Le Marquis de Villemer/Chapitre V

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Calmann-Lévy (p. 58-76).
V


Le marquis emmena son frère au bois de Boulogne, lequel, à cette époque, n’était pas un jardin anglais splendide, mais un charmant bosquet plein d’ombre et de rêverie. On était aux premiers jours d’avril, le temps était magnifique, les fourrés se tapissaient de violettes, et mille folles mésanges babillaient autour des premiers bourgeons, tandis que les papillons citron des premiers beaux jours semblaient, par leur forme, leur couleur et leur vol indécis, des feuilles nouvelles balancées par le vent.

Le marquis était ordinairement censé manger chez lui. En réalité, il ne mangeait pas, dans l’acception gastronomique du mot. Il se faisait servir quelque mets fort simple qu’il avalait à la hâte, sans quitter des yeux le livre posé à côté de lui. Cette habitude de frugalité allait se concilier fort à propos avec la loi d’une stricte économie, car, pour que la table de sa mère continuât à être servie avec une certaine recherche, il ne fallait pas que la sienne se permît désormais le moindre superflu.

Non-seulement jaloux de cacher cette situation à son frère, mais craignant encore de l’attrister par l’austérité habituelle de son intérieur, il le mena dans un pavillon du Bois et commanda un repas confortable en se disant qu’il achèterait quelques livres de moins et fréquenterait au besoin les bibliothèques publiques, ni plus ni moins qu’un pauvre érudit. Le marquis ne se sentait nullement attristé ou effrayé d’une série de petits sacrifices. Il ne songeait même pas à sa délicate santé, qui réclamait un peu de bien-être dans la vie sédentaire. Il se sentait heureux d’avoir rompu la glace et de pouvoir espérer la confiance et l’affection de Gaëtan. Celui-ci, qui était toujours pâle et nerveusement préoccupé, se remit peu à peu à l’air printanier qui entrait librement par la fenêtre ouverte. Le repas rétablit l’équilibre dans ses facultés, car c’était une nature robuste, incapable de privations, et sa mère, qui avait une certaine prétention d’être alliée à l’ex-famille régnante, disait avec quelque vanité que le duc avait le bel appétit des Bourbons.

Au bout d’une heure, le duc fut charmant avec son frère, c’est-à-dire qu’il fut avec lui, pour la première fois de sa vie, aussi aimable et aussi abandonné qu’il l’était avec tout le monde. Ces deux hommes s’étaient peut-être quelquefois devinés, mais sans jamais se bien comprendre, et à coup sûr ils ne s’étaient jamais interrogés ouvertement. Le marquis y avait mis de la discrétion, le duc de l’indifférence. En ce moment, le duc éprouva véritablement le besoin de connaître l’homme qui venait de sauver son honneur et qui assurait son avenir. Il le questionna avec cet abandon qui n’avait jamais existé entre eux.

— Explique-moi ton bonheur, lui dit-il, car tu es heureux, toi ; du moins je ne t’ai jamais entendu te plaindre.

Le marquis lui fit une réponse qui l’étonna beaucoup. — Je ne peux t’expliquer mon courage, lui dit-il, que par mon dévouement à ma mère et par mon amour pour l’étude, car du bonheur, je n’en ai jamais eu et n’en aurai jamais. Ce n’est peut-être pas là ce qu’il faudrait te dire pour te rattacher à la vie tranquille et retirée ; mais je me ferais un crime de n’être pas sincère avec toi, et je ne ferai d’ailleurs jamais le pédant de vertu, bien que tu m’aies un peu accusé de ce travers.

— C’est vrai, j’avais bien tort, je le vois ! Mais comment et pourquoi es-tu malheureux, mon pauvre frère ? Peux-tu me le dire ?

— Je ne peux pas te le dire, mais je veux te le confier. J’ai aimé !

— Toi ? tu as aimé une femme ? Quand cela donc ?

— Il y a déjà longtemps, et je l’ai aimée longtemps.

— Et tu ne l’aimes plus ?

— Elle n’est plus.

— C’était une femme mariée ?

— Précisément, et son mari vit encore. Tu permets que je ne la nomme pas.

— Ce serait tout à fait inutile ; mais… tu t’en consoleras, n’est-ce pas ?

— Je n’en sais absolument rien. Jusqu’à présent, je n’ai point réussi.

— Il n’y a pas longtemps qu’elle est morte ?

— Trois ans.

— Elle t’aimait donc beaucoup ?

— Non !

— Comment, non ?

— Elle m’aimait autant que peut aimer une femme qui ne doit ni ne veut rompre avec son mari.

— Bah ! ce n’est pas là une raison ! au contraire, les obstacles stimulent la passion.

— Et ils l’usent ! Elle était lasse de tromper et par conséquent de souffrir. La seule crainte de me désespérer l’empêchait de rompre avec moi. J’ai beaucoup manqué de courage, elle est morte à la peine… et par ma faute !

— Mais non ! mais non ! Que t’imagines-tu là pour te tourmenter ?…

— Je n’imagine rien, et ma douleur est sans ressources comme ma faute sans excuse. Tu vas voir. Dans un de ces accès de passion où l’on voudrait, en dépit de Dieu et des hommes, s’approprier à jamais l’objet aimé, je l’ai rendue mère. Elle m’a donné un fils que j’ai sauvé, caché, et qui existe ; mais elle, voulant ne pas faire naître de soupçons, elle a reparu dans le monde dès le lendemain de sa délivrance. Elle y était belle et animée ; elle parlait et marchait malgré la fièvre : vingt-quatre heures après, elle était morte ! Personne n’a jamais rien su. Elle passait pour la personne la plus rigide…

— Je sais qui c’est ! Madame de G…

— Oui ! toi seul au monde possèdes ce secret.

— Oh ! sois tranquille ! ma mère elle-même ne se doute pas ?…

— Ma mère ne se doute de rien.

Le duc garda un instant le silence, puis il dit en soupirant : — Pauvre frère ! cet enfant qui existe et que tu chéris probablement…

— Certes !

— Je l’ai ruiné aussi, celui-là !

— Qu’importe ? qu’il ait de quoi apprendre à travailler, à être un homme, c’est tout ce que je désire pour lui. Je ne peux jamais le reconnaître ostensiblement, et pendant quelques années je ne veux pas le rapprocher de moi. Il est très-frêle, je le fais élever à la campagne, chez des paysans. Il faut qu’il acquière la force physique qui m’a toujours manqué, et dont l’absence a peut-être déterminé chez moi le manque de force morale. Puis à la dernière heure, M. de G… sur un mot imprudent du médecin, a eu le soupçon de la vérité. On ne doit pas voir de longtemps auprès de moi un enfant dont l’âge coïnciderait avec le funeste événement. Tu vois, Gaëtan, je ne suis pas, je ne peux pas être heureux ?

— C’est donc cette passion-là qui t’a empêché de te marier ?

— Je ne me serais jamais marié, je l’avais juré.

— Eh bien ! à présent il faut y songer.

— C’est toi qui me prêcherais le mariage !

— Mais oui, pourquoi pas ? Le mariage n’est pas, comme tu le penses, l’objet de mon mépris. J’ai affiché cette antipathie pour me dispenser de la peine de chercher femme dans l’âge où j’aurais pu choisir. Quand j’ai été ruiné, cela est devenu plus hypothétique. Ma mère ne m’eût jamais permis d’accepter la fortune sans le nom, et n’ayant plus que mon nom, je ne pouvais plus prétendre qu’à la fortune. Tu sais que, tout détestable que je suis, je n’ai jamais voulu blesser les opinions de notre mère. J’ai donc vu décroître rapidement mes chances, et à l’heure qu’il est j’aurais la plus mauvaise opinion d’une fille ou d’une veuve tant soit peu riche ou née qui voudrait de moi. Je me persuaderais que, pour accepter un vaurien de mon espèce, elle devrait avoir quelque motif profondément ténébreux. Mais toi, Urbain, ta position est toute autre. J’ai rendu ton sort médiocre, pauvre peut-être ! Cela n’ôte rien à ton mérite personnel ; tout au contraire, il doit grandir aux yeux de quiconque connaîtra la cause de ta médiocrité. Il n’y a donc rien que de très-probable à ce qu’une jeune fille pure, noble et fortunée se prenne d’estime et d’affection pour toi. Il me semble même que tu n’as qu’à vouloir et à te montrer.

— Non, je ne sais me montrer qu’à mon désavantage. Le monde me paralyse, et ma renommée de savant me nuit plus qu’elle ne me sert. Le monde ne comprend pas qu’un homme né pour le monde ne le préfère pas à toutes choses. D’ailleurs, vois-tu, il m’est impossible de vouloir aimer, j’ai le cœur trop noir et trop lourd.

— Pourquoi donc pleurer si longtemps une femme qui n’a pas su être heureuse de ton affection ?

— Je l’aimais, moi ! En elle, c’était peut-être mon amour que j’aimais. Je ne suis pas de ces natures vivaces qui refleurissent à la saison nouvelle. Tout creuse en moi d’une manière effrayante.

— Tu lis trop, tu réfléchis trop !

— Peut-être ! viens à la campagne, frère, tu me l’as promis, tu me secourras, tu me feras du bien, veux-tu ? J’ai vraiment besoin d’un ami, je n’en ai pas. Une passion muette a absorbé ma vie. Ton affection me rajeunirait.

Le duc fut vivement touché de l’abandon naïf et doux de son frère. Il s’était attendu à des enseignements, à des conseils, à des consolations qui lui eussent fait la part de l’homme faible en présence de l’homme fort ; au contraire c’était à lui qu’Urbain demandait de la force et de la pitié. Que ce fût de la part du marquis besoin réel ou délicatesse suprême, le duc était trop intelligent pour n’être pas frappé de ce changement de rôles. Il lui témoigna donc une vive affection, une tendre sollicitude, et après avoir causé toute l’après-midi en se promenant dans le bois, les deux frères prirent un fiacre pour aller dîner ensemble chez leur mère.

Depuis quelques jours, la marquise était assez troublée intérieurement. Elle avait craint la résistance d’Urbain quand il saurait le chiffre des dettes de son frère. Quelque grande que fût son estime pour lui, elle n’avait pas prévu jusqu’où irait son désintéressement. N’ayant pas reçu sa visite dans cette matinée, elle devenait sérieusement inquiète, quand, au moment de se mettre à table, elle vit arriver ses deux fils. Elle trouva sur leurs visages un certain rayonnement de calme attendri qui d’abord lui fit deviner ce qui s’était passé ; puis, comme il restait une visite qui tardait à s’en aller, et qu’elle ne pouvait les interroger, elle se dit avec effroi qu’elle se trompait, et que ni l’un ni l’autre ne connaissait la situation.

Mais quand on fut à table, elle remarqua qu’ils se tutoyaient. Elle comprit tout, et la présence de Caroline et de ses gens l’empêchant d’exprimer son émotion, elle affecta de la gaieté pour cacher sa joie, tandis que de grosses larmes d’attendrissement coulaient sur le sourire de ses joues flétries. Caroline aperçut ces larmes en même temps que le marquis, et son regard inquiet s’adressa naïvement au sien, comme pour lui demander si la marquise cachait une satisfaction ou une souffrance. Le marquis lui répondit de même pour rassurer sa sollicitude, et le duc, qui surprit ce muet et rapide dialogue, sourit avec une malice bienveillante. Ni Caroline ni le marquis ne donnèrent d’attention à ce sourire. Il y avait trop de bonne foi dans la sympathie qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Caroline conservait son aversion et sa mésestime pour le duc. Elle continuait à lui en vouloir d’être si aimable et de savoir paraître si bon. Elle pensait bien que madame de D… avait exagéré un peu sa perversité mais, frappée malgré elle d’une crainte vague, elle évitait de le voir, et, placée en face de lui, elle s’efforçait d’oublier sa figure. Au dessert, les gens étant sortis, l’entretien devint un peu plus intime. Caroline demanda timidement à la marquise si elle ne pensait pas que la pendule fût en retard.

— Non, non, pas encore, chère enfant ! répondit la vieille dame avec bonté.

Caroline comprit qu’elle devait rester jusqu’à ce qu’on se levât de table.

— Ainsi, mes bons amis, dit la marquise en s’adressant à ses fils, vous avez déjeuné tête à tête au Bois ?

— Comme Oreste et Pylade, répondit le duc, et vous ne sauriez vous imaginer, chère maman, comme il y faisait bon et beau ! Et puis j’y ai fait une découverte délicieuse, c’est que j’avais un frère charmant ! Oh ! le mot vous semble frivole quand il s’agit de lui : eh bien ! je ne l’entends pas dans un sens léger, moi, ce mot-là ! La grâce de l’esprit est parfois celle du cœur, et mon frère a ces deux grâces-là.

La marquise sourit encore, mais elle devint pensive, un nuage passa sur son âme. — Gaëtan aurait dû souffrir d’accepter le sacrifice de son frère, pensa-t-elle ; il en prend trop bien son parti, il n’a peut-être plus de fierté ! Mon Dieu, il serait perdu !

Urbain vit ce nuage et se hâta de le dissiper. — Moi, dit-il avec une douce gaieté en s’adressant à sa mère, je ne répondrai pas que mon frère est encore plus charmant que moi, c’est trop avéré ; mais je dirai que j’ai fait aussi une découverte c’est qu’il a un grand fonds de sérieux dans l’esprit, et un respect inaltérable pour tout ce qui est vrai. Oui, ajouta-t-il en répondant instinctivement au regard profondément étonné de Caroline, il y a en lui une véritable candeur que personne ne soupçonne, et que je n’avais pas encore bien appréciée.

— Mes enfants, dit la marquise, vous me faites du bien de me parler ainsi l’un de l’autre ; vous chatouillez mon orgueil à l’endroit le plus sensible, et je suis plus que portée à croire que vous avez raison tous les deux.

— En ce qui me concerne, reprit le duc, vous pensez ainsi parce que vous êtes la meilleure des mères ; mais vous êtes aveugle. Je ne vaux rien du tout, moi, et le sourire attristé de mademoiselle de Saint-Geneix dit assez que vous vous abusez aussi bien que mon frère.

— Moi, j’ai souri ! s’écria Caroline stupéfaite ; j’ai eu l’air attristé ? J’aurais juré que je n’avais pas perdu de vue cette carafe, et que j’avais médité profondément sur la qualité du verre de Bohême.

— N’espérez pas nous faire croire, reprit Gaëtan, que vos pensées sont toujours absorbées par les soins du ménage. Je crois qu’elles s’élèvent de beaucoup au-dessus de la région des carafes, et que vous jugez de très-haut les hommes et les choses.

— Je ne me permets de juger personne, monsieur le duc.

— Tant pis pour ceux qui ne sont pas dignes d’exercer votre jugement ! Ils ne pourraient que gagner à le connaître, tout sévère qu’il pût être. Moi, par exemple, j’aime à être jugé par les femmes ; j’aime mieux de leur bouche une franche condamnation que le silence du dédain ou de la méfiance. Je regarde les femmes comme les seuls êtres capables d’apprécier réellement nos défauts ou nos qualités.

— Mais, madame la marquise, dit Caroline en s’adressant avec une détresse enjouée à madame de Villemer, dites donc à M. le duc que je n’ai pas du tout l’honneur de le connaître, et que je ne suis pas ici pour continuer dans ma tête les portraits de La Bruyère !

— Chère enfant, répondit la marquise, vous êtes ici pour être une sorte de fille adoptive, à qui tout est permis, parce qu’on la sait d’une exquise discrétion et d’une adorable modestie. Ne vous gênez donc pas pour répondre à monsieur mon fils, et ne vous inquiétez pas de ses taquineries amicales. Il sait aussi bien que moi qui vous êtes, et jamais il ne s’écartera du respect qui vous est dû.

— Cette fois, mère, j’accepte le compliment, répondit le duc avec un accent de franchise entière. J’ai le plus profond respect pour toute femme pure, généreuse et dévouée, par conséquent pour mademoiselle de Saint-Geneix en particulier.

Caroline ne rougit pas et ne balbutia pas un remercîment de gouvernante prude. Elle regarda le duc entre les deux yeux, vit qu’il ne se moquait point d’elle, et lui répondit avec bienveillance :

— Pourquoi donc, monsieur le duc, ayant une si généreuse opinion de moi, supposez-vous que je me permette d’en avoir une mauvaise sur votre compte ?

— Ah ! j’ai mes raisons, répondit le duc, je vous les dirai quand vous me connaîtrez davantage.

— Eh bien ! pourquoi pas tout de suite ? dit la marquise cela vaudrait beaucoup mieux.

— Soit ! reprit le duc. C’est une anecdote. Je raconte. Avant-hier, je me trouvais seul dans votre salon en vous attendant, chère maman. Je rêvassais dans un coin, et, me trouvant fort bien assis sur une de vos causeuses, — j’avais manégé le matin un cheval enragé, j’étais las comme un bœuf, — je pensais à la destinée des sièges capitonnés en général, absolument comme mademoiselle de Saint-Geneix pensait tout à l’heure à celle des carafes de Bohême, et je me disais : «  Comme ces canapés et ces fauteuils seraient étonnés de se trouver dans une écurie ou dans une étable ! Et comme les belles dames en robes de satin qui vont venir ici tout à l’heure seraient troublées si, à la place de ces bons sièges, elles ne trouvaient ici que de la litière ! »

— Mais votre rêverie n’a pas le sens commun, dit en riant la marquise.

— Cela est vrai, reprit le duc, c’étaient les pensées d’un homme un peu gris,

— Que dites-vous là, mon fils ?

— Rien que de très-convenable, chère maman ! J’étais rentré chez moi affamé, altéré, brisé, déjà grisé par le grand air. Vous savez bien que l’eau me fait mal. Je ne pouvais pas ne pas me désaltérer, et en me désaltérant, je m’étais grisé, voilà tout. Vous savez encore que cela me dure tout au plus un quart d’heure, et que je sais me tenir coi le temps nécessaire. Voilà pourquoi, au lieu de venir vous baiser la main pendant votre dessert, je m’étais glissé au salon pour y retrouver mes esprits.

— Allons, allons, dit la marquise, glissez maintenant sur cet embrouillement de vos esprits, et venez au fait.

— Mais j’y suis, reprit le duc, vous allez voir.

Comme il reprenait le fil de son discours en avalant sa salive avec un peu d’effort, Caroline put voir que le duc était précisément dans la situation d’esprit qu’il racontait, et que les vins succulents de sa mère aidaient peut-être depuis quelques instants à son expansion. Toutefois il vainquit très-vite un peu de désordre dans ses idées, et reprit avec une grâce parfaite :

— J’étais rêveur, j’en conviens, mais nullement abruti. Au contraire, j’eus des visions poétiques. De la litière répandue par mon imagination sur le parquet, je vis s’élever mille figures bizarres. Il n’y avait que des femmes, les unes parées comme pour un bal de l’ancienne cour, les autres comme pour une kermesse flamande ; les premières, embarrassées de leurs paniers et de leurs dentelles sur cette paille fraîche qui gênait leurs pas et qui écorchait leurs jolis pieds ; les autres, court-vêtues, chargées de gros sabots qui piétinaient hardiment le fourrage, et celles-ci riaient jusqu’aux oreilles de la figure des autres.

De ce côté du tableau, c’était, comme on l’a dit des toiles de Rubens, la fête de la chair. De larges mains, des joues vermeilles, des épaules puissantes, des nez bien apparents sur des faces épanouies, toujours des yeux admirables, et des appas capitonnés comme vos fauteuils, lesquels avaient subi cette transformation magique. Je ne peux pas m’expliquer autrement le point de départ de mon hallucination.

Ces splendides maritornes s’en donnaient à cœur-joie, sautaient et retombaient d’un poids à faire vibrer les bobèches des candélabres, quelques-unes roulant sur la paille et se relevant avec des épis vidés dans leurs cheveux d’or rougi. En face d’elles, les princesses d’éventail essayaient une danse décente sans pouvoir en venir à bout. Les brins de paille se dressaient contre les falbalas, la chaleur de l’atmosphère faisait tomber le fard, la poudre ruisselait sur les épaules et accusait la maigreur des contours ; une angoisse mortelle se peignait dans leurs yeux expressifs. Évidemment elles redoutaient l’apparition du soleil sur leurs charmes de contrebande, et voyaient avec fureur la réalité de la vie prête à triompher devant elles.

— Ah çà ! mon fils, dit la marquise, où voulez-vous en venir, et que signifie tout cela ? Avez-vous entrepris le panégyrique de la virago ?

— Je n’ai rien entrepris du tout, répondit le duc, je raconte. Je n’invente rien. J’étais sous l’empire de la vision, et je ne sais pas du tout quelles réflexions elle m’aurait amené, lorsque j’entendis une voix de femme qui chantait tout près de moi…

Gaëtan chanta très-agréablement les paroles rustiques dont il avait fidèlement retenu l’air, et Caroline se mit à rire en se rappelant qu’elle avait chanté ce refrain de son pays avant d’apercevoir le duc dans le salon.

Le duc continua :

— Je m’éveillai alors, et mon rêve se dissipa complétement. Il n’y avait plus de paille sur le parquet ; les sièges rebondis à jambes de bois n’étaient plus des filles de basse-cour en sabots ; les candélabres élancés, plantés sur les postiches ventrues, n’étaient plus des femmes maigres en paniers. J’étais bien seul dans l’appartement éclairé, et j’avais bien ma connaissance ; mais j’entendais chanter un air villageois d’une façon toute rustique, toute vraie, toute charmante, avec une fraîcheur de timbre, dont, à coup sûr, le mien n’a pu vous donner aucune idée. « Tiens ! m’écriai-je intérieurement, une paysanne ! une paysanne dans le salon de ma mère ! » Je me tins coi, sans souffler, et la paysanne m’apparut. Elle passa deux fois devant moi, sans me voir, marchant vite et me frôlant presque de sa robe de soie gris de perle.

— Ah çà ! dit la marquise, c’était donc Caroline ?

— C’était une inconnue, reprit le duc, une singulière paysanne, vous en conviendrez, car elle était habillée comme une personne modeste et du meilleur monde. Elle n’était coiffée que de ses cheveux d’ambre, une auréole superbe, et ne montrait ni son bras ni son épaule ; mais je voyais son cou de neige et sa main mignonne, son pied aussi, car elle n’avait pas de sabots.

Caroline, un peu ennuyée de la description de sa personne dans la bouche du Lovelace émérite, regarda le marquis comme pour protester. Elle fut surprise de trouver une certaine anxiété sur sa figure, et il évita son regard avec une légère contraction du sourcil.

Le duc, à qui rien n’échappait, poursuivit :

— Cette adorable apparition me frappa d’autant plus qu’elle résumait à mes yeux les deux types de ma vision évanouie, c’est-à-dire qu’elle conservait de l’un et de l’autre tout ce qui en fait le mérite : la noblesse des lignes et la fraîcheur des tons, la délicatesse des traits et l’éclat de la santé. C’était une reine et une bergère dans la même personne.

— Voilà un portrait qui n’est pas flatté, dit la marquise, mais qui, lancé à bout portant, manque peut-être de légèreté dans la main. Ah çà ! mon fils, ne seriez-vous pas encore un peu… surexcité ?

— Vous m’avez ordonné de parler, reprit le duc. Si je parle trop… faites-moi taire.

— Non ! dit vivement Caroline, qui voyait une sorte de sécheresse soupçonneuse sur la physionomie du marquis, et qui tenait à ne pas laisser dans le vague sa première entrevue avec le duc. Je ne reconnais pas l’original du portrait, et j’attends que M. le duc le fasse un peu parler.

— J’ai bonne mémoire et je n’inventerai rien, reprit-il. Entraîné par une sympathie subite, irrésistible, j’adressai la parole à cette demoiselle de campagne. Sa voix, son regard, ses réponses nettes, franches, son air de bonté, de véritable innocence, l’innocence du cœur, me gagnèrent tellement que je lui exprimai mon estime et mon respect au bout de cinq minutes, comme si je l’avais connue toute ma vie, et me sentis jaloux de son estime, comme si elle eût été ma propre sœur. Est-ce la vérité, cette fois, mademoiselle de Saint-Geneix ?

— Je ne sais rien de vos sentiments intimes, monsieur le duc, répondit Caroline ; mais je vous trouvai si affable qu’il ne me vint pas à l’esprit que vous pouviez avoir le vin tendre, et que je fus très-reconnaissante de votre bienveillance. Je vois à présent qu’il faut en rabattre, et qu’il y avait un peu d’ironie dans tout cela.

— Et à quoi le voyez-vous, s’il vous plaît ?

— À des exagérations d’éloges qui semblent chercher à exciter ma vanité ; mais je me défends, monsieur le duc, et peut-être eût-il été plus généreux de votre part de ne pas commencer l’attaque avec une personne inoffensive et d’aussi mince étoffe que je le suis.

— Allons ! dit le duc en se retournant vers son frère, qui paraissait réfléchir à toute autre chose et qui cependant entendait tout, comme malgré lui ; elle persiste ! elle me soupçonne et regarde mon respect comme une injure ! Ah çà ! marquis, tu lui as donc dit du mal de moi ?

— Je n’ai pas cette habitude-là, répondit le marquis avec la douceur de la vérité.

— Eh bien ! reprit le duc, je sais qui m’a perdu dans l’esprit de mademoiselle de Saint-Geneix. C’est une vieille dame dont les cheveux gris tournent au bleu ardoise, et qui a les mains si maigres que tous les matins il faut chercher ses bagues dans les balayures. Elle a parlé de moi l’autre soir pendant un quart d’heure avec mademoiselle de Saint-Geneix, et quand j’ai cherché le bon regard qui m’avait rajeuni le cœur, je ne l’ai pas plus retrouvé que je ne le retrouve aujourd’hui. Vois, marquis, il n’y a pas moyen. Ah çà ! pourquoi ne dis-tu plus rien, toi ? Tu avais commencé mon éloge, et mademoiselle de Saint-Geneix a l’air d’avoir confiance en toi ! Si tu recommençais un peu ?…

— Mes enfants, dit la marquise, vous reprendrez la discussion un autre jour ; j’ai à m’habiller et à vous parler avant qu’on ne vienne nous distraire. La pendule retarde peut-être de quelques minutes…

— Je crois même qu’elle retarde beaucoup, dit Caroline en se levant. Et, laissant le duc et le marquis soutenir leur mère jusqu’à sa chambre, elle passa vite au salon. Elle s’attendait à y trouver du monde, car le dîner s’était prolongé un peu plus que de coutume ; mais il n’y avait encore personne, et, au lieu de le parcourir en chantant, elle s’assit, pensive, auprès de la cheminée.