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Le Parfum des îles Borromées/IV

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Ollendorff (p. 36-45).

IV


M. et Mme Hector de Chandoyseau arrivés derrière le carrosse de la Reine, et dont chacun répéta le nom tout frais inscrit sur le tableau des pensionnaires, jouirent immédiatement d’une secrète popularité, par le fait du hasard qui avait marqué leur entrée à l’Hôtel des Îles-Borromées.

Ils prirent place, au dîner, à une petite table située dans l’embrasure d’une fenêtre d’où la vue, rasant la crête verte des arbres, va se perdre jusqu’à la corne extrême du lac. La tombée de la nuit rendait ce site merveilleux ; certaines personnes se haussaient parfois sur leurs sièges, pour goûter un instant le plaisir du spectacle. Dans les instants de silence qui courent parfois d’une extrémité à l’autre de la table d’hôte, comme si un courant d’air emportait le son des voix, on entendait le timbre menu de Mme de Chandoyseau résonnant sans interruption. Le lac Majeur fut successivement comparé par elle à celui du bois de Boulogne et aux peintures de M. Puvis de Chavannes, aux yeux bleus des femmes de Botticelli et à la mer Méditerranée. À un autre moment, il n’y manquait que des gondoles et de la mauvaise odeur pour que l’on se crût à Venise ; enfin de l’île de Caprée, dans le golfe de Naples, elle avait eu « n’est-ce pas, Hector ? » une impression analogue ; il est vrai qu’il y avait le Vésuve en plus…

Hector écoutait sa jeune femme avec complaisance et affabilité ; une pointe d’admiration perçait parfois la surface terne de ses yeux, et il souriait de temps à autre en montrant des dents magnifiques. Il avait le front chauve, les joues grasses et la moustache courte relevée au fer ; le cou fort, le buste trapu ; son aspect général traduisait un état de prospérité. On avait la certitude, en l’apercevant, qu’il n’avait jamais pensé à rien.

Chaque fois que le soliloque de Mme de Chandoyseau venait aux oreilles de la table d’hôte, un léger sourire effleurait les lèvres, et la conversation reprenait doucement par un chuchotement où l’on parlait en diverses langues du jeune couple arrivé tantôt derrière le carrosse de la Reine. Au sortir de table, Mme de Chandoyseau, avant d’avoir seulement parcouru le corridor conduisant au hall vitré, s’était fait ramasser son mouchoir par le clergyman qu’elle s’attachait aussitôt par la chaleur de ses remerciements, et elle était tombée en une si vive extase devant la beauté de la petite Luisa Belvidera, qu’elle obtenait de sa maman la permission de l’embrasser et présentait l’une à l’autre la famille anglaise et l’italienne qui n’avaient point songé jusqu’alors à s’unir. Elle ne se tint plus quand l’Anglais qu’elle avait failli écraser tantôt, passa avec son ami près de son groupe sans cesse grossissant, et elle s’adressa tout net à Dante-Léonard-William dont le physique étrange l’avait intriguée pendant tout le repas, et qui, quant à lui, ne parut pas seulement la reconnaître.

Elle lui parla immédiatement de son pays, par cette attention de l’esprit casanier des Français qui croient que tout homme rêve à son clocher. Lee demeura glacial. Pourtant il dit entre ses dents :

— Je connais surtout l’Espagne et l’Abyssinie…

Mme Belvidera crut devoir prévenir Mme de Chandoyseau que le monsieur était un original.

Cette parole tomba comme de l’huile sur le feu, et, en face de la tête glabre et immobile de l’Anglais, Mme de Chandoyseau se livra à une improvisation qui eût déridé toute espèce de créature vivante, hormis celle précisément en l’honneur de qui elle était faite. Elle devina qu’il était un grand artiste ; elle dit qu’il ressemblait à William Morris qu’elle avait visité à sa maison de Kelmskolt.

— Qui est-ce que ce Mr William Morris ? demanda tout à coup Lee, qui n’avait pas ouvert la bouche, et du plus grand sérieux.

— Ha ! fit Mme de Chandoyseau qui faillit se pâmer, délicieux ! adorable !… Il ignore l’Angleterre et William Morris… Mesdames, dit-elle en s’adressant tout autour d’elle, voilà l’homme le plus charmant que j’aie vu ; c’est l’esprit le plus extraordinaire !…

Et elle décrivait à tort et à travers, à qui voulait l’entendre, les tapisseries décoratives, les papiers peints, les cretonnes et jusqu’aux poèmes dont le célèbre préraphaélite William Morris dota l’art contemporain.

Lee s’étant retiré, chacun fit son éloge ; on ne tarissait pas en expressions laudatives. On demanda à Dompierre toutes sortes de renseignements sur lui.

— C’est un grand homme, dit simplement celui-ci.

La sobriété de cette expression exalta l’enthousiasme tout préparé en faveur de cet être qui ne parlait presque point et était à peine poli. Tout le monde se retourna pour le regarder s’éloigner du côté du lac.

— Tenez, dit Dompierre, en penchant un peu la tête sur le côté et en indiquant du doigt l’Anglais, le voilà qui allume son cigare…

— Il allume son cigare ! répéta avec complaisance Mme de Chandoyseau.

Et les mêmes mots béats et creux errèrent sur la bouche de plusieurs femmes qui jusque-là n’avaient pas fait attention au poète et qui penchèrent toutes un peu la tête sur le côté en le contemplant avec une sorte d’attendrissement.

Mme Belvidera, qui passait sa main dans la chevelure de sa fille, se tourna vers Dompierre :

— N’empêche, dit-elle, que votre ami est laid comme un péché !

— Chut !… vous allez vous mettre mal avec ma compatriote, et j’ai le plus vif désir de vous voir toutes les deux en bons termes.

— Ah ! ah ! fit-elle, et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que !…

— Oh ! oh ! vous voulez faire le mystérieux, vous aussi, pour qu’on vous regarde en penchant la tête quand vous allumerez votre cigare ;… ça ne vous va point !

— Pas plus qu’il ne vous va de plaisanter !…

— Mais, fit-elle, cela m’arrive quelquefois ;… prétendriez-vous ?…

Le jeune homme prit un ton si grave et si suppliant que le seul mot qu’il prononça équivalait au plus franc et au plus passionné des aveux :

— Je vous en supplie, dit-il, ne plaisantez pas avec moi !

— Ah ! dit-elle, comme si elle venait d’être frappée violemment.

Sa figure reprit subitement ce calme sérieux dont la beauté faisait frémir Gabriel. Elle baissa les yeux, puis les releva doucement ; il crut qu’elle allait lui redonner, comme à leurs rencontres des jardins, la caresse de son regard. Et quel prix elle eût contenu cette fois-ci ! Mais elle arrêta à temps la lente ascension de ses paupières, et se rapprocha en souriant de Mme de Chandoyseau.

Celle-ci rappela aussitôt Dompierre d’un petit signe familier, et dans le voisinage de la Parisienne, les deux jeunes gens furent promptement remis à l’aise. Cette petite folle répandait autour d’elle une atmosphère légère, où l’un et l’autre comprirent qu’ils auraient besoin de se réfugier souvent.

M. de Chandoyseau était assis à une table de jardin, et prenait tranquillement son petit verre de liqueur.

— Monsieur de Chandoyseau, dit sa femme, je vous présente la signora Belvidera, devant qui le divin Raphaël se fût mis à genoux, et Monsieur Dompierre qui est l’ami de l’homme le plus étonnant du monde.

Gabriel s’inclina pour ce que le titre dont on le parait avait de flatteur pour son ami, tandis que M. de Chandoyseau, qui n’admirait pas d’autres femmes que la sienne, rendait un salut de politesse à Mme Belvidera.

— Monsieur, dit-il, en s’adressant à Dompierre, vous êtes artiste, évidemment ?

— Ma foi, non, monsieur ; je vous avouerai que je consacre tous mes soins à l’étude de l’économie sociale, et j’ai passé d’austères journées sur les tables de la statistique…

— Tiens ! tiens ! dit M. de Chandoyseau, eh bien ! à la bonne heure ! je suis enchanté, monsieur, de vous connaître. Entre nous, fit-il, ces fameux artistes sont pour la plupart des farceurs !…

— Comme vous dites vrai !

— Chut ! faites attention, je vous préviens que vous ne plairez pas à ma femme.

— Ce serait un vrai chagrin pour moi.

— Allons ! allons ! asseyez-vous ! nous arrangerons cela ! Que prenez-vous ? La meilleure chartreuse italienne ne vaut pas l’eau sucrée… Voici de la chartreuse d’Ema, de la chartreuse de Pavie ?…

— De celle de Grenoble.

— Ha ! ha ! fit-il en montrant ses dents blanches, vous ne vous en laissez pas accroire, vous, monsieur le statisticien ! Vous ne donnez pas dans tous ces flacons ! Ma femme, figurez-vous, en a emporté de Pavie une pleine malle : c’est joli, ça paie de mine, c’est bien tourné, on y mettrait des fleurs ; c’est du trompe-l’œil, comme on dit ici. Ma femme, ajouta-t-il, est une femme supérieure ; l’activité de son cerveau se répand sur tout, et dépasse quelquefois la mesure. Elle se fatigue ; elle se tuera ; oui, monsieur, elle mourra sur la brèche. Combien de fois lui dis-je : « Herminie, n’allons pas à Bayreuth cette année-ci ! Herminie, la maison d’art de Bruxelles se passera bien de nous ! Herminie, voici un article de M. Octave Mirbeau qui affirme que vos Anglais ne valent plus rien : laissons cette année les musées et les cottages préraphaélites !

— C’est que… vous partagez toute la peine ?…

— Voilà ! précisément !… Certes, il faudrait que j’eusse les jambes coupées bien ras pour ne pas l’accompagner, et ne pas la soutenir dans son œuvre de femme intellectuelle, et c’est un plaisir pour moi, oui, un réel plaisir, d’autant plus, après tout, ajouta-t-il, en souriant avec modestie, que je ne suis pas tout à fait une ganache, et que je prends ma part d’intérêt à sa vie artistique… Mais, monsieur, il faut vous dire qu’il y a la terre de Chandoyseau, en Anjou, où je n’ai pas mis le pied depuis cinq ans sonnés, faute de vingt-quatre heures de liberté pour prendre un billet d’aller et retour. Les fermiers paient mal ; les vignes dévorées ne sont pas renouvelées, les métayers me volent ; mais c’est l’exhibition d’une diseuse, à la Bodinière, par un conférencier favori ! c’est une représentation d’Ibsen ou de Bjonstierne Bjonstorn ! c’est une entrevue acceptée par le dernier prêtre défroqué, par la prophétesse ou le cardinal-archevêque ! c’est une messe bouddhique, un duel de poètes, un pas de quatre aux Folies-Bergères !… que sais-je ? On n’a pas le temps de vivre, monsieur…

— Notre époque, dit Dompierre, en s’efforçant de dissimuler son sourire, est en proie à une trop vive surexcitation cérébrale.

— Bravo ! monsieur, s’écria en battant des mains, Mme de Chandoyseau, qui avait saisi ce mot au vol ; bien que vous ne soyez pas artiste, monsieur, vous comprenez, oui, je suis sûre que vous comprenez ce mouvement magnifique, cette renaissance, cette envolée… oui, oui, vous comprenez !

— Je m’y efforce, madame.

— D’ailleurs, votre admirable ami semble avoir pour vous la plus grande considération… Et vous, madame, dit-elle en se retournant vers Mme Belvidera qui, un coude appuyé au dos de sa chaise, avait pris la pose des majestueuses madones rêveuses de l’école romaine, et vous, qui habitez Florence, ce cœur du monde des arts, ah ! quelle vie intense, quelle existence décuplée j’imagine que l’on doit mener dans la braise même de ce foyer !…

— Mon Dieu, madame, dit la Florentine, c’est peut-être parce que je suis née et ai grandi au milieu d’un si grand nombre de chefs-d’œuvre, que j’ai moins de fièvre à les contempler. Ce n’est pas sans doute un bienfait de la Providence, que de nous faire venir au monde à Florence ou à Rome ; car les plus grandes merveilles vous y deviennent si familières qu’on les regarde simplement avec plaisir, comme on le fait par exemple pour ce beau paysage…

— C’est une petite femme délicieuse ! dit Mme de Chandoyseau d’un ton de supériorité indulgente.

Puis elle toisa Mme Belvidera et le jeune homme. On vit poindre une lumière dans la goutte d’eau grisâtre de ses yeux. Évidemment elle les jugeait aussi niais l’un que l’autre ; Mme Belvidera pour n’être pas enflammée par les arts, et lui, parce que n’étant ni peintre ni poète, il ne faisait seulement pas profession d’être dilettante. Elle en éprouvait tout le plaisir secret qui peut affecter les femmes de son espèce, chez qui la vanité compose toute la vocation artistique.

Et s’adressant à Dompierre avec un soupir, et sur le mode désespéré que prennent messieurs les professeurs aux examens, en faisant la grâce d’une dernière question au candidat jusque-là malheureux :

— Monsieur, aimez-vous la musique ?

— Je n’en suis pas bien sûr, car je ne me sens parfaitement heureux qu’en entendant de la musique comme celle qui nous arrive de là-bas, du milieu de la nuit, sans doute sur une barque voguant au clair de lune.

— Ah ! fit Mme Belvidera, en se relevant soudain, c’est la belle Carlotta ! c’est la belle Carlotta !

Et elle raconta avec toute la chaleur de son franc enthousiasme l’épisode de la rencontre sur le lac, avec la marchande de fleurs des Borromées.

— Bien ! bien ! ma chère belle, fit Mme de Chandoyseau. Eh bien ! allons-nous du côté du lac, entendre cette musique qui ravit Monsieur Dompierre ?

M. de Chandoyseau acquiesça de la tête ; on se leva. Mme de Chandoyseau eut l’œil piqué d’une nouvelle flamme en regardant l’Italienne et Gabriel debout l’un près de l’autre. « Voilà deux gaillards, pensa-t-elle, qui sont bâtis pour se comprendre sans le secours du saint-esprit, et il est bien heureux qu’ils n’en aient pas besoin, car ils risqueraient d’être longtemps sans échanger leur pensée de derrière la tête !… »

— Hector, donnez-moi le bras… Vous, dit-elle, en regardant les jeunes gens, je vous permets d’en faire autant ; je joue le rôle de maman…

Mme Belvidera n’eut pas l’air d’entendre et appela la femme de chambre pour prendre la fillette. Puis elle revint vers Gabriel, et ils descendirent tous les deux vers le lac, à une certaine distance de leurs chaperons, et sans se donner le bras.

— Votre Parisienne me déplaît beaucoup, beaucoup, dit Mme Belvidera ; de plus, je la trouve impertinente, avec sa manière de vous dire : « Donnez-vous le bras ! »

— C’est une « mondaine », elle est gâtée par la mauvaise fréquentation.

— Vous avez un singulier monde !

— On ne parle que de celui-là.

— Mais, ajouta-t-elle en souriant, vous me devez au moins des excuses pour m’avoir engagée à la fréquenter…

— Je les mets à vos pieds, madame, mais je vous prie encore de la fréquenter…

— Ah ! c’est un peu fort !

Ils ne trouvaient plus rien à dire, ils étaient parvenus jusqu’au bord du lac sans avoir rejoint leurs nouveaux amis. Le chant de Carlotta reprit au loin et leur causa un tressaillement involontaire. Le souvenir de la soirée sur le lac leur reversait son charme puissant, et l’image de leurs deux personnes, qui forcément s’y mêlait, bénéficiait de la séduction qu’avaient éprouvée tous leurs sens.

Il tendit le bras, presque instinctivement, à la jeune femme, et elle y suspendit le sien. L’idée leur vint sans doute en même temps, qu’ils venaient d’accomplir ce à quoi ils avaient trouvé tant d’impertinence à être invités par Mme de Chandoyseau, et ils se regardèrent en souriant.

La provocation de cette pimbêche de Parisienne leur valait de mêler à ce premier et si prompt témoignage d’intimité, un menu brin d’ironie qui les sauva de l’embarras dont est suivi d’ordinaire un aveu passionné.