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Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/L’église de la basse-ville

La bibliothèque libre.
C. Darveau (Ip. 207-217).

XXIV.

L’ÉGLISE DE LA BASSE-VILLE.


Quand le muet sortit de l’auberge de l’Oiseau de proie, où se trouvaient réunis les voleurs et son oncle Asselin, il était agité des plus poignantes émotions. Les paroles cruelles de son oncle retentissaient à ses oreilles comme un glas funèbre. Sa sensibilité d’enfant ne l’avait donc pas trompé, et lui le fils d’une sœur de cet homme sans foi, lui l’héritier d’une ferme superbe, il avait été traité plus mal qu’un intrus, plus mal qu’un enfant du crime. Nul châtiment ne lui fut épargné, et jamais une parole de louange n’encouragea ses efforts pour le bien : on l’abreuva de toutes sortes d’humiliations, et pourtant sa franche nature d’enfant se tournait vers le bien, comme la fleur vers le soleil. Une main coupable avait brisé la tige qui sortait d’un sol fécond pour porter de bons fruits ; une main infâme avait fait couler la sève vigoureuse du jeune arbre pour la remplacer par un suc vénéneux, et l’arbre avait porté des fruits amers, des fruits de mort.

— Malheur ! oh ! mille fois malheur ! pensait l’infortuné jeune homme, à ceux qui m’ont détourné de la voie droite où je devais marcher, et qui m’ont rendu un objet de honte et de mépris à mes propres yeux ! Mais je me relèverai ! Comme l’enfant prodigue, j’irai vers mon père !

Il entendait toujours les vœux criminels de son oncle, souhaitant que l’orphelin ne revint jamais ; l’histoire de la petite Marie-Louise égarée dans le bois, fut un éclair qui lui montra la vérité. Elle aussi la pauvre enfant était de trop dans le monde ! Elle aussi était toujours persécutée. Elle n’avait pas sa place au soleil… Son destin était écrit en lettres de sang. Sa vie devait se cacher sous un linceul. Plus de doute, l’enfant qu’il a sauvée est sa sœur, la petite Marie-Louise. Cet entrainement irrésistible qui le poussait vers elle, c’était l’inspiration du Seigneur : cette voix puissante qui l’invitait à protéger de son bras et de son amour, cette frêle créature exposée à la mort, ce n’était pas la seule voix de la charité, c’était la voix sainte et mystérieuse du sang.

— Où est-elle maintenant ma sœur bien aimée ? Racette ! prends-garde ! je puis pardonner le mal que l’on me fait, mais jamais je ne pardonnerai le mal qu’on lui fera à elle ! à elle, ma petite sœur, ma petite Marie Louise !… Elle ne retournera pas à Lotbinière puisque mon oncle Asselin ne la veut plus revoir !… Racette est sans doute le complice de notre bourreau. Il s’est fait appeler son oncle, lui cet étranger, pour mieux la prévenir et se l’attacher ! L’enfant est entre ses mains depuis quatre jours !… Il a eu le temps de l’éloigner d’ici… Qui sait ? elle est peut-être morte ?… Mieux vaut la mort que la vie avec cet homme infâme !… Mon Dieu ! si je pouvais parler ! Si je pouvais écrire ! Heureux sont ceux qui ne négligent jamais les leçons qu’ils reçoivent dans l’enfance, et qui mettent à profit tous les instants que Dieu leur accorde !… Si je pouvais écrire !…

Ainsi pensait le muet. Et ces pensées tumultueuses tourbillonnaient dans son esprit comme les feuilles mortes que le vent d’automne enlève sur le bord des chemins. Il arrive, plongé dans ces réflexions, jusqu’à la rue Notre-Dame, tourne le coin et se dirige vers l’église de la basse-ville. Quelques commis, debout sur le perron des magasins, l’invitent à entrer.

— Avez-vous besoin d’un beau chapeau ?

— Vous faut-il de magnifiques pantalons ?

— Entrez ici ; nous avons de tout, et pour rien.

— Ici, jeune homme, ici ! Les meilleurs articles, les plus nouveaux et les moins chers !

— Le muet n’entend rien, ne voit personne. Une seule pensée l’absorbe : retrouver sa sœur. Il entre dans l’église. Cinq heures sonnaient à l’horloge de la sacristie. Plusieurs personnes, à genoux dans les bancs, priaient avec ferveur. Un vieillard faisait le chemin de la croix, prosternant son front dans la poussière, devant chaque image sacrée de la passion de Notre Seigneur. La lampe, comme une âme pure qui brûle de charité, comme une étoile qui brille dans la nuit, vacillait légèrement, suspendue à la voûte blanche, et ses rayons, pleins de douceur et de mystères, se jouaient avec amour devant le tabernacle d’or où reposait le Saint des Saints. Un calme profond régnait dans l’humble sanctuaire ; seulement, on croyait entendre, de temps en temps, le frôlement d’ailes des anges qui se prosternaient devant l’autel du sauveur des hommes. La Vierge Marie, semblait se détacher de la toile, pour venir presser dans ses bras les adorateurs de son Fils, et ses regards souriaient aux âmes pieuses. Le muet s’agenouille devant le balustre. Ses yeux se fixent sur la croix placée comme une sentinelle divine devant la porte du tabernacle, son âme s’épanche dans le sein de Dieu. Comme l’enfant prodigue était revenu couvert de haillons, les pieds déchirés par les ronces et les pierres du chemin, mourant de soif et de faim, vers son père miséricordieux ; tel il revient, contrit et repentant, vers le meilleur des Pères. Oh ! comme il voudrait se confesser ! Le péché écrase son âme d’un poids insupportable… Il consentirait à ne plus parler le reste de sa vie, pour le bonheur de parler une fois ! Il récite mentalement les prières qu’il a apprises sur les genoux de sa mère… Hélas ! à peine sait-il les prières que tout chrétien est obligé de savoir ! Il parle à Jésus Eucharistie, à la Ste. Vierge, à son ange gardien, selon que le veut son cœur plein de regrets et d’espérances. Un prêtre ouvre la porte de la sacristie. Le muet, d’un mouvement prompt et irréfléchi, se trouve debout. Le prêtre vient à lui : Avez-vous besoin de mon ministère ?

Le muet fait signe que oui.

— Venez.

L’infortuné pose un doigt sur sa bouche et fait un geste de désespoir.

— Que voulez-vous ? demande le ministre du Seigneur.

Le muet retombe à genoux et part à sangloter en se frappant la poitrine.

— Êtes-vous muet ?

Le jeune homme répond par un signe de tête.

— Voulez-vous aller à confesse ?

Même signe. Alors le prêtre ajoute : Suivez-moi ! Tous deux, passant près de l’autel, disparaissent dans la petite sacristie à côté du chœur. Le confesseur entre dans le confessionnal et le pénitent s’agenouille à ses pieds derrière l’humble rideau de serge. Au bruit léger du guichet qui glisse devant la jalousie du confessionnal, un saisissement inexprimable s’empare du garçon de chantier : il comprend qu’il va se passer quelque chose d’étonnant et de mystérieux. Longtemps il pleure, et longtemps le confesseur lui parle. Enfin, agissant au nom de la miséricorde divine, l’envoyé de Dieu prononce, en faisant le signe de la croix sur la tête du pénitent prosterné, ces paroles étonnantes qui délivrent les âmes de l’enfer et les rendent au ciel. Le muet ressentit une ivresse ineffable. Il revint dans l’église et resta longtemps devant le Saint Sacrement.

La nuit commençait à planer sur la terre. Les murs de la petite église paraissaient noirs entre les fenêtres légèrement éclairées. La lampe brillait plus vivement, et les ombres faisaient ressortir son éclat comme les épreuves font ressortir l’éclat de la vertu.

Le muet se leva pour sortir. Il prit l’allée de droite. Dans la même allée venaient deux personnes, une femme et une enfant. Un rayon de la lampe tomba sur le visage de l’enfant au moment où elle passait à côté du pénitent. Celui-ci, fait un pas en arrière, et se retrouve en face de la petite fille. Il lève les mains au ciel comme pour rendre grâce, à Dieu, et tombe à genoux aux pieds de l’enfant ! C’était sa petite sœur.

Il l’enveloppe de ses bras et la presse sur son cœur. La femme veut le repousser : Allez-vous-en, dit-elle ! Qui êtes-vous ? Laissez cette enfant !…

Le muet ne bouge point. L’enfant, qui le reconnaît, ne semble pas effrayée. Le prêtre, attiré par le bruit, accourt.

— Ah ! vous voilà, dit-il à la femme ? Et c’est l’enfant dont vous m’avez parlé… Mais que faites-vous, vous ? (Il s’adressait d’un air sévère au muet,) qu’est-ce que cela veut dire ?

Le muet tenait toujours sa petite sœur contre sa poitrine, et ne paraissait pas vouloir s’en séparer.

— Laissez donc cette enfant, reprend le curé.

Le muet fait signe que non.

— Est-ce là cet homme dont vous m’avez parlé ? demande-t-il à la femme.

La femme répond : — Non, monsieur le curé ; celui-ci, je ne le connais pas.

— C’est peut-être un de ses amis ou de ses complices ?

— Je n’en sais rien.

— Le connais-tu, toi ? dit-il à Marie-Louise.

— Je l’ai vu sur la cage…

— Sur la cage… sur la cage… Je n’y comprends rien ! murmure le prêtre, et il ajoute : N’importe ! Je l’ai promis, je te sauverai !

Le muet, en entendant ces paroles, laisse la petite Marie-Louise, prend les mains du prêtre et les baise affectueusement ; puis il pousse l’enfant dans les bras de son nouveau protecteur et s’éloigne.

À la porte de l’église, il se trouve en face de deux amis de chantier, l’ex-élève de troisième et Sanschagrin.

— Sérieusement converti, Djos ? dit Sanschagrin, en guise de salut.

Conversus ad Dominum, répète l’ex-élève.

— Imagine-toi, reprend Sanschagrin que nous voulions, Paul et moi, aller faire un tour de calèche, et ce misérable charretier refuse de nous mener.

— Et nous voulons même le payer d’avance.

— Il dit qu’il est retenu pour sept heures précises…

Septima hora præcisa.

— On va bien voir : voilà que l’angelus sonne ; il est sept heures.

La petite cloche de la basse-ville tinte joyeusement ses Ave, Maria, pendant que plus loin, sur le cap, la grosse cloche de la cathédrale, remplit le ciel de sa voix lente, sonore et sublime. La porte de la chapelle s’ouvre en effet, un prêtre paraît suivi d’une femme et d’une enfant. Le charretier vient au devant d’eux, prend l’enfant dans ses bras et la monte dans la calèche : la femme s’assied à côté de la petite fille. Le cocher se place sur le devant et fouette le cheval qui part au grand trot.

— C’est vrai qu’il était retenu, dit Sanschagrin à l’ex-élève, c’est un digne homme.

Vere dignum et justum, ajoute le maniaque de Paul Hamel.

— Viens donc avec nous autres à l’Oiseau de proie, demande Sanschagrin au muet.

— Viens donc ! dit Paul.

Le muet n’avait guère envie de retourner dans ce taudis ; mais il ne connaissait pas d’autre monde, le malheureux, que celui qui fréquente ces sortes de maisons. Et puis quelque chose l’attachait à cette auberge où il était resté longtemps, quand les mauvais traitements et la haine de son oncle le poursuivaient sans relâche. Il n’avait pas été maltraité sous ce toit méprisable et l’amitié l’avait protégé de sa main bienfaisante ; il était donc excusable, dans son ignorance, de céder aux sollicitations de ses camarades.