprits intelligents, habiles, délibèrent ici-même : voyons les moyens proposés de notre délivrance, 1596.

» Comme jadis les Dieux ont délibéré sur Agni perdu et retiré dans une caverne. Voyons comment nous ferons pour que le sacrifice de Djanamédjaya n’ait pas lieu à la ruine des serpents, ou que notre destruction n’en soit pas la conséquence. » 1597.

À ces mots, dit le Soûtide, rassemblés en ce lieu, tous les enfants de Kadroû, habiles dans les délibérations et remplis de sagesse, tinrent conseil. 1598.

Les uns dirent : « Changeons-nous en saints brahmanes et mendions au roi pour aumône qu’il abandonne ce sacrifice. » 1599.

D’autres serpents, orgueilleux docteurs : « Soyons tous, dirent-ils, ses conseillers, tenus en bien grande estime.

» Il nous consultera en toutes choses pour la solution des affaires, et nous lui donnerons alors des avis tels que le sacrifice devra cesser. 1600-1601.

» Ce roi, le mieux doué des êtres, qui possèdent l’intelligence, demandera sans aucun doute notre opinion sur le sacrifice : « Non ! lui répondrons-nous ; ne le fais pas. » 1602.

» Nous le présenterons à ses yeux comme la source de plusieurs fautes épouvantables dans ce monde et dans l’autre, de telle sorte que par ces causes et par nos intrigues le sacrifice n’aura pas lieu. 1603.

» Ou, comme le sacrifice aura son brahme directeur, ayant à cœur le succès de la chose du roi et versé dans les règles du sacrifice des serpents, qu’un reptile aille à lui et le morde, il mourra ; et, le sacrificateur mort, le sacrifice devient impossible. 1604-1605.

» Mordons encore tous ses autres brahmes officiants, qui savent les rites du sacrifice des serpents : et nous toucherons à notre but ! » 1606.

D’autres à l’âme bonne, attachée au devoir, disent :

« C’est une idée, qu’inspire la démence : tuer un brahme n’est pas un bel exploit ! 1607.

» Une sublime résignation est sans contredit la racine de la plus haute vertu : si l’iniquité prédominait, elle détruirait assurément le monde entier. » 1608.

« Changeons-nous en nuages aux éclairs flamboyants, proposaient d’autres serpents, et versons les pluies à torrents sur le feu allumé ! » 1609.

« Que nos plus grands reptiles se glissent dans la nuit, opinaient ceux-ci, vers le vase de l’oblation et le ravissent lestement à la négligence de ses gardiens : il y aura ainsi un obstacle au sacrifice. 1610.

» Ou bien que les serpents par centaines et par milliers mordent tous les assistants, et une alarme va jeter le trouble dans la cérémonie. 1611.

» Ou encore que l’oblation préparée soit souillée par la fiente et l’urine des serpents, qui empoisonnent tous les aliments. » 1612.

Ceux-là disaient : « Faisons-nous ses ritouidjs dans le sacrifice ; nous jetterons des obstacles dans la cérémonie : « Qu’on nous paye nos honoraires ! » nous écrierons-nous.

» Tombé sous notre puissance, il agira suivant nos désirs. » Il y en eut qui donnèrent ce conseil : « Un jour que le roi s’amusera dans l’eau, 1613.

» Entraînons-le dans nos demeures, tuons-le, et le sacrifice n’aura pas lieu ! » D’autres, orgueilleux d’une fausse science, conseillaient : 1614.

« Hâtons-nous de le saisir et de le mordre : nous aurons atteint notre but ! Une fois mort, la racine de nos infortunes est coupée ! 1615.

» Les opinions de nous tous peuvent se résumer dans ce dernier conseil ; mais qu’on exécute promptement, sire, l’avis, que tu auras jugé le meilleur. » 1616.

Ces paroles dites, ils attachèrent leurs yeux fixés sur Vâsouki, le plus grand des serpents. Celui-ci réfléchit et leur tint ce langage : 1617.

« Ce dernier conseil de vous, serpents, n’est point à suivre, et, dans toutes vos paroles, il n’est aucun avis, qui m’agrée. 1618.

» Ce qui doit être fait ici est-il ce qui est pour votre avantage ? Oui ; eh bien ! ce qu’il y a de mieux, suivant mon opinion et dans l’amour, que je porte aux familles de mes frères et à moi-même, c’est d’apaiser le magnanime Kaçyapa. Mon esprit ne saurait faire aucune des choses, que vous me dites. 1619-1620.

» Ce que je dois poursuivre, c’est la chose, qui porte en soi votre bien. C’est pour cela que je suis rongé de cuisants soucis : en effet, comme roi, c’est à moi que remontent le bien et le mal. » 1621.

Après qu’Élàpatra eut écouté, reprit le Soûtide, les différents avis de tous les serpents et les paroles de Vâsouki, il discourut en ces termes ; 1622.

« Le sacrifice aura lieu et Djanamédjaya, le fils de Pândou, sera un monarque de telle vertu que nous tomberons dans un immense péril. 1623.

» L’homme, qui serait frappé ici-bas d’un trait divin, n’aurait-il pas recours, sire, à une main divine pour le guérir ? Il n’y a pas de remède autre part ! 1624.

» Ce danger nous vient de Dieu, ô le plus vertueux des serpents ; c’est donc à Dieu qu’il faut recourir. Écoutez ce que je vais dire à ce sujet. 1625.

» Alors que fut vomie cette malédiction : « Que le feu dévore les serpents aux langues venimeuses ! » la peur me fit monter sur le sein de ma mère, ô les plus éminents des reptiles ; et j’entendis ces paroles des Dieux, qui, accablés de chagrin, s’étaient rendus chez l’aïeul suprême des créatures : 1626-1627.

« Est-il une autre femme que Kadroû aux formes blessantes, disaient les Dieux, pour jeter sur les enfants accordés à son amour une telle malédiction en face de toi, Dieu des Dieux ? 1628.

» Et tu as dit, suprême aïeul des créatures : « Qu’il en soit ainsi ! » Nous désirons savoir pour quelle raison tu ne l’as pas empêchée. » 1629.

» Brahma répondit : « Les serpents aux dents acérées, aux formes épouvantables, à la morsure vénimeuse, sont en trop grand nombre et, comme j’aime le bien des créatures, je n’ai point arrêté cette malédiction. 1630.

» Ceux qui sont méchants, cruels, vénimeux, cultivant le mal, trouveront leur perte dans le sacrifice ; mais non pas ceux, qui marchent dans la vertu. 1631.

» Écoutez par quels moyens, au temps révolu, ces bons reptiles seront délivrés de cet immense danger. 1682.

» Dans la tribu des Yâyâvaras vivra un grand rishi, vigoureux ascète, vainqueur des sens, nommé Djaratkârou. 1638.

» Il naîtra un fils à ce Djaratkârou ; il aura nom Astîka : il se fera un trésor de pénitences ; c’est lui, qui, au temps venu, arrêtera le sacrifice. 1684.

» C’est alors que seront sauvés les serpents attachés au devoir. » — « Au sein de quelle femme, Brahma, lui demandèrent les Dieux, ce magnanime fils sera-t-il engendré par ce chef des anachorètes, l’énergique Djaratkârou aux grandes macérations ? » 1686.

« Au sein d’une jeune fille, appelée comme lui, répondit Brahma. L’énergique hermite, appelé comme la jeune fille, sera père en elle d’un fils, plein d’énergie. 1636.

» Cette Djaratkârou sera, n’en doutez point, la sœur de Vâsouki, le roi des reptiles. C’est d’elle que naîtra ce fils, qui doit sauver les serpents. » 1637.

« Qu’il en soit ainsi ! » répondirent les Dieux au suprême aïeul des créatures. Quand il eut ainsi parlé aux Immortels, reprit le Soûtide, Virintchi retourna dans le ciel des trois Dieux. 1638.

» Voilà ce que je vois dans l’avenir, Vâsouki ; ta sœur est nommée Djaratkârou. Donne-la comme une aumône, pour dissiper le danger, qui menace les serpents, à cet anachorète, fidèle à ses vœux, qui mendiera une femme pour aumône. C’est de là, ai-je ouï dire, que viendra le salut des serpents. » 1639-1640.

L’âme joyeuse, reprit le Soûtide, à ces mots d’Elâpati-a, tous les serpents, ô le plus vertueux des brahmes, de s’écrier : « Bien ! c’est bien ! » 1641.

À compter de ce jour, Vâsouki réserva sa jeune sœur Djaratkârou à l’anachorète et fut rempli d’une joie suprême. 1642.

Ensuite, après un laps de temps, qui ne fut pas extrêmement long, les Asouras et les Dieux se mirent à baratter le séjour de Varouna. 1643.

Là, Vâsouki joua l’office de corde autour de la montagne, qui servait à baratter ; et, quand on eut terminé l’ouvrage, les Dieux, accompagnés de Vâsouki, se rendirent chez le suprême aïeul des créatures et lui tinrent ce langage : « Adorable, tu vois le serpent Vâsouki effrayé de la malédiction maternelle, dont il ressent de cruelles angoisses. 1644-1645.

» Daigne, ô Dieu, lui extraire du cœur cette flèche, qu’y plongea l’imprécation de sa mère, à lui, de qui le bonheur de ses frères est le plus vif désir. 1646.

» Ce roi des serpents a toujours été obligeant et serviable pour nous : accorde-lui ta faveur, souverain des Dieux ; guéris cette plaie de son âme. » 1647.

« C’est moi, reprit Brahma, qui ai fait mettre dans son cœur les paroles, que naguère lui a dites le serpent Élâpatra. 1648.

» Que le roi des serpents accomplisse de lui-même ces paroles ; les méchants périront ; mais non pas ceux, qui marchent dans le devoir. 1649.

» Il est né déjà ce brahme Djaratkârou, qui fait son plaisir d’une atroce pénitence : que Vâsouki, au temps venu, lui donne sa sœur Djaratkârou. 1650.

» Les paroles, qui furent dites avant celles-ci par le serpent Élâpatra, ont annoncé d’où sortirait le salut des serpents. Il en sera ainsi. Dieux, et non autrement ! »

Dès qu’il eut entendu ce langage du Pitâmaha, reprit le Soûtide, Vâsouki, le roi des serpents, rassuré sur la malédiction, qui l’avait comme frappé de folie, se hâta d’en porter les paroles à tous les serpents. 1651-1652.

Il éleva sa sœur en vue du pieux Djaratkârou et disposa autour de la jeune Djaratkârou une foule de serpents toujours attentifs. 1653.

Quand le vénérable Djaratkârou, se dit-il, voudra bien prendre une épouse, il faudra que j’aille vite à lui et que je l’appelle ; car ce sera notre salut ! » 1654.

Çâaunaka dit :

« Je désire te faire une demande, petit-fils de Soûta, sur ce magnanime rishi, que tu as appelé Djaratkârou.

» Pour quelle raison lui avait-on donné ce nom de Djaratkârou ? Veuille bien me dire exactement ce que signifie ce mot Djaratkârou. 1655-1656.

» Djarâ veut dire la vieillesse, la décrépitude, et karoû ce qui est hideux, répondit le Soûtide. Son corps était hideux à voir, tant une cruelle pénitence l’avait ruiné, vieilli peu à peu : voilà ce que veut dire ce nom, que portait aussi la sœur de Vâsouki. » 1667-1668.

À ces mots, le vertueux Çâaunaka sourit ; il salua Ougraçravas et dit : « Parfaitement expliqué ! 1659.

» J’ai entendu comment ce nom lui fut donné et tout ce qui a précédé, ajouta le fils de Çâaunaka ; je voudrai ; savoir maintenant de quelle manière est né Astika. » À ces paroles de l’anachorète, Soûtide répondit avec cette narration conforme aux Çâstras. 1660.

« Vâsouki, reprit le Soûtide, ayant informé de ces choses tous les serpents, mit le plus grand soin à élever sa sœur en vue du rishi Djaratkârou. 1661.

Un long espace de temps s’était écoulé, et le religieux mendiant aux vœux inébranlables, le sage, qui trouvait son plaisir dans la pénitence, ne désirait pas encore une épouse. 1662.

Voué à la continence, enchaîné aux mortifications, adonné aux lectures du Véda, victorieux des sens, il parcourut toute la terre, et le cœur du magnanime ne désirait pas encore une épouse. 1663.

Ensuite, dans certain autre temps arrivé, pieux brahme, il y eut un roi, nommé Parîkshit, issu de la race des Kourouides. 1664.

Dans la guerre, il était, comme Pânduu aux longs bras, le plus vaillant de ceux, qui portent l’arc ; dans la paix, il se livrait à la chasse, comme jadis son bisaïeul. 1065.

Le puissant monarque allait çà et là, tuant les gazelles, les sangliers, les hyènes, les buffles et les autres bêtes sauvages de toutes les espèces. 1666.

Un jour que, d’une flèche aux nœuds droits, il avait blessé une antilope, il se mit à suivre ses traces, sans quitter l’arc, dans une épaisse forêt. 1667.

Ainsi, l’adorable Çiva, ayant blessé la gazelle du sacrifice, la poursuivait dans le ciel et, son arc à la main, en cherchait la piste çà et là. 1668.

Mais l’antilope, que le monarque avait percée, n’était pas arrivée vivante dans la forêt ; elle avait repris soudain son ancienne forme et s’était jetée dans le chemin du Swarga. 1669.

La gazelle blessée du roi Parikshit fut donc perdue ; mais elle avait emmené loin cet ardent chasseur. 1670.

Épuisé de fatigue, mourant de soif, il trouva dans ce bois un hermite, qui, assis dans le pâturage des vaches, mettait une extrême attention à lécher l’écume sortie de la bouche des veaux, tétant le lait aux mamelles de leurs mères. Le roi courut bien vite vers l’anachorète aux vœux accomplis et, levant son arc, lui demanda, accablé de fatigue et de faim ; « Oh ! oh ! brahme, je suis le roi Parikshit, fils d’Abhimanyou. 1671-1672-1673.

» J’ai blessé une gazelle, dont j’ai perdu les traces ; ne l’aurais-tu pas vue ? » Mais le solitaire, fidèle au vœu du silence, ne lui répondit pas un mot. » 1674.

Alors, s’irritant, le prince de lever avec le bout de son arc un serpent mort : il mit cette dépouille sur l’épaule du solitaire, et le quitta avec dédain. 1675.

L’autre ne dit pas une seule parole, ou bonne ou mauvaise, au roi. Celui-ci, une fois sa colère passée, eut regret de sa conduite, car il vit que le solitaire était un bouddhiste : il retourna dans sa ville et l’hermite resta comme il était. 1676.

Quoique traité avec un tel mépris, le grand anachorète, voué à la patience, n’offensa pas le monarque puissant, qui avait oublié son devoir. 1677.

Mais si le plus vertueux des Bharatides, ce roi des rois, avait offensé le grand anachorète, c’est qu’il ne savait pas celui-ci enfermé alors dans l’accomplissement de son vœu. 1678.

L’hermite avait un jeune fils, nommé Çringi, homme de grande pénitence, de grands vœux, de grande colère, difficile à gagner et d’une perçante énergie. 1679.

À tous les instants du jour, dans une attitude contenue et respectueuse, il s’approchait du brahme assis sur un siège élevé et goûtant le plaisir de faire le bien de tous les êtres. 1680.

Quand cet incident arriva, il était allé à l’hermitage avec la permission du brahme. À son retour, le fils d’un brahmane, Kriça, riant et se jouant, lui dit : « Mon ami ! » Mais le fils de l’anachorète, irascible jusqu’à la fureur, s’enflamma de colère et devint tout à fait semblable au poison, quand son ami lui eut montré son père, ô le plus vertueux des brahmes, et qu’il entendit Kriça lui dire sous forme de badinage : 1681-1682.

« Tout noble et ascète, que tu es, voilà ton père, qui porte un cadavre sur l’épaule ! Çringi, ne sois plus si fier !

» Désormais, ne dis pas un mot dans les jeux des fils de rishis, ni parmi les ascètes, versés dans les Védas, parfaits et tels que nous sommes. 1683-1684.

» Que devient ta fierté d’homme ? Où sont allées ces paroles, que l’orgueil inspirait, maintenant que tu vois un cadavre porté sur l’épaule de ton père ? 1685.

» Ce métier de ton père n’est pas digne de toi : c’est une chose, ô le plus excellent du monde anachorète, qui me fait beaucoup de peine ! 1686.

À ces mots, reprit le Soûtide, ce resplendissant Çringi, d’un esprit irascible, s’enflamma de fureur, quand il entendit appeler son père un porteur de morts. 1687[8].

Il fixa les yeux sur Kriça et, débutant par un mot d’amitié, lui demanda : « Comment se fait-il que mon père ait sur lui un cadavre ? » 1688.

« C’est le roi Parikshit, courant çà et là pour la chasse, répondit Kriça, qui appliqua tout à l’heure, mon enfant, le serpent mort sur l’épaule de ton père. » 1689.

« Quelle offense mon père avait-il faite à ce roi méchant ? reprit l’autre. Dis-le moi, Kriça, dans la vérité. Voici le moment de déchaîner la force acquise par mes pénitences ! » 1690[8].

« Le roi Parikshit, fils d’Abhimanyou, est venu chasser, répondit Kriça. Il poursuivait seul une gazelle à la fuite rapide, qu’il avait blessée d’une flèche. 1696.

» Le roi chercha en vain dans ce bois ; il ne vit point sa gazelle : mais il vit ton père, et s’en informa auprès de lui, que le vœu du silence empêchait de répondre. 1697.

» Le roi, malade de fatigue, de faim et de soif, répéta mainte et mainte fois sa demande sur la gazelle perdue à ton père, qui se tenait devant lui, immobile et muet comme un pieu. 1698.

» Le vœu du silence enchaîne la langue de ton père : il ne pouvait donc lui répondre ; et le monarque irrité de lui mettre avec le bout de son arc un serpent mort sur l’épaule. 1699.

» Ainsi ton père, Çringi, observa strictement le vœu du silence, et le roi s’en alla vers sa ville d’Hastinapoura. »

Quand le fils de l’anachorète eut appris de quelle manière ce cadavre était venu, reprit le Soûtide, sur l’épaule de son père, alors, saisi de dépit, flamboyant de fureur, pour ainsi dire, les yeux rouges de colère, et le visage enflammé par la force et la fougue de son ressentiment, il fulmina sur le roi sa malédiction : 1700-1701-1702.

« Puisse le serpent au venin mortel, enflammé de fureur, s’écria Çringi, puisse Takshaka, le roi des serpents, conduire au palais d’Yama, dans sept jours à compter de celui-ci, le méchant, opprobre des rois, le contempteur des brahmes et la honte des Kourouides, qui a mis un serpent mort sur l’épaule de mon vieux père, courbé sous les infirmités de l’âge ! » 1703-1704-1705.

Cette imprécation fulminée avec colère, il s’avança, reprit le Soûtide, vers son père, qu’il vit assis dans ce pâturage de vaches et portant le serpent mort. 1706.

À l’aspect de son père avec ce cadavre de reptile, appendu sur l’épaule, Çringi versa des larmes de douleur, et fut une seconde fois agité par la colère : « Aussitôt, mon père, que j’eus appris l’offense, jetée sur toi par ce méchant, dit-il au saint hermite, 1707-1708.

» Par ce roi Parîkshit, je l’ai maudit avec colère. En effet, il méritait une terrible malédiction, ce monarque, le plus vil de la race des Kourouides ! « Que, dans sept jours, ai-je dit, le roi des serpents, Takshaka, emmène ce pervers dans le palais bien effroyable d’Yama ! » Le brahmane, son père, dit au jeune hermite, saisi d’une telle colère : 1709-1710.

« Ce que tu as fait là, mon enfant, répondit Çamika, ne m’est pas agréable : cette conduite n’est pas celle des ascètes. Nous habitons sur la terre de ce roi ; 1711.

» Il nous protège comme il convient ; il vit sans cesse avec les gens de notre classe. Ce n’est pas dire que j’approuve en rien son péché ; 1712.

Mais il faut savoir supporter, mon fils ; car le devoir, si on le frappe, vous frappe à son tour. Si nous n’étions défendus par le roi, une accablante oppression pèserait sur nous et nous ne pourrions cultiver le devoir, mon fils, comme c’est notre plaisir ; tandis que nous, au contraire, mon enfant, protégés par des rois, qui tiennent leurs yeux fixés sur le devoir, 1713-1714.

» Nous cultivons largement nos observances, où il a sa part lui-même. Il faut donc savoir, mon fils, supporter quelque chose d’un roi, qui marche dans la route de son devoir. 1715.

» Tel qu’un souverain doit protéger ses peuples, tel Parikshit, révérend, nous protège excellemment à l’égal de son bisaïeul. 1716.

» S’il a commis cette faute, c’est qu’il était accablé de faim, de fatigue, de chaleur et qu’il ignorait, je pense, ce vœu, qui enchaînait ma langue. 1717.

» Dans un pays sans roi, chaque instant voit naître des crimes : les passions soulèvent continuellement ces flots du monde, que le roi gouverne avec le châtiment. 1718.

» La crainte et la paix sont les filles du châtiment : dans les alarmes, on ne cultive pas le devoir : dans les alarmes, on ne célèbre pas le sacrifice. 1719.

» Du roi dépend le devoir ; du devoir dépend le Swarga ; du roi dépend la cérémonie des sacrifices ; du sacrifice dépendent tous les Dieux ; 1720.

» Des Dieux la pluie dépend ; de la pluie, au dire de tous, dépendent les herbes de la terre, et des herbes comestibles dépend le bien physique, éternel des hommes.

» C’est encore le roi, qui défend les hommes avec le sceptre, qu’il tient : aussi, le roi vaut-il seul, a dit Manou, dix brahmes, versés dans les Védas. 1721-1722.

» Si le roi Parîkshit a commis cette faute, c’est qu’il était accablé de faim, de fatigue, de chaleur, et qu’il ignorait, je pense, ce vœu, qui enchaînait ma langue. 1723.

» Pourquoi donc as-tu commis avec tant de légèreté une mauvaise action contre lui, sans réfléchir, comme un enfant ? Le roi ne mérite pas, mon fils, une malédiction de nous, certes ! en aucune manière. » 1724.

« Que ce soit légèreté ou mauvaise action, repartit Çringi, qu’elle te plaise ou déplaise, la parole, que j’ai dite, mon père, ne le sera pas en vain. 1726.

» Il n’en sera pas autrement, mon père, je te l’assure ! Je ne parle jamais à l’étourdie dans les choses même sans conséquence : à plus forte raison, quand je maudis. »

« Je sais, mon fils, que ta puissance est terrible et que ta parole est vraie, lui répondit Çamîka : ce que tu as dit avant ne fut jamais faux, ta parole d’aujourd’hui ne sera donc pas sans effet. 1726-1727.

» Mais un fils, bien qu’arrivé à l’âge adulte, peut toujours être blâmé par son père, afin qu’il acquière plus de vertus et qu’il obtienne une plus vaste renommée. 1728.

» À plus forte raison, s’il est, comme toi, un enfant, n’ayant jamais sucé d’autre lait que celui de la pénitence. La colère dans les hautes âmes croit démesurément à proportion de la force. 1729.

» C’est moi-même, que je vois à blâmer en toi, ô le plus solide appui des observances, moi, qui n’ai su voir qu’avec des yeux de père ta pétulance et ta légèreté ! 1730.

» Va ! Nourris-toi de fruits sauvages et fais la principale étude de la patience. Quand tu auras étouffé en toi ce penchant à la colère, tu ne sortiras plus ainsi du devoir.

» En effet, la colère efface les mérites du devoir, que les Yatis amassent avec tant de peine ; et la route, qui mène au but désiré, n’existe plus, mon fils, pour ceux qui ont abandonné le devoir. 1731-1732.

» La patience ajoute à la perfection des ascètes, qui ont appris à supporter une offense. Ce monde-ci appartient aux hommes patients, et c’est aux hommes patients, qu’appartient aussi l’autre monde. 1733.

» Va donc et victorieux des sens, adonne-toi sans relâche à la patience : c’est à la patience, que tu devras ton entrée dans les mondes les plus voisins de Brahma. 1734.

» Mais je ferai, mon enfant, ce que je puis faire, moi, qui suis monté sur le degré de la patience, et j’enverrai dire à ce roi : 1735.

« Tu as été maudit par mon fils, un enfant, de qui la raison n’est pas encore tout à fait mûre, et qui n’a pu voir sans colère, sire, l’offense, que tu m’as faite. » 1736.

Après qu’il eut donné à son fils cette leçon, reprit le Soûtide, le grand ascète à l’âme compatissante, aux vœux inébranlables, envoya au monarque un disciple, nommé Gàauramoukha, attentif à ses paroles et d’un bon naturel, à qui il enseigna l’étiquette des choses et la manière, dont il fallait demander au roi Parikshit comment il se portait. 1737-1738.

L’envoyé se rendit en diligence chez le monarque issu de Kourou. D’abord les portiers annoncent sa venue ; ensuite, il entre dans le palais. 1739.

L’Indra des hommes traite avec honneur le brahmane Gàauramoukha ; et, sans prendre le temps de se reposer, le pieux messager expose au roi en présence des ministres. toute la terrible mission, qu’il avait reçue de Çamîka, sans rien omettre ; « Il existe dans ton royaume, sire, lui dit-il, un placide rishi de la plus haute vertu, aux sens domptés, aux grandes mortifications : on le nomme Çamika. Tu as attaché, ô le plus grand des rois, un reptile sans vie avec le bout de ton arc sur l’épaule de cet anachorète, voué au silence. Il a supporté cette injure, mais son fils ne l’a pas endurée. 1740-1741-1742-1743.

» Il t’a maudit, roi des rois, à l’insu de son père. Takshaka dans sept jours viendra te donner la mort. 1744.

» Garde-toi bien contre lui ! » Il répéta à deux et trois fois : « Il est impossible à qui que soit de rien changer à cette malédiction. 1745.

« Le père ne peut modérer son fils d’un naturel irascible ; et, comme il désire ton bien, il m’a dépêché vers toi, sire. » 1746.

Dès qu’il eut ouï ce terrible langage, reprit le Soûtide, ce monarque issu de Kourou, ce roi aux grandes pénitences fut douloureusement affligé d’avoir pu commettre une telle offense. 1747.

L’âme du roi fut consumée d’une peine encore plus vive, quand il apprit la qualité de cet homme rencontré dans les bois : le plus grand des anachorètes, un saint, voué au silence ! 1748.

Il se désolait, sachant que Çamika était une nature toute spirituelle : il regrettait vivement l’injure, qu’il avait commise à l’égard du solitaire. 1749.

Ce qui l’affligeait, ce n’était pas la mort, dont il s’entendait menacer : ce qui était alors son tourment, c’était le repentir de cet acte, dont il s’était rendu coupable envers une telle personne. 1750.

Le monarque congédia ensuite Gâauramoukha avec ces paroles : « Que le révérend m’assiste encore de sa bienveillance dans cette conjoncture ! » 1751.

A peine Gâauramoukha fut-il parti que le roi, dans le trouble de son esprit, se mit à délibérer avec ses ministres. 1752.

Le conseil terminé, le prince, connaissant les avis, se fit construire un palais bien défendu, bâti sur une colonne. 1753.

Il disposa une garde à l’entour, fit provision de simples, s’environna de médecins et réunit de tous côtés les plus savants brahmes dans l’art de guérir par les incantations. Il se tint là, protégé de toutes parts ; il y traitait, bien instruit de ses devoirs, toutes les affaires de la monarchie avec ses ministres. 1754-1755.

Une fois que l’excellent roi fut monté là, qui que ce soit ne put arriver jusqu’à lui ; et l’entrée fut même interdite au vent, qui circulait dehors. 1756.

Le septième jour arrivé, le plus vertueux des brahmes, le docte Kaçyapa se mit en route afin de guérir le monarque ; 1757.

Car il avait ouï dire que, ce jour, le roi des serpents, Takshaka devait emmener le plus grand des rois au palais d’Yama. 1758.

« Il faut que j’aille guérir, avait-il pensé, le roi mordu par le puissant reptile : c’est tout à la fois mon devoir et mon intérêt. » 1759.

Takshaka, le roi des sei pents, aperçut Kaçyapa suivant son chemin, l’esprit tout absorbé dans son idée ; et, sur le champ, il se métamorphosa en brahme d’un âge très-avancé. 1760.

Le roi des reptiles dit au roi des anachorètes : « Où va ta révérence d’un pas si hâté ? Quelle chose veut-elle faire ? » 1761.

« Le roi des serpents, Takshaka, lui répondit Kaçyapa, va brûler de son venin aujourd’hui le fléau des ennemis, ce roi Parikshit, né dans la race de Kourou. 1762.

» S’il a déjà mordu ce prince d’une vigueur sans mesure, ce rayon de la dynastie Pândouide d’une splendeur égale à celle du feu, je me hâte, mon ami, de lui porter à l’instant même sa guérison. » 1463.

« C’est moi, qui suis Takshaka ; retourne sur tes pas, brahmane, lui répondit Takshaka ; tu n’es point capable de guérir ce que j’ai mordu. » 1764.

« J’irai vers le roi, que je guérirai de ta morsure : telle est ma résolution ! reprit Kaçyapa. J’ai de la force et de la science ! » 1765.

« Si tu es capable de guérir en quelque chose, repartit Takshaka, un être, que j’ai mordu ; alors, Kaçyapa, rends la vie à cet arbre, que je vais mordre ici même ! 1766.

» Déploie ce pouvoir supérieur de tes invocations ; ne ménage pas les efforts ! Je vais brûler ce nyagrodha sous tes yeux, ô le plus grand des brahmes. » 1767.

« Mords cet arbre, si tu le veux, roi des serpents ; et moi, lui répondit Kaçyapa, je rendrai à la vie l’arbre mordu par toi, reptile ! » 1768.

A ces mots du magnanime Kaçyapa, l’immense reptile, monarque des serpents, s’approche de l’arbre et mord ce nyagrodha. 1769.

A peine eut-il été mordu par le puissant reptile, cet arbre tout à coup, s’imprégnant du venin des serpents, s’enflamma de tous les côtés. 1770.

Le grand végétal consumé, le serpent de répéter à Kaçyapa : « Déploie tes efforts, ô le meilleur des brahmes, et rends à la vie ce roi des forêts ! » 1771.

Le feu du poison, reprit le Soûtide, avait réduit tout l’arbre en cendres et Kâçyapa, les ayant recueillies entièrement, tint alors ce langage : 1772.

« Roi des serpents, que cet arbre maintenant te prouve mon pouvoir et ma science ! je vais lui rendre la vie à ta vue même, reptile ! » 1773.

Ensuite le vénérable, le docte, le plus vertueux des brahmanes, Kaçyapa rendit la vie par la science à cet arbre, qui n’était plus qu’un monceau de cendres. 1774.

Il fit de lui d’abord un simple rejeton avec deux cotylédones ; ensuite un arbre avec toutes ses branches et ses feuilles. 1775.

À l’aspect de cet arbre, que le magnanime anachorète avait ressuscité : « Brahme, lui dit Takshaka, ce fait n’a rien de très-merveilleux en toi ! 1776.

» Il est tout simple, Indra des brahmanes, que tu détruises, ou mon poison, ou le venin d’un autre, mon semblable. Mais, homme riche de pénitences, quelles sont les choses, dont le désir te conduit aux lieux, où tu vas ? »

» Je puis moi-même te donner la récompense, du plus haut prix qu’elle soit, dont l’espérance te fait aller vers ce plus grand des rois. 1777-1778.

» Ce monarque est accablé sous la malédiction du brahmane et sous le poids de la vieillesse : le succès de ton voyage, brahme, est ainsi fort douteux. 1779.

» De-là ton éclatante renommée, célèbre dans les trois mondes, subira une éclipse, comme le soleil, quand il a perdu ses rayons. » 1780.

« J’ai besoin de richesses, lui répondit Kaçyapa, et je vais là pour en obtenir : donne-les-moi, reptile ; et, possesseur de ces richesses, je retournerai chez moi. » 1781.

« Retourne-t-en, ô le plus grand des brahmes, et je te donnerai une richesse supérieure à tout ce que tu peux demander à ce roi. » 1782.

À ces paroles de Takshaka, reprit le Soûtide, l’intelligent Kaçyapa à la bien grande splendeur, le plus vertueux des brahmes, tourna ses réflexions sur le roi ; 1783.

Et, comme il vit à la lumière d’une science divine que la vieillesse avait conduit le roi Pândouide au terme de sa vie, l’éminent anachorète s’en revint chez lui, après qu’il eut reçu de Takshaka autant de richesse, qu’il en désirait. Le magnanime Kaçyapa retourné en son hermitage à cette condition, 1784-1786.

Takshaka se rendit à toute hâte dans la ville, qui a tiré des éléphants son nom d’Hastinapoura. Arrivé là, il apprit que le puissant monarque se défendait de toutes ses forces avec des incantations, des prières mystiques et des antidotes. Alors, continua le Soûtide, il pensa : « Il me faut tromper ce roi à l’aide d’un stratagème. Mais à quel moyen recourir ? » Ses réflexions faites, le serpent Takshaka envoya vers le roi quelques serpents sous des formes de religieux pénitents, avec de l’eau, des herbes kouças et des fruits : « Allez sans crainte vers le roi, dit-il, comme si vous étiez amenés par cette affaire ; 1786-1787-1788-1789.

» Et faites accepter au monarque cette eau, ces fleurs et ces fruits. » Ceux-ci, reprit le Soûtide, agirent suivant les instructions, que leur avait données Takshaka. 1790.

Ils offrirent au roi des fruits, de l’eau, de l’herbe kouça ; et le puissant monarque agréa tout. 1791.

« Vous pouvez vous retirer, » dit-il aux serpents, qui avaient terminé leur mission. Ceux-ci partis sous leurs formes de religieux mendiants, 1792.

Le roi dit à ses ministres et à ses amis : « Que vos excellences mangent, accompagnées de moi, tous ces fruits délicieux, que m’ont apportés les pénitents. » — Ensuite, le roi avec ses ministres, ayant désiré manger ces fruits, les fit bénir, suivant les rites, par la voix d’un rishi. Mais, dans un fruit, où le serpent avait mordu lui-même, était né du fruit, sous sa dent, petit-fils de Çounaka, un ver petit, mince, aux yeux noirs, à la teinte rouge. 1793-1794-1795-1796.

Le monarque prit ce ver et tint ce langage à ses ministres : « Le soleil est arrivé au couchant ; ainsi, le venin n’est plus à craindre maintenant pour moi. 1797.

» Cependant que la parole de l’anachorète soit une vérité ; que ce ver me morde ! Nommons-le Takshaka, et qu’il n’en soit plus question ! » 1798.

Excités par la mort elle-même, ses ministres d’applaudir à cette parole. Le roi dit, et met à son cou 1790.

Le petit ver. Il riait, l’insensé ! et il allait périr d’un coup soudain ; car, au milieu même de son rire, le serpent Takshaka l’enveloppa de ses replis. 1800.

Le roi des serpents, Takshaka de l’entourer tout à coup ; et son vaste rugissement d’annoncer au malheureux qu’il était le ver même, sorti de ce fruit ! 1801.

À l’aspect du monarque, ainsi enveloppé dans les nœuds du serpent, continua le Soûtide, ses conseillers, le visage consterné, en proie à la plus vive douleur, de fondre tous en larmes ; 1802.

Ensuite, au rugissement du monstre, ils s’enfuirent et, dans leur course, ils virent le merveilleux reptile s’envoler dans les airs. 1803.

Plongés dans la plus douloureuse affliction, ils virent le roi des serpents, Takshaka, rouge comme un lotus, tracer sur le front du ciel une ligne, pareille à cette raie, qui sépare les cheveux sur la tête. 1804.

Chassés par l’épouvante, hors du palais, enveloppé par le feu, qu’avait produit le venin du serpent, ils s’enfuirent à tous les points de l’espace, et le roi tomba comme frappé de la foudre. 1805.

Ensuite, le monarque tué par le venin de Takshaka, après qu’on eut célébré pour lui toutes les cérémonies relatives à l’autre monde, le pourohita du feu roi, brahme plein de pureté, ses ministres et tous les citadins assemblés mirent la couronne sur la tête de son fils encore enfant. Ce fut le monarque, héros de la race des Kourouides et fléau des ennemis, que les peuples nommaient Djanamédjaya.

Enfant au noble esprit, aîné des princes Kourouides, il fut le plus grand des rois et gouverna l’empire, secondé par son archi-brahme et ses ministres, comme l’avait gouverné le héros, son bisaïeul. 1806-1807-1808.

Quand les ministres virent ce monarque, victorieux des ennemis, arrivé à l’âge, où l’on a déjà revêtu la cuirasse d’or, ils se rendirent chez le roi de Kaçi et demandèrent pour lui sa fille Vapoushtamâ en mariage. 1809.

Ce prince, ayant tout examiné, donna suivant les règles sa fille au héros des Kourouides ; et celui-ci, ayant obtenu Vapoushtamâ pour son épouse, goûta le bonheur avec elle et ne tourna plus nulle part sa pensée vers d’autres femmes. 1810.

Ce puissant monarque passait le temps d’une âme sereine au milieu des lacs et des bois fleuris : le plus éminent des kshatryas, il savourait le plaisir comme jadis Pouroravas, quand il eut obtenu la main d’Ourvad. 1811.

Et, unie avec un tel époux, Vapoushtamâ, fidèle à son mari, d’une beauté célèbre et la plus belle du gynécée, l’amusait dans les heures de délassement par les grâces de son esprit. 1812.

Or, dans ce même temps, ajouta le Soûtide, Djaratkârou, l’anachorète aux grandes pénitences, arriva, ayant parcouru toute la terre, aux lieux, où habite Sâyangriha, le palais du soir. 1813.

Hermite à la haute splendeur, il errait çà et là, se baignant aux saints tirthas, pratiquant des mortifications, impossibles aux âmes imparfaites, se refusant la nourriture, ne vivant que d’air et se desséchant de jour en jour. Il vit des mânes pendants, la tête en bas, dans une caverne, 1814-1815.

Se retenant à une touffe de vîrana, dont il restait à peine un seul brin, qu’un rat, habitant de cette caverne rongeait peu à peu. 1816.

Ils étaient maigres, affamés, tristes, désirant qu’on vint à leur secours. Il s’approcha de ces malheureux, et dit, la douleur sur le visage : 1817.

« Qui sont vos saintetés, ô vous, qui vous retenez suspendus à cette touffe de vîrana, dont un rat, hôte de cet antre, mange les racines ? 1818.

» Il ne reste plus même ici qu’une seule racine à cette touffe de vîrana, et ce rat peu à peu la ronge de ses dents aiguës ! 1819.

« Avant qu’il soit long-temps, elle sera coupée de ce faible reste, et vous tomberez alors, c’est évident ! la tête en bas, dans cette caverne. 1820.

» La vue de cette cruelle infortune, où vous êtes plongés, la tête pendante, excite en moi de la douleur : que puis-je faire qui vous soit agréable ? 1821.

» Dites-moi, sans tarder, si je puis vous racheter de ce malheur avec le quart, ou le tiers, ou même la moitié de mes pénitences : ou bien que toutes vos révérences se rachètent avec la totalité du mérite acquis par mes pénitences : quelles en disposent ici de cette manière à leur bon plaisir. » 1822-1828.

« Ta sainteté, qui désire nous sauver, lui répondirent les mânes, est riche de mortifications et vouée à la continence ; mais, ô le plus grand des brahmes, la pénitence ne peut rien ici pour nous délivrer. 1824.

» Ô le plus vertueux des êtres, qui sont doués de la parole, nous avons nous-mêmes un trésor de pénitences, mon enfant ; et si nous tombons dans l’impur Niraya, c’est par l’extinction seulement de notre postérité. 1826.

» Donner le jour à des fils est le suprême devoir, a dit le créateur. Pendants ici, mon enfant, notre science est obscurcie ; 1826.

» Car nous ne savons pas même qui tu es, toi, de qui l’énergie est célèbre dans le monde. Tu es riche de pénitences, tu occupes un rang élevé dans la vertu, toi, que la seule pitié conduit à plaindre notre immense infortune vraiment à plaindre. Écoute, brahme, qui nous sommes. Tu vois en nous de ces rishis aux vœux parfaits, qu’on appelle Yâyâvaras. 1827-1828.

» C’est l’extinction de notre postérité, qui nous a fait tomber ici du monde de la pureté : nous avons perdu le fruit de nos rigoureuses pénitences, et cela faute d’un fils ! 1829.

» Cependant il nous reste encore un fils aujourd’hui même, ou, pour mieux dire, il ne nous en reste plus ; car l’insensé, malheureux que nous sommes ! fait de la pénitence son unique occupation. 1830.

» On le nomme Djaratkârou. Il est parvenu à la rive ultérieure du Véda et des Védângas, il est magnanime, il tient domptée son âme, il est ferme dans son vœu, c’est un éminent ascète. 1831.

» Mais son avidité de pénitences nous a plongés dans cette infortune ; car il n’a pas d’épouse, ni un fils, ni un allié quelconque. 1832.

« Aussi, nous voilà prêts à tomber dans cette caverne, toute notre science perdue, faute d’un appui sur la terre. Quand tu le verras, dis-lui avec l’autorité de l’intérêt, que tu nous portes : 1833.

« Tes pères, la tête en bas, pendent, affligés, dans une caverne : « Prends une épouse ! te crient-ils. Engendre, te crient-ils, des enfants ! 1834.

» Tu es le seul brin de famille, qui nous reste ! « C’est là ce que veut dire, brahme opulent de pénitences, cette touffe de vîrana, à laquelle tu nous vois nous retenir. 1835.

» Cet enfant de notre lignée, ce rejeton de notre famille, c’est encore ce qui est figuré dans cette pousse, brahme, que tu vois sortir de ces racines. 1836.

» Cette racine, que tu vois à demi rongée, ce sont nos descendants, pieux brahmane, que le temps a dévorés.

» Cette caverne, où tu nous vois en suspens, c’est la pénitence, dans laquelle s’est enfermé notre unique rejeton. Ce rat, que tu vois, brahme, c’est le temps à la grande puissance, dont les coups détruisent peu à peu l’insensible, qui fait tout son plaisir de la pénitence, 1837-1838.

» Ce Djaratkârou, à l’âme froide, à la tête sans pensée ! Ce n’est, certes ! pas sa pénitence, ô le plus vertueux des hommes, qui peut nous sauver. 1839.

» Nous voici pendus, la tête en bas, comme des malfaiteurs, l’âme frappée de folie par la mort, croulants et nos racines coupées. 1840.

» Nous, une fois tombés ici, avec tous ses parents, lui-même sapé à son tour par le temps, il descendra au Naraka.

» Ni la pénitence, ni le sacrifice, ni une grande purification, quelle qu’elle soit, tout cela et autre chose pareille n’est pas estimé valoir ce que vaut la naissance d’un fils.

» Quand tu le verras, mon fils, parle de cette manière à ce Djaratkârou, l’anachorète aux riches pénitences ; dépeins-lui tout, sans rien omettre, comme tu l’as vu ici. 1841-1842-1843.

» C’est ainsi qu’il faut lui parler, brahme, dans le désir, que tu as de nous protéger, afin qu’il prenne une épouse, afin qu’il donne le jour à des fils. 1844.

» Mais qui es-tu, ô le plus vertueux des hommes, toi, qui nous plains comme tu plaindrais un parent, un homme de ta race, nous tous, les parents de cet insensible. Nous désirons savoir qui est ta révérence, debout ici devant nous. »

À ces mots, reprit le Soûtide, Djaratkârou, plongé dans une profonde tristesse, répondit à ses pères d’une voix suffoquée par les larmes de sa douleur : 1845-1846.

« Vos révérences sont mes devanciers, mes pères et mes aïeux. Parlez ! dit-il ; que puis-je faire, qui vous soit agréable dans le désir, que j’ai d’être utile à vos révérences ? 1847.

» Je suis Djaratkârou, le fils pécheur de vos saintetés. Infligez-moi un châtiment, à moi, le misérable insensé ! »

« Oh ! quel bonheur, mon fils, répondirent ses pères, que tu sois venu de toi-même en ces lieux ! Pour quel motif, brahme, n’as-tu pas encore fait le choix d’une épouse ? » 1848-1849.

« C’est parce que cette pensée, reprit-il, ne cesse d’assiéger mon cœur : « Si je garde la continence, j’obtiendrai un corps dans l’autre monde. 1850.

» Ainsi, je ne prendrai pas d’épouse. » Cette idée avait rempli mon âme. Mais, aujourd’hui que j’ai vu ici vos révérences suspendues comme des oiseaux, 1851.

» Je renonce à ma résolution de continence : je ferai ce qui vous est agréable, mes pères ; j’épouserai une femme, sans répugnance, n’en doutez pas. 1852.

» Si je rencontre un jour une jeune fille quelconque du même nom que moi, offerte librement comme une aumône, 1853.

» Je la recevrai ; mais je ne veux pas la nourrir. Si je contracte un mariage, ce n’est qu’à ces conditions. 1854.

» Autrement, je n’épouserai pas : cette parole est une vérité, mes pères. De là, il naîtra un fils pour le salut de Vos révérences. Puissent mes pères vivre sans fin ! à jamais ! » 1855.

Quand il eut ainsi parlé à ses aïeux, reprit le Soûtide, l’anachorète se mit à parcourir la terre ; mais, fils de Çaunaka, il n’obtint nulle part une épouse : « Il est vieux ! » disait-on. 1856.

Tombé dans le découragement, mais poussé de nouveau par ses pères, il entra dans un bois et se mit à crier, plein d’une amère tristesse. 1857.

Arrivé dans cette forêt, où le conduisait l’envie d’être utile à ses pères, le savant ascète prononça lentement ces trois et trois paroles : « Faites-moi l’aumône d’une jeune fille ! » 1858.

Il ajouta : « Vous tous, êtres, qui êtes ici, ou mobiles, ou immobiles, ou cachés, écoutez ma parole ! 1859.

» Tourmentés par le chagrin, les mânes de mes pères me pressent, moi, qui vis dans une cruelle pénitence :

« Marie-toi, me disent-ils, avec le désir d’engendrer une postérité ! » 1860.

» J’ai demandé par toute la terre qu’on me fit l’aumône d’une jeune fille en mariage : Oh ! je suis pauvre, mon caractère est difficile, j’obéis seulement à l’ordre de mes pères ! 1861.

» A quelque être que soit la jeune fille demandée par cette supplication, donnez-la moi, qui suis allé pour elle, çà et là, à tous les points de l’espace. 1862.

» Il faut qu’elle soit appelée de mon nom et me soit donnée pour aumône : ajoutez que je ne la nourrirai pas. Une jeune fille par charité ! » 1863.

A peine ont-ils ouï cette nouvelle, les serpents, qui veillaient sur la jeune Djaratkârou, vont l’annoncer à Vâsouki. 1864.

Ayant reçu d’eux cet avis, il prend la jeune fille bien parée, et le roi des serpents se rend avec elle dans le bois près de l’anachorète. 1865.

Là, Vâsouki, le roi des reptiles, donna la vierge pour aumône à ce magnanime ; mais, ô brahme, le mendiant ne la reçut pas. 1866.

« Elle n’a point le même nom que moi ! » pensa-t-il ; et, sans songer à la dot, l’esprit fixé dans l’intention de sauver ses pères, il balançait s’il devait l’accepter pour son épouse. 1867.

Ensuite, rejeton de Bhrigou, il demanda à Vâsouki le nom de la jeune fille : « Observe, lui dit-il, que je ne veux pas la nourrir. » 1868.

Vâsouki, reprit le Soûtide, répondit au saint anachorète Djaratkârou : « Cette jeune fille, ma sœur, est appelée du même nom que toi ; elle cultive aussi la pénitence. 1869.

» Je la nourrirai, ô le plus grand des brahmanes : ainsi reçois-la pour ton épouse ; je pourvoierai à son entretien de tout mon pouvoir, homme riche de pénitence : c’est pour toi que je l’ai gardée, ô le plus élevé des plus grands anachorètes. » 1870.

Le saint reprit : « Bien ! je ne la nourrirai pas ; mais voici encore une condition : elle ne doit rien faire, qui me déplaise ; sinon, je la renverrai. » 1871.

Après que le roi des serpents eut promis de nourrir sa sœur, ajouta le Soûtide, Djaratkârou alla dans le palais du reptile. 1872.

Ici, le riche de pénitences, le plus instruit des doctes en mantras, l’homme juste aux grands vœux, prit la main de la jeune vierge à la suite des prières édictées par les canons. 1873.

Puis, il se rendit, accompagné de son épouse et loué des grands saints, au palais honoré, délicieux, que le roi des serpents lui avait destiné pour habitation. 1874.

Là, on avait disposé un lit, revêtu des couvertures les plus dignes d’envie ; là, Djaratkârou fit sa résidence, ayant pour société son épouse. 1876.

Là, ce brahme le plus vertueux fit accepter cet arrangement à son épouse : « Il ne faut jamais faire une chose ou dire un mot, qui ne me soit pas agréable. 1876.

» À la première chose désagréable faite ou dite, j’abandonnerai ce palais et toi-même dans la maison. Accepte cette parole, que ma bouche a prononcée. » 1877.

Alors, vivement émue et plongée dans la plus cruelle douleur : « Qu’il en soit donc ainsi ! » lui répondit la sœur du roi des serpents. 1878.

Et l’illustre dame, attentive à lui plaire, servait son époux d’un caractère difficile en des fantaisies aussi peu aisées à satisfaire qu’il peut l’être de trouver un corbeau blanc. 1879.

Un jour, au temps de son mois, la sœur de Vâsouki, s’étant baignée, s’approcha, comme il était convenable, de son époux, le grand anachorète. 1880.

Dans cette heure, elle conçut un fruit semblable à une flamme, doué d’une excessive splendeur, et rayonnant d’un éclat pareil à celui du feu. 1881.

Il s’accrut tel que la lune en sa quinzaine lumineuse. Ensuite, après quelques jours écoulés, Djaratkârou à la vaste renommée 1882.

Posa sa tête sur le giron de son épouse et s’endormit comme une personne accablée de fatigue ; mais, tandis que cet Indra des brahmanes donnait ainsi, le soleil atteignit la montagne, où il se couche. 1883.

Ensuite, comme le jour allait expirer, la sœur de Vâsouki, effrayée de cette infraction au devoir, songea en femme vertueuse : 1884.

« Si je réveille mon époux du sommeil, où il est plongé, ferai-je bien ? ou ferai-je mal ? Sans doute, il est d’un caractère difficile ; mais son âme est attachée au devoir : comment ferai-je donc ici pour ne pas le mécontenter ?

» Ou la colère d’un homme à l’humeur difficile, ou son infraction au devoir : que choisir ? L’infraction au devoir serait ce qu’il y aurait ici de plus grave. » Cela dit, elle prit sa résolution. 1885-1886.

« Si je le réveille, il est certain que je vais exciter sa colère ; sinon, il est sûr qu’il va manquer au devoir par l’omission des pratiques observées au crépuscule. » 1887.

Quand elle eut ainsi arrêté sa résolution dans son cœur, Djaratkârou, la serpente au doux parler, dit tendrement cette parole au saint d’une ardente pénitence, qui dormait, semblable au feu : « Lève-toi, éminent anachorète ! Le soleil est arrivé à son couchant. 1888-1889.

» Révérend, fidèle à tes observances, touche l’eau et récite la prière du soir : voici l’heure délicieuse et redoutable, où l’offrande fait resplendir les feux perpétuels. 1890.

» Voici l’instant, où naît le crépuscule dans la plage occidentale ! » A ces mots, le vénérable Djaratkârou, le grand ascète, 1891.

Ses lèvres tremblantes, tint ce langage à son épouse : « Tu jettes le mépris sur moi, serpente ! 1892.

Je n’habiterai plus avec toi : je m’en irai comme je

suis venu. Quand je dors, femme charmante, le soleil n’a pas la puissance 1893.

» De gagner le mont Asta à son heure accoutumée. Mon départ est une pensée arrêtée dans mon esprit. Qui que ce soit n’aime habiter avec la société, qui le méprise : 1894.

» Combien plus ou moi, adonné au devoir, ou quelqu’un de ma sorte ! » A ces paroles de son époux, Djaratkârou, la sœur de Vâsouki, répondit, le cœur tout agité près de lui : « Si je t’ai réveillé, ce ne fut pas, brahme, à cause du mépris. 1896-1896.

» Réveillé, me suis-je dit, il n’y aura pas d’infraction à son devoir ! Et j’ai rompu ton sommeil. » Djaratkârou, le grand ascète, saisi de colère et qui avait le désir d’abandonner sa femme, répondit à ces mots de la serpente, son épouse : « Ne me tiens pas ce langage menteur ; je m’en irai, serpente. 1897-1898.

» En effet, n’est-ce pas dans les termes de la convention, que j’ai faite naguère avec toi de notre mutuel consentement ? J’ai été heureux ici, noble dame, tout le temps que j’y ai demeuré. Dis à ton frère, belle 1899.

» Craintive, après mon départ d’ici : « Le révérend s’en est allé. » Mais il ne faut pas que mon éloignement te cause de chagrin à toi-même. » 1900.

A ces mots, la ravissante Djaratkârou, plongée dans l’amertume de ses pensées, fit cette réponse à l’anachorète Djaratkârou. 1901.

La femme à la taille charmante, aux belles cuisses, le visage fané par la douleur, les yeux noyés de larmes, le cœur tremblant, reprit d’une voix, que les sanglote rendaient balbutiante : « Tu ne dois pas m’abandonner, ô toi, qui sais le devoir, moi, qui ne suis coupable d’aucune faute ; 1902-1903.

» Toi, fidèle au devoir, moi, qui ne l’ai pas déserté ; moi, de qui ton plaisir et ton intérêt font le seul bonheur. Infortunée ! que me dira Vâsouki, à moi, qui n’ai pas atteint le but, qui le fit, ô le plus grand des brahmanes, me donner à toi ? Ce fut, ô le meilleur des anachorètes, la malédiction d’une mère, qui pesait sur nos pères. 1904-1905.

» On ne voit pas encore ce fils de toi, objet de leurs désirs ; car c’est un fils né de toi, qui sera le salut de ma famille ! 1906.

» Que mon union avec toi, brahme, ne soit donc pas stérile : je t’en supplie, révérend, moi, qui aspire à sauver mes parents ! 1907.

» Dépose en mon sein ce germe aux formes indistinctes, Comment se fait-il, ô le meilleur des hommes, que tu saches le devoir et que tu veuilles me délaisser, moi, qui n’ai commis aucune faute ? » 1908.

Elle dit, et le mouni, riche de pénitence, adresse à Djaratkârou, son épouse, ces paroles justes et convenables : 1909.

« Il est dans ton sein déjà, heureuse femme, ce rejeton pareil au feu : il sera un rishi au plus haut point vertueux, qui abordera sur la rive ultérieure du Véda et des Védângas. » 1910.

À ces mots, sa résolution bien arrêtée, Djaratkârou, le devoir incarné, le grand saint, retourna dans les bois reprendre ses terribles pénitences. 1911.

A peine son époux était-il sorti, ô toi, qui thésaurises la pénitence, continua le Soûtide, que Djaratkârou se rendit sous les yeux de son frère et lui raconta l’aventure exactement. 1912.

Dès qu’il eut appris cette nouvelle infiniment désagréable, le roi des reptiles, encore plus affligé lui-même, dit à sa sœur affligée : 1913.

« Tu sais, noble dame, quelle raison et quelle affaire m’ont engagé à te donner à lui. Le fils, qui doit naître de toi, sera pour le salut des serpents. 1914.

» Énergique ascète, il doit nous sauver dans le sacrifice des serpents. C’est ainsi que l’aïeul suprême des créatures en a parlé jadis avec les Dieux. Tu as conçu, heureuse femme, un fils de ce brahme, le plus vertueux des anachorètes ; tant mieux ! je n’avais pas à désirer que ton mariage avec ce pandit fût stérile. 1915.

» Je le reconnais : il ne sied pas que je t’interroge sur une telle affaire ; mais, si je t’en ai adressé la question, c’est parce que la chose est de la plus haute gravité

» Comme je connais l’humeur intraitable du rigide ascète, ton époux, je n’essaierai pas de le suivre ; il jetterait sur moi sa malédiction. 1916-1917.

» Raconte-moi, noble dame, tout ce qu’a fait ton époux : arrache-moi cet horrible dard, logé dans mon cœur depuis si long-temps ! » 1918.

À ces mots, Djaratkârou, ne cessant pas de relever le courage de Vâsouki, le roi des serpents, lui fit cette réponse : 1919.

« Interrogé par moi, dit-elle, au sujet d’un fils : « Asti ! » il est, me répondit le grand et magnanime ascète, et, sur ce mot, il s’en alla. 1920.

» Je ne me souviens pas qu’il ait dit jamais dans le passé un mot, qui ne fût pas vrai, sur les choses mêmes les plus indifférentes, quel motif, sire, l’eût engagé à mentir dans le futur. 1921.

« Tu ne dois prendre aucun souci de cette affaire, serpente : il te naîtra un fils, brillant comme le soleil ou la flamme. » 1922.

» Quand il eut ainsi parlé, mon frère, le pénitent, mon époux, s’en alla. Bannis donc cette cruelle inquiétude, fixée dans ton cœur. » 1923.

À ces mots, reprit le Soûtide, Vâsouki, le roi des serpents, s’écria : « Qu’il en soit ainsi ! » acceptant avec une joie suprême ces paroles de sa sœur. 1924.

Le monarque des reptiles rendit à sa sœur germaine les hommages, qu’elle méritait, et l’honora avec des présents et des choses, qui devaient la flatter. 1925.

Ensuite, l’embryon s’accrut avec un grand éclat, avec une grande splendeur, ô le plus vertueux des brahmes, comme la lune, qui s’est levée dans le ciel au temps de sa quinzaine lumineuse. 1926.

Enfin, deux fois né, la sœur des serpents mit au monde en son temps ce fruit, semblable à un enfant des Dieux, fait pour enlever la crainte au cœur de sa mère et de ses aïeux. 1927.

Il grandit là dans le palais du roi des serpents, et lut les Védas et les Védângas sous la direction de l’anachorète Tchyavana, fils de Bhrigou. 1928.

Doué des qualités du cœur et de l’esprit, jeune enfant, il accomplissait rigidement ses observances : il était connu dans les mondes sous le nom d’Astîka. 1929.

Ce nom d’Astîka lui fut donné parce que son père avait dit : « Asti, » 'il est', alors que, retournant aux bois, l’enfant n’était encore qu’un germe au sein de la mère. 1930.

Qu’il restât assis ou qu’il marchât, on veillait avec le plus grand soin dans le palais du roi des serpents autour de cet enfant à l’intelligence outre mesure. 1931.

En grandissant, il remplissait de joie tous les serpents : tel l’adorable Kârtikèya, le Dieu à la couleur d’or, le général de l’armée des Dieux, appelé, comme son père, Çoulapâni.» 1932.

Çâaunaka dit : « Raconte-moi aussi avec étendue ce que le roi Djanamédjaya demanda à ses ministres, de quelle manière son père fut envoyé au Swarga. » 1983.

« Écoute, brahme, lui répondit le petit-fils de Soûta, les demandes, que fit le souverain à ses ministres, et les réponses des ministres au souverain sur la mort de Parîkshit. 1934.

« Vos excellences savent, leur dit-il, comment a vécu mon père et de quelle manière, le temps venu, ce roi célèbre fut plongé dans la mort. 1935.

» Quand j’aurai ouï complètement de vos bouches la vie de mon père, j’irai d’un pas sûr au bonheur, sans trouver jamais ce qui en est l’opposé. » 1936.

A ces paroles du magnanime, les ministres interrogés, tous hommes savants et versés, dans le devoir, tinrent ce langage au roi Djanamédjaya : 1937.

« Écoute, prince, lui dirent-ils, cette histoire de ton magnanime père, que tu demandes ; apprends de quelle manière ce roi des rois a reçu la mort. 1938.

» Ton père fut ici-bas un prince au grand cœur, à l’âme juste, le protecteur des créatures : écoute de quelle façon a péri ce magnanime. 1939.

» Maintenant les quatre classes dans leurs attributions respectives, il les gouvernait suivant la justice, et, bien instruit du devoir, ce monarque semblait le devoir même incarné sur la terre. 1940.

» Chéri de la fortune, héros d’une incomparable vaillance, il protégeait la sainte terre : il n’avait pas d’ennemis et nulle part on ne voyait un ennemi en lui-même.

» Il fut, comme le créateur, égal pour toutes les créatures. Kshatryas, brahmes, vaîçyas, çoûdras, tous animés d’un bon esprit et ne sortant jamais des fonctions prescrites à chaque ordre, étaient, sire, bien gouvernés sous ses lois. Il nourrissait les veuves, les orphelins, les estropiés et les malheureux. 1941-1942-1943.

» D’un aspect aimable pour tous les êtres, comme s’il eut été une seconde lune, d’un courage inébranlable, d’une parole sincère, aimé de Çrî, ses peuples étaient gras et contents. 1944.

» Le roi, ton illustre père, Djanamédjaya, fut le disciple de Çâradwata pour la science de l’arc : aimé de Govinda, il fut également aimé de tout l’univers. Ce puissant héros fut engendré au sein d’Outtarâ par Abhimanyou après la mort donnée aux Kourouides[9] : c’est pour cela qu’il fut nommé Parîskhit[9]. Il fut attentif, habile en tout ce qui regardait l’intérêt ou le devoir des rois et comblé de toutes les qualités. 1945-1946-1947.

» Il fut docte, prudent, cultivateur de la vertu, il vainquit les organes des sens et triompha des six péchés capitaux : prince d’une intelligence supérieure, il fut le plus grand des hommes versés dans les traités de la politique. 1948.

» Ton père gouverna soixante années ces peuples ; ensuite, il descendit au tombeau, jetant l’affliction au cœur de tous les sujets. Alors, tu succédas légitimement à ce roi, le plus vertueux des hommes. 1949.

» Tu recueillis ce sceptre, que la race de Kourou tient depuis des milliers d’années ; et tu fus sacré après lui, tout enfant que tu fusses, roi de tous les êtres. » 1950.

Djanamédjaya dit :

« Il n’y eut jamais dans cette famille un roi, qui ne fit le bonheur de ses peuples et qui ne leur fût cher, ayant surtout devant ses yeux les exemples de ses aïeux, tous livrés à de grandes choses. 1951.

» Comment mon père, taillé sur leur modèle, a-t-il trouvé la mort ? Raconte-moi exactement cette infortune : je désire l’entendre suivant la vérité. » 1952.

Stimulés par lui de cette façon, reprit le Soûtide, tous ses ministres, qui avaient à cœur son bien et son plaisir, de lui raconter, sans rien omettre, la catastrophe du monarque : 1953.

« Le roi, ton père, à qui toute la terre obéissait, dirent les ministres, et qui était le plus distingué parmi tous ceux, qui maniaient les armes, eut toujours la passion de la chasse. 1954.

Le plus adroit des archers dans la guerre, comme Pândou aux longs bras, il déposait sur nous dans la paix toutes les affaires du royaume. 1955.

Un jour qu’il était allé dans les bois, il perça d’une flèche une gazelle et suivit d’une course rapide l’animal blessé dans une épaisse forêt. 1956.

Ton père était à pied, un cimeterre suspendu et la multitude de ses armes liée autour de lui, mais il ne trouva point au bois les traces de la gazelle, qu’il avait perdue. 1957.

Épuisé de fatigue, mourant de faim, accablé par l’âge, car il était parvenu à la vieillesse et comptait soixante années, il vit dans la grande forêt le plus vertueux des solitaires. 1968.

Le roi des rois interrogea l’anachorète, qui s’était voué au silence, et l’anachorète interrogé ne lui répondit pas même un seul mot. 1959.

À la vue de cet hermite, qui restait impassible devant lui, immobile comme un pieu et gardant son vœu de silence, le roi, que tourmentaient la fatigue et la faim, s’enflamma tout à coup de colère. 1960.

Et, comme il ne savait pas que l’anachorète s’était voué au silence, ton père, tout ému de sa mauvaise humeur, lui fit subir une offense. 1961.

Il ramassa avec le bout de son arc, ô le plus vertueux des Bharatides, un serpent mort sur le sol de la terre et le mit sur l’épaule de cet homme à l’âme pure. 1962.

Le sage ne lui dit pas une seule parole, ou bonne, ou mauvaise, et resta ainsi, portant le serpent à son épaule, sans aucune colère. 1963.

Ensuite, Indra des rois, après que le prince eut appliqué ce reptile mort sur l’épaule de l’anachorète, ajoutèrent les ministres, il retourna, exténué de faim, à sa ville.

Le saint avait un fils très-célèbre, d’une grande splendeur, d’une vigueur ascétique dévorante ; mais d’un naturel bien irascible : il était né d’une vache ; c’est pourquoi il avait nom Çringi. 1964-1965.

L’anachorète Çringi de temps en temps faisait une visite au brahme, lui rendait son hommage ; puis, congédié par lui, s’en allait çà et là. Il apprit un jour dans ses courses, 1966.

Et de la bouche d’un ami, que ton père avait naguère offensé le sien et jeté un serpent mort sur l’anachorète, impassible et muet comme un pieu ; 1967.

Que cet éminent ascète, le premier des solitaires, avait porté sur l’épaule un cadavre, et n’avait rien fait, ô prince, roi des rois, qui eût mérité cette injure ; 1968.

Que ce vieillard si pur, modeste, vainqueur des sens, toujours mortifié dans tous ses membres, admirable dans ses œuvres, à l’âme illuminée par la pénitence, aux actions pures, au langage pur, sans désir, bien réglé, fidèle à son vœu de silence, n’ayant jamais au cœur un sentiment vil, ni une malédiction à sa bouche, le refuge enfin de tous les êtres, avait été néanmoins outragé par ton père. 1969-1970.

Alors, saisi de colère, ce fils éblouissant du rishi, cet enfant à la grande splendeur, qui avait tout l’éclat d’un vieillard, jeta sa malédiction sur ton père. 1971.

Soudain touchant l’eau et dirigeant sur ton père le trait de sa colère, il dit tout flamboyant de splendeur : 1972.

« Le serpent Takshaka irrité brûlera de son poison l’homme, qui a jeté un serpent mort sur mon père, sans qu’il eût mérité cette offense. 1973.

» D’ici à sept jours, il sera tué par le venin subtil du serpent, excité par la puissance de ma parole. Voyez la force destructive de ma pénitence ! » Cela dit, il se rendit aux lieux, où était son père ; et, dès qu’il vit Çâmika, il informa son père de sa malédiction. 1974.

Aussitôt le prince des anachorètes dépêcha vers ton père un disciple nommé Gàauramoukha, homme d’un bon caractère et rempli de vertus. 1975.

Celui-ci répéta au roi, quand il se fut reposé, toutes les paroles du brahme, sans rien omettre : « Tu fus maudit par mon fils : mets-toi sur tes gardes, monarque de la terre ! 1976.

» Takshaka te brûlera, puissant roi, de son poison ! » À ces mots épouvantables de l’anachorète, ton père, Djanamédjaya, 1977.

S’étudia, tout tremblant, à se prémunir contre le roi des serpents Takshaka. Ensuite, arrivé le septième jour,

Le brahmarshi Kaçyapa eut envie de s’en aller vers le roi. Takshaka, le monarque des reptiles, vit alors Kaçyapa le brahme, qui voyageait d’un pied hâté, et lui dit : « Où va ta révérence avec tant de hâte ? Quelle chose veut-elle faire ?» 1978-1979.

« Brahme, lui répondit Kaçyapa, je vais chez un roi, qui se nomme Parikshit, le plus excellent des Kourouides. Il sera consumé aujourd’hui même par le venin du serpent Takshaka. 1980.

» Aussi vais-je en courant lui porter à l’instant sa guérison. Le serpent ne pourra, certes ! pas triompher de lui, moi étant à ses côtés. 1981.

» Pourquoi veux-tu, reprit Takshaka, rendre la vie à celui, que j’ai mordu ? C’est moi, brahme, qui suis Takshaka. Vois quelle est ma prodigieuse puissance ! 1982.

» Tu n’es pas capable de rendre la vie au roi, si je le mords. » Ces paroles dites, il mordit là un grand arbre, et celui-ci, à peine touché par sa dent, fut réduit en cendres ; mais Kaçyapa de ressusciter l’arbre aussitôt. 1983.

Ensuite, Takshaka recourut aux moyens de séduction : « Dis-moi quel est ton désir ; » et Kaçyapa répondit à ces mots du serpent : 1984.

« C’est un désir de richesses, qui me conduit là. » A ces paroles, Takshaka fit cette réponse au magnanime d’une voix insinuante : 1985.

« Accepte de moi plus de richesses, que tu n’en peux demander à ce roi, et retourne chez toi, hermite sans péché. » 1986.

Il dit, et Kaçyapa, le plus grand des hommes, ayant reçu de Takshaka les richesses, qu’il souhaitait, reprit le chemin de son hermitage. 1987.

Tandis que le brahme s’en revenait, Takshaka de s’introduire sous une forme nouvelle auprès de ton père, le monarque équitable et le roi des rois, qui se tenait dans son palais, environné de précautions. Il le brûla avec le feu de son venin, et tu fus sacré, ô le plus grand des hommes, avec des cris de victoire. 1988—1989.

Nous venons de te raconter exactement et sans rien omettre, ô le plus vertueux des rois, tout ce que nous avons ouï dire ou vu nous-mêmes de cette bien horrible catastrophe. 1990.

Maintenant que tu as entendu quelle fut la mort de ce prince, le meilleur des hommes, ne tarde pas à faire ce que demande l’anachorète Outanka. » 1991.

Or, dans ce même temps, reprit le rejeton de Soûta, le roi Djanamédjaya, ce dompteur des ennemis, tint ce langage à tous ses ministres : 1992.

« Par qui fut raconté ce qui est arrivé à l’égard de l’arbre, dit-il, cette chose merveilleuse, dans le monde ; que l’arbre, dont Takshaka fît un monceau de cendres, fut rendu à la vie par Kaçyapa ? Il est certain que le venin, dont mourut mon père, eût cédé aux charmes de Kaçyapa. 1993-1994.

» Ce vil serpent à l’âme criminelle conçut dans son cœur cette pensée : « Si le brahmane rend la vie au prince, que j’aurai mordu, 1995.

« Takshaka, dont il aura pu neutraliser le venin, sera en but à la risée du monde. » Et c’est là pour sûr la pensée, qui l’a conduit à satisfaire les désirs du brahme. 1996.

» Il doit y avoir sans doute une raison pour justifier le châtiment, que je veux infliger à ce méchant. Aussi désirai-je entendre ce qui est arrivé dans la forêt solitaire.

» J’ai entendu et j’ai vu, grâce à vous, l’entretien du roi des serpents et les paroles de Kaçyapa. Quand vous rez appris de quelle manière cette aventure est arrivée à vos oreilles, je prendrai ma résolution pour tuer ce reptile. » 1997-1098.

Les ministres de lui répondre : « Écoute, sire, comment et par qui cette rencontre dans le chemin de l’Indra des brahmes et de l’Indra des serpents nous fut jadis racontée. 1999.

» Sur cet arbre était monté avant leur venue un certain homme pour faire du bois dans la pensée qu’il y trouverait des branches mortes. 2000.

» Sans doute le brahme et le serpent ne savaient pas qu’un homme était là ; il fut donc réduit en cendres lui-même, sire, avec cet arbre. 2001.

» La puissance du brahme rendit la vie à l’arbre et à son hôte, roi des rois ; et c’est par cet homme, brahme vénéré lui-même ; que nous fût apportée cette nouvelle.

» On t’a raconté entièrement la rencontre de Takshaka et du brahme : maintenant que tu sais comment on entendit et vit l’entretien, dispose, tigre des rois, les choses, qui viendront à la suite. » 2002-2003.

À ces paroles de ses ministres, le roi Djanamédjaya, reprit le Soûtide, fut consumé de chagrin ; et, souffrant une vive douleur, il frottait ses mains l’une contre l’autre. 2004.

Les yeux rouges comme une fleur de lotus, poussant de longs, réitérés et brûlants soupirs, il répandit une larme, et des pleurs inondaient ses yeux. 2005.

Enfin, ne pouvant les retenir, il en versa les ruisseaux ; il toucha l’eau suivant la règle, et, après un moment de réflexion, le roi des hommes arrêta sa résolution dans son cœur. 2006.

Alors, plein de colère, Djanamédjaya tint ce langage à tous ses ministres : « Maintenant que j’ai entendu vos paroles sur la manière, dont le roi mon père s’en est allé au ciel, 2007.

» Écoutez ma résolution bien arrêtée en moi. Il faut au plus tôt, je pense, me venger de ce méchant Takshaka, qui a tué mon père, qui a fait de Çringi le prétexte de sa méchanceté ; lui, de qui le venin a brûlé ce roi de la terre ;

» Lui, de qui la dureté d’âme arrêta dans sa route Kaçyapa ! Si le brahme avait pu se rendre chez lui, mon père sans doute vivrait encore. 2008-2009.

» Est-ce que la faveur de Kaçyapa et les services de ses ministres eussent manqué à mon père, s’il eût vécu !

» Mais, dans son cruel délire, il arrêta le plus vertueux des brahmes, Kaçyapa, qui venait hâté par le désir de sauver le monarque invaincu ! 2010-2011.

» Il a donné des richesses au brahme afin qu’il ne rendît pas la vie au prince : c’est là certes ! une grande faute, dont s’est rendu coupable ce méchant Takshaka. 2012.

» Je vais faire une chose agréable à Outanka, bien agréable à moi-même, agréable à vous tous, je vais venger mon père ! » 2013.

À ces mots, reprit le Soûtide, approuvé de ses ministres, le prince chéri de la fortune, mit la main à l’œuvre pour l’accomplissement de cette promesse dans le sacrifice des serpents. 2014.

Alors, pieux brahme, ce roi, fils de Parîkshit, ce monarque de la terre et le plus excellent des Bharatides fit appeler son archi-brahme et ses prêtres. 2015.

Habile à manier la parole, il tint ce langage pour conduire l’affaire à son bat : « Il faut que je me venge du cruel Takshaka, qui a tué mon père. Ainsi que vos révérences me disent une chose bien connue d’elles : comment ferai-je pour attirer dans le feu allumé le serpent Takshaka et tous ses proches ? Tel que mon père fut brûlé jadis par le feu de son venin, 2016-2017-2018.

» Tel je désire brûler moi-même ce criminel serpent. » Ses prêtres lui dirent : « Il est un grand sacrifice, que les Dieux ont jadis institué pour toi, sire ; il est appelé le sacrifice des serpents : on en parle dans les Pourânas. 2019.

» Nul autre que toi, monarque des hommes, ne peut offrir ce sacrifice, suivant les brahmes, versés dans les Pourânas. C’est le sacrifice, que nous devons célébrer ici. »

À ces mots, le saint roi pensa, ô le plus vertueux des hommes : « Voici Takshaka brûlé !… Le voici tombé déjà dans la bouche allumée du feu ! » 2020-2021.

Ensuite, le monarque dit aux brahmes versés dans les mantras : « J’offrirai ce sacrifice ; occupez-vous des préparatifs. » 2022.

Alors ces ritouidjs, ô le plus distingué des brahmes, firent mesurer conformément aux Çâstras la place, où devait être l’autel du sacrifice. 2023.

Après que des brahmes savants, qui avaient dépassé les bornes de l’intelligence, eurent exactement mesuré, suivant les rites, l’enceinte désirée pour le sacrifice, bien servie de ritouidjs, peuplée de troupes des brahmes, riche de grains, d’or, de joyaux, attirant vers elle les désirs et pourvue d’une suprême abondance, ils se mirent à initier le roi même pour le bon succès du sacrifice des serpents.

Là, d’abord, comme la cérémonie allait commencer, il s’éleva un grand prodige, qui mit obstacle au sacrifice. Comme on traçait l’enceinte consacrée, Soûta, le chef des brahmes, Soûta, qui présidait à la cérémonie, homme d’une haute intelligence, habile dans la science des choses divines et versé dans les Pourânas, fit entendre ces paroles : 2024-2026-2026-2027-2028.

« Le sacrifice ne pourra se maintenir ! j’en tire l’augure dans le lieu et dans le temps, où cette mesure est prise, et c’est un brahme qui en sera la cause ! » 2029.

À ces mots, le roi dit au préposé à la garde des portes dans le moment, où l’on consacrait l’enceinte à l’orient : « Qu’on interdise l’entrée à toute personne qui m’est inconnue ! » 2030.

Alors commence la cérémonie, suivant les règles du sacrifice des serpents. Les prêtres officiants circulent à la ronde conformément aux rubriques, chacun dans l’exercice de ses fonctions. 2031.

Couverts de vêtements noirs, les yeux couleur de fumée, ils versent l’oblation dans le feu allumé avec les formules consacrées des prières. 2032.

Ils prononcent le sacrifice de tous les serpents, qu’ils dévouent à la bouche du feu ; et le tremblement d’agiter les cœurs de tous les serpents ! 2033.

Aussitôt, en dépit de toute résistance, on voit tomber dans les flammes du feu, des serpents, qui s’appellent d’une voix pitoyable les uns les autres, 2034.

Qui tremblent, qui soupirent, qui s’embrassent fortement d’une étreinte mutuelle par les têtes et par les queues. Tous, ils tombent, blancs, noirs, bleus, vieux et jeunes ; ils tombent dans le feu, en poussant des cris de toutes les sortes. 2036.

Les uns ont un kroça[10] de longueur, les autres un yodjana[11] ; ceux-ci n’ont que la mesure d’un empan ; mais le feu les dévore tous sans relâche, rapidement, ô le plus excellent des hommes, qui entretiennent un feu perpétuel. 2036.

Ainsi, irrésistiblement, périssent les serpents par centaines de mille, par millions et par centaines de millions.

Ceux-ci étaient gros comme des chevaux, les autres comme des trompes d’éléphants ; ceux-là aux grands corps, aux grandes forces, ressemblaient à des éléphants irrités. 2037-2038.

Grands ou petits, nombreux, de mainte couleur, gonflés de poison, épouvantables, remplis de vigueur, venimeux, semblables à des épieux, les serpents se précipitaient dans le feu, accablés par le châtiment sous la forme de la malédiction d’une mère. » 2039-2040.

Çâaunaka dit : « Qui étaient les ritouidjs et les plus éminents des rishis dans le sacrifice des serpents, qui fut célébré en ce temps par le roi Djanamédjaya, le rejeton de Pândou ? 2041.

Et qui furent les assistants à cette terrible cérémonie, d’une si profonde épouvante et qui jetait un immense effroi dans le cœur des serpents ? 2042.

Que ta révérence, mon ami, veuille bien me dire tout avec étendue. Qui étaient, petit-fils de Soûta, ceux, qui méritent d’être connus parmi ces brahmes, versés dans les règles du sacrifice des serpents ? » 2043.

« Eh bien ! répondit le Soûtide, je vais le raconter ici les noms des sages, qui furent les ritouidjs et les assistants au sacrifice de ce roi des hommes. 2044.

Le hotri était le brahme Tchanda, prêtre Bhargavain, célèbre dans la famille de Tchyavana et le plus savant des hommes instruits dans les Védas. 2045.

Le fils de Djimini, vieux et docte brahme, Kâautsa fut l’oudgâtri : Sângarévas le brahman et Pingala l’adwaryou. 2046.

Les assistants étaient Vyâsa, accompagné de ses disciples et de son fils, Ouddâlaka, Pramataka, Çvétakétou et Pingala ; 2047.

Asita, Dévala, Nârada et Parvata, le brahme Koundadjatara, fils d’Atri, et Kâlaghata ; 2048.

Vatsya, Çroutaçrouvas, Vriddha, adonné à la lecture et à la prière, Kohala, Dévaçarman et Samasâaurabha, fils de Moudgalya. 2049.

Tels et beaucoup d’autres, assistants et brahmes, consommés dans les Védas, étaient venus là au sacrifice du fils de Parîkshit. 2050.

Tandis que les ritouidjs sacrifiaient dans la grande cérémonie du sacrifice des serpents, les reptiles épouvantables, terreur des êtres animés, tombaient dans leur feu.

Des rivières coulaient, emportant la moelle et la graisse des serpents ; les vents soufflaient d’une haleine parfumée ; le ciel résonnait des cris confus et continuels de serpents, qui brûlaient, immobiles ou marchant : on n’entendait qu’un bruit sans fin de ces victimes, que le feu cuisait horriblement. 2051-2052-2053.

Aussitôt qu’il eut appris l’initiation du roi Djanamédjaya pour le sacrifice, Takshaka, le monarque des reptiles, courut au palais d’Indra, lui exposa tout circonstanciellement, et, tremblant de la faute, qu’il avait commise, se réfugia sous la protection de Pourandara. 2054-2055.

« Takshaka, roi des serpents, lui répondit Indra, bien satisfait, tu n’as rien absolument à craindre de ce grand sacrifice des serpents. 2056.

» J’ai prié jadis Brahma pour toi : il n’y a en cela aucun danger pour ta personne ; chasse donc le souci de ton cœur. » 2057.

Le roi des serpents, ainsi rassuré par lui, reprit le Soûtide, habita dans le palais d’Indra au milieu du bonheur et des plaisirs. 2058.

Voyant les serpents tomber sans cesse au milieu du feu, Vàsouki, de qui la cour était déjà réduite à bien petit nombre, vivement affligé, était consumé de chagrins.

Un effroyable découragement s’était emparé de Vâsouki, le plus grand des reptiles, et, dans le trouble de son esprit, il tint ce discours à sa sœur : 2059—2060.

« Je roule du feu dans mes veines, noble dame ; les plages du ciel ont disparu à mes yeux, je m’affaisse dans la défaillance et mon âme chancelle. 2061.

» Mes yeux sont hagards, mon cœur est horriblement déchiré ; je vais tomber fatalement aujourd’hui même dans ce feu allumé. 2062.

» Le fils de Parîkshit célèbre ce sacrifice avec le désir de nous exterminer : évidemment, il me faut aller moi-même dans le palais du roi des morts. 2063.

« Le voici arrivé, ma sœur, ce jour, en vue duquel je t’ai donnée à Djaratkârou ! Sauve-nous avec nos proches. 2064.

» Astika, noble serpente, c’est Brahma lui-même, qui me l’a dit autrefois, Astika doit arrêter le sacrifice, qu’on célèbre à cette heure. 2065.

» Parle donc, afin qu’il me sauve, moi et ma cour, parle. mon amie, à ton fils, ce jeune homme, estimé comme un vieillard et le plus savant des brahmes, versés dans les Védas. » 2066.

Ensuite la serpente Djaratkârou fit appeler son fils, reprit le Soûtide, et lui tint ce langage conforme à celui du roi des serpents : 2067.

« Une certaine cause m’a fait donner par mon frère en mariage à ton père. Le jour est arrivé : accomplis ce qu’il attendait. » 2068.

« Dis-moi pour quelle cause mon oncle t’a donnée à mon père : quand je la connaîtrai, dans sa vérité, lui répondit Astîka, je ferai ce qui est à faire. » 2069.

Ensuite la sœur du roi des serpents, reprit le Soûtide, Djaratkârou, qui désirait le salut de sa race, lui raconta sans trouble toute l’affaire. 2070.

« Kadroû fut, dit-elle, la mère de tous les serpents, suivant la tradition. Elle maudit ses fils dans un mouvement de colére. Écoute pour quel motif. 2071.

« Parce que vous n’avez pas fait mentir la queue d’Outchtchraîççravas, le roi des chevaux, pour cette gageure, où Vinatâ et moi nous avons parié à qui l’une serait esclave de l’autre, avait-elle dit, 2072.

» Le feu vous consumera, mes fils, dans le sacrifice du roi Djanamédjaya, et, subissant la destruction, vous irez dans le monde des morts ! » 2073.

» Le Dieu, suprême aïeul des créatures, avait dit : « Qu’il en soit ainsi ! » approuvant cette malédiction, que la mère avait prononcée devant lui. 2074.

» Vâsouki lui-même entendit alors cette parole de Brahma ; et, quand il eut aidé les Dieux à tirer l’ambroisie de l’Océan baratté, il invoqua leur appui. 2075.

» Parvenus à leur but et maîtres de la sublime ambroisie, tous les Dieux se rendirent chez l’aïeul suprême des créatures, mon frère à leur tête. 2076.

» Les Dieux avec le roi Vâsouki de supplier tous le Dieu, qui est né dans un lotus : « Que cette malédiction n’ait pas son effet ! » 2077.

» Tu vois à tes pieds, dirent les Dieux, le roi des serpents, Vâsouki, consumé de chagrin à cause de sa race. Comment, vénérable, n’en serait-il point ainsi ? elle est sous la malédiction d’une mère ! » 2078,

« Djaratkârou est l’épouse, répondit Brahma, qui sera donnée à Djaratkârou. De ce mariage doit naître un brahme, qui affranchira les serpents de la malédiction. »

» D’après cette parole, qu’il entendit lui-même, Vâsouki, le roi des serpents, m’a donnée à ton magnanime père, ô toi, qui ressembles à un Immortel. 2079-2080.

» Tu es né dans mon sein avant la mort de Parîkshit et quand le jour du sacrifice n’était pas encore venu ; mais voici le temps arrivé ; veuille bien nous sauver de ce péril ! 2081.

» Daigne sauver de ce brasier mon frère lui-même ! Que je n’aie pas été donnée inutilement pour le salut de mes proches au sage, qui fut ton père ! Quelle est ta pensée, mon fils ? » 2082.

Astîka, reprit le Soûtide, répondit ; « Oui ! » à sa mère. Puis, il adressa au serpent Vâsouki, consumé de chagrin, ces mots, qui partirent lui rendre la vie : 2083.

« Je t’affranchirai de cette malédiction, ô le plus grand des serpents : cette parole est une vérité, et c’est à toi, que je l’adresse, Vâsouki à la grande âme ! 2084.

» Que ton âme soit tranquille, serpent ! Ce danger n’existe pas pour toi ! Je déploierai, sire, tous mes efforts, pour sauver ta race ! 2086.

» Je n’ai jamais dit une parole fausse dans les choses indifférentes : à plus forte raison, quand elles sont autrement. Je me rends auprès du plus vertueux des rois, ce Djanamédjaya, initié pour le sacrifice. 2086.

» Je gagnerai sa confiance, mon oncle, avec des paroles de bon augure, et je ferai de telle sorte, ô le meilleur des êtres, qu’on mettra fin à la cérémonie du sacrifice !

» Confie-moi toute cette affaire, Indra des serpents : ton âme, prince à la haute sagesse, ne peut jamais être abusée en moi. » 2087-2088.

« Astika, reprit Vâsouki, je chancelle ; mon cœur est déchiré ; je ne puis distinguer les plages du ciel, tant je suis accablé de ce châtiment, que Brahma a sanctionné de sa parole ! » 2089.

Astika répondit ; « Cesse, roi des serpents, cesse de t’abandonner au chagrin ; je détruirai le danger, qui est sorti pour vous de ce feu allumé. 2090.

» Oui ! je détruirai ce fatal châtiment, si épouvantable et dont la flamme ressemble au feu de la mort : dépose donc ici toute crainte à cet égard. » 2091.

Ensuite, reprit le Soûtide, après qu’il eut écarté cet horrible souci du cœur de Vâsouki et qu’il en eut rejeté la charge sur lui-même, Astika, le plus vertueux des brahmes, se rendit au plus vite, pour la délivrance des rois du peuple serpent, là, où Djanamédjaya célébrait un sacrifice, doué de toutes les qualités. 2092-2093.

Arrivé en ces lieux, Astîka vit le superbe autel du sacrifice, environné par de nombreux assistants, dont la splendeur égalait celle du soleil ou du feu. 2094.

Là, comme le noble hermite s’avançait pour entrer, il en fut empêché par les gardes des portes, et, pour obtenir d’eux une entrée, qu’il désirait, l’anachorète invincible se mit à louer ce grand sacrifice. 2095.

Parvenu jusqu’au plus saint des autels de sacrifice, le plus saint des brahmes, le premier des hommes de bien, commença par exalter le monarque à la gloire immortelle, les prêtres, les assistants et même le feu. 2096.

Astika dit : « Il y eut jadis en des lieux, que la piété a consacrés, le sacrifice de Soma, le sacrifice de Varouna, le sacrifice de Brahma : puisse être comme eux, ô le plus grand des Bharatides, le sacrifice, que tu célèbres aujourd’hui ! Swasti vienne de nous, fils de Parîkshit, à vous, que nous aimons ! 2097.

» Le sacrifice d’Indra fut, dit-on, cent fois répété, et un autre cent fut également le nombre de ses noms : puisse être comme lui, ô le plus grand des Bharatides, le sacrifice, que tu célèbres aujourd’hui ! Swasti vienne de nous, fils de Parikshit, à vous, que nous aimons ! 2098.

» Il y eut le sacrifice d’Yama, le sacrifice de Harimédhas, le sacrifice du roi Rantidéva : puisse être comme eux, ô le plus grand des Bharatides, le sacrifice, que tu célèbres aujourd’hui ! Swasti vienne de nous, fils de Parikshit, à vous, que nous aimons ! 2099.

» Il y eut le sacrifice de Gaya, le sacrifice du roi Çaçavindou, le sacrifice de Vaçravaîna : puisse être comme eux, ô le plus grand des Bharatides, le sacrifice, que tu célèbres aujourd’hui ! Swasti vienne de nous, fils de Parikshit, à vous, que nous aimons ! 2100.

» Il y eut le sacrifice de Nriga, le sacrifice de Adjamîtha et le sacrifice du roi Daçaratha : puisse être comme eux, ô le plus grand des Bharatides, le sacrifice, que tu célèbres aujourd’hui ! Swasti vienne de nous, fils de Parikshit, à vous, que nous aimons ! 2101.

» Célèbre est le sacrifice du roi de Dividéva, fils d’Youdhishthira-Adjamitha : puisse être comme lui, ô le plus grand des Bharatides, le sacrifice, que tu célèbres aujourd’hui ! Swasti vienne de nous, fils de Parikshit, à vous, que nous aimons ! 2102.

» Il y eut le sacrifice de Krishna, où le fils de Satyavatî s’acquitta lui-même des fonctions de sacrificateur : puisse être comme lui, ô le plus grand des Bharatides, le sacrifice, que tu célèbres aujourd’hui ! Swasti vienne de nous, fils de Parikshit, à vous, que nous aimons ! 2103.

» Ils brillent d’une splendeur égale à celle du soleil ceux, qui assistent à ce sacrifice ; tels étaient ceux, qui jadis assistèrent au sacrifice du meurtrier de Vritra : aux uns comme aux autres, il est impossible de connaître la science, qui leur fut donnée ; elle ne doit jamais s’éteindre ! 2104.

» Il n’existe pas un prêtre officiant égal à Dwaîpâyana, c’est mon sentiment ! Tous les ritouidjs, qui parcourent le monde, sont les disciples de ce grand anachorète : il met donc sa main à tous les sacrifices, qu’on célèbre sur la terre. 2105.

» Vibhâvasou, Agni, à la semence d’or, le mangeur de l’olirande, lui, de qui la flamme, imitant le tournoiement des ondes, décrit un pradakshina autour de l’hostie, ce feu allumé désire porter cette oblation de loi vers les Dieux immortels. 2106.

» il n’existe pas dans le monde un roi ton égal, ni qui sache défendre aussi bien les créatures ; mon cœur est sans cesse réjoui par toi : assurément, tu es, ou Varouna, ou Yama, le roi de la justice ! 2107.

» Tu es le protecteur de ce monde-ci et comme un Indra incarné, sa foudre à la main : nous estimons que tu es l’Indra des hommes sur la terre : il n’existe pas dans le sacrifice un monarque autre que toi ! 2108.

» O toi, qui possèdes la haute fortune de Kattângana, qui es semblable à Dilîpa et de qui la puissance est égale à celle d’Yayâti et de Mândhâtri, tu règnes, aussi fidèle à tes observances que Bhîshma, de qui la splendeur était pareille à la splendeur même du soleil ! 2109.

» Tu sais cacher ta semence, comme Valmîki, comprimer ta colère comme Vaçishta ; j’estime que ta force égale celle d’Indra ; et ta lumière éclate comme celle de Nârâyana. 2110.

« Tu connais les règles du devoir comme Yama, tu es doué de toutes les qualités comme Krishna ; les bonnes fortunes ont fixé leur domicile chez toi, et te voici devenu le trésor des richesses et même des sacrifices. 2111.

» Tu égales Dambhaudbhava pour la force, tu balances Râma pour la science des armes et la science des Çâstras ; ta lumière est comparable à celle des trois feux sous-marins et Bhagirathi lui-même ne pourrait soutenir ton aspect ! »

Cet éloge, reprit le Soûtide, charma le roi, les assistants, les ritouidjs, Agni même ; et Djanamédjaya, voyant cette faveur annoncée dans leurs gestes, parla comme il suit : 2112-2113.

« Cet enfant, dit-il, parle comme un vieillard ; ou plutôt c’est un vieillard, ce n’est pas un enfant. Je désire lui accorder une grâce : donnez-moi là-dessus, brahmes, vos conseils exactement. » 2114.

« Un brahme, qui est savant, lui répondirent les assistants, est toujours vénérable aux rois, fût-il même un enfant, et celui-ci est dans ces conditions. Donc, il mérite que tu accomplisses tous ses désirs afin que Takshaka vienne promptement à nous. » 2115.

Dans le moment, où le roi, dispensateur des grâces, voulait dire au jeune homme, reprit le Soûtide ; « Choisis une grâce ! » Voici que le hotri se met à prononcer d’un cœur peu satisfait cette parole : « Takshaka ne vient pas encore dans le sacrifice ! » 2116.

« Que vos révérences, repartit Djanamédjaya, s’efforcent toutes par de plus grands moyens que j’atteigne à mon but et que Takshaka vienne promptement ; car c’est mon ennemi. » 2117.

« Suivant ce que disent les Çâstras, observent les prêtres officiants, selon ce qu’annonce le feu, Takshaka, mourant de peur, est caché dans le palais d’Indra, » 2118.

» Comme l’ont dit les brahmes, en s’éclairant des Védas, comme l’a répondu naguère aux questions du roi le magnanime Lohitàksha, versé dans les Pourânas : « Sire, a dit ce chef du sacrifice, j’ai consulté le Pourâna, et je t’assure qu’Indra lui a fait cette grâce : « Habite sous mes yeux bien gardé, dans mon palais, de peur que tu ne sois consumé par le feu. » 2119-2120.

À ces mots, le roi consacré par l’initiation resta dévoré de chagrin, excitant le hotri dans le temps et dans l’œuvre. Alors, déployant ses efforts, celui-ci de sacrifier avec d’irrésistibles invocations ; et Indra vint lui-même, 2121.

Rempli de majesté, monté sur un char céleste, environné par tous les Dieux, qui chantaient ses louanges, et suivi par les nuages, les Vidyâdharas et les chœurs des Apsaras. 2122.

Le serpent, couché sur sa robe et tremblant de peur, vint également sous le fouet[12] des invocations. 2123.

Ensuite le roi, qui désirait la mort de Takshaka, prit de nouveau la parole et dit avec colère aux prêtres, versés dans les mystères des invocations : 2124.

« Brahmes, s’éçria-t-il, si le serpent, que voici dans le char d’Indra, est Takshaka, faites-le tomber dans le feu, accompagné d’Indra lui-même ! » 2125.

Pressé ainsi par le roi Djanamédjaya à l’égard de Takshaka, le hotri dévoua au feu le serpent Takshaka, présent au sacrifice. 2126.

Tandis que le prêtre officiait, on vit alors Takshaka et Pourandara agités dans les airs sous de cruelles tortures.

À l’aspect du sacrifice, Indra fut saisi d’une immense frayeur et, délaissant Takshaka, il reprit tout tremblant le chemin de son palais. 2127-2128.

Le Dieu parti, roi des rois, Takshaka, mourant de peur, s’avança malgré lui, contraint par l’énergie des invocations, vers les flammes du feu sacré. 2129.

« Auguste Indra des rois, maintenant que ton sacrifice marche suivant les règles, dirent les prêtres officiants, accorde la grâce, qui fut promise à cet illustre jeune brahme. » 2130.

« Incomparable anachorète, quoique sous les apparences d’un enfant, je t’accorde, fit Djanamédjaya, cette grâce conforme à ton mérite. Choisis, et je te donnerai la chose, dont le désir est dans ton cœur, fût-elle même impossible à donner ! » 2131.

« Voici que Takshaka, dirent les ritouidjs, accourt se livrer à ta discrétion. On entend le grand bruit du serpent, qui pousse des rugissements effroyables. 2132.

» Indra sans doute abandonna le serpent ; et, le corps tremblant sous la force des invocations, chancelant au milieu des airs, tombé du ciel, voici le roi des reptiles, qui s’approche, jetant des sifflements aigus. » 2133.

À l’instant, où Takshaka, le souverain des serpents, la tête égarée, allait se jeter dans le feu : « Voici le moment ! » s’écria le jeune brahme. 2134.

« Djanamédjaya, répondit Astîka, si tu m’accordes une grâce et si tu veux connaître mon choix, le voici : « Que ton sacrifice cesse et que les serpents ne tombent plus dans son feu ! » 2135.

Quand il eut ouï ces paroles, saint brahme, le fils de Parîkshit reprit en ces termes d’un cœur peu satisfait : « Révérend, je puis te donner pour grâce de l’or, de l’argent, des vaches, toute autre chose, que tu désires, mais non la cessation de mon sacrifice. » 2136-2137.

« De l’or, de l’argent, des vaches, répondit Astîka, ce n’a pas été là mon choix, sire ; mais que ton sacrifice cesse pour le salut de notre famille maternelle. » 2138.

À ces mots, le roi fils de Parîkshit et le plus éloquent des hommes répéta mainte et mainte fois ces paroles au jeune Astîka : 2139.

« Choisis, ô le plus vertueux des brahmes, choisis une autre grâce, s’il te plaît. » Mais le jeune saint n’en voulut pas demander une autre, petit-fils de Bhrigou. 2140.

Ensuite, mon père, les assistants, instruits dans les Védas, tous de compagnie : « Que le brahmane reçoive cette grâce ! » dirent-ils au monarque. 2141.

Çâaunaka dit : « Je désire, fils de Soûta, entendre les noms de tous les serpents, qui tombèrent dans le feu au sacrifice des serpents. » 2142.

« Il y en a plusieurs milliers, millions et centaines de millions, répondit le Soûtide : il est donc impossible de les dire tous à cause du nombre infini. 2143.

Mais écoute-moi te dire les chefs des serpents, sacrifiés dans le feu et dont le souvenir a conservé les noms. 2144.

Écoute ! Je dis, suivant l’ordre de prééminence les serpents nés dans la famille de Vâsouki, noirs, blancs, rouges, épouvantables, aux grands corps, gonflés de poisons, malheureux, victimes du sacrifice, écrasés fatalement par dix millions à la fois, sous le poids de la malédiction d’une mère : Mânasa, Poûma, Çala, Pâla, Halimaka, 2146-2146.

Pitchhala, Kâaupa, Tchakra, Kâlavéga, Prakâkna, Hiranyabâhon, Çarana, Kakshaka, Kâladantaka. 2147.

Issus de Vâsouki, ces reptiles et beaucoup d’autres noblement nés tombèrent dans le feu du sacrifice. Ce feu allumé brûla comme victimes ces effroyables serpents aux vastes corps. 2148.

Je vais dire ceux, qui sont nés dans la famille de Takshaka ; écoute-les : Poutchhândaka, Mandalaka, Pindésakta, Rabhénaka, 2149.

Outchtchhikha, Çarabha, Bbanga, Vilvatédjas, Virohana, Çilî, Çalakara, Moûka, Soukoumâra, Pravépâna, Moudgara, Çiçonromaa et Souropian aux grandes mâchoires. Voilà ceux qui, nés de Takshaka, sont entrés dans le feu du sacrifice. 2150-2151.

Pârâvata, Pâridjàta, Pândara, Harina, Kriça, Vihanga, Çarabha, Méda, Pramodâ, Sauhatâpana : 2152.

Tels sont les rejetons de la famille d’Airâvata, qui tombèrent dans le feu sacré. Maintenant, ô le plus grand des brahmes, écoute, nommés par moi, les serpents nés de Kâauravya : 2153.

Éraka, Koundala, Vent, Vénîskandha, Koumarâka, Vahouka, Çringavéra, Dhoûrtaka, Prâtara et Ataka. 2154.

Ce sont là ceux des serpents, qui, nés dans la race de Kâauravya, périrent dans le brasier du sacrifice. Écoute-moi dire quels furent. Suivant la vérité, les serpents remplis de venin et rapides comme le vent, auxquels Dhritarâshtra avait donné la vie : Çankoukarna, Pitharaka, Koutbâra, Soukhasétchaka, 2155-2156.

Poûrnângada, Poûmamoukha, Prahâsa, Çakouni, Dari, Amàhatha, Kamathaka, Soushéna, Mâtnasa, Vyaya, 2157.

Bhaîrava, Moundavédânga, Piçanga, Oudrapâraka, Rishabha, le serpent Végavat, Pindâraka, Mahâhanoû,

Raktânga, Sarvasârnga, Samriddhapatha, Vâsaka, Varâhaka, Virantka, Soutchitra, Tchitravégika, 2158-2150.

Parâçara, Tarounaka, Maniskanda et Arouni. Je t’ai fait connaître ici, pieux brahme, les serpents, dont la renommée est la plus vaste. 2160.

Je n’ai pas cité à cause du grand nombre tous ceux, qui occupaient la prééminence, ni leurs fils, ni les fils de leurs fils. 2161.

Il est impossible d’énumérer ceux, qui tombèrent dans le feu allumé, serpents à trois têtes, serpents à sept têtes serpents à dix têtes, et les autres. 2162.

Épouvantables reptiles aux grands corps, à la grande vitesse, hauts comme des montagnes et remplis d’un venin pareil au feu de la mort, tous ils servirent de victimes, par centaines et par milliers. 2163.

Ceux, qui avaient un yodjana de long et de large, ceux, qui avaient deux yodjanas en longueur, qui pouvaient à leur gré changer de forme, qui pouvaient augmenter leur force comme ils voulaient, qui étaient gonflés d’un venin semblable au feu allumé, 2164.

Tous furent consumés dans ce grand feu du sacrifice, écrasés sous le châtiment, qu’avait sanctionné Brahma.

C’est ainsi, continua le Soûtide, que nous fut racontée avec d’autres cette action bien merveilleuse d’Astika. Mais tandis que le roi fils de Parikshit comblait de ses dons l’anachorète, 2165-2166.

Le serpent, tombé de la main d’Indra, restait encore là, et le roi Djanamédjaya se mit à rouler ces pensées en lui-même : 2167.

« On a sacrifié avec les plus énergiques formules dans le feu allumé suivant les rites, et ce Takshaka, anéanti de frayeur, n’est pas encore tombé dans le feu ! » 2168.

« La multitude des invocations de ces brahmes savants, rejeton de Soûta, n’avait-elle pas alors assez de puissance, dit Çâaunaka, pour entraîner Takshaka dans le feu ! »

« Au roi des serpents, tombé de la main d’Indra et gisant évanoui, reprit le Soûtide, Astîka dit ces mots : « Lève-toi, Takshaka ! lève-toi ! » 2169—2170.

Il se tenait dans l’atmosphère, le cœur fumant, tel qu’un homme se tient entre le ciel et la terre[13]. 2171.

Ensuite, pressé vivement par ses prêtres assistants, le roi dit : « J’y consens ! Qu’il en soit ainsi que le demande Astika ! 2172.

» Restons-en là du sacrifice ! Que les serpents aient la vie sauve ! Qu’Astîka soit content, et que le brahme directeur ait dit la vérité ! » 2173.

Une bruyante acclamation, inspirant la joie, accueillit cette faveur accordée au brahme Astika, et le sacrifice du roi Pandouide, fils de Parîkshit, cessa au même instant. Ce monarque issu de Bharata fut satisfait. 2174-2175.

Il donna par centaines et par milliers des richesses aux prêtres officiants et assistants, qui étaient là rassemblés. 2176.

Il combla de ses dons Lohitàksha, le brahme directeur et le chef des prêtres, qui, au commencement du sacrifice des serpents, alors qu’on mesurait l’enceinte, s’était écrié ; « Le sacrifice ne sera pas fini ; un brahme en sera cause ! » Après qu’il eut, suivant la convenance, distribué ses dons, accompagnés de vivres et de vêtements,

Le monarque à l’héroïsme sans mesure de célébrer satisfait l’avabhritha conformément aux règles enseignées par les Védas. 2177-2178-2179.

L’âme contente, il renvoya dans son hermitage l’intelligent Astika, comblé de présents et joyeux d’avoir conduit au but son affaire : 2180.

« Tu reviendras, lui dit-il ; tu seras un des prêtres assistants à mon grand sacrifice de l’Açva-médha. » 2181.

Ces paroles dites, Astika revint chez lui en courant, plein de joie, ayant accompli son incomparable mission et satisfait le puissant roi. 2182.

Arrivé, il s’avança, au comble de la joie, vers son oncle et sa mère, embrassa leurs pieds et leur fit connaître circonstanciellement toute l’affaire. 2188.

À cette nouvelle, continua le Soûtide, les serpents, qui s’étaient réunis là, joyeux, affranchis de leurs délirantes alarmes et contents d’Astîka, lui dirent ; « Choisis une grâce, que tu veuilles obtenir. » 2184.

Ils répétèrent mainte et mainte fois de tous les côtés au jeune homme : Que ferons-nous aujourd’hui, qui te soit agréable ? Nous sommes heureux ; tu nous as délivrés tous, savant brahme, quel désir de toi accomplirons-nous aujourd’hui, mon fils ? » 2185.

Astika répondit : « Que, dans ce monde, les brahmes et les autres hommes, qui liront, soir et matin, dans une sereine disposition du cœur, ce narré de ma docile mission, n’aient à craindre aucun danger de votre part ! »

À ces mots, les serpents de répondre avec bienveillance au fils de la serpente : « Cela est certain ! volontiers ! nous accomplirons tous entièrement et pleins de joie, cette grâce, que tu désires, fils de notre sœur. 2186-2187.

» Quiconque, soit le jour, soit la nuit, se rappellera ces mots, par où commence la formule ; « Noir, affligé et vertueux,… » n’a rien à redouter des serpents. 2188.

» De même, s’il dit : « Veuillez ne me faire aucun mal à moi, qui me souviens d’Astîka, conçu de l’hermite Djaratkârou au sein de la serpente Djaratkârou, Astîka, qui fut, nobles serpents, votre sauveur dans le sacrifice des serpents. 2189.

» Va, serpent ! sur toi descende la félicité ! suis ta route, serpent ! Rappelle-toi la parole d’Astika, à la fin du sacrifice du roi Djanamédjaya ! » 2190.

» À tout serpent, qui, au nom d’Astika, ne voudra pas s’éloigner, puisse être en cent morceaux rompu la tête, comme le fruit de l’arbre Çinça ! » 2191

Quand ce magnanime roi des brahmes, reprit le Soûtide, eut reçu des principaux rois des serpents ces bonnes paroles, il en éprouva une immense joie. Ensuite, il dirigea sa pensée vers le retour chez le roi Djanamédjaya. 2192.

Le grand et vertueux brahmane, qui avait sauvé les reptiles du sacrifice des serpents, descendit au tombeau, l’heure en étant venue, environné de fils et de petits-fils.

Ici, j’ai fini de raconter exactement cette légende d’Astika, qui assure contre le danger des serpents tout homme, qui la racontera. 2193-2194.

C’est ainsi, ô brahme, le plus grand des Bhargavains, que ton ancêtre Pramati l’a racontée lui-même, quand il se fit un plaisir de répondre à ces questions de Rourou, son fils. 2195.

Je t’ai répété, brahme, telle que je l’ai ouïe de sa bouche, cette belle histoire de l’inspiré Astîka. 2196.

Maintenant que tu as entendu la sainte légende d’Astika, qui augmente la vertu, et l’épisode de l’amphisbène, sur lequel tu m’as interrogé, ton ardente curiosité doit être satisfaite, vainqueur de tes ennemis. » 2197.


  1. Le feu sous-marin.
  2. Environ huit secondes.
  3. Une mesure de temps égale à dix-huit clins-d’œil.
  4. Petits et fabuleux hermites, hauts d’un pouce.
  5. C’est le sens attaché à l’idée du mot pradjâpati.
  6. Ailé.
  7. Qui a des belles plumes.
  8. a et b Ici et là, notre édition de Calcutta numérote la première de ces lignes 1690 et la seconde 1695. Nous allons donc nous ranger à la suite de ces numéros.
  9. a et b Parikshînéçou Kourouçou… Parîkshit.
  10. Une lieue de 4000 coudées.
  11. Quatre fois le kroça.
  12. ÇARMAN, gaudium (Bopp) ; happiness (VILSON) ; à radice çal, dit Bopp, lœdere, frangere. Il fallait donc alors ajouter pour signification : lœsio, fractio, que n’ont aucuns Dictionnaires, pas même celui, qui donne l’étymologie du mot.
  13. Singulière comparaison ! Ne semblerait-elle pas indiquer dès ces temps quelque notion, sans doute fort rudimentaire, d’aérostation ? Remarquez ces mots : le cœur fumant.