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Le Malade imaginaire/Acte III

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Le Malade imaginaire
Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome III (p. 655-693).
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ACTE TROISIÈME.




Scène I.

BÉRALDE, ARGAN, TOINETTE.
béralde.

Hé bien ! mon frère, qu’en dites-vous ? Cela ne vaut-il pas bien une prise de casse ?

toinette.

Hom ! de bonne casse est bonne.

béralde.

Oh çà ! voulez-vous que nous parlions un peu ensemble ?

argan.

Un peu de patience, mon frère : je vais revenir.

toinette.

Tenez, monsieur, vous ne songez pas que vous ne sauriez marcher sans bâton.

argan.

Tu as raison.


Scène II.

BÉRALDE, TOINETTE.
toinette.

N’abandonnez pas, s’il vous plaît, les intérêts de votre nièce.

béralde.

J’emploierai toutes choses pour lui obtenir ce qu’elle souhaite.

toinette.

Il faut absolument empêcher ce mariage extravagant qu’il s’est mis dans la fantaisie ; et j’avois songé en moi-même que ç’auroit été une bonne affaire, de pouvoir introduire ici un médecin à notre poste[1], pour le dégoûter de son monsieur Purgon, et lui décrier sa conduite. Mais, comme nous n’avons personne en main pour cela, j’ai résolu de jouer un tour de ma tête.

béralde.

Comment ?

toinette.

C’est une imagination burlesque. Cela sera peut-être plus heureux que sage. Laissez-moi faire. Agissez de votre côté. Voici notre homme.


Scène III.

ARGAN, BÉRALDE.
béralde.

Vous voulez bien, mon frère, que je vous demande, avant toute chose, de ne vous point échauffer l’esprit dans notre conversation ?

argan.

Voilà qui est fait.

béralde.

De répondre sans nulle aigreur aux choses que je pourrai vous dire ?

argan.

Oui.

béralde.

Et de raisonner ensemble sur les affaires dont nous avons à parler, avec un esprit détaché de toute passion.

argan.

Mon Dieu ! oui. Voilà bien du préambule.

béralde.

D’où vient, mon frère, qu’ayant le bien que vous avez et n’ayant d’enfants qu’une fille, car je ne compte pas la petite ; d’où vient, dis-je, que vous parlez de la mettre dans un couvent ?

argan.

D’où vient, mon frère, que je suis maître dans ma famille, pour faire ce que bon me semble ?

béralde.

Votre femme ne manque pas de vous conseiller de vous défaire ainsi de vos deux filles ; et je ne doute point que, par un esprit de charité, elle ne fût ravie de les voir toutes deux bonnes religieuses.

argan.

Oh çà ! nous y voici. Voilà tout d’abord la pauvre femme en jeu. C’est elle qui fait tout le mal, et tout le monde lui en veut.

béralde.

Non, mon frère ; laissons-la là : c’est une femme qui a les meilleures intentions du monde pour votre famille, et qui est détachée de toute sorte d’intérêt ; qui a pour vous une tendresse merveilleuse, et qui montre pour vos enfants une affection et une bonté qui n’est pas concevable : cela est certain. N’en parlons point, et revenons à votre fille. Sur quelle pensée, mon frère, la voulez-vous donner en mariage au fils d’un médecin ?

argan.

Sur la pensée, mon frère, de me donner un gendre tel qu’il me faut.

béralde.

Ce n’est point là, mon frère, le fait de votre fille ; et il se présente un parti plus sortable pour elle.

argan.

Oui ; mais celui-ci, mon frère, est plus sortable pour moi.

béralde.

Mais le mari qu’elle doit prendre doit-il être, mon frère, ou pour elle, ou pour vous ?

argan.

Il doit être, mon frère, et pour elle et pour moi ; et je veux mettre dans ma famille les gens dont j’ai besoin.

béralde.

Par cette raison-là, si votre petite étoit grande, vous lui donneriez en mariage un apothicaire.

argan.

Pourquoi non ?

béralde.

Est-il possible que vous serez toujours embéguiné de vos apothicaires et de vos médecins, et que vous vouliez être malade en dépit des gens et de la nature !

argan.

Comment l’entendez-vous, mon frère ?

béralde.

J’entends, mon frère, que je ne vois point d’homme qui soit moins malade que vous, et que je ne demanderois point une meilleure constitution que la vôtre. Une grande marque que vous vous portez bien, et que vous avez un corps parfaitement bien composé, c’est qu’avec tous les soins que vous avez pris, vous n’avez pu parvenir encore à gâter la bonté de votre tempérament, et que vous n’êtes point crevé de toutes les médecines qu’on vous a fait prendre.

argan.

Mais savez-vous, mon frère, que c’est cela qui me conserve ; et que monsieur Purgon dit que je succomberois, s’il étoit seulement trois jours sans prendre soin de moi ?

béralde.

Si vous n’y prenez garde, il prendra tant de soin de vous, qu’il vous envoiera en l’autre monde.

argan.

Mais raisonnons un peu, mon frère. Vous ne croyez donc point à la médecine ?

béralde.

Non, mon frère ; et je ne vois pas que, pour son salut, il soit nécessaire d’y croire.

argan.

Quoi ! vous ne tenez pas véritable une chose établie par tout le monde, et que tous les siècles ont révérée ?

béralde.

Bien loin de la tenir véritable, je la trouve, entre nous, une des plus grandes folies qui soient parmi les hommes ; et, à regarder les choses en philosophe, je ne vois point une plus plaisante momerie, je ne vois rien de plus ridicule, qu’un homme qui se veut mêler d’en guérir un autre.

argan.

Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère, qu’un homme en puisse guérir un autre ?

béralde.

Par la raison, mon frère, que les ressorts de notre machine sont des mystères, jusques ici, où les hommes ne voient goutte ; et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connoître quelque chose.

argan.

Les médecins ne savent donc rien, à votre compte ?

béralde.

Si fait, mon frère. Ils savent la plupart de fort belles humanités, savent parler en beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir et les diviser ; mais, pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent pas du tout[2].

argan.

Mais toujours faut-il demeurer d’accord que, sur cette matière, les médecins en savent plus que les autres.

béralde.

Ils savent, mon frère, ce que je vous ai dit, qui ne guérit pas de grand’chose : et toute l’excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil, qui vous donne des mots pour des raisons, et des promesses pour des effets.

argan.

Mais enfin, mon frère, il y a des gens aussi sages et aussi habiles que vous ; et nous voyons que, dans la maladie, tout le monde a recours aux médecins.

béralde.

C’est une marque de la foiblesse humaine, et non pas de la vérité de leur art.

argan.

Mais il faut bien que les médecins croient leur art véritable, puisqu’ils s’en servent pour eux-mêmes.

béralde.

C’est qu’il y en a parmi eux qui sont eux-mêmes dans l’erreur populaire, dont ils profitent ; et d’autres qui en profitent sans y être. Votre monsieur Purgon, par exemple, n’y sait point de finesse ; c’est un homme tout médecin, depuis la tête jusqu’aux pieds ; un homme qui croit à ses règles plus qu’à toutes les démonstrations des mathématiques, et qui croiroit du crime à les vouloir examiner ; qui ne voit rien d’obscur dans la médecine, rien de douteux, rien de difficile ; et qui, avec une impétuosité de prévention, une roideur de confiance, une brutalité de sens commun et de raison, donne au travers des purgations et des saignées, et ne balance aucune chose. Il ne lui faut point vouloir mal de tout ce qu’il pourra vous faire : c’est de la meilleure foi du monde qu’il vous expédiera ; et il ne fera, en vous tuant, que ce qu’il a fait à sa femme et à ses enfants, et ce qu’en un besoin il feroit à lui-même[3].

argan.

C’est que vous avez, mon frère, une dent de lait contre lui. Mais, enfin, venons au fait. Que faire donc quand on est malade ?

béralde.

Rien, mon frère.

argan.

Rien ?

béralde.

Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature, d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est notre impatience qui gâte tout ; et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies.

argan.

Mais il faut demeurer d’accord, mon frère, qu’on peut aider cette nature par de certaines choses.

béralde.

Mon Dieu, mon frère, ce sont de pures idées dont nous aimons à nous repaître ; et de tout temps il s’est glissé parmi les hommes de belles imaginations que nous venons à croire, parcequ’elles nous flattent et qu’il seroit à souhaiter qu’elles fussent véritables. Lorsqu’un médecin vous parle d’aider, de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit, et lui donner ce qui lui manque, de la rétablir, et de la remettre dans une pleine facilité de ses fonctions ; lorsqu’il vous parle de rectifier le sang, de tempérer les entrailles et le cerveau, de dégonfler la rate, de raccommoder la poitrine, de réparer le foie, de fortifier le cœur, de rétablir et conserver la chaleur naturelle, et d’avoir des secrets pour étendre la vie à de longues années, il vous dit justement le roman de la médecine. Mais, quand vous en venez à la vérité et à l’expérience, vous ne trouvez rien de tout cela ; et il en est comme de ces beaux songes, qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crus.

argan.

C’est-à-dire que toute la science du monde est renfermée dans votre tête ; et vous voulez en savoir plus que tous les grands médecins de notre siècle.

béralde.

Dans les discours et dans les choses, ce sont deux sortes de personnes que vos grands médecins. Entendez-les parler, les plus habiles gens du monde ; voyez-les faire, les plus ignorants de tous les hommes.

argan.

Ouais ! vous êtes un grand docteur, à ce que je vois ; et je voudrois bien qu’il y eût ici quelqu’un de ces messieurs, pour rembarrer vos raisonnements, et rabaisser votre caquet.

béralde.

Moi, mon frère, je ne prends point à tâche de combattre la médecine ; et chacun, à ses périls et fortune, peut croire tout ce qu’il lui plaît. Ce que j’en dis n’est qu’entre nous ; et j’aurois souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l’erreur où vous êtes, et, pour vous divertir, vous mener voir, sur ce chapitre, quelqu’une des comédies de Molière.

argan.

C’est un bon impertinent que votre Molière, avec ses comédies ! et je le trouve bien plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins !

béralde.

Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine.

argan.

C’est bien à lui à faire, de se mêler de contrôler la médecine ! Voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s’attaquer au corps des médecins, et d’aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces messieurs-là !

béralde.

Que voulez-vous qu’il y mette, que les diverses professions des hommes ? On y met bien tous les jours les princes et les rois, qui sont d’aussi bonne maison que les médecins.

argan.

Par la mort non de diable ! si j’étois que des médecins, je me vengerois de son impertinence ; et, quand il sera malade, je le laisserois mourir sans secours. Il auroit beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerois pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement ; et je lui dirois : Crève, crève ; cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté[4].

béralde.

Vous voilà bien en colère contre lui.

argan.

Oui. C’est un malavisé ; et si les médecins sont sages, ils feront ce que je dis.

béralde.

Il sera encore plus sage que vos médecins, car il ne leur demandera point de secours.

argan.

Tant pis pour lui, s’il n’a point recours aux remèdes.

béralde.

Il a ses raisons pour n’en point vouloir, et il soutient que cela n’est permis qu’aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de reste pour porter les remèdes avec la maladie ; mais que pour lui, il n’a justement de la force que pour porter son mal.

argan.

Les sottes raisons que voilà ! Tenez, mon frère, ne parlons point de cet homme-là davantage ; car cela m’échauffe la bile, et vous me donneriez mon mal.

béralde.

Je le veux bien, mon frère ; et, pour changer de discours, je vous dirai que, sur une petite répugnance que vous témoigne votre fille, vous ne devez point prendre les résolutions violentes de la mettre dans un couvent ; que, pour le choix d’un gendre, il ne faut pas suivre aveuglément la passion qui vous emporte ; et qu’on doit, sur cette matière, s’accommoder un peu à l’inclination d’une fille, puisque c’est pour toute la vie, et que de là dépend tout le bonheur d’un mariage.


Scène IV.

MONSIEUR FLEURANT, une seringue à la main, ARGAN, BÉRALDE.
argan.

Ah ! mon frère, avec votre permission.

béralde.

Comment ? Que voulez-vous faire ?

argan.

Prendre ce petit lavement-là : ce sera bientôt fait.

béralde.

Vous vous moquez. Est-ce que vous ne sauriez être un moment sans lavement ou sans médecine ? Remettez cela à une autre fois, et demeurez un peu en repos.

argan.

Monsieur Fleurant, à ce soir, ou à demain au matin.

monsieur fleurant, à Béralde.

De quoi vous mêlez-vous, de vous opposer aux ordonnances de la médecine, et d’empêcher monsieur de prendre mon clystère ? Vous êtes bien plaisant d’avoir cette hardiesse-là !

béralde.

Allez, monsieur ; on voit bien que vous n’avez pas accoutumé de parler à des visages[5].

monsieur fleurant.

On ne doit point ainsi se jouer des remèdes, et me faire perdre mon temps. Je ne suis venu ici que sur une bonne ordonnance ; et je vais dire à monsieur Purgon comme on m’a empêché d’exécuter ses ordres, et de faire ma fonction. Vous verrez, vous verrez…


Scène V.

ARGAN, BÉRALDE.
argan.

Mon frère, vous serez cause ici de quelque malheur.

béralde.

Le grand malheur de ne pas prendre un lavement que monsieur Purgon a ordonné ! Encore un coup, mon frère, est-il possible qu’il n’y ait pas moyen de vous guérir de la maladie des médecins, et que vous vouliez être toute votre vie enseveli dans leurs remèdes ?

argan.

Mon Dieu ! mon frère, vous en parlez comme un homme qui se porte bien ; mais, si vous étiez à ma place, vous changeriez bien de langage. Il est aisé de parler contre la médecine, quand on est en pleine santé.

béralde.

Mais quel mal avez-vous ?

argan.

Vous me feriez enrager. Je voudrois que vous l’eussiez, mon mal, pour voir si vous jaseriez tant. Ah ! voici monsieur Purgon.


Scène VI.

MONSIEUR PURGON, ARGAN, BÉRALDE, TOINETTE.
monsieur purgon.

Je viens d’apprendre là-bas, à la porte, de jolies nouvelles ; qu’on se moque ici de mes ordonnances, et qu’on a fait refus de prendre le remède que j’avois prescrit.

argan.

Monsieur, ce n’est pas…

monsieur purgon.

Voilà une hardiesse bien grande, une étrange rébellion d’un malade contre son médecin !

toinette.

Cela est épouvantable.

monsieur purgon.

Un clystère que j’avois pris plaisir à composer moi-même.

argan.

Ce n’est pas moi…

monsieur purgon.

Inventé et formé dans toutes les règles de l’art.

toinette.

Il a tort.

monsieur purgon.

Et qui devoit faire dans les entrailles un effet merveilleux.

argan.

Mon frère…

monsieur purgon.

Le renvoyer avec mépris !

argan, montrant Béralde.

C’est lui…

monsieur purgon.

C’est une action exorbitante.

toinette.

Cela est vrai.

monsieur purgon.

Un attentat énorme contre la médecine.

argan, montrant Béralde.

Il est cause…

monsieur purgon.

Un crime de lèse-Faculté, qui ne se peut assez punir.

toinette.

Vous avez raison.

monsieur purgon.

Je vous déclare que je romps commerce avec vous.

argan.

C’est mon frère…

monsieur purgon.

Que je ne veux plus d’alliance avec vous.

toinette.

Vous ferez bien.

monsieur purgon.

Et que, pour finir toute liaison avec vous, voilà la donation que je faisois à mon neveu, en faveur du mariage.

(Il déchire la donation, et en jette les morceaux avec fureur.)
argan.

C’est mon frère qui a fait tout le mal.

monsieur purgon.

Mépriser mon clystère !

argan.

Faites-le venir ; je m’en vais le prendre.

monsieur purgon.

Je vous aurois tiré d’affaire avant qu’il fût peu.

toinette.

Il ne le mérite pas.

monsieur purgon.

J’allois nettoyer votre corps, et en évacuer entièrement les mauvaises humeurs.

argan.

Ah ! mon frère !

monsieur purgon.

Et je ne voulois plus qu’une douzaine de médecines pour vider le fond du sac.

toinette.

Il est indigne de vos soins.

monsieur purgon.

Mais, puisque vous n’avez pas voulu guérir par mes mains…

argan.

Ce n’est pas ma faute.

monsieur purgon.

Puisque vous vous êtes soustrait de l’obéissance que l’on doit à son médecin…

toinette.

Cela crie vengeance.

monsieur purgon.

Puisque vous vous êtes déclaré rebelle aux remèdes que je vous ordonnois…

argan.

Hé ! point du tout.

monsieur purgon.

J’ai à vous dire que je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à l’intempérie de vos entrailles, à la corruption de votre sang, à l’âcreté de votre bile, et à la féculence de vos humeurs.

toinette.

C’est fort bien fait.

argan.

Mon Dieu !

monsieur purgon.

Et je veux qu’avant qu’il soit quatre jours vous deveniez dans un état incurable ;

argan.

Ah ! miséricorde !

monsieur purgon.

Que vous tombiez dans la bradypepsie[6],

argan.

Monsieur Purgon !

monsieur purgon.

De la bradypepsie dans la dyspepsie,

argan.

Monsieur Purgon !

monsieur purgon.

De la dyspepsie dans l’apepsie,

argan.

Monsieur Purgon !

monsieur purgon.

De l’apepsie dans la lienterie[7],

argan.

Monsieur Purgon !

monsieur purgon.

De la lienterie dans la dyssenterie,

argan.

Monsieur Purgon !

monsieur purgon.

De la dyssenterie dans l’hydropisie,

argan.

Monsieur Purgon !

monsieur purgon.

Et de l’hydropisie dans la privation de la vie, où vous aura conduit votre folie.


Scène VII.

ARGAN, BÉRALDE.
argan.

Ah, mon Dieu ! je suis mort. Mon frère, vous m’avez perdu.

béralde.

Quoi ! qu’y a-t-il ?

argan.

Je n’en puis plus. Je sens déjà que la médecine se venge.

béralde.

Ma foi, mon frère, vous êtes fou ; et je ne voudrois pas, pour beaucoup de choses, qu’on vous vît faire que ce vous faites. Tâtez-vous un peu, je vous prie ; revenez à vous-même, et ne donnez point tant à votre imagination.

argan.

Vous voyez, mon frère, les étranges maladies dont il m’a menacé.

béralde.

Le simple homme que vous êtes !

argan.

Il dit que je deviendrai incurable avant qu’il soit quatre jours.

béralde.

Et ce qu’il dit, que fait-il à la chose ? Est-ce un oracle qui a parlé ? Il semble, à vous entendre, que monsieur Purgon tienne dans ses mains le filet de vos jours, et que, d’autorité suprême, il vous l’allonge et vous le raccourcisse comme il lui plaît. Songez que les principes de votre vie sont en vous-même, et que le courroux de monsieur Purgon est aussi peu capable de vous faire mourir que ses remèdes de vous faire vivre. Voici une aventure, si vous voulez, à vous défaire des médecins ; ou, si vous êtes né à ne pouvoir vous en passer, il est aisé d’en avoir un autre, avec lequel, mon frère, vous puissiez courir un peu moins de risque.

argan.

Ah ! mon frère, il sait tout mon tempérament, et la manière dont il faut me gouverner.

béralde.

Il faut vous avouer que vous êtes un homme d’une grande prévention, et que vous voyez les choses avec d’étranges yeux.


Scène VIII.

ARGAN, BÉRALDE, TOINETTE.
toinette, à Argan.

Monsieur, voilà un médecin qui demande à vous voir.

argan.

Et quel médecin ?

toinette.

Un médecin de la médecine.

argan.

Je te demande qui il est.

toinette.

Je ne le connois pas, mais il me ressemble comme deux gouttes d’eau ; et, si je n’étois sûre que ma mère étoit honnête femme, je dirois que ce seroit quelque petit frère qu’elle m’auroit donné depuis le trépas de mon père.

argan.

Fais-le venir.


Scène IX.

ARGAN, BÉRALDE.
béralde.

Vous êtes servi à souhait. Un médecin vous quitte ; un autre se présente.

argan.

J’ai bien peur que vous ne soyez cause de quelque malheur.

béralde.

Encore ! Vous en revenez toujours là.

argan.

Voyez-vous, j’ai sur le cœur toutes ces maladies-là que je ne connois point, ces…


Scène X.

ARGAN, BÉRALDE ; TOINETTE, en médecin.
toinette.

Monsieur, agréez que je vienne vous rendre visite, et vous offrir mes petits services pour toutes les saignées et les purgations dont vous aurez besoin.

argan.

Monsieur, je vous suis fort obligé. (À Béralde.) Par ma foi, voilà Toinette elle-même.

toinette.

Monsieur, je vous prie de m’excuser : j’ai oublié de donner une commission à mon valet ; je reviens tout à l’heure.


Scène XI.

ARGAN, BÉRALDE.
argan.

Hé ! ne diriez-vous pas que c’est effectivement Toinette ?

béralde.

Il est vrai que la ressemblance est tout à fait grande ; mais ce n’est pas la première fois qu’on a vu de ces sortes de choses, et les histoires ne sont pleines que de ces jeux de la nature.

argan.

Pour moi j’en suis surpris ; et…


Scène XII.

ARGAN, BÉRALDE, TOINETTE.
toinette.

Que voulez-vous, monsieur ?

argan.

Comment ?

toinette.

Ne m’avez-vous pas appelée ?

argan.

Moi ? non.

toinette.

Il faut donc que les oreilles m’aient corné.

argan.

Demeure un peu ici pour voir comme ce médecin te ressemble.

toinette.

Oui, vraiment ! J’ai affaire là-bas ; et je l’ai assez vu.


Scène XIII.

ARGAN, BÉRALDE.
argan.

Si je ne les voyois tous deux, je croirois que ce n’est qu’un.

béralde.

J’ai lu des choses surprenantes de ces sortes de ressemblances ; et nous en avons vu, de notre temps, où tout le monde s’est trompé.

argan.

Pour moi, j’aurois été trompé à celle-là ; et j’aurois juré que c’est la même personne.


Scène XIV.

ARGAN, BÉRALDE ; TOINETTE, en médecin.
toinette.

Monsieur, je vous demande pardon de tout mon cœur.

argan.

Cela est admirable.

toinette.

Vous ne trouverez pas mauvais, s’il vous plaît, la curiosité que j’ai eue de voir un illustre malade comme vous êtes ; et votre réputation, qui s’étend partout, peut excuser la liberté que j’ai prise.

argan.

Monsieur, je suis votre serviteur.

toinette.

Je vois, monsieur, que vous me regardez fixement. Quel âge croyez-vous bien que j’aie ?

argan.

Je crois que tout au plus vous pouvez avoir vingt-six ou vingt-sept ans.

toinette.

Ah, ah, ah, ah, ah ! j’en ai quatre-vingt-dix.

argan.

Quatre-vingt-dix !

toinette.

Oui. Vous voyez en effet des secrets de mon art, de me conserver ainsi frais et vigoureux.

argan.

Par ma foi, voilà un beau jeune vieillard pour quatre-vingt-dix ans !

toinette.

Je suis médecin passager, qui vais de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, pour chercher d’illustres matières à ma capacité, pour trouver des malades dignes de m’occuper, capables d’exercer les grands et beaux secrets que j’ai trouvés dans la médecine. Je dédaigne de m’amuser à ce menu fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatismes et de fluxions, à ces fiévrotes, à ces vapeurs, et à ces migraines. Je veux des maladies d’importance, de bonnes fièvres continues, avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées, de bonnes pleurésies avec des inflammations de poitrine ; c’est là que je me plais, c’est là que je triomphe ; et je voudrois, monsieur, que vous eussiez toutes les maladies que je viens de dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l’agonie, pour vous montrer l’excellence de mes remèdes et l’envie que j’aurois de vous rendre service.

argan.

Je vous suis obligé, monsieur, des bontés que vous avez pour moi.

toinette.

Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l’on batte comme il faut. Ah ! je vous ferai bien aller comme vous devez. Ouais ! ce pouls-là fait l’impertinent ; je vois bien que vous ne me connoissez pas encore. Qui est votre médecin ?

argan.

Monsieur Purgon.

toinette.

Cet homme-là n’est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi dit-il que vous êtes malade ?

argan.

Il dit que c’est du foie, et d’autres disent que c’est de la rate.

toinette.

Ce sont tous des ignorants. C’est du poumon que vous êtes malade.

argan.

Du poumon ?

toinette.

Oui. Que sentez-vous ?

argan.

Je sens de temps en temps des douleurs de tête.

toinette.

Justement, le poumon.

argan.

Il me semble parfois que j’ai un voile devant les yeux.

toinette.

Le poumon.

argan.

J’ai quelquefois des maux de cœur.

toinette.

Le poumon.

argan.

Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.

toinette.

Le poumon.

argan.

Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c’étoient des coliques.

toinette.

Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez ?

argan.

Oui, monsieur.

toinette.

Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin ?

argan.

Oui, monsieur.

toinette.

Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir ?

argan.

Oui, monsieur.

toinette.

Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture ?

argan.

Il m’ordonne du potage,

toinette.

Ignorant !

argan.

De la volaille,

toinette.

Ignorant !

argan.

Du veau,

toinette.

Ignorant !

argan.

Des bouillons,

toinette.

Ignorant !

argan.

Des œufs frais ;

toinette.

Ignorant !

argan.

Et le soir, de petits pruneaux pour lâcher le ventre ;

toinette.

Ignorant !

argan.

Et surtout de boire mon vin fort trempé.

toinette.

Ignorantus, ignoranta, ignorantum. Il faut boire votre vin pur ; et, pour épaissir votre sang, qui est trop subtil, il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande ; du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main ; et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville.

argan.

Vous m’obligerez beaucoup.

toinette.

Que diantre faites-vous de ce bras-là ?

argan.

Comment ?

toinette.

Voilà un bras que je me ferois couper tout à l’heure, si j’étois que de vous.

argan.

Et pourquoi ?

toinette.

Ne voyez-vous pas qu’il tire à soi toute la nourriture, et qu’il empêche ce côté-là de profiter ?

argan.

Oui ; mais j’ai besoin de mon bras.

toinette.

Vous avez là aussi un œil droit que je me ferois crever, si j’étois en votre place.

argan.

Crever un œil ?

toinette.

Ne voyez-vous pas qu’il incommode l’autre, et lui dérobe sa nourriture ? Croyez-moi, faites-vous-le crever au plus tôt : vous en verrez plus clair de l’œil gauche.

argan.

Cela n’est pas pressé.

toinette.

Adieu. Je suis fâché de vous quitter sitôt ; mais il faut que je me trouve à une grande consultation qui doit se faire pour un homme qui mourut hier.

argan.

Pour un homme qui mourut hier ?

toinette.

Oui : pour aviser et voir ce qu’il auroit fallu lui faire pour le guérir. Jusqu’au revoir.

argan.

Vous savez que les malades ne reconduisent point.


Scène XV.

ARGAN, BÉRALDE.
béralde.

Voilà un médecin, vraiment, qui paroît fort habile !

argan.

Oui ; mais il va un peu bien vite.

béralde.

Tous les grands médecins sont comme cela.

argan.

Me couper un bras et me crever un œil, afin que l’autre se porte mieux ! J’aime bien mieux qu’il ne se porte pas si bien. La belle opération, de me rendre borgne et manchot !


Scène XVI.

ARGAN, BÉRALDE, TOINETTE.
toinette, feignant de parler à quelqu’un.

Allons, allons, je suis votre servante. Je n’ai pas envie de rire.

argan.

Qu’est ce que c’est ?

toinette.

Votre médecin, ma foi, qui me vouloit tâter le pouls.

argan.

Voyez un peu, à l’âge de quatre-vingt-dix ans !

béralde.

Oh çà ! mon frère, puisque voilà votre monsieur Purgon brouillé avec vous, ne voulez-vous pas bien que je vous parle du parti qui s’offre pour ma nièce ?

argan.

Non, mon frère : je veux la mettre dans un couvent, puisqu’elle s’est opposée à mes volontés. Je vois bien qu’il y a quelque amourette là-dessous, et j’ai découvert certaine entrevue secrète qu’on ne sait pas que j’aie découverte.

béralde.

Hé bien ! mon frère, quand il y auroit quelque petite inclination, cela seroit-il si criminel ? Et rien peut-il vous offenser, quand tout ne va qu’à des choses honnêtes, comme le mariage ?

argan.

Quoi qu’il en soit, mon frère, elle sera religieuse ; c’est une chose résolue.

béralde.

Vous voulez faire plaisir à quelqu’un.

argan.

Je vous entends. Vous en revenez toujours là, et ma femme vous tient au cœur.

béralde.

Hé bien ! oui, mon frère ; puisqu’il faut parler à cœur ouvert, c’est votre femme que je veux dire ; et, non plus que l’entêtement de la médecine, je ne puis vous souffrir l’entêtement où vous êtes pour elle, et voir que vous donniez, tête baissée, dans tous les pièges qu’elle vous tend.

toinette.

Ah ! monsieur, ne parlez point de madame ; c’est une femme sur laquelle il n’y a rien à dire, une femme sans artifice, et qui aime monsieur, qui l’aime… On ne peut pas dire cela.

argan.

Demandez-lui un peu les caresses qu’elle me fait ;

toinette.

Cela est vrai.

argan.

L’inquiétude que lui donne ma maladie ;

toinette.

Assurément.

argan.

Et les soins et les peines qu’elle prend autour de moi.

toinette.

Il est certain. (À Béralde.) Voulez vous que je vous convainque, et vous fasse voir tout à l’heure comme madame aime monsieur ? (À Argan.) Monsieur, souffrez que je lui montre son bec jaune et le tire d’erreur.

argan.

Comment ?

toinette.

Madame s’en va revenir. Mettez-vous tout étendu dans cette chaise, et contrefaites le mort. Vous verrez la douleur où elle sera quand je lui dirai la nouvelle.

argan.

Je le veux bien.

toinette.

Oui ; mais ne la laissez pas longtemps dans le désespoir, car elle en pourroit bien mourir.

argan.

Laisse-moi faire.

toinette, à Béralde.

Cachez-vous, vous, dans ce coin-là.


Scène XVII.

ARGAN, TOINETTE.
argan.

N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ?

toinette.

Non, non. Quel danger y auroit-il ? Étendez-vous là seulement. (Bas.) Il y aura plaisir à confondre votre frère. Voici madame. Tenez-vous bien.


Scène XVIII.

BÉLINE ; ARGAN, étendu dans sa chaise ; TOINETTE.
toinette, feignant de ne pas voir Béline

Ah ! mon Dieu ! Ah ! malheur ! quel étrange accident !

béline.

Qu’est-ce, Toinette ?

toinette.

Ah ! madame !

béline.

Qu’y a-t-il ?

toinette.

Votre mari est mort.

béline.

Mon mari est mort ?

toinette.

Hélas ! oui ! le pauvre défunt est trépassé.

béline.

Assurément ?

toinette.

Assurément ; personne ne sait encore cet accident-là ; et je me suis trouvée ici toute seule. Il vient de passer entre mes bras. Tenez, le voilà tout de son long dans cette chaise.

béline.

Le ciel en soit loué ! Me voilà délivrée d’un grand fardeau. Que tu es sotte, Toinette, de t’affliger de cette mort !

toinette.

Je pensois, madame, qu’il fallût pleurer.

béline.

Va, va, cela n’en vaut pas la peine. Quelle perte est-ce que la sienne ? et de quoi servoit-il sur la terre ? Un homme incommode à tout le monde, malpropre, dégoûtant, sans cesse un lavement ou une médecine dans le ventre, mouchant, toussant, crachant toujours ; sans esprit, ennuyeux, de mauvaise humeur, fatiguant sans cesse les gens, et grondant jour et nuit servantes et valets.

toinette.

Voilà une belle oraison funèbre !

béline.

Il faut, Toinette, que tu m’aides à exécuter mon dessein ; et tu peux croire qu’en me servant, ta récompense est sûre. Puisque, par un bonheur, personne n’est encore averti de la chose, portons-le dans son lit, et tenons cette mort cachée, jusqu’à ce que j’aie fait mon affaire. Il y a des papiers, il y a de l’argent, dont je veux me saisir ; et il n’est pas juste que j’aie passé sans fruit auprès de lui mes plus belles années. Viens, Toinette ; prenons auparavant toutes ses clefs.

argan, se levant brusquement.

Doucement.

béline.

Ahi !

argan.

Oui, madame ma femme, c’est ainsi que vous m’aimez ?

toinette.

Ah ! ah ! le défunt n’est pas mort.

argan, à Béline, qui sort.

Je suis bien aise de voir votre amitié, et d’avoir entendu le beau panégyrique que vous avez fait de moi. Voilà un avis au lecteur, qui me rendra sage à l’avenir, et qui m’empêchera de faire bien des choses[8].


Scène XIX.

BÉRALDE, sortant de l’endroit où il s’étoit caché ; ARGAN, TOINETTE.
béralde.

Hé bien ! mon frère, vous le voyez.

toinette.

Par ma foi, je n’aurois jamais cru cela. Mais j’entends votre fille. Remettez-vous comme vous étiez, et voyons de quelle manière elle recevra votre mort. C’est une chose qu’il n’est pas mauvais d’éprouver ; et, puisque vous êtes en train, vous connoîtrez par là les sentiments que votre famille a pour vous.

(Béralde va se cacher.)

Scène XX.

ARGAN, ANGÉLIQUE, TOINETTE.
toinette, feignant de ne pas voir Angélique.

Ô ciel ! ah ! fâcheuse aventure ! Malheureuse journée !

angélique.

Qu’as-tu, Toinette ? et de quoi pleures-tu ?

toinette.

Hélas ! j’ai de tristes nouvelles à vous donner.

angélique.

Hé ! quoi ?

toinette.

Votre père est mort.

angélique.

Mon père est mort, Toinette ?

toinette.

Oui. Vous le voyez là, il vient de mourir tout à l’heure d’une foiblesse qui lui a pris.

angélique.

Ô ciel ! quelle infortune ! quelle atteinte cruelle ! Hélas ! faut-il que je perde mon père, la seule chose qui me restoit au monde ; et qu’encore, pour un surcroît de désespoir, je le perde dans un moment où il étoit irrité contre moi ! Que deviendrai-je, malheureuse ? et quelle consolation trouver après une si grande perte ?


Scène XXI.

ARGAN, ANGÉLIQUE, CLÉANTE, TOINETTE.
cléante.

Qu’avez-vous donc, belle Angélique ? et quel malheur pleurez-vous ?

angélique.

Hélas ! je pleure tout ce que dans la vie je pouvois perdre de plus cher et de plus précieux ; je pleure la mort de mon père.

cléante.

Ô ciel ! quel accident ! quel coup inopiné ! Hélas ! après la demande que j’avois conjuré votre oncle de lui faire pour moi, je venois me présenter à lui, et tâcher, par mes respects et par mes prières, de disposer son cœur à vous accorder à mes vœux.

angélique.

Ah ! Cléante, ne parlons plus de rien. Laissons là toutes les pensées du mariage. Après la perte de mon père, je ne veux plus être du monde, et j’y renonce pour jamais. Oui, mon père, si j’ai résisté tantôt à vos volontés, je veux suivre du moins une de vos intentions, et réparer par là le chagrin que je m’accuse de vous avoir donné. (Se jetant à ses genoux.) Souffrez, mon père, que je vous en donne ici ma parole, et que je vous embrasse pour vous témoigner mon ressentiment.

argan, embrassant Angélique.

Ah ! ma fille !

angélique.

Ahi !

argan.

Viens. N’aie point de peur, je ne suis pas mort. Va, tu es mon vrai sang, ma véritable fille ; et je suis ravi d’avoir vu ton bon naturel.


Scène XXII.

ARGAN, BÉRALDE, ANGÉLIQUE, CLÉANTE, TOINETTE.
angélique.

Ah ! quelle surprise agréable ! Mon père, puisque, par un bonheur extrême, le ciel vous redonne à mes vœux, souffrez qu’ici je me jette à vos pieds, pour vous supplier d’une chose. Si vous n’êtes pas favorable au penchant de mon cœur, si vous me refusez Cléante pour époux, je vous conjure au moins de ne me point forcer d’en épouser un autre. C’est toute la grace que je vous demande.

cléante, se jetant aux genoux d’Argan.

Hé ! monsieur, laissez-vous toucher à ses prières et aux miennes ; et ne vous montrez point contraire aux mutuels empressements d’une si belle inclination.

béralde.

Mon frère, pouvez-vous tenir là contre ?

toinette.

Monsieur, serez-vous insensible à tant d’amour ?

argan.

Qu’il se fasse médecin, je consens au mariage. (À Cléante.) Oui, faites-vous médecin, je vous donne ma fille.

cléante.

Très volontiers, monsieur. S’il ne tient qu’à cela pour être votre gendre, je me ferai médecin, apothicaire même, si vous voulez. Ce n’est pas une affaire que cela, et je ferois bien d’autres choses pour obtenir la belle Angélique.

béralde.

Mais, mon frère, il me vient une pensée. Faites-vous médecin vous-même. La commodité sera encore plus grande, d’avoir en vous tout ce qu’il vous faut.

toinette.

Cela est vrai. Voilà le vrai moyen de vous guérir bientôt ; et il n’y a point de maladie si osée que de se jouer à la personne d’un médecin.

argan.

Je pense, mon frère, que vous vous moquez de moi. Est-ce que je suis en âge d’étudier ?

béralde.

Bon, étudier ! Vous êtes assez savant ; et il y en a beaucoup parmi eux qui ne sont pas plus habiles que vous.

argan.

Mais il faut savoir bien parler latin, connoître les maladies, et les remèdes qu’il y faut faire.

béralde.

En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela ; et vous serez après plus habile que vous ne voudrez.

argan.

Quoi ! l’on sait discourir sur les maladies quand on a cet habit-là ?

béralde.

Oui. L’on n’a qu’à parler avec une robe et un bonnet, tout galimatias devient savant, et toute sottise devient raison.

toinette.

Tenez, monsieur, quand il n’y auroit que votre barbe, c’est déjà beaucoup ; et la barbe fait plus de la moitié d’un médecin.

cléante.

En tout cas, je suis prêt à tout.

béralde, à Argan.

Voulez-vous que l’affaire se fasse tout à l’heure ?

argan.

Comment, tout à l’heure ?

béralde.

Oui, et dans votre maison.

argan.

Dans ma maison ?

béralde.

Oui. Je connois une Faculté de mes amies, qui viendra tout à l’heure en faire la cérémonie dans votre salle. Cela ne vous coûtera rien.

argan.

Mais moi, que dire ? que répondre ?

béralde.

On vous instruira en deux mots, et l’on vous donnera par écrit ce que vous devez dire. Allez-vous-en vous mettre en habit décent. Je vais les envoyer querir.

argan.

Allons, voyons cela.


Scène XXIII.

BÉRALDE, ANGÉLIQUE, CLÉANTE, TOINETTE.
cléante.

Que voulez-vous dire ? et qu’entendez-vous avec cette Faculté de vos amies ?

toinette.

Quel est votre dessein ?

béralde.

De vous divertir un peu ce soir. Les comédiens ont fait un petit intermède de la réception d’un médecin, avec des danses et de la musique ; je veux que nous en prenions ensemble le divertissement, et que mon frère y fasse le premier personnage.

angélique.

Mais, mon oncle, il me semble que vous vous jouez un peu beaucoup de mon père.

béralde.

Mais, ma nièce, ce n’est pas tant le jouer, que s’accommoder à ses fantaisies. Tout ceci n’est qu’entre nous. Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage, et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. Le carnaval autorise cela. Allons vite préparer toutes choses.

cléante, à Angélique.

Y consentez-vous ?

angélique.
Oui, puisque mon oncle nous conduit.

TROISIÈME INTERMÈDE[9].

C’est une cérémonie burlesque d’un homme qu’on fait médecin, en récit, chant, et danse. Plusieurs tapissiers viennent préparer la salle, et placer les bancs en cadence. En suite de quoi, toute l’assemblée, composée de huit porte-seringues, six apothicaires, vingt-deux docteurs, et celui qui se fait recevoir médecin, huit chirurgiens dansants, et deux chantants, entrent, et prennent place, chacun selon son rang[10].

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.
præses.

          Savantissimi doctores,
          Medicinæ professores,
          Qui hic assemblati estis ;
          Et vos, altri messiores,
          Sententiarum Facultatis
          Fideles executores,
        Chirurgiani et apothicari,

        Atque tota compania aussi,
          Salus, honor et argentum,
          Atque bonum appetitum.

          Non possum, docti confreri,
          En moi satis admirari
           Qualis bona inventio
          Est medici professio ;
       Quam bella chosa est et bene trovata,
        Medicina illa benedicta,
          Quæ, suo nomine solo,
          Surprenanti miraculo,
          Depuis si longo tempore,
          Facit à gogo vivere
          Tant de gens omni genere.

          Per totam terram videmus,
          Grandam vogam ubi sumus ;
          Et quod grandes et petiti
          Sunt de nobis infatuti.
       Totus mundus, currens ad nostros remedios
          Nos regardat sicut deos ;
          Et nostris ordonnanciis
       Principes et reges soumissos videtis.

       Doncque il est nostræ sapientiæ,
       Boni sensus atque prudentiæ,
          De fortement travaillare
          A nos bene conservare
      In tali credito, voga, et honore ;
      Et prendere gardam a non recevere
          In nostro docto corpore,
          Quam personas capabiles,
          Et totas dignas remplire
          Has plaças honorabiles.

     C’est pour cela que nunc convocati estis ;
          Et credo quod trovabitis
          Dignam matieram medici
       In savanti homine que voici ;
          Lequel, in chosis omnibus,
          Dono ad interrogandum,
          Et à fond examinandum
          Vostris capacitatibus.

primus doctor.

    Si mihi licentiam dat dominus præses,
          Et tanti docti doctores,
          Et assistantes illustres,
          Très savanti bacheliero,
          Quem estimo et honoro,
    Domandabo causam et rationem quare
          Opium facit dormire.

bachelierus.

          Mihi a docto doctore
    Domandatur causam et rationem quare

          Opium facit dormire.
            A quoi respondeo,
            Quia est in eo
            Vertus dormitiva,
            Cujus est natura
            Sensus assoupire.

chorus.

   Bene, bene, bene, bene respondere.
      Dignus, dignus est intrare
      In nostro docto corpore.
      Bene, bene respondere.

secundus doctor.

      [Proviso quod non displiceat,
   Domino præsidi, lequel n’est pas fat,
        Me benigne annuat,
      Cum totis doctoribus savantibus,
      Et assistantibus bienveillantibus,
   Dicat mihi un peu dominus prætendens,
      Raison a priori et evidens
        Cur rhubarba et le séne
        Per nos semper est ordonne
        Ad purgandum l’utramque bile.
        Si dicit hoc, erit valde habile.

bachelierus.

   A docto doctore mihi, qui sum prætendens,
   Domandatur raison a priori et evidens
        Cur rhubarba et le séne
        Per nos semper est ordonne
        Ad purgandum l’utramque bile.
         Respondeo vobis,
         Quia est in illis
         Vertus purgativa,
         Cujus est natura
        Istas duas biles evacuare.

chorus.

   Bene, bene, bene, bene respondere.
      Dignus, dignus est intrare
      In nostro docto corpore.

tertius doctor.

   Ex responsis, il paraît jam sole clarius
   Quod lepidum iste caput bachelierus
 Non passavit suam vitam ludendo au trictrac,
       Nec in prenando du tabac ;
 Sed explicit pourquoi furfur macrum et parvum lac,
 Cum phlebotomia et purgatione humorum,
 Appelantur a medisantibus idolæ medicorum,
       Nec non pontus asinorum ?
 Si premièrement grata sit domino præsidi
      Nostra libertas quæstionandi,
      Pariter dominis doctoribus
 Atque de tous ordres benignis auditoribus.

bachelierus.

      Quærit a me dominus doctor

         Chrysologos, id est, qui dit d’or,
     Quare parvum lac et furfur macrum,
     Phlebotomia et purgatio humorum
   Appelantur a medisantibus idolæ medicorum,
         Atque pontus asinorum.
           Respondeo quia :
Ista ordonnando non requiritur magna scientia,
         Et ex illis quatuor rebus
Medici faciunt ludovicos, pistolas, et des quarts d’écus.

chorus.

   Bene, bene, bene, bene respondere.
      Dignus, dignus est intrare
      In nostro docto corpore.

quartus doctor.

   Cum permissione domini præsidis,
      Doctissimæ Facultatis,
      Et totius his nostris actis
      Companiæ assistantis,
   Domandabo tibi, docte bacheliere,
        Quæ sunt remedia
  [Tam in homine quam in muliere]
        Quæ, in maladia
        Ditta hydropisia,
[In malo caduco, apoplexia, convulsione et paralysia,]
        Convenit facere.

bachelierus.

        Clysterium donare,
        Postea seignare,
        Ensuita purgare.

chorus.

 
   Bene, bene, bene, bene respondere.
      Dignus, dignus est intrare
      In nostro docto corpore.

quintus doctor.

   Si bonum semblatur domino præsidi,
      Doctissimæ Facultati,
      Et companiæ ecoutanti,
   Domandabo tibi, erudite bacheliere,
   [Ut revenir un jour à la maison gravis ægre,
   Quæ remedia colicosis, fievrosis,
   Maniacis, nefreticis, freneticis,
     Melancolicis, demoniacis,
     Asthmaticis atque pulmonicis,
     Catharrosis, tussicolisis,
     Guttosis, ladris atque gallosis,
     In apostemasis plagis et ulcéré,
   In omni membro demis aut fracturé
        Covenit facere.]

bachelierus.

        Clysterium donare,
        Postea seignare,
        Ensuita purgare.

chorus.

 
   Bene, bene, bene, bene respondere.

      Dignus, dignus est intrare
      In nostro docto corpore.

sextus doctor.

    [Cum bona venia reverendi præsidis,
       Filiorum Hippocratis,
    Et totius coronæ nos admirantis,
    Petam tibi, resolute bacheliere,
    Non indignus alumnus di Monspeliere,
      Quæ remedia cæcis, surdis, mutis,
  Manchotis, claudis, atque omnibus estropiatis,
Pro coris pedum, malum de dentibus, pesta, rabie
Et nimis magna commotione in omni novo marie.
         Convenit facere.

bachelierus.

         Clysterium donare,
         Postea seignare,
         Ensuita purgare.

chorus.

 
  Bene, bene, bene, bene respondere.
      Dignus, dignus est intrare
      In nostro docto corpore.

septimus doctor.

 
        Super illas maladias,
     Dominus bachelierus dixit maravillas ;
  Mais, si non ennuyo doctissimam facultatem
     Et totam honorabilem companiam
Tam corporaliter quam mentaliter hic præsentem,
       Faciam illi unam quaestionem ;
        De hiero maladus unus
        Tombavit in meas manus,
  Homo qualitatis et dives comme un Crésus.
  Habet grandam fievram cum redoublamentis,
        Grandam dolorem capitis,
  Cum troublatione spiriti et laxamento ventris ;
     Grandum insuper malum au côté[11],]
        Cum granda difficultate
        Et pena a respirare.
          Veuillas mihi dire,
          Docte bacheliere,
          Quid illi facere.

bachelierus.

         Clysterium donare,
         Postea seignare,
         Ensuita purgare.

chorus.

   Bene, bene, bene, bene respondere.
      Dignus, dignus est intrare
      In nostro docto corpore.

idem doctor.

         Mais, si maladia
         Opiniatria
       [Ponendo medicum a quia]
         Non vult se guarire,
         Quid illi facere ?

bachelierus.

         Clysterium donare,
         Postea seignare,
         Ensuita purgare.
   Reseignare, repurgare, et reclysterizare.

chorus.

   Bene, bene, bene, bene respondere.
      Dignus, dignus est intrare
      In nostro docto corpore.

octavus doctor.

     [Impetro favorabile congé
       A domino præside,
     Ab electa trouppa doctorum,
  Tam practicantium quam practica avidorum,
     Et a curiosa turba badodorum.
        Ingeniose bacheliere
    Qui non potuit esse jusqu’ici déferré,
 Faciam tibi unam questionem de importantia.
   Messiores, detur nobis audiencia.
     Isto die bene mane,
    Paulo ante mon déjeuné,
   Venit ad me una domicella
      Italiana jadis bella,
   Et ut penso encore un peu pucella,
     Quæ habebat pallidos colores,
 Fievram blancam dicunt magis fini doctores,
     Quia plaigniebat se de migraina,
         De curta halena,
      De granda oppressione,
 Jambarum enflatura, et effroyabili lassitudine ;
         De batimento cordis,
      De strangulamento matris,
    Alio nomine vapor bystérique,
 Quæ, sicut omnes maladiæ terminatæ en ique,
      Facit a Galien la nique.
 Visagium apparebat bouffietum, et coloris
   Tantum vertæ quantum merda anseris,
 Ex pulsu petito valde frequens, et urina mala
     Quam apportaverat in fiola
 Non videbatur exempta de febricules ;

    Au reste, tam debilis quod venerat
            De son grabat
       In cavallo sur une mule,
       Non habuerat menses suos
    Ab illa die qui dicitur des grosses eaux ;
       Sed contabat mihi à l’oreille
    Che si non era morta, c’était grand merveille
       Perché in suo negotio
    Era un poco d’amore, et troppo di cordoglio,
    Che suo galanto sen era andato in Allemagna
    Servire al signor Brandeburg una campagna.
    Usque ad maintenant multi charlatani,
    Medici, apothicari, et chirurgiani
    Pro sua maladia in vano travaillaverunt,
Juxta même las novas gripas istius bouru Van Helmont
    Amploiantes ab oculis cancri, ad Alcahest ;
       Veuillas mihi dire quid superest,
       Juxta orthodoxos, illi facere.

bachelierus.

         Clysterium donare,
         Postea seignare,
         Ensuita purgare.

chorus.

   Bene, bene, bene, bene respondere.
      Dignus, dignus est intrare
      In nostro docto corpore.

idem doctor.

     Mais si tam grandum bouchamentum
         Partium naturalium,
         Mortaliter obstinatum,
         Per clysterium donare,
             Seignare
       Et reiterando cent fois purgare,
       Non potest se guarire,
  Finaliter quid trovaris à propos illi facere ?

bachelierus.

 
In nomine Hippocratis benedictam cum bono
     Garçone conjunctionem imperare.]

præses.

       Juras gardare statuta
       Per Facultatem præscripta,
       Cum sensu et jugeamento ?

bachelierus.

               Juro[12].

præses.

       Essere in omnibus
       Consultationibus
        Ancieni aviso,
         Aut bono,
        Aut mauvaiso !

bachelierus.

 
               Juro.

præses.

     De non jamais te servire

     De remediis aucunis,
  Quam de ceux seulement almæ Facultatis,
     Maladus dût-il crevare,
     Et mori de suo malo ?

bachelierus.

               Juro.

præses.

     Ego, cum isto boneto
     Venerabili et docto,
     Dono tibi et concedo
 [Puissanciam, vertutem atque licentiam
 Medicinam cum methodo faciendi :
               Id est,
           Clysterizandi,
             Seignandi,
             Purgandi,
            Sangsuandi,
            Ventousandi,
           Scarificandi,
             Perçandi,
             Taillandi,
              Coupandi,
             Trepanandi,
              Brulandi,
Uno verbo, selon les formes, atque impune occidendi
   Parisiis et per totam terram ;
Rendes, Domine, his messioribus gratiam[13].

DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.
Tous les chirurgiens et apothicaires viennent lui faire la révérence en cadence.
bachelierus.

       Grandes doctores doctrinæ
       De la rhubarbe et du séne,
  Ce seroit sans douta à moi chosa folla,
       Inepta et ridicula,
       Si j’alloibam m’engageare
       Vobis louangeas donare,
     Et entreprenoibam ajoutare
       Des lumieras au soleillo,
       Des etoilas au cielo,
       Des flammas à l’inferno

       Des ondas à l’oceano,
       Et des rosas au printano,
     Agreate qu’avec uno moto,
       Pro toto remercimento,
     Rendam gratias corpori tam docto.
         Vobis, vobis debeo
   Bien plus qu’à nature et qu’à patri meo :
       Natura et pater meus
       Hominem me habent factum ;
       Mais vos me (ce qui est bien plus)
       Avetis factum medicum :
       Honor, favor et gratia,
       Qui, in hoc corde que voilà,
       Imprimant ressentimenta
       Qui dureront in secula.

chorus.

   Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat,
     Novus doctor, qui tam bene parlat !
   Mille, mille annis, et manget et bibat,
          Et seignet et tuat !

TROISIÈME ENTRÉE DE BALLET.
Tous les chirurgiens et les apothicaires dansent au son des instruments et des voix, et des battements de mains, et des mortiers d’apothicaires.
chirurgus.

       Puisse-t-il voir doctas
       Suas ordonnancias,
       Omnium chirurgorum
       Et apothicarum
       Remplire boutiquas !

chorus.

   Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat,
     Novus doctor, qui tam bene parlat !
   Mille, mille annis, et manget et bibat,
          Et seignet et tuat !

apothicarius.

 
        [Puissent toti anni
        Lui essere boni
        Et favorabiles
        Et n’habere jamais
     Entre ses mains, pestas, epidemias
        Quæ sunt malas bestias ;
       Mais semper pluresias, pulmonias
      In renibus et vessia pierras,
Rhumatismos d’un anno, et omnis generis fievras,
 Fluxus de sanguine, gouttas diabolicas.
Mala de sancto Joanne, Poitevinorum colicas

Scorbutum de Hollandia, verolas parvas et grossas
    Bonos chancros atque longas callidopissas[14].

bachelierus.

             Amen.]

chorus.

   Vivat, vivat, vivat, vivat, cent fois vivat,
     Novus doctor, qui tam bene parlat !
   Mille, mille annis, et manget et bibat,
          Et seignet et tuat !

QUATRIÈME ENTRÉE DE BALLET.
Les médecins, les chirurgiens et les apothicaires sortent tous, selon leur rang, en cérémonie, comme ils sont entrés.

fin du malade imaginaire

  1. C’est-à-dire à notre gré, de notre goût.
  2. Montaigne a dit : « Les médecins connoissent bien Gallien, mais nullement le malade. »
  3. Molière désigne peut-être ici le médecin Guenaut, qu’il avait déjà mis sur la scène dans l’Amour médecin, et qui, d’après le témoignage de Guy-Patin, avait tué, avec son remède favori (l’antimoine), sa femme, sa fille, son neveu et deux de ses gendres. (Aimé Martin.)
  4. On ne peut se défendre d’un sentiment de tristesse en se rappelant de combien peu la mort de Molière suivit cette plaisanterie, en pensant que trois jours après qu’il l’eut dite pour la première fois sur le théâtre, il expira privé des secours des médecins. (Auger.)
  5. « La première fois que cette comédie fut jouée, Béralde répondoit à l’apothicaire : Allez, monsieur, on voit bien que vous avez coutume de ne parler qu’à des c… Tous les auditeurs s’en indignèrent ; au lieu qu’on fut ravi d’entendre dire, à la seconde représentation : Allez, monsieur, on voit bien que vous n’avez pas accoutumé de parler à des visages. »
    (Lettres de Boursault, tome I, page 120.)
  6. Bradypepsie, digestion lente et imparfaite.
  7. Dyspepsie, digestion pénible ou mauvaise ; apepsie, privation de digestion, lienterie, espèce de dévoiement dans lequel on rend les aliments presque tels qu’on les a pris.
  8. Le germe du rôle de Béline se trouve dans une petite pièce intitulée le Mari malade, et qui fut jouée avant l’établissement de Molière à Paris. Un vieillard, qui a épousé une jeune femme, est malade. Cette femme paraît avoir le plus grand soin de lui ; mais elle le hait en secret, et profite de sa maladie pour recevoir son amant. Le mari meurt pendant la pièce, et, ce qui est odieux, la femme se réjouit de sa mort. Avec quel art Molière n’a-t-il pas employé cette conception, qui, débarrassée de ce qu’elle a d’affreux, sert à former un dénoûment aussi heureux que naturel !
    (Petitot.)
  9. Les parties nouvelles qui se trouvent ici reproduites pour la première fois dans notre édition de Molière, ont été retrouvées et signalées par M. Magnin, dans un curieux article intitulé : Quelques pages à ajouter aux Œuvres de Molière. Revue des Deux Mondes, 1er février 1846. Elles sont placées entre crochets.
  10. Cette réception bouffonne fut une plaisanterie de société, imaginée dans un souper chez madame de La Sablière, où La Fontaine et Despréaux étaient avec Molière. (Aimé Martin.)

    Il est probable qu’en composant cet intermède, Molière s’est rappelé les détails des cérémonies alors en usage pour la réception des médecins, et dont il avait dû être témoin pendant son séjour à Montpellier. Ici le badinage ne surpasse guère la vérité. Nous citerons à l’appui de cette opinion un passage fort curieux de Locke à Montpellier, en 1676, trois ans après la mort de Molière ; il est ainsi conçu : « Recette pour faire un docteur en médecine. Grande procession de docteurs habillés de rouge, avec des toques noires ; dix violons jouant des airs de Lulli. Le président s’assied, fait signe aux violons qu’il veut parler, et qu’ils aient à se taire, se lève, commence son discours par l’éloge de ses confrères, et le termine par une diatribe contre les innovations, et la circulation du sang. Il se rassied. Les violons recommencent. Le récipiendaire prend la parole, complimente le chancelier, complimente les professeurs, complimente l’académie. Encore les violons. Le président saisit un bonnet qu’un huissier porte au bout d’un bâton, et qui a suivi processionnellement la cérémonie, coiffe le nouveau docteur, lui met au doigt un anneau, lui serre les reins d’une chaîne d’or, et le prie poliment de s’asseoir. Tout cela m’a fort peu édifié. » (Life of Locke, by lord King.) (Aimé Martin.)

  11. Var. Super illas maladias.
      Doctus bachelierus dixit maravillas ;
      Mais, si non ennuyo dominum præsidens,
          Doctissimam Facultatem,
          Et totam honorabilem
          Companiam ecoutantem,
        Faciam illi unam questionem.
          Des hiero maladus unus
          Tombavit in meas manus ;
      Habet grandam fievram cum redoublamentis
          Grandam dolorem capitis,
          Et grandum malum au côté.
  12. C’est en prononçant ce mot que Molière succomba.
  13. Var. Virtutem et puissanciam
                Medicandi,
                 Purgandi,
                 Seignandi,
                 Perçandi,
                 Taillandi,
                 Coupandi,
                Et occidendi
             Impune per totam terram.
  14. Var.
    chorus.

      Puissent toti anni
            Lui essere boni
            Et favorabiles,
            Et n’habere jamais
            Quam pestas, verolas,
            Fievras, pluresias,
          Fluxus de sang, et dyssenterias