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Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 2/Un mot avant d'entrer en matière

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Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 2p. v-xiii).

UN MOT

AVANT D’ENTRER EN MATIÈRE.





Ce nouveau tome du Mahâ-Bhârata, que nous avons l’honneur d’offrir en ce moment au public ami des études sanscrites, fut traduit, écrit, typographié, corrigé en épreuves, imprimé et broché dans l’espace de sept mois.

Les personnes, qui s’aviseraient de consulter les dates de nos avant-propos, diront peut-être que notre supputation n’est point absolument juste, car, de novembre à juillet, il s’est écoulé huit mois.

C’est la vérité !

Mais, d’abord, nous avons dû suspendre un peu nos travaux sur le Mahâ-Bhârata pour nous occuper d’un ouvrage, qui paraît dans le monde lettré en même temps que le présent volume : c’est le Râmâyana réduit, la quintessence des neuf tomes in-18, condensée en deux simples volumes, édition des dames, des gens du monde et des jeunes collégiens ; idée heureuse de M. Michelet, complètement approuvée de M. Barthélémy Saint-Hilaire.

Voici quelle importante solution nous demandait cet intéressant problème.

Soumettre Vâlmîki à la recension, que les diaskévastes ont fait respectueusement subir au divin Homère ; convertir une autre espèce d’Iliade au temps de Pisistrate en une sorte d’Iliade aux jours de l’école d’Alexandrie ; expulser du poème, sans lui enlever rien d’essentiel, une foule d’intrusions parasites ; faire d’une lecture à la marche entravée, fatigante, alanguie, une lecture attachante, dégagée, remplie d’intérêt ; montrer un dessin net, régulier, correct dans un plan, que, de siècle en siècle et de contrée en contrée, avaient défiguré les successives interpolations et les superfétations quelquefois rebutantes des calligraphes et des rapsodes.

Nous l’avons tenté : avons-nous réussi ? C’est à vous de lire comme c’est à vous de prononcer.

Dirons-nous ensuite que nous, homme, de qui les vains désirs ont si peu tourmenté la vie, nous avons pensé à solliciter le fauteuil, que la mort de M. Ampère laissait vacant au sein de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ! Il nous a donc fallu nous résigner encore à jeter au vent de stériles visites quelques fécondes parties de ce temps si précieux. Mais heureusement nous avons appris à la dixième, et nous en remercions l’obligeant académicien, que notre élection, absolument impossible pour le moment, était des plus incertaines pour l’avenir et qu’Orientaliste nous aurions à compter sans doute huit ou même dix années de candidature. On nous citait un exemple. Dix ans ? Il est probable que nous ne les avons pas dans ce qui nous reste à vivre !

Si l’on excepte l’épisode du Djatougriha, on n’avait rien traduit jusqu’à ce jour des chapitres, dont notre volume se compose : cet état inexploré de son domaine en fait donc un livre absolument original, au moins pour les cinq sixièmes de son étendue.

On connaît universellement les masses du Mahâ-Bhârata ; mais les détails sont en général peu connus. On n’a guère fait qu’effleurer les surfaces de ce vaste poème ; j’en donne pour exemple cette opinion de Langlois, qui eut et qui a même encore plus d’un écho : « Suivant les poètes, Draâupadî fut l’épouse des cinq Pândouides ; suivant une opinion plus raisonnable, elle n’était l’épouse que d’Youddhishthira. Sans doute, à cause de l’amitié, qui unissait les cinq frères, elle a été regardée comme attachée à tous par les mêmes liens[1]. »

Eh bien ! S’il est un fait au monde, où le doute soit impossible, c’est la condition de cette Krishnâ dans la maison des Pândouides. Elle y était, dans le sens le plus littéral du mot, l’épouse commune des cinq frères, et si bien la femme de tous qu’elle avait donné à chacun d’eux un fils nommé dans ce volume :

« Elle eut Prativindya d’Youddhishthira… ; elle donna Soutasoma pour fils à Bhîmaséna… Arjouna eut d’elle un fils : c’est le héros, qu’on appelle Çroutakarman. Nakoula dans elle engendra un fils, nommé Çatânika. Enfin, sous un astérisme consacré au Dieu du feu, elle donna le jour au fils, qu’elle avait conçu de Sahadéva et qui fut nommé Çroutaséna[2]. »

Tous, en commençant par Youddhishthira et descendant de l’un à l’autre, suivant les âges, jusqu’à Sahadéva, le plus jeune, épousent individuellement Draâupadî. La célébration des cinq mariages se trouve exactement décrite dans notre volume : les opinions pour et contre y sont débattues. Enfin, la légitimité de cette union, qui répugne si justement à nos idées et que repoussent avec dégoût nos mœurs plus pures, est fondée sur une vieille coutume, que rappelle un saint anachorète, Vyâsa lui-même, l’auteur supposé du Mahâ-Bhârata :

« Le péché est vertu ! s’écrie le père de la jeune fille. Je ne puis admettre cette énormité : « Que Krishnâ soit l’épouse de cinq maris ! » — « Non ! ce n’est pas péché ! répond Youddhishthira. Un Pouréna dit qu’une femme anachorète, nommée Gaâutamî, épousa sept rishis. De même une Dryade, fille d’un solitaire, s’unit avec dix frères, appelés d’un nom commun les Prâtchétasas. » Alors Dwaîpâyana de raconter comment l’état d’une femme, unique épouse de plusieurs maris, était une condition légale[3]. »

Outre son effroyable développement, une traduction du Mahâ-Bhârata offre en elle-même d’immenses difficultés.

D’abord cette édition de Calcutta est quelquefois typographiquement incorrecte et défectueuse.

Ensuite, il s’est glissé dans le poème de nombreuses intrusions, qui gênent, dérangent, interrompent souvent l’ordre et la suite des idées.

Puis, en l’absence d’une particule interrogative, une phrase doit-elle être entendue au sens interrogatif ? Lorsqu’on écoute une personne, qui lit une page, le doute est impossible, l’inflexion de la voix modifie le passage ; mais, dans une chose lue, on voit seulement, on n’entend pas ; et l’Inde ne connaissait pas ce petit signe bien utile qu’on appelle l’apostrophe et qui est l’intonation visible mise elle-même sur la phrase.

Enfin le sens peut aussi dépendre non rarement d’une légende ignorée dans l’état actuel de nos connaissances. Ainsi je n’ai aucun souvenir, je l’avoue, que j’aie rencontré nulle part celle de ce bélier ou de cet Adja, qui avale un trait, envoyé pour lui couper la tête. Est-ce un bélier ? Est-ce un être merveilleux ? Un avatare ou une simple métamorphose ? Ekas, en français, unique est-il une épithète ? Est-il un nom propre ? Namnâ, en latin, nomine, n’est pas, il est vrai, dans le texte, mais on peut aussi le sous-entendre. S’agirait-il même ici de Vishnou, qui est appelé Adja, non natus, parce qu’il n’est pas né, mais émané, parce qu’il est la cause personnifiée de la conservation universelle ou du monde, et, dans la trinité indienne, la seconde puissance révélatrice de l’être irrévélé ?

Je ne puis répondre à ces questions. Peut-être, dans la suite du poème, trouverai-je une allusion plus déterminante ou même cette légende racontée dans toute son étendue ; mais, pour le moment je ne puis que constater ici mon incertitude et la recommander à l’indulgence de mes lecteurs.

Voici deux volumes déjà terminés ; celui-ci doit trancher la question ; il est devenu maintenant, ce nous semble, évident pour tout le monde que nous mettrons à fin, s’il plaît à Dieu, cette longue entreprise dans l’espace de temps, que nous lui avons fixé. Ma santé ne s’est point affaiblie, j’ai même acquis de nouvelles forces, ma résolution est toujours, comme disait Napoléon, carrée sur sa base.

Ce n’est point assurer cependant que dans le cours d’un volume je ne ressente pas trois ou quatre fois un instant de fatigue, une sorte de dégoût et comme un regret de mon entreprise ; mais ce sont là de légers nuages, que le souffle du vent a bientôt chassés de mon ciel toujours serein.

Une fois, par exemple, c’était un dimanche !… Ces jours-là, je ne sors pas de chez moi. Le magnifique parc du collège est rempli de pères et de mères d’élèves, qui viennent y passer avec leurs enfants une partie de ce jour donné au repos. D’un autre côté, le petit bois, à un demi-kilomètre de Juilly, reçoit la visite de quelques promeneurs, soit isolés, soit en famille, et comme mes solitaires promenades sont toujours occupées de travail, je n’aime pas à présenter l’aspect d’un rêveur, qui semble chercher, aux yeux des personnes renfermées dans le fonds commun de la vie, à toucher la lune au bout de sa main.

Je venais de corriger une épreuve : « Eh bien ! me dis-je ; aujourd’hui, c’est congé aussi pour moi ! Je lirai donc pour finir ma journée. » Je monte à ma bibliothèque et je prends un livre : c’était le Voyage sentimental, de Sterne. Je l’ouvre et, de page en page, j’arrive à la dernière. Là, je me demande le nom du traducteur ; je pense l’avoir oublié et je le cherche au frontispice. Il ne s’y trouve pas ! Je le cherche au bas de l’avertissement, je le cherche au-dessus et au-dessous de la notice sur l’auteur du Voyage sentimental : il n’y est pas davantage !

« Quoi ! me dis-je ; voilà donc la récompense des traducteurs ? L’oubli ! En littérature, est-ce que les originaux sont tout ? les copies ne sont-elles rien ! C’est donc cela qu’on réserve à nos études, à nos travaux, à cette persistance, qui n’est pas des plus communes ? Le silence ! On ne se demandera pas quel était le nom de ce ruisseau, qui a réfléchi dans ses ondes l’image de Vyâsa ? On ne se dira point un jour : « Comment s’appelait-il, ce peintre, qui a copié cette grande toile, où se développent toutes les scènes variées du long poème de Krishna-Dwaîpâyana ? »

» Il semblera tout simple et presque naturel que cette épopée aux mille branches ait poussé d’elle-même en français comme une graine de l’Inde, tombée par aventure dans la terre et sous le soleil de France ! »

Il nous prit alors un immense dégoût de nous-même, un cuisant regret de nous être engagé dans ce pénible travail, que nous regardions alors avec dédain et que nous appelions ingrat ! Je me couchai de dépit avant l’heure, où l’on allume sa bougie. Je posai ma tête sur l’oreiller, et je voulus continuer à promener mon esprit dans ces tristes pensées.

Mais aussitôt mon sommeil d’enfant vint clore ma paupière, éteindre mes idées, me verser, comme à l’ordinaire, les douceurs d’une nuit paisible, et le lendemain à mon réveil j’avais retrouvé ma force, ma vaillance, mon sourire au travail, et je couchais sur le papier la traduction de quarante vers avant l’heure de mon déjeuner.

Ainsi, mon obligeant souscripteur, n’ayez aucune crainte ! Ne vous défiez pas de votre guide ! Je sais le chemin, j’ai le pied assez bon, je ne vous abandonnerai pas, soyez-en persuadé, au milieu de ce long voyage. Adieu ! Je retourne immédiatement à mon troisième volume, je vous serre la main et je vous dis :

« À revoir ! à six mois ! »

Hippolyte Fauche.

Juilly, 1er Juillet 1864.


  1. Chefs-d’œuvre du Théâtre indien, tome second, page 418.
  2. Page 264.
  3. Pages 179 et 180.