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Le Mystificateur

La bibliothèque libre.
Théâtre complet d’Eugène ScribeAimé André, Libraire-éditeurTome dix-huitième (p. 190-238).

LE


MYSTIFICATEUR,

COMÉDIE VAUDEVILLE EN UN ACTE,

Représentée pour la première fois, à Paris,
sur le théâtre du Vaudeville,
le 22 février 1819.

EN SOCIÉTÉ AVEC MM. DELESTRE-POIRSON
ET ALPHONSE CERFBEER.


PERSONNAGES


M. ROBERT, prenant le nom de Bernard.

ADÈLE, sa nièce.

GUSTAVE, son neveu.

ADOLPHE,

SAINT-FIRMIN,

amis.

RONDON.

LAURENT, valet de Robert.

Madame SAINT-FIRMIN.

FANFARE, trompette.

Masques et Dominos.

Domestiques.

Musiciens.


La scène se passe à Paris, dans L’hôtel de M. Robert.


Le théâtre représente un salon avec trois portes de fond ouvrant sur des appartemens élégans, et deux portes de côté. Au milieu, un lustre recouvert de sa gaze. Sur les côtés, des cariatides supportant des candélabres garnis de bougies.
Séparateur



Scène PREMIÈRE.

ROBERT, dans son fauteuil, LAURENT, debout près du fauteuil, GUSTAVE, ADÈLE, et trois domestiques tenant des bougeoirs à la main.
ROBERT, achevant un récit.

Devinez alors quel parti je pris ?

LAURENT.

Mon capitaine, il est dix heures et demie.

ROBERT.

C’est vrai, c’est vrai ; j’allais aborder le capitaine anglais, et je vois que je n’aurai pas le temps aujourd’hui.

ADÈLE.

En effet, mon oncle, il me semble que vous vous retirez plus tard que de coutume.

ROBERT.

Que veux-tu ? le Mardi gras n’arrive pas tous les jours, et c’est pour vous faire passer votre soirée un peu plus gaîment, que je vous ai raconté aujourd’hui deux combats navals de plus qu’à l’ordinaire.

GUSTAVE.

Ah ! mon oncle, voilà une attention ; je vous reconnais bien là.

ADÈLE.

Heureusement pour nous, le carnaval finit ce soir… Car nous n’aurions pu supporter plus long-temps des plaisirs aussi vifs.

ROBERT.

Allons, allons, ma petite nièce, vous savez bien que je ne suis pas de ces oncles à la mode, qui vont tous les soirs dans le monde.

ADÈLE.

Mais au moins, vous pourriez recevoir… jouir de votre fortune… Il me semble que mon frère et moi, ferions convenablement les honneurs de la maison.

ROBERT.

Oui-dà !… Avoir tous les jours des amis que je ne connaîtrais pas… Recevoir des bouffons et des parasites, qui mangeraient mon bien et se moqueraient de moi… des étourdis, qui n’écouteraient pas mes histoires, et qui en conteraient à ma nièce… donner des fêtes ruineuses, qui ne causent que de l’ennui aux maîtres de la maison.

LAURENT.

Et de l’embarras aux domestiques ; vous avez, raison, mon capitaine.

ROBERT

Et ma goutte donc, croyez-vous qu’elle s’arrangerait d’un pareil système ?


Air de l’Écu de six francs.

Je laisse à la foule enivrée,
Le bal ou le concert brillant ;
Moi, j’aime à passer ma soirée
Auprès d’un brasier pétillant :
C’est la félicité parfaite,
Les jours de fêtes, selon moi,
Sont ceux où l’on reste chez soi.

GUSTAVE.

Et chez nous c’est tous les jours fête.

ROBERT.

Aussi, j’entends que ce soit ici comme à mon bord… À dix heures et demie, tout le monde couché… Eh mon Dieu ! en voilà onze tout à l’heure. Voyez comme on s’oublie ! Laurent, viens m’éclairer. Bonsoir, mes enfans. Ce qui m’enchante, c’est que ma maison sera peut-être la seule de Paris, qui sera tranquille cette nuit.

ADÈLE.

Oui, nous allons dormir au son du violon de nos voisins. Comme c’est gai !

ROBERT.
Air : Écoutez la prière.

Quand près d’ici l’on danse,
Nous goûterons chez nous,
Au bruit de leur cadence,
Le repos le plus doux ;
A danser la nuit pleine,
On croit se divertir…

Puis, toute une semaine,
L’ennui va les saisir…
Il faut, dans cette vie,
Lorsque L’on veut jouir
Avec économie,
Ménager le plaisir,

Bonsoir, bonsoir, allons dormir.
TOUS.
Bonsoir, bonsoir, allons dormir.


(Robert et Laurent sortent par la porte Latérale à droite.)

Scène II.

ADÈLE, GUSTAVE.
GUSTAVE, les regardant sortir.

Bonsoir ! bonsoir ! (Après un moment de silence, ils partent d’un éclat de rire.) Ah ! ah ! eh ! vite Louis, Pierre, le lustre, les bougies, allumez partout, fermez bien les volets, les contre-vents, que la plus petite lueur, le moindre bruit ne puisse parvenir jusqu’au pavillon où couche mon oncle.

(Les domestiques entrent et se disposent à lui obéir.)
ADÈLE.

En vérité, Gustave, je me fais un scrupule de le tromper ainsi.

GUSTAVE.

Est-ce qu’il s’en doutera ! nous voilà bien sûrs de lui et de Laurent. Dans un instant ils seront couchés, et tout est déjà prêt, le repas, le dessert, le champagne, celui du petit caveau.

ADÈLE.

Comment, celui que mon oncle aime tant ?

GUSTAVE.
Air : Restes, restes, troupe jolie.

Je sais bien que ce vin lui coûte
Bien plus encore qu’il ne croit.
S’il se plaint parfois de la goutte,
C’est à sa cave qu’il le doit :
Oui, pour lui rien n’est plus nuisible
Que le champagne, le bordeaux,
Et je dois, en neveu sensible,
Tarir la source de ses maux.

ADÈLE.

Mais tout le monde sera-t-il de parole ? tout le monde a-t-il répondu ?

GUSTAVE.

Je le présume. J’ai pris chez le concierge un paquet de lettres que je n’ai pas encore pu ouvrir de la soirée. (Il lui donne quelques lettres. On entend tousser Laurent.) Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que j’entends ?


Scène III.

Les précédens, LAURENT.
LAURENT.

Ah ! ah ! vous n’êtes pas encore retirés ?

ADÈLE.

Non, mais toi-même, qui te ramène ?

LAURENT.

J’ai laissé M. le capitaine lisant des lettres qu’il vient de recevoir ; je vais régler les comptes du mois, car dans cette maison-ci, l’on n’a jamais un moment à soi.

(S’asseyant à table.)
ADÈLE.

Eh bien ! il reste ici ?

GUSTAVE.

Mais, Laurent, tu n’y penses pas, toi qui n’a pas l’habitude de veiller.

LAURENT.

C’est l’affaire d’une petite heure.

GUSTAVE.

Ah ! mon Dieu ! tu feras bien mieux d’aller te coucher.

ADÈLE.

Oui, Laurent, oui, va te coucher, demain tu auras tout le temps.

LAURENT.

Pas du tout. Dans la journée, on est toujours interrompu, tandis qu’à cette heure-ci, tout le monde repose, on est seul dans la maison.


Scène IV.

Les précédens, FANFARE, puis les musiciens.
FANFARE, passant la tête à travers la porte.

St, st, mon lieutenant, peut-on entrer ?

GUSTAVE.

Bien doucement.

FANFARE.

Vous nous avez fait monter une fameuse garde toujours ! vous savez qu’il faut que je m’en aille de grand, matin, à six heures le boute-selle, et depuis une heure nous sommes là à faire notre mardi-gras, dans la rue des Martyrs.


Air : Au non du fifre et du tambour.
Depuis un’heure la faction est bonne.
GUSTAVE.
As-tu tes gens ? Mon orchestre est ici.
FANFARE.
As-tu tes gens ? Mon orchestre est ici.
GUSTAVE.

Entre sans bruit, chacun est endormi.
Et gardez-vous de réveiller personne ?

FANFARE.

Soyez tranquille, l’on jouera
Comme à l’orchestre d’ l’Opéra.

LES MUSICIENS.

Oui, nous jouerons, on le verra,
Comme à l’orchestre d’ l’Opéra.

LAURENT.

Ah ! ça, mais dites donc, qu’est-ce que c’est que tout ce monde-là ?

GUSTAVE, à Laurent.

Ce n’est rien, ce n’est rien. Ne fais pas attention.

LAURENT.

Comment, ce n’est rien ?

GUSTAVE.

C’est-à-dire, si ; c’est quelque chose ; mais nous allons te l’expliquer.

ADÈLE.

Je m’en vais te dire… Mon oncle ne reçoit jamais ; cela produit un mauvais effet dans le monde, et nous l’aimons trop pour lui laisser même l’apparence d’un tort.

GUSTAVE.

J’ai envoyé en son nom, une vingtaine d’invitations à des amis intimes qui ne le connaissent pas, mais que je connais ; ça revient toujours au même. J’ai commandé de sa part un ambigu superbe, et nous ne manquerons pas de vins, puisque tu as les clés de la cave.

LAURENT.

Comment, Monsieur ?

GUSTAVE.

Mon oncle habite l’autre pavillon et n’entendra rien.

ADÈLE.

Nous te promettons le plus grand mystère, le plus profond silence. C’est Fanfare, le trompette du régiment de mon frère, qui conduira l’orchestre, et nous sommes sûrs de lui.

LAURENT.

Quoi, Monsieur, vous croyez que je pourrai me prêter !…

GUSTAVE.

Si je le crois ? J’en suis persuadé ; toi qui nous aime, qui nous a élevés, tu ne voudras pas nous refuser, et quand tu verras, au milieu de l’ivresse générale, les danseurs sauter, les bouchons voler, les flacons brisés, tu te diras, bon Laurent, tu te diras : voilà mon ouvrage.

ADÈLE.

Mon petit Laurent, tu ne voudrais pas nous faire manquer cette partie de plaisir ?

LAURENT.

C’est que ça a tous les caractères d’une conspiration.

GUSTAVE.
Air : À soixante ans.

Oui, tu l’as dit, à tort ce mot te blesse,
Nous conspirons, mais contre le chagrin :
Notre serment est de rire sans cesse,
Notre mot d’ordre est un joyeux refrain.
Avec ardeur partageant mes alarmes,
Dans le complot vingt braves sont entrés ;
Pour cette nuit les coups sont préparés ;
Mais les flacons seront les seules armes
Qui brilleront aux mains des conjurés.

LAURENT.

Je suis sûr que ça finira mal ; si monsieur venait à savoir… moi qui depuis trente ans ne lui ai jamais désobéi.

GUSTAVE.

Mon oncle ne se doutera de rien ; d’ailleurs il est si bon.

LAURENT.

C’est ce qui vous trompe, monsieur est un rusé compère. Il a fait dans son temps des malices.

GUSTAVE.

Oui, des malices d’autrefois.

LAURENT.

Qui valaient bien les vôtres.

GUSTAVE.

Tant mieux ; il ne peut pas nous en vouloir de marcher sur ses traces.

LAURENT.

Au moins, vous me répondez que la société…

GUSTAVE.

C’est tout ce qu’îl y a de mieux ; des jeunes gens du meilleur ton ; des femmes charmantes, tout le monde est enchanté de faire connaissance avec M. Robert ; c’est la première fois qu’il reçoit.

ADÈLE, ouvrant une lettre.

Voici d’abord M. et madame de Senneville qui viendront.

GUSTAVE, de même.

Saint-Firmin, sa femme et sa sœur, la petite comtesse de Mercourt.

ADÈLE.

Est-ce que ton ami, M. Adolphe, n’a rien fait dire ?

GUSTAVE.

Il paraît que celui-là t’intéresse ; voici sa lettre. (Lisant.) « Je n’ai garde de manquer à ton aimable invitation. (Lisant plus bas.) J’ai demain matin une affaire d’honneur, je compte sur toi ; heureusement ce n’est qu’à six heures, et nous irons en sortant du bal. Ma foi, nous autres, nous ne perdons pas un moment, tous les plaisirs se succèdent avec une rapidité… »

ADÈLE.

Qu’est-ce donc ?

GUSTAVE.

Rien, rien.

ADÈLE.

Je devine ; quelque surprise qu’il nous prépare.

GUSTAVE, prenant une autre lettre.

« Je vous préviens, Monsieur, que vos lettres de change sont protestées. » Ah ! ah ! celle-là, c’est de M. Vincent, un honnête usurier. Je ne crois pas qu’il vienne au bal. « Il me faut mes vingt mille francs, ou je découvre tout à votre oncle. » Parbleu, voilà un original ; je suis désolé de ne l’avoir pas invité. (Se retournant, et aux domestiques auxquels Laurent donne des ordres.) Eh bien ! les bougies ! le lustre, les quinquets. (Les domestiques finissent d’allumer.) Vous voyez bien que je suis dans ma correspondance. (Ouvrant une autre lettre.) Ah celle-ci est essentielle, c’est de Saint-Firmin. Nous allons bien nous divertir, il m’a promis de nous amener un homme impayable, un bouffon de société ; enfin un mystificateur qui n’a pas son pareil.

ADÈLE.

Oh ! quel bonheur ! comme il va nous faire rire !

GUSTAVE.

C’est son état… Mais voici déjà du monde qui nous arrive.


Scène V.

Les précédens, RONDON, SAINT-FIRMIN, ADOLPHE,
les chœurs.
SAINT-FIRMIN, RONDON et LES CHŒURS.
Air : Faut l’embrasser (l’École du village.)


Il faut courir,
Se divertir,
En carnaval, c’est fort sage ;
Il est d’usage
En carnaval,
De voler de bal en bal.

SAINT-FIRMIN.

Aujourd’hui à l’Opéra j’ai déjà
Promené mon grotesque équipage,
Et toute la nuit en l’air.
Je fus encore hier
Au Tivoli d’hiver.

TOUS.


Il faut courir,
Se divertir,
En carnaval, c’est fort sage, etc., etc.

GUSTAVE.

Mes amis, c’est charmant d’être venu de bonne heure. Bonjour, mon cher Adolphe ; il y avait ici quelques personnes (regardant Adèle) qui craignaient que tu ne vinsses pas… Ma sœur, je te présente M. Rondon, un homme d’un mérite solide, dont j’ai fait connaissance au café Tortoni.

SAINT-FIRMIN.

C’est un habitué du comptoir.

RONDON.

Le fait est que j’y passe tous mes momens perdus.

ADOLPHE.

Eh ! mais vous y êtes toute la journée.

RONDON.

C’est cela même ; moi, je ne suis occupé que la nuit ; d’abord je soupe tous les jours en ville, ce qui me prend une grande partie de mon temps.


Air du vaudeville de la Robe et les Bottes.


Qu’un ami par hasard m’invite
Chez nos modernes Lucullus,
J’y vais toujours, quel que soit leur mérite,
Qu’ils soient en place, ou bien qu’ils n’y soient plus.
Loin de m’informer à la ronde
Quels sont leur rangs ou leurs partis.
Moi je soupe chez tout le monde.
J’ai toujours faim, et n’ai jamais d’avis.

ADOLPHE.

Je croyais que vous aviez un état.

RONDON.

Sans doute, je suis homme d’affaires ; c’est l’état le plus commode et le plus répandu ; parce que, voyez-vous, homme d’affaires, ça n’oblige à rien, pas même à faire les siennes ; aussi, je suis de toutes les fêtes, de toutes les réunions ; je ne suis jamais que spectateur, mais spectateur utile ; je ris aux charades en action, et je fais le compère dans les proverbes ; en un mot, je suis lié avec presque tous les bouffons et farceurs de la capitale ; ce qui donne toujours une certaine considération dans le monde.

GUSTAVE.

À propos de cela, Saint-Firmin, je ne vois pas avec vous ce mystificateur que vous m’aviez promis ?

SAINT-FIRMIN.

Ah ! M. Bernard !

RONDON.

Comment, M. Bernard ! vous avez ici M. Bernard ! moi qui désirais tant de faire sa connaissance. Il y a un siècle que je le promets dans une maison ; mais impossible de le joindre, on se l’arrache.

SAINT-FIRMIN.

Oh ! celui-là, je vous le livre bien pour le premier dans son genre.

RONDON.

Et vous nous l’amenez ? quel bonheur !

SAINT-FIRMIN.

Au contraire, il ne vient pas ; il m’a fait dire qu’il lui était impossible.

TOUT LE MONDE.

Oh ! quel contre-temps !

SAINT-FIRMIN.

Laissez donc, est-ce que vous donnez là dedans ; je le connais, il n’en fait jamais d’autres ; c’est pour surprendre son monde ; je suis sûr que vous allez le voir paraître dans le costume le plus original.

RONDON.

À propos de cela, où est donc le maître de la maison ?

SAINT-FIRMIN.

C’est vrai, nous serions enchantés de faire sa connaissance.

GUSTAVE.

Mon oncle est désolé de ne pouvoir vous recevoir lui-même ; mais une indisposition très légère… Il nous a chargés de faire les honneurs.

RONDON.

Et monsieur votre oncle ne soupera même, pas ?

GUSTAVE.

Il dort ; on ne peut pas tout faire à la fois. Vite, n’oublions pas que c’est un bal masqué ; passons au vestiaire, vous trouverez les costumes les plus piquans, les plus variés ; allons, M. Rondon, mettez donc aussi un habit de caractère, nous en avons là de délicieux ; allons, vite, par ici ; toilette pour ces dames, toilette pour ces messieurs.

CHŒUR.
Air : Allons, mettons-nous en voyage (Fragment de Joconde.)

Allons, mettons-nous sous les armes,
Bal enchanteur, joyeux festin :
Que cette nuit aura de charmes !
Nous danserons jusqu’à demain.

GUSTAVE.

Mais préparons-nous pour le bal.

CHŒUR.

Oui, préparons-nous pour le bal.
Guerre à la mélancolie ;
Le plaisir nous convie,
Mornus nous donne le signal.
Allons, que chacun se rallie
Sous les drapeaux de la folie.

(Ils sortent tous.)

Scène VI.

ROBERT, seul, un bougeoir à la main,
en robe de chambre et en bonnet à ramages.

Vingt mille francs de lettres de change. Oh ! je ne me coucherai pas sans les avoir sermonnés d’importance. Morbleu ! ce M. Vincent vient de m’en apprendre de belles ! Ah ! monsieur mon neveu fait des lettres de change ! et cet étourdi d’Adolphe, qui demain se bat avec mon intime ami, et qui ose écrire à ma nièce. (Montrant une lettre.) C’est un brave garçon, il est vrai ; mais je ne veux pas que l’on me compte pour rien. Je veux jouer mon rôle d’oncle ; car à moins d’être un sot, un maître de maison doit être instruit de tout ce qui se passe chez lui. (Regardant autour de lui.) Hein ! qu’est-ce que je vois là ? Des lustres, des quinquets. Je vous, demande un peu où ce Laurent a la tête, et si l’on a besoin d’une illumination quand on dort. (Ouvrant la porte à gauche.) Eh ! mais, c’est éclairé partout, jusque dans ma salle à manger, où je vois la table dressée. Des mets de toutes sortes, et du vin de Champagne. Oh ! est-ce que mon maître d’hôtel et mon cuisiner seraient somnambules. Je ne m’étonne plus que tout aille si vite, jusqu’à mon vin de Champagne qui se relève la nuit.


Scène VII.

ROBERT, RONDON, sortant du cabinet à droite,
habillé en polichinelle.
RONDON.

Quoui !… ri !… qui, qui.

ROBERT, l’apercevant.

Hein ? Qui va là ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

RONDON, le regardant.

Tiens, c’en est un qui est déguisé en malade. (Allant à lui.) Beau masque, voulez-vous que le docteur Polichinelle vous tâte le pouls, et vous donne une petite consultation.

ROBERT.

Un polichinelle, ici, et à cette heure ! n’est-ce pas un rêve que j’achève, et suis-je bien éveillé ? Pourriez-vous me dire, seigneur polichinelle, qui vous a permis de vous introduire ici ?

RONDON.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?

ROBERT.

Et savez-vous que si j’appelle du monde je vous fais sauter par la fenêtre.

RONDON.

Ah ! ça, est-ce sérieusement ?

ROBERT.

Me connaissez-vous, Monsieur ?

RONDON.

Comme je ne vous ai pas encore vu…

ROBERT.

C’est égal, Monsieur, regardez-moi là, bien en face, et tâchez de me reconnaître.

RONDON.

Vous reconnaître… serait-il possible ! comment, est-ce que vous seriez ?…

ROBERT.

Justement, Monsieur.

RONDON.

Je l’aurais parié ; mais j’aurais, dû le deviner plutôt à votre figure. Ce cher M. Bernard, c’est vous qui allez mystifier toute la société, et vous commencez par moi, c’est charmant ; allez, M. Gustave vous attend avec bien de l’impatience !

ROBERT.

Comment, Gustave ?

RONDON.

Oui, celui qui donne le bal et le souper ; enfin le maître de la maison, c’est-à-dire, le maître de la maison, c’est l’oncle, un bon homme ; mais il est malade, il est couché ; je vous expliquerai cela.

ROBERT.

Ah ! parbleu ! vous me rendrez grand service.

RONDON.

Comment donc, c’est trop d’honneur que vous me faites de vouloir bien me prendre pour compère. Vous a-t-on vu là dedans ?

ROBERT.

Non, pas encore.

RONDON.

Tant mieux, ça fera plus d’effet. Mais est-ce que vous comptez garder ce costume-là ?

ROBERT.

Pourquoi pas ?

RONDON.

Oui, il est original ; nous pourrions faire la scène du malade et de l’apothicaire, ou celle de l’homme qui se trouve mal, et toutes les dames qui accourent avec leurs flacons ; mais c’est connu et puis c’est trop charge. La société a l’air bon genre. Il faudrait plutôt commencer par quelques scènes de dominos.

ROBERT.

Vous croyez ?

RONDON.

Soyez tranquille, je vous ferai connaître toute la famille ; mais il vous faudrait un masque.

ROBERT.

C’est votre avis ?

RONDON.

Parbleu ! sans cela, ça n’aurait pas de piquant, et l’on saurait à qui l’on a affaire.

ROBERT.

J’entends, et nous garderons les scènes à visage découvert pour le dénouement.

RONDON.

C’est cela même ; je crois que nous nous amuserons ; la maison est bonne, le neveu m’a l’air d’un écervelé, et l’oncle n’est pas fort ; mais il donne à souper, il a du bon vin, ça pourra nous faire une maison de plus, et une table d’ami… Ah ça ! mon cher, il faut que nous fassions plus ample connaissance ; il y a long-temps que j’en ai envie ; venez la semaine prochaine sans façon dîner avec moi ici.

ROBERT.

Comment ici ?

RONDON.

Oui, j’arrangerai cela. Mais voulez-vous prendre quelque chose ? ne vous gênez pas.

ROBERT.

Je vous remercie.

RONDON, allant prendre un domino.

Allons, allons.


Air du Vaudeville des Amazones.

Dépêchons-nous, endosses un costume ;
Le domino te vous ira pas mal.

ROBERT, à part.

À son projet mon esprit s’accoutume ;
Au fait, pourquoi n’irais-je pas au but ?
De m’amuser j’ai droit plus que personne,
Car je prévois, tout bien considéré,

Que c’est ce soir mon neveu qui le donne,
Et que demain c’est moi qui le paierai,
Que c’est moi qui demain le paierai.

(bis.)
RONDON.

Ah ça ! n’oubliez pas que nous vous avons annoncé comme le premier mystificateur de Paris, et songez à soutenir votre réputation.

ROBERT, se mettant un faux nez.

Parbleu ! s’ils comptent sur un homme d’esprit, voilà déjà une première mystification que je leur prépare.


Scène VIII.

Les précédens, GUSTAVE, ADOLPHE, ADÈLE,
SAINT-FIRMIN, tous en costumes de caractère,
plusieurs dominos noirs.
RONDON, bas à Robert.

Le beau Léandre, c’est le neveu, et le Troubadour, c’est l’amant, le petit Adolphe.

CHŒUR.
Air d’une anglaise.

Sous ces costumes piquans,
Le doux plaisir nous invite ;
Sous ses lois rangeons-nous vite.
Et profitons des instans.

RONDON.

Messieurs, voilà un danseur que je vous présente, c’est un domino noir qui m’a déjà beaucoup intrigué et que je ne puis reconnaître. (Bas à Saint-Firmin.) C’est lui, n’en dites rien.

SAINT-FIRMIN, bas à Gustave.

C’est lui !

GUSTAVE, bas à Adèle.

C’est lui !

ADÈLE, bas.

C’est lui, chut !

SAINT-FIRMIN, à Rondon.

Eh bien, moi qui le vois souvent, je ne l’aurais pas reconnu. Imaginez-vous qu’il a deux pouces de plus que l’autre jour.

RONDON.

Oh ! ils savent si bien se déguiser, se contrefaire.

SAINT-FIRMIN, bas à Robert.

Bonjour, mon cher.

ROBERT.

Comment, en voilà déjà un qui me connaît ?

GUSTAVE.

Beau masque, je te remercie d’avoir bien voulu être des nôtres.

ROBERT, avec une voix de bal.

Vous ne m’aviez pas invité, mais c’est égal, je suis sans façon et je viens ici comme chez moi.

RONDON, riant d’un gros rire.

Ah ! il est amusant !

ROBERT, de même.

Mais soyez tranquille, je paierai mon écot.

RONDON, de même.

Ah ! il paiera son écot. Je vous le disais, vous allez en voir bien d’autres.

ROBERT, à part.

Il paraît qu’avec ces gens-là, on a de l’esprit à bon compte, et mon rôle n’est pas si difficile que je le croyais ; on n’a qu’à ouvrir la bouche pour faire rire.

SAINT-FIRMIN.

C’est bien, c’est bien. Mais il faudrait maintenant commencer quelques farces.


Scène IX.

Les précédens, LAURENT.
LAURENT, à Gustave.

Monsieur, vos ordres sont exécutés et tout est prêt. (Bas.) Mais croyez-moi, dépêchez-vous de vous amuser et de renvoyer tout ce monde-là.

ROBERT, à part.

Comment, jusqu’à mon vieux Laurent qui me trahit aussi !

RONDON, bas à Robert.

C’est Laurent, le factotum de Fonde, le domestique de confiance.

ROBERT, à part.

Elle est bien placée. (Haut.) Je connais ce domestique-là ; il a été autrefois mon valet de chambre.

LAURENT.

Je crois que Monsieur se trompe ! je n’ai jamais eu qu’un maître. Mais je n’ai rien à démêler avec les masques, et je vous prie de m’excuser.

ROBERT.

Restez. J’ai à vous parler, fidèle Laurent.

ADÈLE.

Tiens ! il sait son nom.

RONDON.

C’est quelque farce qu’il va faire à Laurent, nous allons bien rire.

ROBERT, à Laurent.

Approchez, approchez.

(Il lui parle bas à l’oreille.)
LAURENT, avec tous les signes du plus grand effroi.

Ah ! mon Dieu ! Comment, il serait possible ! je suis perdu.

RONDON.

Ah ! ah ! c’est délicieux ; votre domestique donne-t-il dedans ?

(Robert continue à parler à l’oreille de Laurent, qui se contente de répondre en tremblant :)

Oui, Monsieur, oui, Monsieur, oui, Monsieur.

ROBERT.

Et surtout…

LAURENT.

Vous pouvez y compter… Ah ! mon Dieu ! je disais bien que c’était fait de moi.


Scène X.

Les précédens, hors LAURENT.
GUSTAVE.

Par exemple, j’avoue que celle-là est impayable ; ce pauvre Laurent n’y est plus.

ADÈLE.

Ah ! mon Dieu ! beau masque, racontez-nous donc ce que vous lui avez dit ?

ROBERT.

Je me suis nommé.

GUSTAVE.

J’avoue que je serais bien curieux d’entendre un nom aussi terrible ; mais je te préviens que je ne suis pas facile à effrayer.

ROBERT, bas à Gustave.

Je ne suis pas ce que vous croyez. Je ne suis pas M. Bernard, et j’ai pris ce déguisement pour vous donner un avis salutaire.

GUSTAVE.

Vraiment ?

ROBERT.

M. Vincent a obtenu contre vous une prise de corps.

GUSTAVE.

Hein ?

ROBERT.

Je sais bien qu’on n’arrête point après le soleil couché ; mais il y a ici des huissiers en dominos noirs, qui n’attendent que le point du jour pour vous conduire en prison.

GUSTAVE.

Ah ! ah ! la plaisanterie est charmante. (À part.) Ah ça, se moque-t-il de moi ? c’est que ce Vincent en est bien capable, et voilà une esclandre…

RONDON.

Ah ! ah ! M. Gustave, vous voilà mystifié.

ADOLPHE.

Vrai ! Malgré toute ton audace, tu as un peu de la figure de Laurent.

ADÈLE.

Beau masque, moi j’aime beaucoup aussi que l’on me fasse peur. Veux-tu danser avec moi ?

ROBERT.

Je ne danse pas très bien ; mais je vous serai peut-être plus utile qu’un beau danseur. J’ai accepté votre main (À voix basse.) pour vous remettre cette lettre d’Adolphe, qu’on allait intercepter, et qui aurait tout découvert.

ADÈLE, s’éloignant avec effroi.

Ah ! mon Dieu !

TOUT LE MONDE, s’empressant auprès d’Adolphe.

Eh bien ! qu’est-ce qu’elle a donc ?

ADÈLE.

Je suis près de me trouver mal.

RONDON.

Aussi vous demandez qu’on vous fasse peur.

ADOLPHE, à Robert.

Monsieur, je veux savoir ce que vous avez pu dire à mademoiselle.

ROBERT.

Non, Monsieur, parce, que ça nous ferait peut-être une affaire, et vous savez bien que ce matin, à six heures, vous en avez déjà une plus pressée que la mienne ; votre rendez-vous est à Vincennes.

ADOLPHE.

Voulez-vous bien vous taire.

ADÈLE, effrayée.

Ah ! grand Dieu ! à Vincennes ! serait-il vrai ? M. Adolphe ? je vous défends de vous battre.

RONDON, à Adolphe.

Sont-ils drôles !

Air : C’est une trahison
(Fragment de l’Épreuve villageoise.)
ADOLPHE, GUSTAVE, ADÈLE.

C’est une trahison, (ter.)
Et j’en aurai raison.

GUSTAVE.

M’outrager de la sorte,
C’est une trahison.

RONDON, bas à Gustave.

Mon cher, quand on s’emporte,
C’est qu’on n’a pas raison.

TOUT LE MONDE.

Il est vraiment fort drôle !
De grâce, attrapez-moi ;
Il est bien dans son rôle.

TOUS, à Robert.

De grâce, attrapez-moi.

GUSTAVE, ADOLPHE.

Oui, vraiment, c’est fort drôle ;
Mais bientôt, sur ma foi,
Il quittera son rôle.

TOUS, à Robert.

De grâce, attrapez-moi.

SAINT-FIRMIN.

Puisqu’ils le veulent, attrapez-les aussi.

ROBERT.

Tout à l’heure, chacun son tour.

RONDON.

Oui, oui, voilà assez de scènes de domino, passons à d’autres ; et pour commencer, si nous nous mettions à table ?

TOUS.

Il a raison ; à table !

GUSTAVE.

Messieurs, la main aux dames.


Air : Folle.

À table ! (ter.)
Quel instant aimable
Et charmant !
À table ! (bis.)
On nous attend.


(Tous les cavaliers donnent la main aux dames ; arrivés à la porte latérale, à gauche, ils s’arrêtent.)
SAINT-FIRMIN, à Gustave.

Ah ça ! dites donc, comment entre-t-on dans la salle à manger ?

GUSTAVE.

Par la porte.

SAINT-FIRMIN.

Eh bien ! viens donc l’ouvrir au moins ; la porte est fermée, et la clé n’y est pas.

GUSTAVE.

Comment, la clé n’y est pas ?


Air de Marianne.
J’en fais mon affaireÀ merveille,
ADÈLE.
J’en fais mon affaireÀ merveille,
Pour éveiller notre oncle au bruit.
GUSTAVE.
Un serrurier ! Mais tout sommeille,
ADÈLE.
Un serrurier ! Mais tout sommeille,
Et l’on n’en trouve pas la nuit.
GUSTAVE.
Quel embarras !
SAINT-FIRMIN.

Point de repas !
Je vois, hélas !
Qu’on ne soupera pas.


(Tous se parlant à l’oreille.)

On ne soupera pas ! on ne soupera pas !

RONDON.

Messieurs, n’importe ;
Cherchons main-forte
Pour assiéger

Celle salle à manger ;
À ce blocus, moi, je m’obstine.
ROBERT.

Il ne saurait durer long-temps,
Puisque ce sont les assiégeans
Qui sont pris par famine.

GUSTAVE.

Pardonnez-moi, Messieurs, l’on soupera, et je vais aviser… Comment les occuper pendant ce temps ? (À Adolphe et Adèle.) Faites-les danser, je vous prie ; qui danse soupe ; allons, une petite anglaise.

RONDON.

C’est ça, pour nous mettre en appétit.

ROBERT, à Rondon.

Par exemple, cette farce-là est de vous ?

RONDON.

Pas du tout ; je vous jure que non.

ROBERT.

Laissez donc, je la trouve excellente.

SAINT-FIRMIN.

En place, en place.

(Au moment où l’on commence la première figure d’une anglaise, on entend sonner vivement une cloche ; la contredanse s’arrête sur-le-champ.)

TOUS.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ?


Scène XI.

Les précédens, LAURENT.
LAURENT, accourant.

Ah ! Monsieur, Monsieur, votre oncle…

ADÈLE.

Qu’y a-t-il donc ?

LAURENT.

Il n’y est plus.

ADÈLE.

Grand Dieu !

LAURENT.

Il vient de lui prendre un accès ; je crains que sa goutte ne remonte ; il m’a recommandé d’aller vous éveiller ; venez vite le voir.

GUSTAVE, ADÈLE, défaisant leurs costumes.

J’y cours.

ADOLPHE.

Oh ! je ne vous quitte pas.

GUSTAVE.

Mes amis, mes chers amis, que je vous dois d’excuses !

ADÈLE.

Adieu, Mesdames, nous nous reverrons ; nous causerons des évènemens de cette nuit. Je suis désolée ; mais notre oncle avant tout. (Ils sortent) Ah ! grands dieux ! comment faire ? Mon costume de bergère. Eh ! vite ! un peignoir. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! quelle soirée !


Scène XII.

Les précédens, hors GUSTAVE, ADÈLE et ADOLPHE.
SAINT-FIRMIN.

Il faut convenir que Gustave nous fait passer là une belle nuit ; pas de danse…

RONDON.

Pas de souper.

SAINT-FIRMIN.

Un oncle malade ; c’est fort gai.

ROBERT.

Messieurs et dames, faites-moi donc un grand plaisir, s’il vous plaît ?

TOUS.

Quoi donc ?

ROBERT.

Ayez la bonté de me dire… Est-ce que nous nous sommes amusés ?

SAINT-FIRMIN.

Au diable la raillerie. Allons, Mesdemoiselles, les schals, les chapeaux, les witchourats.

UN DOMINO, à Robert.

J’espère au moins qu’avant de nous séparer, Monsieur nous permettra de voir ses traits et de savoir a qui nous avions affaire ?

SAINT-FIRMIN, à Robert.

Oh ! tu ne peux leur refuser ce plaisir-là ; c’est le seul qui leur reste.

RONDON.

D’autant plus qu’à présent l’incognito est inutile ; il n’y a plus personne à mystifier.

ROBERT.

Vous croyez ? Alors, regardez bien, et reconnaissez à qui vous avez eu affaire. (Il ôte son masque.) Eh bien ?

SAINT-FIRMIN, regardant.

Eh ! mais ce n’est pas lui, et je ne le connais pas.

TOUT LE MONDE.

Ni moi, ni moi, ni moi.

RONDON.

Comment, personne ne le connaît ?

ROBERT.

Je vais vous dire pourquoi ; c’est que c’est la première fois que vous me voyez. Vous vous attendiez peut-être à trouver quelqu’un de votre connaissance. Eh bien ! c’est bon ! ça fait toujours une petite attrape de plus. Mais en ma qualité de mystificateur, je ne pouvais pas, je ne devais pas vous être connu ; c’eût été maladroit de ma part. Allons, allons, il est temps de se quitter ; Mesdames, veuillez agréer… (En s’en allant.) Voilà donc cette salle à manger, objet de tant de vœux, sujet de tant de regrets ! salut, trois fois salut… Eh mais ! que vois-je ? cette porte inaccessible s’ouvre d’elle-même.

DEUX DOMESTIQUES, en grande livrée, portant des flambeaux.

Ces dames sont servies !

SAINT-FIRMIN.

Allons, j’en étais sûr ; encore un nouveau tour ; ce souper qu’on croit perdu…

RONDON.

Et qu’on retrouve ; c’est là le meilleur ; je vous dis qu’on n’a pas le temps de respirer avec lui.

SAINT-FIRMIN.

Est-ce que nous nous mettrons à table sans Gustave et sa sœur ; et cet oncle qui est malade ?

ROBERT.

Bah ! nous boirons à sa santé.

CHŒUR.
Air : Folie.


À table ! (ter.)
Quel instant aimable
Et charmant ?
À table ! (ter.)
On nous attend.


(Ils entrent tous dans la salle à manger.)

Scène XIII.

GUSTAVE, ADÈLE, ADOLPHE.
GUSTAVE.

Cet imbécille de Laurent ! faire un pareil tapage pour rien ; nous n’avons seulement pas pu le voir ; il était déjà rendormi.

ADÈLE.

Je ne suis pas fâchée que nous n’ayons pas été introduits. S’il avait distingué mon costume de bergère ! Mais il paraît que tout le monde est parti. Eh bien ! mon pauvre frère, quelle soirée ! Nous devions tant nous divertir !

GUSTAVE.

Ne m’en parle pas. Je retrouverai ce domino noir, je verrai ce M. Bernard, avec ses avis et ses huissiers.

ADOLPHE.

Et moi, je saurai qui l’a instruit de mes affaires et comment la lettre que je vous avais écrite se trouve entre ses mains.

ADÈLE.

Le fait est que c’est indigne.

GUSTAVE.

Ce qui me console, c’est qu’il est parti sans souper.

CHŒUR, dans La salle à manger.
Air : Folie, folie, folie.

À boire ! à boire !
La gloire
Est d’aimer le bon vin.
À boire (ter.)
Jusqu’à demain !


Scène XIV.

Les précédens, RONDON, sortant de la salle à manger,
un verre de champagne à la main.
GUSTAVE, ADÈLE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

RONDON.

Parfait, mon cher ; le vin, les truffes ; tout est exquis. Nous n’avons pas perdu pour attendre.

GUSTAVE.

Au moins, expliquez-vous.

RONDON.

C’est tout simple. La clé s’est retrouvée, la porte s’est ouverte, la table s’est garnie, les bouchons ont volé ; vous devinez le reste.

ADÈLE.

Encore un tour de Bernard.

RONOON.

Juste. Il est d’une gaieté… C’est lui qui fait les honneurs de la table. Imaginez-vous qu’un autre masque a voulu jouter avec lui et commencer même quelques charges ; mais on ne l’a seulement pas écouté. Quelle différence avec l’autre !

GUSTAVE.

De sorte que vous vous êtes bien divertis ?

RONDON.

Parbleu ! je le crois… Ils sont tous furieux là-dedans ; ce diable d’homme n’a épargné personne, et ils ont la bonté de se fâcher ; ils ne veulent pas comprendre que c’est un mystificateur. Tout à l’heure, sans avoir l’air de le connaître, il a raconté à Duval l’aventure de sa femme… ah ! ah ! et à moi-même, il a été jusqu’à me dire que j’étais un pique-assiette. Qu’est-ce que ça fait, puisque c’est un mystificateur ?


Scène XV.

Les précédens, SAINT-FIRMIN, plusieurs convives.
SAINT-FIRMIN.

Ah ! l’on n’y peut pas tenir ; et ce monsieur avec son ton goguenard…

ADÈLE.

Comment ! M. Saint-Firmin, est-ce qu’il n’épargne pas même ses connaissances ?

SAINT-FIRMIN.

Moi, je ne le connais pas, et je vous avouerai que je ne sais ni qui l’a amené, ni comment il s’est introduit ici…

GUSTAVE.

Comment ! ce n’est pas toi ?

SAINT-FIRMIN.

Du tout ; et le plus singulier, c’est que tout à l’heure personne ne l’a reconnu.

GUSTAVE.

Comment ! il a ôté son masque ?

RONDON.

Eh parbleu ! pour souper… Mais le voici.


Scène XVI.

Les précédens, ROBERT.
ROBERT.

Eh ! bien tout le monde s’en va, et l’on me laisse seul à table.

ADÈLE.

Ah ! il a remis son masque.

ROBERT.

C’est que je vais m’en aller ; je suis pressé, voila cinq heures passées, et à cette heure-là, la meilleure farce qu’on, puisse faire, c’est d’aller se coucher.

ADOLPHE.

Un instant, Monsieur ; vous ne nous quitterez pas ainsi, et vous me direz comment certaine lettre s’est trouvée entre vos mains.

ROBERT.

Non, Monsieur ; après souper, je ne dis plus rien.

GUSTAVE.

Il ne s’agit pas de plaisanter, Monsieur ; je veux savoir.

RONDON.

Vous voulez savoir… Sont-ils bons ? puisqu’on vous répète que c’est un mystificateur.

GUSTAVE.

Il n’importe, Monsieur, vous vous ferez connaître, ou vous nous direz de qui vous tenez tous ces renseignemens.

PLUSIEURS DOMINOS.

Oui, nous l’exigeons tous.

ROBERT.

Eh ! Messieurs, ne vous fâchez pas ; il paraît que les petites particularités dont je vous ai entretenus, sont toutes vraies ou à peu près ; mais ce n’est pas à moi qu’il faut s’en plaindre, puisque c’est une personne de la société qui me les a toutes révélées.

SAINT-FIRMIN.

Un de nous ? cela n’est pas possible ; j’insiste pour qu’il nomme la personne.

TOUS.

Oui, oui ; il faut qu’il la nomme.

ROBERT.

Eh bien ! puisqu’il faut vous le dire ; je tiens tous ces détails de M. Rondon.

RONDON.

Moi, par exemple !

SAINT-FIRMIN, et tous les autres masques.

Comment, M. Rondon ! c’est vous qui nous arrangez ainsi ? c’est une horreur !

RONDON.

Ah ! ça, ne plaisantons pas, et monsieur va vous avouer.

ROBERT.

Oh ! j’avoue que vous êtes un excellent compère.

(On entend sonner une demie.)
ADOLPHE, regardant sa montre.

Ah ! mon Dieu ! six heures dans l’instant. (À Gustave.) Et notre rendez-vous ! et reconduire ces dames !

FANFARE.

Mon lieutenant, voilà six heures, et vous savez que le devoir m’appelle.

GUSTAVE.

Messieurs, Mesdemoiselles ! je vous souhaite bien le bonsoir.

(Ils vont pour sortir.)
(La porta à deux battans du fond et les portes latérales se ferment, et l’on entend en dehors le bruit des verrous.)
RONDON.

Eh bien ! il y a donc un sort jeté sur toutes les portes ?

GUSTAVE.

Par exemple, c’est trop fort ; deux fois la même plaisanterie.

FANFARE.

Qui sonnera le boute-selle pour moi.

ADOLPHE.

Quand il s’agit d’upe affaire d’honneur.

FANFARE.
Air : Ces postillons.
À l’instant il faut que je sorte.
ADOLPHE.
Et moi de même, on m’attend ce matin.
ROBERT, s’asseyant dans un fauteuil.

Nul ne m’attend, et pour moi, peu m’importe ;
Je resterais ici jusqu’à demain.
Souper divin, femme aimable et sensible,
Bal enchanteur, soins empressés et doux.

(À Gustave.)

Ah ! Monsieur, il est impossible
De sortir de chez vous.

GUSTAVE, vivement et très haut.

Finissons, Monsieur ; nous ne sommes point vos dupes ; vous seul êtes l’auteur d’une plaisanterie aussi déplacée, et je vous conseille à l’instant…

ROBERT.

Moi, Monsieur, je vous conseille de ne pas parler trop haut. Si votre oncle qui est malade allait vous entendre…

GUSTAVE.

Monsieur, il ne s’agit point ici de mon oncle.

ROBERT, reprenant sa voix naturelle.

Au contraire, Monsieur, et c’est ce qui vous trompe ; vous ne savez peut-être pas qu’il est des oncles qui ne sont pas aussi simples qu’ils veulent bien le paraître ; moi qui vous parle, j’en ai connu un entre autres qui était bien l’homme le plus singulier ; il était assez ridicule pour trouver mauvais qu’on vînt chez lui s’emparer de sa maison à son insu, et qu’on bût son vin sans sa permission.

ADOLPHE.

Ô ciel ! ce serait…

ADÈLE.

Quelle voix !

ROBERT, gaîment.

Ce n’est pas que je n’aie connu aussi des oncles, et j’étais assez de leur avis, qui, après avoir prouvé par une petite vengeance, qu’on avait tort de les prendre pour des sots et de dissimuler avec eux, devenaient les meilleures gens du monde et remerciaient leurs neveux d’avoir bien voulu leur permettre de s’amuser à leurs dépens. Si ces oncles lisaient des lettres écrites à leur nièce, c’est que ces lettres étaient du futur que depuis long-temps ils lui destinaient en secret, et dont ils avaient soin d’arranger l’affaire toutes les fois qu’elle pouvait l’être avec honneur.

ADOLPHE.

Monsieur !

GUSTAVE.

Vous seriez ?…

ROBERT, ôtant son masque.

Je suis M. Bernard ; comment ! vous me reconnaissez ? vous êtes le seul de la société.

ADÈLE.

Mon cher oncle, nous qui croyions nous divertir sans que vous le sachiez, c’est vous qui avez eu tous les plaisirs du bal.

ADOLPHE.

Vous avez ri a nos dépens.

ROBERT.

Écoutez donc ; l’état de mystificateur a ses désagrémens, mais il a aussi son bon côté, et quand, à la prière de M. Rondon, j’ai consenti à le devenir, je ne lui ai pas promis que je jouerais le rôle de mystifié ; on vient au bal, c’est pour s’amuser ; n’est-ce pas, M. Rondon ?

SAINT-FIRMIN.

Et quel est donc ce monsieur que nous avons reçu si mal et qui nous a paru si ennuyeux ?

RONDON.

Là, vous allez voir que c’est le vrai M. Bernard, le mystificateur à la mode.

ROBERT.

Voilà de vos arrêts, Messieurs les gens du monde.

RONDON.

Moi qui l’avais promis pour un déjeuner de garçons ; il a dû s’en aller furieux.

GUSTAVE.

Oui, mais au moins il a soupé.

ROBERT.

Coquin ! je t’entends ; tu veux aller te mettre à table ; c’est terrible d’avoir faim après un souper comme celui que tu nous a donné. Mais ces dames doivent être fatiguées, elles ont tant dansé ! et comme cette soirée pourrait leur faire perdre le goût du bal, je veux leur en donner un, moi, le jour de la mi-carême ; et quoiqu’à leur âge le fruit défendu ait bien des attraits, je suis sûr qu’elles préféreront le bal de l’oncle à celui du neveu.


VAUDEVILLE.
Air de Darondeau.
ROBERT.

Si de mon humeur indiscrète
J’exerçai la malignité,
Si j’ai dérangé votre fête,
Si j’ai troublé votre gaîté ;
Point de rancune, je vous prie ;
Pardonnez-moi, mes bons amis,
Ma petite supercherie :
Sous le masque tout est permis.

GUSTAVE.

Du temps l’irréparable outrage
Chez nous se répare aisément :
On déguise un ancien visage
Avec du rouge, avec du blanc ;

Et par cette ruse innocente.
Malgré soixante ans accomplis,
On ne s’en donne plus que trente :
Sous le masque tout est permis.

SAINT-FIRMIN.

Au bal, sous l’habit de Pyrame,
D’une Thysbé je suis les pas ;
Cette Thysbé c’était ma femme,
Qui ne me reconnaissait pas.
Par une double inadvertance,
Nous nous jurons d’un ton épris,
Amour, fidélité, constance :
Sous le masque tout est permis.

RONDON.

Dans nos modes tout se déguise ;
Tout se déguise en nos festins :
Où trouver, hélas ! la franchise ?
On n’en voit plus même en nos vins ;
Grâce au flacon qui l’accompagne,
Et grâce au cachet qu’il a pris,
Le surène devient champagne :
Sous le masque tout est permis.

ADÈLE, au public.

On le sait bien, tout ce qu’on donne
Pendant l’année est excellent ;
On sait que chaque pièce est bonne :
En carnaval, c’est différent.
Le goût accorde des dispenses,
Et si nos auteurs en ont pris,
Pardonner-leur quelques licences :
Sous le masque tout est permis.


FIN DU MYSTIFICATEUR.