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Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/Merci ! je ne veux pas être longtemps

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C. Darveau (IIp. 105-112).

X

MERCI ! JE NE VEUX PAS ÊTRE LONGTEMPS


Le vieux Saint Pierre et Picounoc sortirent de l’hôtel de La Colombe victorieuse avant que la lumière du jour jetât ses premières gerbes de rayons dans les sombres et étroites rues de la basse-ville. Il pleuvait encore, et l’on entendait le clapotement des vagues contre les quais. La rue Champlain était déserte, et personne ne vit sortir les deux infâmes. Le chef, de mauvaise humeur reprochait au jeune homme son manque de fermeté. Picounoc regrettait presque de s’être laissé toucher un instant par les prières et les pleurs de sa belle victime. Ils traversèrent la rue et frappèrent à la porte de l’Oiseau de proie.

— Une belle heure pour entrer dans les honnêtes maisons ! dit en souriant la vieille aubergiste.

— C’est qu’on n’y entre pas ! répond le chef.

— Soyez tranquille, la mère, votre vertu sera d’autant plus respectée qu’elle est moins respectable, ajoute Picounoc.

— Canaille, va ! répond la vieille, tu mériterais de !…

L’hôtelière de La Colombe victorieuse et sa fille font pitié à voir. Pâles, les cheveux en désordre, ramenant sur leurs poitrines, comme pour se protéger encore, leurs vêtements jaloux, elle sanglotent toutes deux. Un tremblement convulsif saisit par moment la pauvre Emmélie. Alors elle jette ses bras autour du cou de sa mère, et, silencieuse, paraît invoquer encore la protection du ciel. Les heures de cette nuit affreuse furent longues comme des siècles. Le temps n’est rien en soi et ne dure que par comparaison. Une minute de souffrances est plus longue en effet qu’une heure d’ivresse. Et voilà pourquoi, à la fin du monde, quand il n’y aura plus que le ciel et l’enfer, ceux qui ne seront pas entièrement purifiés, souffriront, en un clin d’œil, des supplices qui leurs sembleront égaux en durée à des heures, à des jours ou à des années, selon qu’ils seront plus ou moins terribles. Et l’éternité bienheureuse pourra sembler ne durer qu’un moment, à cause de l’infinité de la jouissance.

Les contrevents et la porte de l’auberge de La Colombe restèrent fermés, le matin, pendant que la vie se réveillait dans les alentours. Les journaliers qui passaient, allant à leur travail, se demandaient la raison de cette négligence inaccoutumée de la part de la nouvelle occupante.

— Personne n’est mort ici, pourtant, observait-on : il n’y a pas de crêpe à la porte.

Hélas ! un deuil plus sombre que le deuil de la mort avait menacé la paisible demeure ! Tout le jour s’écoula et les deux infortunées ne quittèrent point leur retraite profanée. Elles n’osaient affronter les regards des hommes, et pourtant leur courage et leurs vertus eussent fait l’admiration de tous. Elles avaient fait, pour échapper à leurs bourreaux, tous les efforts que peuvent déployer deux faibles femmes, et elles étaient demeurées chastes. Devant Dieu, elles avaient mérité l’auréole du martyre.

Vers le soir, elles allèrent ensemble épancher leurs angoisses mortelles dans le cœur du prêtre. Le prêtre, c’est le refuge des âmes affligées, c’est le dispensateur des biens du Christ ; c’est le bon samaritain qui verse sur les plaies des malheureux les baumes divins de la religion. Le prêtre fut vivement affecté de leur douleur ; il fut épouvanté de l’audace et de la perversité des infâmes qui avaient surpris leur confiance. Il leur conseilla de laisser la ville, si toutefois elles pouvaient gagner leur existence à la campagne. Il leur conseilla surtout de renoncer à la profession difficile et compromettante d’aubergistes. Elles y avaient déjà renoncé du fond de leur cœur. Il se trouva qu’une jolie maisonnette était en vente, près de l’église de l’une des plus belles paroisses du fleuve. Avec un petit négoce, deux femmes économes pouvaient y vivre aisément. L’hôtelière acheta la maisonnette. Quelques jours après, elle étalait dans la fenêtre, pour appeler l’attention, mille petits objets nouveaux et curieux. Et les chalands augmentaient chaque jour.

La mère Labourique rit à gorge déployée, en voyant l’enseigne présomptueuse d’en face s’obstiner à décorer une porte qui ne s’ouvre plus. Elle pense que sa rivale s’est enfuie secrètement, pour n’avoir pas à payer son loyer.

— Je savais bien, dit-elle à la Louise, je savais bien qu’elle crèverait de faim. Il n’y a pas de place pour deux hôtels ici. Et s’imagine-t-on que les gens vont laisser une ancienne maison comme la nôtre, pour aller boire du mauvais rum chez les voisins ?

Picounoc dormit une partie de la journée à L’Oiseau de proie. Il éprouvait une satisfaction singulière de n’avoir pas sacrifié, à sa brutale passion, l’honneur d’Emmélie. Il goûtait quelque chose des délices de la vertu. Son sommeil fut calme. Il fit des songes agréables. Il rêva à sa mère et à sa sœur qu’il n’avait pas vues depuis quinze ans. Il les vit toutes deux sur la ferme modeste où il les avait laissées jadis, alors que vint l’empoigner la fantaisie de voyager dans les hauts. À son réveil, il sortit pour aller sur les quais, voir si quelque goëlette faisait voile pour le bas du fleuve. Dans la rue il rencontra deux femmes voilées de noir. Il les regarda avec une attention curieuse et sourit. Les femmes ne le virent point. Une goëlette appareillait. Il s’embarqua. Une chaloupe le mit à terre dans sa paroisse natale.

L’ex-élève mourait d’ennui loin de son Emmélie bien-aimée. Il devenait rêveur et fuyait les plaisirs bruyants et les réunions d’amis : il errait dans les champs solitaires, s’arrêtait sur le bord des ruisseaux, écoutait le frémissement des feuilles, et toujours il pensait à la blonde enfant. Il revint à Québec.

Picounoc arrive à la maison de sa mère, en sifflant un motif qu’il a appris dans les bois. Il aperçoit une bande d’enfants sales et criailleurs, qui jouent à la porte avec des petits chevaux de bois et des catins de linge.

— Diable ! pense-t-il, ma sœur est-elle mariée depuis quinze ans ? À qui tout ça ?… Ma mère a-t-elle convolé ?… La mère et la fille vont à qui mieux mieux ?…

Puis s’adressant au plus âgé des enfants :

— Ta mère est-elle en bonne santé ?

L’enfant sourit, penche la tête et ne répond point.

— Les chats t’ont-ils mangé la langue ? ajoute Picounoc.

— L’enfant se sauve en courant derrière la maison, et tous les autres le suivent en riant. Picounoc entre. Il se trouve en face d’une femme passablement âgée.

— Je me trompe de maison ! pense-t-il. Et il reste muet comme le petit garçon de tout à l’heure.

— Venez vous asseoir, monsieur, dit la femme en apportant une chaise.

— Merci ! madame, je ne veux pas être longtemps. Voulez-vous me dire qui demeure ici ?

— C’est Pierre Labrie, monsieur.

— Pierre Labrie… Je ne connais pas… Y a-t-il longtemps que vous habitez cette maison ?

— Non, mon mari l’a achetée d’une veuve, il n’y a pas plus d’un mois.

— Ah !… Et cette veuve, où est-elle maintenant ?

— Elle est montée à Québec avec sa fille, pour tenir maison de pension.

— À Québec ?… avec sa fille !… pour tenir maison de pension ?…

Et un nuage passe devant les yeux de Picounoc. Il balbutie : Cette veuve, c’est ma mère !

Et il s’assied. Il est affreusement pâle.

— Vous ne le saviez pas ? demande la femme.

— Il y a quinze ans que je suis parti de la maison, dit-il d’une voix saccadée.

— Dans quinze ans, continue la femme, il se passe bien des choses… si vous voyiez votre sœur Emmélie à cette heure, c’est ça qui est un beau brin de fille !… blanche comme la neige, des cheveux blonds comme de l’or, des yeux bleus comme le ciel, et faite, monsieur !… faite à ravir !… Tous les garçons de la paroisse en raffolaient.

Picounoc se lève. Il ne voit rien ; sa tête bourdonne : les idées confuses dansent dans son esprit, comme les gouttes de pluie dans une mare d’eau.

Quinze jours plus tard il arrivait tout à coup dans la braierie d’Asselin, à Lotbinière. Les terribles émotions qu’il avait ressenties s’étaient peu à peu calmées, son mauvais naturel avait reprit le dessus, et tout en éprouvant les morsures du remords, il affectait le calme et la gaité.