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Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Premier et dernier ban

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VIII.

PREMIER ET DERNIER BAN.


Il y eut bien des sourires et des chuchottements dans l’église, le jour des Rois de l’an 1838, quand on entendit publier, premier et dernier ban, Eusèbe Asselin et Caroline Racette, la sœur du maître d’école. Après la messe ce fut, parmi les jeunes gens sur le coteau, un feu roulant de quolibets et de mots drôles à l’adresse des promis ; ce fut un éclat de malice parmi les femmes assises autour du poêle, dans la maison publique.

— C’est elle qui va faire une femme d’habitant ! disait Catiche Blais. Elle n’a jamais mis le pied dans une étable pour traire une vache.

— Elle n’est seulement pas capable de couper une gerbe d’avoine ! reprenait la Lique.

— Je vous demande où il a eu les yeux ? observait une autre. Une autre répondait : Après tout, elle le vaut bien : il n’est pas si drôle.

— Ah ! tu dis cela parce qu’il n’a pas voulu de ta nièce.

— Quand même il l’aurait demandée, il ne l’aurait pas eue. Elle n’est pas pour prendre un marabout comme ça. La mère des garçons n’est pas morte !

Mais la langue la plus méchante de toutes, était celle de demoiselle Josepte Racourci la fille aigre, maigre et surannée qui avait passé les plus beaux jours de sa vie au service de l’ingrat Asselin. Josepte n’avait pu supporter le coup, et s’était éloignée de la maison de son maître en apprenant son mariage.

— Vous vous mariez ? lui dit-elle ; vous faites cette folie ? Je ne peux pas le croire. Ne trouvez-vous pas que je tiens votre ménage assez bien ? Ne suis-je pas assez travaillante ? assez économe ? Est-ce que je ne sais pas couper à la faucille et faire le beurre mieux que personne ? Est-ce que…

— Oui, tout ce que vous me dites est vrai, répondit Eusèbe, et je ne vous renvoie point de mon service. Restez avec moi ; restez avec nous. Vous avez votre place.

— Avec vous, oui ! avec elle ?… par exemple !… Je ne suis pas accoutumée à servir les dames, ni à dorloter les enfants !

Elle avait une autre expression sur les lèvres. Elle fit son paquet et s’en alla, vers le soir, cacher son dépit chez une de ses cousines, au Portage. Ce fut Joseph qui la conduisit avec son coffre plein de linge, dans la petite charrette aux ressorts de frêne.

Lorsque Eusèbe Asselin se maria, il y avait environ huit mois qu’il était tuteur des enfants de son beau-frère. Il fit produire abondamment la terre de ses pupilles, empocha passablement d’argent et maltraita les innocentes victimes que le sort avait jetées entre ses mains.

Cependant la petite Marie-Louise était jolie malgré sa pâleur et son air souffreteux. Joseph commençait à s’endurcir à la douleur et à chercher, par de petites malices, à se venger de son oncle.

Il fit sa première communion. Il n’en fut ni meilleur, ni plus mauvais. Eusèbe eut une progéniture. Sa haine des enfants de son beau-frère augmenta en proportion de l’amour qu’il avait pour les siens. Madame Eusèbe surtout, se montrait implacable. Les femmes sont plus ingénieuses que nous à faire le mal comme à faire le bien. Elle aimait sa race, léchait et caressait ses petits, comme une tigresse, en montrant les dents aux autres. Jamais un baiser, jamais une douce parole pour l’orpheline ! L’orpheline ! elle couche comme son petit frère sur la paille froide, dans une chambre sans feu, recouverte d’un seul drap de toile, en plein cœur d’hiver, pendant que les autres enfants dorment chaudement enveloppés dans les draps de flanelle, près du poêle bourdonnant. L’orpheline ! elle a le fouet si un enfant pleure, car c’est toujours sa faute ; l’orpheline ! elle dévore un croûton de pain sec quand les autres enfants gaspillent de bonnes beurrées de crême sucrées. Pauvre orpheline ! elle passe douze ans ainsi ; et pourtant Jean Letellier a laissé de quoi nourrir, vêtir et chauffer ses deux enfants !

Peu à peu Joseph s’endurcit aux coups ; son humeur s’aigrit, son caractère devint difficile. À ses compagnons qui lui donnaient un coup il en rendait deux ; à son tuteur qui le réprimandait il faisait une grimace. Il aimait sa petite sœur et pour elle mettait parfois à sac la laiterie. Il était redoutable et malin. Il fallait souvent transiger avec lui, et ses petits triomphes lui donnaient de l’audace. Cependant la vie lui devenait insupportable et un jour il prit la résolution non pas de mourir mais de s’enfuir. Il se fit un riche sac de provisions, dénicha une bourse pleine de pièces de cinq francs que madame Eusèbe avait cachée sous sa paillasse, et il disparut.