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Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/Amo te

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III

AMO TE


L’ex-élève revint chaque jour à la Colombe victorieuse. La mère Labourique le prit en aversion et lui garda rancune. Emmélie se plaisait à l’entendre parler de ses voyages et des chantiers. Il était gai, ce Paul ; il racontait avec verve, et ne se gênait pas de glisser des mots latins dans ses discours. Cela faisait rire : c’est tout ce qu’il voulait. Une aimable familiarité s’établit bientôt entre les deux jeunes gens ; un sentiment doux et mystérieux s’éveilla dans le cœur de la jeune fille. Elle ne le combattit point, mais se laissa bercer par ces douces rêveries qui révèlent l’amour, comme les vapeurs révèlent la chaleur des sillons nouveaux… L’ex-élève devina bien la cause du trouble de sa nouvelle amie, et comprit le langage de ses grands yeux d’azur. Il en fut étourdi de bonheur. Jamais il n’avait osé croire qu’une belle femme pût l’aimer sérieusement. Pendant quelques jours, il oublia tout : compagnons, famille, chantiers, pour se plonger dans les douceurs de cet amour pur et sans remords. Il se sentait aimé, il aimait de toute son âme, et pourtant, il n’avait pas dit une parole qui put trahir son secret, il n’avait pas reçu le plus mince des aveux. Mais ceux qui ont aimé — et où sont les malheureux qui n’ont pas bu à la coupe divine d’un amour pur, au moins une fois dans leur vie ? — ceux qui ont aimé et qui ont été aimés savent bien que les premiers et les plus doux aveux sont portés, d’un cœur à l’autre, sur les rayons de ces regards longs et suaves qui se rencontrent, se mêlent, se confondent, et font tressaillir tout notre être d’une indicible ivresse. L’ex-élève et Emmélie s’aimaient donc en silence, et n’osaient avouer tout haut ce qui faisait leur délice.

Plusieurs des garçons de chantier, rassasiés des faciles plaisirs qu’ils avaient goûtés à la ville depuis leur arrivée, se préparaient à aller dans leurs familles, voir la vieille mère, voir le père, les frères et les sœurs oubliés trop longtemps. L’ex-élève voulut aussi se rendre dans sa paroisse natale, avant de repartir pour les hauts. Il était de Deschambeault. Son père et sa mère vivaient encore, et la maison paternelle était richement peuplée d’enfants.

— Je ne partirai pas d’ici, pensait-il, sans avoir fait ma déclaration à Emmélie. Le premier est toujours le premier. D’autres peuvent se présenter en mon absence, et qui sait ?…

Faire sa déclaration, cela devint son idée fixe : il ne put s’en débarrasser. Cette idée le faisait souffrir et trembler tour à tour, le remplissait d’espoir et de crainte, de douceur et de trouble.

Il entre plein de cette pensée, un jour de soleil, à La Colombe victorieuse. Cette fois il est pâle et il ne sait que dire, lui d’ordinaire si jaseur. Emmélie vient s’asseoir près de lui avec son tricot : elle est rieuse et paraît ne se douter de rien.

Je vais partir, Emmélie, dit-il après quelques instants, en poussant un gros soupir.

— Vous allez partir ? répète la voix fraîche de la jeune fille… où allez-vous ?

— Dans ma famille.

— Pour longtemps ?

— Quinze jours ou trois semaines.

— Ah !…

Cette exclamation signifiait à coup sûr : Pas plus longtemps ! L’ex-élève sent un froid dans le fond du cœur. Il reste un moment sans rien dire. Puis, ramassant ses forces, il reprend :

— Vous ne trouvez pas cela bien long, vous ; mais moi !…

— Je croyais que vous partiez pour les chantiers.

— Je monterai dans les bois ensuite.

— Pour tout l’hiver ?

— Pour tout l’hiver, et peut-être une partie de l’été…

La jeune fille baisse la tête :

— Viendrez-vous à Québec, dit-elle, avant de partir ?

— Peut-être.

— Pourquoi ne viendriez-vous pas ?

— Pourquoi y viendrais-je ?…

Emmélie reste à son tour longtemps silencieuse ; à la fin elle dit :

— Vous avez sans doute quelque bonne amie à voir avant de vous éloigner pour un temps si long ?

L’ex-élève fixe sur Emmélie un regard plein de tendresse et de reproches. Elle ne peut soutenir ce regard qui la trouble et elle se met à jouer avec ses broches, faisant et défaisant les mailles de son tricot.

— Personne ne tient à me voir, moi, continue l’amoureux garçon.

— Personne ? repart Emmélie en lui rendant son regard éloquent.

— Connaissez-vous quelqu’un ?

— Oui !

— Qui donc ?

La jeune fille ne répond pas.

— Ô Emmélie, si c’était vous !

Emmélie se détourne. Une larme mouille ses cils blonds.

L’ex-élève, dans un transport délicieux, lui saisit les deux mains :

— Emmélie, s’écrie-t-il, je vous aime !

Emmélie sourit et dit après un instant de silence :

— Ne soyez pas longtemps à Deschambeault.

— Emmélie, m’aimez-vous ?

— Méchant ! va !

— Dites-le moi !… Il est si doux d’entendre dire : je vous aime ! oh ! dites-le moi !… si vous m’aimez…

— Vous le voyez bien pourtant !…

— Jamais personne ne m’a dit à moi : je vous aime ! jamais !

— Je vous aime !

La voix qui murmure ce tendre aveu est si timide, si faible que l’ex-élève l’ouït à peine… mais elle résonne dans le fond de son âme comme une musique suave, et le fait tressaillir, comme la voix des oiseaux qui se poursuivent ou se recherchent, sous les bois, fait tressaillir le feuillage.

Les heures qui suivirent furent des heures de délices. On ne décrit point les sensations de ces moments ineffables. On ne s’en rend presque pas compte. On oublie tout, douleurs, regrets, haines, plaisirs, espoirs, pour se plonger dans une pensée unique : je suis aimé ! On laisse la terre et ses bruits, on plane haut dans le ciel calme ; on flotte dans un océan de voluptés ; on se laisse emporter par un souffle divin ; et il semble que l’on monte toujours, toujours vers un soleil radieux qui nous attire.

Plusieurs habitants entrèrent à La Colombe victorieuse et causèrent en sablant quelques verres de liqueurs.

Quand l’ex-élève sortit, il y avait de l’éclat dans ses yeux, des rayons sur sa figure. Il souriait. Les vieilles maisons de la rue Champlain lui parurent propres et coquettes ; il trouva des parfums dans l’air méphitique, et du soleil dans les rues sombres. Il avait besoin d’épancher son bonheur, de jaser follement, de rire à tout le monde. Il entra chez la mère Labourique.

— Bonjour ! Paul, bonjour ! monsieur l’amoureux ! lui crièrent ses amis.

— Bonjour ! les vieux, bonjour !

— On voit bien qu’il y a une jolie fille de l’autre côté de la rue, vous ne mettez plus les pieds ici, débite la vieille hôtelière, d’une voix amère et sèche.

— Virgo virginum ! répond l’ex-élève, heureux de retrouver son latin.

Picounoc, qui avait aussi fait plusieurs visites à l’auberge voisine, ajoute :

— C’est une vraie belle fille, en effet.

— Comme rare de créatures ! continue Lefendu.

Picounoc reprend : Paul, je t’avertis, fais bonne garde, je t’enlève ton amour.

— Trop tard, mon cher, trop tard !

— Es-tu déjà si avancé ?

— Belle demande !

— Comment as-tu dit cela ?

— J’ai dit : Amo te !

— Et elle ?

— Elle ? bien ! elle m’a répondu : Amo te !

— Et toi ?

— Moi ? j’ai dit : À la vie, à la mort, usque ad mortem !…

— Et elle ?

— Elle ? Batiscan ! elle a dit que vous êtes une bande de farceurs.

On éclate de rire.

— Y a-t-il beaucoup de gens qui fréquentent cette maison, demande l’hôtelière.

— Tous les honnêtes gens !

— Et la canaille vient ici, je suppose, réplique-t-elle, d’un air mécontent.

— Vous n’entendez plus la risée, mère Labourique ; je badine et vous vous fâchez ?

— Quand je parle, j’aime bien qu’on me réponde.

— Il rentre assez de gens, en effet, dans cet hôtel. Tout y est si propre, si net, si bien arrangé.

— Ce n’est pas comme ici ! marmotte la vieille.

— Cela se comprend, observe le chef des voleurs, l’intérieur a été repeint à neuf, et puis il faut attirer les pratiques.

— Les habitants qui y sont entrés, tantôt, en sont-ils partis ? recommence l’aubergiste, d’un ton un peu radouci.

— Non madame, ils vont souper.

— D’où viennent-ils ?

— Il y en a un du Cap Santé et deux de Saint Thomas. Savez-vous, continue l’ex-élève, en s’adressant aux autres, que cet habitant du Cap Santé est venu à Québec pour parler du vol de Lotbinière aux avocats ? C’est le même qui a dit en sortant de l’audience : Cette sentence est injuste, et ce garçon n’est pas le voleur !… vous vous en souvenez ?

Il y eut un mouvement de surprise parmi les brigands. Cependant le chef reprit son sang froid et tâcha de savoir, par des questions subtiles, ce que voulait dire ou voulait faire cet habitant. L’ex-élève lui fit part de ce qu’il avait appris. Alors le chef proposa d’aller prendre un verre avec ces braves cultivateurs, à l’auberge de La Colombe victorieuse. Sa proposition fut acceptée de tous. Il s’approcha de Charlot, lui glissa un mot à l’oreille et fit un geste de la main. Charlot répondit par un signe de tête.