Le Peuple grec - Esquisse psychologique

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Le Peuple grec - Esquisse psychologique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 147 (p. 46-76).


Le peuple grec
Esquisse psychologique


Les découvertes récentes de l’archéologie et de l’ethnographie ont modifié, sur des points importans, les anciennes idées relatives à la Grèce. Quelles furent les origines et la nature de l’esprit hellénique, tel qu’il s’est révélé dans les arts, les sciences, la philosophie et la religion ? Les Grecs de nos jours sont-ils les descendans des contemporains de Léonidas et de Miltiade ? Et si cette filiation est contestée, sont-ils néanmoins les héritiers, pour une notable part, des qualités et des défauts de leurs devanciers ? Quoi qu’en ait pu dire un jour Ernest Renan, rêvant sur l’Acropole, il n’y a point eu de « miracle grec » : dans l’histoire des peuples, une fois qu’on a fait la part des races, des milieux, des individualités, tout s’explique par des lois de psychologie et de sociologie qui sont toujours en action ; et c’est pourquoi la bonne ou la mauvaise fortune des uns a toujours pu servir de leçon aux autres.


I

Les destinées de la Grèce ont eu, selon nous, deux causes principales ; l’une est l’heureux mélange de deux races supérieures, l’autre est la position privilégiée de la Grèce en un point où devaient forcément se rencontrer et se mélanger les civilisations européennes, asiatiques et égyptiennes, si bien que la Grèce, l’Archipel et la côte d’Asie Mineure ont profité de tout l’effort intellectuel déjà accumulé par diverses races. Quant au beau ciel de la Grèce, il n’a pas nui sans doute, mais la mer et les îles ont exercé la principale influence, grâce aux communications qu’elles permirent entre les esprits les plus affinés de l’époque. Sans accorder à la race une action aussi omnipotente qu’il était de mode à l’époque de Taine et de Renan, il est cependant incontestable que, surtout dans l’antiquité, la race expliquait les traits dominans du caractère national. Mais ceux qui parlent du « génie de la race grecque » oublient que celle-ci n’est pas une. On a beaucoup discuté sur les plus anciens habitans de la Grèce, les Pélasges. Il semble aujourd’hui démontré qu’ils appartenaient surtout à la première des trois grandes races qui ont peuplé l’Europe, à la race « méditerranéenne » homo mediterraneus, dont le crâne est allongé, les cheveux et les yeux noirs, la taille moyenne ; race énergique et vive, aux passions ardentes et concentrées, très intelligente, d’une volonté patiente et opiniâtre. D’après la tradition grecque, les murs de Tirynthe et de Mycènes, ainsi que la fameuse porte des Lions, furent construits par des Cyclopes ou Pélasges ; il y avait aussi, d’après l’Odyssée, des Cyclopes en Sicile ; enfin, on sait qu’il existe en Italie des constructions cyclopéennes, probablement antérieures à celles de Grèce. Les Pélasges étaient donc de ces Méditerranéens qu’on appelle en Italie Étrusques, Sardes et Siciliens ; en Grèce, Minyens, Lélèges et Cariens ; ils appartenaient à l’antique race qui a couvert jadis une grande partie de l’Europe : Ibères, vieux figures, etc., et qui, en France, se nomme race de Cro-Magnon.

Le principal résultat des découvertes qui se sont succédé depuis un demi-siècle, c’est d’avoir dissipé le « mirage oriental » ; on n’admet plus aujourd’hui la prétendue origine asiatique de la première civilisation gréco-italienne. L’Orient sémitique ou Kouschite n’a eu aucune influence, à l’époque de la pierre polie ou au début de l’ère des métaux, sur l’Europe centrale, septentrionale et occidentale. C’est à une époque postérieure, celle du commerce maritime des Phéniciens (à partir du XIIIe siècle environ avant Jésus-Christ), que la civilisation occidentale subit l’influence de l’Asie. Los fouilles de Troie, de Chypre, de Mycènes, de Tirynthe, de la Basse-Egypte nous ont livré de merveilleux documens qui ont bouleversé tout le système des partisans de l’Orient. Ces découvertes ont montré que les prétendus « barbares » d’Europe, du moins ceux du Sud, au moment où ils entrèrent en contact avec l’Orient, avaient déjà un long passé de civilisation. Les peuples méditerranéens, au XVe siècle et auparavant, avaient une même culture intellectuelle, comme ils étaient d’une même race, la « dolicho-brune ». Leur civilisation, déjà remarquable, n’avait rien de babylonien, ni d’égyptien, ni de syrien. Les représentations grossières d’idoles féminines, relevées sur les monumens mégalithiques et les parois des grottes funéraires à Uzès, à Bourg, à Blaye, ont leurs équivalens exacts dans la céramique de Troie et de Chypre ; on retrouve les mêmes types, à une époque postérieure, en Bavière, dans la Prusse occidentale, en Galicie, en Russie[1].

Il faut donc pour première couche, en Grèce, comme dans les contrées voisines, admettre une civilisation néolithique primitive qui, de l’Europe centrale ou même de l’Europe du Nord, « rayonna en éventail vers la Méditerranée ». En Espagne, dans l’Italie même, soustraite au contact de l’Égypte et du monde sémitique, elle resta stationnaire, s’endormit dans une sorte de médiocrité. En Grèce, au contraire, sur toutes les côtes égéennes, la rivalité et le contact des diverses civilisations produisit la vie, le mouvement, le progrès.

Mais la race à laquelle la Grèce dut principalement son essor fut celle des Hellènes. Cette seconde couche ne venait pas davantage de l’Orient. Elle était descendue de la Scythie par le Danube et le rivage de l’Adriatique, vers le XVIe siècle avant notre ère : elle était donc, par rapport à l’autre, « hyperboréenne », selon l’expression des Grecs eux-mêmes. Elle faisait partie de la race blonde à crâne allongé et aux yeux bleus. Abusivement appelée aryenne du nom d’une de ses tribus émigrées en Asie, cette race se rattache par le squelette aux races quaternaires et néolithiques de l’Europe occidentale et, selon l’opinion aujourd’hui en faveur, son berceau doit être cherché non en Asie, mais en Europe[2]. Il s’est produit à diverses époques une série d’invasions d’hommes du Nord n’ayant rien d’asiatique. La Gaule fut un des premiers pays conquis par ces septentrionaux, les vrais Gaulois ou Galates, qui de là passèrent en Italie et en Espagne. D’après la philologie, les invasions vers l’Orient seraient postérieures. Trouvant la voie du Sud fermée par le premier essaim qui s’y était déjà établi, les hommes du Nord auraient cherché une issue par l’est de la Baltique et se seraient mêles aux Pélasges de Grèce, plus tard aux Perses et aux Indiens. Quant aux Germains proprement dits, aux Belges et aux Normands, ils représentent un troisième groupe d’émigrations ultérieures, toujours de la même race. En Grèce, toutes les légendes s’accordent à présenter les Hellènes, Ioniens, Achéens, comme des aristocraties venues du Nord et superposées aux Pélasges de la côte orientale. Ils avaient été précédés, dans l’Attique même, de 400 à 500 ans, par les Thraces, leurs congénères et « dolicho-blonds » comme eux. Thraces et Hellènes étaient semblables aux anciens Galates ou Kymris, par leur aspect, par leur caractère, par leurs origines. Les Gaulois des monumens gréco-romains ont le même costume et le même air que les Daces, les Scythes et les Thraces des monumens grecs. On sait que les « Achéens » conquérans des temps héroïques, d’après les peintures égyptiennes et d’après les poèmes d’Homère, étaient des hommes de haute taille à longue chevelure blonde. Si les blonds paraissaient aux Grecs d’essence supérieure, c’est que l’aristocratie était généralement blonde et que, de plus, ce peuple artiste crut reconnaître dans le teint rosé, dans l’azur des yeux et l’or des cheveux, une plus grande délicatesse de coloris, quelque chose de plus floral en quelque sorte, que dans l’uniformité relative des cheveux noirs, des yeux noirs et des teints bruns. N’oublions pas que le physionomiste Philémon représente les Grecs de race antique et noble comme blonds aux yeux bleus, à la peau blanche et de haute taille. Chacun sait aussi que « le type grec » implique un front assez proéminent et élevé, de grands yeux, des sourcils très arqués, une bouche petite et bien dessinée ; notons aussi un nez droit sans dépression à sa racine, point capital pour les anthropologistes ; or, ce sont là les caractères de la race dolichocéphale blonde, qu’elle soit Scandinave, galate ou germanique. Impossible de croire que cette race énergique, essentiellement aventureuse et batailleuse, qui occupait déjà la Thrace, n’ait pas fait d’incursions en Grèce ; elle seule peut y avoir importé les nombreux élémens blonds de l’âge héroïque. Plus tard, la majorité peut-être des personnages de l’histoire semble être revenue au type brun à crâne long, c’est-à-dire pélasgique ; mais ce fait n’a rien d’étonnant. Les blonds étaient des conquérans, qui se sont assez vite mêlés à la race antérieure, et on sait que la tendance des blonds est toujours d’aller en diminuant au milieu d’une population brune.

C’est dans la période héroïque, où les Hellènes venus du nord entrent en scène, que le génie grec s’affranchit de l’influence orientale et phénicienne. À la tête des vieux Pélasges, les Hellènes luttent contre les Sémites étrangers, pour lesquels ils avaient une antipathie profonde, jusqu’à ce qu’ils aient réussi à les éliminer entièrement. L’expédition des sept chefs contre Thèbes représente le mouvement de l’Hellade contre l’influence de l’Orient. Visible aussi est ce mouvement dans la guerre contre les Asiatiques de Troie, contre les Alexandre-Paris, les Hector-Darius, à la chevelure « brune » ; enfin, il se retrouve dans les antiques expéditions contre la Basse-Égypte, révélées par les monumens égyptiens, où l’on voit figurer les Grecs du type blond. Les récits homériques et les vieilles traditions de la Grèce parlaient des migrations et perpétuels mouvemens de navigation dont les prédécesseurs des Hellènes classiques étaient coutumiers ; on avait pris tous ces récits pour des fables. Les découvertes des égyptologues ont tout confirmé. Deux ou trois siècles après Thoutmès III, les blonds Achéens se mirent en branle et voulurent fonder une patrie nouvelle aux bords du Nil ; ils se firent battre en plein Delta, avant de se fixer à Chypre, ainsi que les Tyrrhènes avant de se tourner vers l’Italie[3].

Trompé par la science encore mal informée de son époque, Taine s’écriait : — « Chose étrange, à l’aube de la civilisation, quand ailleurs l’homme est bouillant, naïf et brutal, un de leurs deux héros est le subtil Ulysse, à qui Pallas même dit : Ô fourbe, menteur, insatiable de ruses, qui te surpasserait en adresse, si ce n’est peut-être un dieu ? » Et il est certain que le héros grec est typique ; mais, à vrai dire, il ne représente pas l’aube d’une civilisation ; c’en est plutôt le déclin. Les Grecs d’Homère ne sont nullement des primitifs, et ils sont en avant sur presque tous les autres peuples de leur époque.

En somme, de tous les documens amassés par la science contemporaine, on peut conclure que la Grèce antique offrait un double caractère : elle était presque tout entière à crâne allongé ; le fonds était dolicho-brun, mais avec une proportion considérable de dolicho-blonds. Encore aujourd’hui, on rencontre en Grèce des femmes aux grands yeux d’un bleu pâle. Les Albanais, chez qui le type grec semble s’être le mieux conservé, sont dolichocéphales, bruns dans le nord, mais en majorité blonds dans le sud, c’est-à-dire dans la partie la plus grecque. Comme, d’ailleurs, les conquérans à crâne allongé semblent avoir traîné partout avec eux des brachycéphales bruns ou celto-slaves (la troisième des races qui ont peuplé l’Europe), il est probable qu’une certaine quantité de ces derniers a dû se trouver même dans la Grèce antique, comme elle se trouve dans tout le reste de l’Europe. L’examen des crânes et des statues n’en prouve pas moins que la masse de la nation grecque avait la tête ovale.

Le caractère des anciens Grecs s’accorde, comme nous le verrons, avec ce qu’a dû produire le mélange des deux races méditerranéenne et galate : on sait que ce sont les plus intelligentes de toutes, comme en témoigne l’histoire des divers peuples où elles se sont montrées. Le vieux sang pélasgique ou ibéro-berbère, un peu rude et dur, plus sauvage et plus concentré, n’expliquerait pas, à lui seul, cette vivacité légère, cette volonté mobile, aventureuse et expansive, qu’on rencontre chez les Grecs. On reconnaît chez eux un élément ethnique qui rappelle chez nous l’élément gaulois, avec cette différence que, dans les temps anciens, l’élément celto-slave, important en Gaule, était minime en Grèce. De là, un mélange particulièrement rare des deux races les plus intelligentes et les plus entreprenantes. De plus, ce mélange a trouvé pour théâtre un pays particulièrement propre à son développement.

La Grèce, en effet, n’est qu’une seule et même montagne à sommets multiples, émergeant des eaux, y étendant de tous côtés ses bras, y enserrant des golfes sans nombre. Dans ce massif montagneux, les diverses vallées ou les rares et petites plaines forment comme autant de compartimens ouverts du côté de la mer, mais à peu près fermés du côté de la terre et séparés les uns des autres par des cloisons difficiles à franchir. C’est une Suisse plongée dans l’eau et dont les cantons, isolés par les voies terrestres, peuvent tous communiquer entre eux par voie maritime. Aucun pays du monde n’offre, proportionnellement à sa superficie, un aussi grand développement de côtes ; dans la seule Grèce continentale, elles mesurent déjà plus de 2 000 kilomètres. Aussi Strabon appelait-il les Grecs un peuple amphibie. Le résultat de cette configuration est double. Par rapport aux étrangers qui eussent pu l’envahir, la Grèce était jadis presque inabordable. L’autre conséquence fut la vie maritime incessante, l’incessante rencontre des Grecs entre eux, des Grecs avec les pays voisins. Ne pouvant guère communiquer par les montagnes, les districts hellènes s’abordaient mutuellement par les côtes : chacun conservait son indépendance et sa physionomie propre, et cependant tous étaient en rapport perpétuel. C’était l’individualisme des cités joint à l’expansion et à la possibilité de l’association. Si la Grèce est née divisée, selon le mot de Joseph de Maistre, cela n’est vrai que du côté de la terre ; la mer a fait son unité, mais une unité toute morale et toute d’action, qui n’excluait pas des rivalités continuelles. Il en est résulté un développement merveilleux de la vie communale : l’État n’a pas étouffé les cités, le despotisme n’a pas arrêté l’essor individuel ; cet essor, à son tour, n’a pas livré sans défense la Grèce aux ennemis du dehors. Ainsi la nature a coopéré aux destinées des Grecs, mais la vraie cause première de ces destinées, c’était leur caractère et leurs aptitudes ethniques.

Incroyable est la quantité de dissertations relatives au climat de la Grèce, par lequel on voudrait expliquer l’étonnante supériorité du génie grec[4]. Le climat de la Grèce est aussi varié que ses formes : au nord, c’est le climat de l’Allemagne centrale ; descendez un peu, et vous trouvez le climat de la Lombardie, puis celui de Naples et de la Sicile. Des neiges de l’Olympe ou du Parnasse, vous passez à la région des palmiers. Inintelligence et l’activité du Grec sont perpétuellement exercées, sur mer, par les fatigues et par la vigilance toujours nécessaire ; sur terre, par la variété du sol et des climats, par la nécessité d’utiliser la moindre parcelle de terrain et de payer comptant, en travail journalier, tous les dons d’un pays médiocrement fertile. Voilà le véritable effet du climat et du sol. Le climat ne peut rien sans la race ; la race peut beaucoup malgré le climat, lorsque ce dernier n’offre pas des conditions physiologiques insurmontables ; mais ce sont surtout les hommes mêmes qui peuvent presque tout les uns sur les autres. Ceux-ci inventent, ceux-là imitent ; les uns s’attachent à la tradition, d’autres cherchent à faire le contraire de leurs prédécesseurs. Les divers esprits, les diverses œuvres agissent ainsi les uns sur les autres et s’enchaînent par une sorte de filiation toute spirituelle. C’est surtout chez le peuple grec que les facteurs moraux et sociaux de la civilisation, trop souvent sacrifiés par une certaine école historique, ont montré leur fécondité et leur prévalence.


II

Hippocrate et Aristote signalent avec raison l’équilibre des facultés et leur eurythmie comme l’attribut distinctif de leurs compatriotes. Le mélange de deux races bien douées semble avoir affiné et rendu héréditaires leurs qualités essentielles. En même temps, les deux tempéramens typiques, l’un sanguin-nerveux et plus fréquent dans le Nord, l’autre, bilieux-nerveux et plus fréquent dans le Midi, paraissent avoir produit un composé harmonieux.

La sensibilité grecque avait la vivacité méridionale, sans être violente et farouche : nous parlons surtout des Ioniens, mais les Doriens mêmes, comme on l’a vu, ont été quelque peu calomniés. Les Grecs étaient d’ailleurs et sont toujours restés encore moins sensibles que sensuels, encore moins sensuels qu’intellectuels. La pensée eut toujours une large part dans leurs émotions. Chez l’Athénien, les passions sont mobiles comme les idées ; il a l’amour du changement, l’appétit de la nouveauté. Il aime à cueillir la fleur des choses, pour passer légèrement d’un plaisir à un autre plaisir. Ce besoin de toutes les jouissances lui est inné et il trouve dans la jouissance même quelque chose de sacré. Sous les plaisirs que lui offre la nature, quels qu’ils soient, il ne se demande guère s’il n’y a point une secrète amertume. Il sent plutôt l’harmonie que la disproportion entre le réel et l’idéal. Malgré de profondes échappées sur la tristesse des choses, qui ne pouvaient manquer de s’ouvrir à l’esprit de ses grands penseurs, il conserve un optimisme souriant. Selon le mot de Renan, ce peuple a toujours vingt ans et même, par certains côtés, il mérite ce que disait le prêtre égyptien à Solon : Ô Grecs, vous êtes des enfans.

Sa sensibilité, au lieu d’être concentrée énergiquement en soi comme celle des Romains, s’épanche volontiers, elle est communicative. Il a la sympathie bien plus prompte que l’Ibère ou le Romain ; au lieu des instincts sauvages et cruels, il a la douceur et l’humanité, N’est-ce pas Athènes qui éleva un autel à la Pitié, où vaincus, proscrits, esclaves trouvaient un refuge ? À Thèbes, ils avaient l’asile de Cadmus, à Antioche, le bois de Daphné. L’esclave athénien entre dans la famille après avoir reçu sur la tête l’eau lustrale. Désormais, il assistera aux prières et partagera les fêtes : le foyer le protège. Son maître peut le faire sortir de la basse servitude et le traiter en homme libre, mais le serviteur ne quitte pas pour cela la famille, dont il ne peut se séparer sans impiété. À Sparte, quoique la condition des esclaves fût plus dure, elle ne le fut pas autant qu’on l’a prétendu, et c’est ce que O. Müller a mis hors de doute.

La sympathie facile engendrant la sociabilité, on pouvait s’attendre à trouver chez l’Hellène (comme plus tard chez les Gallo-Romains et les Français) l’instinct social en son plus haut développement : il a l’horreur de la solitude, le besoin de fréquenter ses amis et ses compatriotes, de passer sa vie au grand air dans des entretiens et discussions interminables. Platon appelait l’Athénien φιλολόγος (philologos), ou πολυλόγος (polulogos), et Aristote songeait au Grec quand il définissait l’homme Ζῶον πολιτιϰον (Zôon politikon).

L’ancien Hellène, surtout l’Athénien, est avant tout un intellectuel. Il semble, comme dit Thucydide, « n’avoir en propre que sa pensée » ; mais ce trésor vaut mieux que tous les autres, tant cette pensée est souple, agile, inventive. Merveilleuse en ses applications pratiques, elle l’est davantage encore en son exercice spéculatif. Les peuples sont comme les individus : quand leur cerveau est conformé de manière à leur rendre facile tel genre de travail, un instinct irrésistible les pousse sur la pente la plus douce : un peuple extraordinairement intelligent aimera à penser pour le plaisir même de penser. Ce fut le plaisir grec par excellence. Le résultat positif, sans être négligé[5], « semble à l’Hellène relativement secondaire. Percevoir des détails et des ensembles, avoir les yeux de l’esprit toujours en mouvement, surprendre ou deviner derrière ce qu’on voit ce qui est invisible, enchaîner de longues séries de raisons, diviser les idées en menues parcelles ou les réunir en vastes généralisations, en un mot faire partout circuler et partout pénétrer la subtile flamme de cette pensée qu’Héraclite comparait à un feu vivant, telle est la suprême jouissance des contemporains de Socrate et de Platon. C’est ce désintéressement de la pensée ou, pour mieux dire, cet intérêt pris à la pensée pour elle-même qui devait produire et la science et la philosophie, selon le caractère particulier ou universel de son objet. Un Grec seul, dans l’antiquité, pouvait trouver que les mathématiciens de Sicile dégradaient la science on ne se préoccupant que de l’appliquer aux machines ; seul, il pouvait opposer à l’utile l’amour du vrai en soi ; et ce Grec fut Platon. Euclide poursuivait de même la rigueur du raisonnement, non les résultats pratiques.

L’intellectualisme grec explique, — beaucoup mieux que le « ciel de la Grèce » dont la douceur n’est pas sans caprices, — le besoin de clarté, la haine du vague, le dédain de l’énorme et du monstrueux, le sentiment de la mesure, essentielle à l’ordre. L’Hellène a l’instinct raisonnable et la raison instinctive. Une curiosité toujours en éveil est un de ses traits dominans : il s’intéresse à tout ce qui est nouveau, à tout ce qui pose devant son esprit un point d’interrogation, à tout ce qui lui offre une difficulté à résoudre. Tandis que les Egyptiens et les Chaldéens, satisfaits de leur grand essor, s’arrêtent sur place, le Grec éprouve le besoin de renouveler sans cesse l’horizon. Son idéal, c’est Ulysse « qui a vu les villes et connu la pensée de beaucoup d’hommes. » Les Grecs n’avaient pas seulement l’esprit d’aventure dans la vie réelle, ils l’avaient dans la vie intellectuelle. « Les chemins liquides », comme dit Homère, étaient presque les seuls qui leur fussent ouverts, et leurs esprits comme leurs navires étaient toujours portés au loin sur des flots changeans.

Taine oppose avec raison aux Grecs les Egyptiens, qui, questionnés par Hérodote sur la cause des crises périodiques du Nil, n’avaient rien pu répondre, n’ayant pas même fait d’hypothèse sur un point si important ; les Grecs, eux, avaient déjà imaginé trois explications, qu’Hérodote discute pour en proposer à son tour une quatrième. Encore plus que l’Egyptien, le Phénicien sémite est utilitaire : c’est un négociant. Les œuvres d’art sont pour lui articles de commerce : il en fabrique sur des modèles presque invariables, selon les goûts de la clientèle : la beauté en elle-même, il ne s’en soucie guère ; aussi il parcourt le monde entier, et ne fait point de progrès. Le Grec, lui, joint au sens pratique et à l’adresse commerciale un amour instinctif du beau comme du vrai ; il n’est pas seulement fabricant et négociant, il est penseur et artiste. Le génie grec ainsi a deux faces : l’imagination qui vit dans un monde idéal, la réflexion qui s’applique aux réalités de la vie. Homère représente le premier aspect ; le second est représenté par Hésiode.

L’aptitude à percevoir les moindres nuances et les moindres rapports des choses se montre dans la richesse de la langue grecque, dans l’abondance des symétries, dans l’existence simultanée d’un vocabulaire pour la poésie et d’un autre pour la prose, dans l’étonnante facilité à former des composés, dans la variété des formes du verbe, dans les ressources dont on dispose pour marquer la subordination des différens membres de la phrase, dans les particules qui précisent les symétries ou les oppositions d’idées. C’est une langue de dialecticiens, où la logique n’est pas rectiligne, mais montante et descendante avec la synthèse et l’analyse ; et c’est en même temps une langue d’artistes par la variété et l’éclat des formes, par la richesse des épithètes où tout un tableau vient se condenser, par l’ondoiement et la liberté rythmique des périodes et des strophes, qui fait contraste avec la rigidité un peu monotone et la solennité trop oratoire de la langue latine. Le libre génie de la Grèce s’est fidèlement exprimé dans la langue grecque.

C’est la volonté qui, chez les Grecs non Doriens, s’est montrée relativement inférieure. Ils sont sans doute capables d’un grand élan et aiment, comme dit Platon, à courir un beau danger ; mais ce qui leur fait défaut, c’est la persévérance en un même dessein obstinément suivi. Ils sont, comme les Gaulois, mobiles et trop amateurs de nouveauté. En outre, ils n’ont pas le besoin de subordination à un grand tout : leur sens individuel les porte trop souvent à l’indiscipline. L’extraordinaire développement de leur intelligence leur fait trop bien apercevoir le pour et le contre en chaque chose pour que leur volonté se donne tout entière et pour toujours. Prompts à l’enthousiasme, ils connaissent trop l’engouement et ses faciles déceptions, avec le découragement qui les suit.

L’individualisme des citoyens, l’individualisme des cités, voilà ce qui fit la grandeur, mais aussi la faiblesse de l’esprit grec. Jamais les Hellènes n’eurent ni l’esprit de suite ni l’esprit d’organisation qui devaient caractériser les Romains. L’amour de l’indépendance est d’ailleurs, pour la volonté, un mobile moins positif que négatif : l’important est de savoir l’usage qu’on fera de sa liberté. Par ce qu’il devait à ses origines germano-galates, le Grec eut l’amour de la liberté personnelle ; par ce qu’il devait à la configuration morcelée de la Grèce, il eut l’amour de la cité libre ; mais la patrie ne fut pas pour lui cette vaste unité dans laquelle l’individu tend à se perdre comme l’infiniment petit dans l’infiniment grand. L’Etat, pour l’Hellène, c’est la cité, toujours viable et tangible, la ville où il est né, où sont nés ses ancêtres, le séjour de la famille séculaire, le foyer élargi autour duquel viennent tour à tour se ranger les générations.

La grande conscience collective ne put donc se développer chez les Hellènes comme chez les Romains. En face d’un péril, lorsque le barbare menaçait, les cités savaient sans doute unir leurs efforts : mais l’union n’était ni entière, ni durable. Le danger disparu, la rivalité reparaissait entre les cités grecques. Cette rivalité les avait fait vivre, elle devait les faire mourir. Aucune de ces cités, sauf peut-être la Rome du Péloponèse, Sparte, n’eut l’ambition constante du pouvoir, de l’influence sur autrui : l’Hellène, en général, n’était pas dominateur. Il n’éprouva donc, à aucun point de vue, le désir impérieux de l’unité. Cette caractéristique de l’histoire grecque provenait d’une qualité et d’un défaut de la volonté hellène : la qualité était le besoin d’être soi et maître de soi ; le défaut était le manque d’énergie et surtout de constance. On a fort bien dit que la Grèce eut des hommes politiques, mais n’eut pas, comme Rome, une politique.

Ce peuple dialecticien et artiste devait aboutir à la sophistique qui joue avec les idées, à la rhétorique qui joue avec les mots. Déjà, dans Homère, les héros passent une bonne partie de leur temps à discuter : eux aussi, comme les Galates, ils joignent à la passion du rem militarem celle de l’argute loqui, et la valeur de leurs bras n’a d’égale que la valeur de leur langue. Le goût de la dialectique, qui est la pensée s’exerçant sur elle-même et sur la pensée d’autrui, avec un beau détachement à l’égard des choses, fit des progrès étonnans chez cette nation raisonneuse. Et comme la parole est inséparable de la pensée, dialectique et rhétorique se confondirent. Discuter sur tout à perte de vue devint l’occupation par excellence des hommes libres. L’action finit par s’en ressentir. La politique même, pour les Grecs, se réduisit trop souvent à la dialectique et à la rhétorique, où, autrefois comme de nos jours, triomphaient les sophistes et les démagogues.


III

Renan considère les Grecs comme la moins religieuse des races, parce qu’ils n’ont point la préoccupation de la mort : « c’est, à l’en croire, une race superficielle, prenant la vie comme une chose sans surnaturel ni arrière-plan ». Vivre, pour eux, c’est « donner sa fleur, puis son fruit ; quoi de plus ! » Ce jugement d’un ami des nuances ne semble guère nuancé ; non plus que celui de Taine, qui nous représente les Grecs si peu respectueux de leurs divinités et plaisantant sur les aventures de Jupiter. Par un excès contraire, Fustel de Coulanges suspend toute la vie grecque à la religion. Le génie hellène ayant été le plus varié et le plus riche de l’antiquité, il est bien difficile et même impossible de l’enfermer ainsi dans des formules : tout a été vu ou deviné par les Grecs ; rien de ce qui est intelligible ne leur est resté étranger. Et l’inintelligible même, ils lui ont fait sa part au-delà du monde de la pensée, mais sans éprouver en sa présence la terreur profonde ou la profonde vénération des peuples mystiques. Ils étaient trop logiciens pour attacher à l’inconnaissable autre chose qu’un sentiment négatif, et, tout en élevant un autel au Dieu inconnu, ils se sont prudemment occupés du connu ou du connaissable. C’est pour cela qu’ils ont eu surtout le culte de la vie présente, celle où l’on pense, celle où l’on sent, celle où l’on agit. Platon a dit, il est vrai, que la sagesse est une méditation de la mort, mais, en le disant, il fait de l’orientalisme. Spinoza exprimera une pensée plus grecque en disant que la sagesse est une méditation de la vie. Seulement la vie, pour satisfaire l’intelligence et les sens, doit être belle et bonne : une règle de beauté, de sérénité et d’allégresse, qui commande d’ailleurs, quand il le faut, l’entier sacrifice de soi, voilà par excellence la morale grecque, dont la religion est l’expression symbolique.

On a prétendu faire dériver les dieux grecs des dieux hindous ; ces imaginations sont aujourd’hui réfutées. Les divinités hellènes ne se retrouvent pas sous forme d’épithètes dans les Védas ou les poèmes de l’Inde, d’ailleurs plus récens (nous l’avons vu) que la religion hellénique. Une seule identification a subsisté, celle de Dyâus avec Zeus, mais ces deux mots désignaient simplement le ciel, non une divinité proprement dite que les Grecs auraient empruntée aux Orientaux[6].

Des vieux Pélasges, on rapporte qu’ils adoraient le Dieu du ciel sur leurs montagnes sacrées, sans images, sans lui donner un nom déterminé. Quand il s’agit de ces temps antiques, une divinité « sans nom et sans images », c’est simplement une puissance de la nature qui n’a pas encore été humanisée, mais à laquelle, cependant, sont consacrés des fétiches, comme les pierres sacrées et le chêne de Dodone, l’aigle, le loup, la chouette, qui devinrent plus tard les « attributs » de Jupiter, d’Apollon, d’Athéné[7]. Au fond, la plus vieille religion grecque était analogue à toutes les religions primitives. Les fouilles de Mycènes et de Tirynthe, outre les restes d’un âge de la pierre taillée et polie, ont découvert des idoles informes, parfois bestiales. Déjà, cependant, la forme humaine est préférée, et le goût pour cette forme ira toujours augmentant : il caractérisera le polythéisme hellénique. Que les dieux de la Grèce aient été primitivement des objets de la nature, là n’est pas le point important ; il est clair que, dans toutes les mythologies, le soleil, la lune, les astres, la terre, jouent nécessairement un rôle, mais ce qui distingue les génies des peuples, c’est la manière dont ils conçoivent et réalisent les grandes causes des phénomènes. Or, le Grec révèle à la fois son instinct d’artiste par la belle forme humaine qu’il érige en représentation des puissances supérieures, et son instinct philosophique par la nature spirituelle de l’homme qu’il divinise. Hérodote a sur ce sujet un mot d’une étonnante profondeur : les divinités de l’Asie, dit-il, sont de forme humaine, ἀνθρωποειδεῖς (anthrôpoeideis), mais les divinités de la Grèce sont de nature humaine, ἀνθρωποφυεῖς (anthrôpopheis). Il y a dans l’homme, en effet, un élément divin, la pensée ; les Hellènes le transfèrent à leurs dieux et, en même temps, purifient les formes humaines pour les réduire en quelque sorte à leurs proportions éternelles, constitutives de la beauté : ils en font des corps glorieux et immortels, enveloppes subtiles de la subtile pensée. Au lieu donc d’être simplement les forces physiques, les divinités grecques sont plutôt les victorieuses de ces forces, pour toujours subjuguées par l’intelligence. Tandis que les dieux védiques demeurent, pour ainsi dire, enfoncés dans la Nature, luttant en elle et contre elle, les dieux grecs ont atteint, avec la pleine conscience, la gloire triomphante et l’immortelle sérénité. L’existence divine n’est pas pour cela immobile : les divinités sont encore des personnes morales et moralement libres, ayant leur caractère individuel et leurs relations sociales, si bien que la religion grecque, en somme, est surtout psychologique et « sociologique ». Comme sur la terre, la monarchie est au ciel, avec Zeus tout-puissant, et elle touche de près au monothéisme ; mais Zeus n’est pas la divinité solitaire, jalouse et dévoratrice, des cultes sémitiques. Le roi des dieux hellènes ne pouvait être un despote oriental. Il gouverne et juge avec l’aide du conseil des dieux ; il est tenu de respecter une loi supérieure, soit la coutume, soit la nécessité, que symbolise la Moira. Par le moyen de sa balance, Zeus consulte la Destinée, et il est absolument lié par elle, mais ce lien est celui de la justice.

Aussi voyons-nous, de bonne heure, avec l’élément humain et social, un élément moral s’introduire dans la vieille religion naturaliste. Chez Homère, la justice est déjà divinisée sous la forme de Thémis ; bien des notions abstraites, comme celles du Destin et celle de Parques, ont déjà reçu leur consécration religieuse. Chez Hésiode, un peuple de génies émanés de Zeus, — comme tout en émane, — parcourent la terre : leur principale fonction, essentiellement morale, consiste à observer « les jugemens équitables et les mauvaises actions. » La Justice, fille de Zeus, traduit devant le trône de son père les iniques jugemens des rois. Les rois hellènes sont donc loin de créer le juste ou l’injuste par leur volonté. Minerve et Apollon, qui personnifient la sagesse et comme le verbe de Zeus, lui sont intimement unis et ne sont même, eux encore, que des émanations de sa divine nature. Bien des mythes orientaux pénétrèrent en Grèce, comme celui d’Astarté devenue Aphrodite, mais la magie de l’imagination hellénique a changé leur brutalité en grâce, leur crudité sensuelle en beauté sereine : elle a tout idéalisé. Les Grecs seuls pouvaient, du mythe de Prométhée, tirer la plus haute philosophie en même temps que la plus haute poésie.

Le culte d’Apollon, dieu « hyperboréen », fils et révélateur de la pensée suprême, devint à Delphes, sous l’influence dorienne, l’inspirateur moral de la ligue amphictyonique, le centre religieux de la nationalité grecque. Par la bouche des prêtres de Delphes, Apollon réglait tout ce qui offrait quelque importance. Aucune nouvelle institution politique, aucun culte, aucuns jeux ne pouvaient être introduits sans son assentiment. Mais ce qui est ici remarquable, c’est encore la prédominance croissante de l’élément moral sur l’élément naturaliste. Aucune action extérieure n’est tenue pour suffisante : « c’est avec un cœur pur qu’il faut s’approcher de la divinité. » À celui qui a le cœur pur, une seule goutte suffit de la fontaine Castalie ; mais celui qui vient avec une mauvaise pensée, la « mer entière » n’effacera pas sa souillure. Déjà les vieux Hellènes avaient exprimé cette haute conception que tous les signes extérieurs qui révèlent la divinité ne sont rien, vis-à-vis de la voix divine qui se fait entendre au fond des consciences et qui ordonne d’être juste sans s’inquiéter des résultats. La religion se faisait la gardienne auguste de la justice. Si les Spartiates mettent à mort les hérauts de Xerxès, contrairement au droit des gens, les entrailles des victimes deviennent défavorables, et les prêtres déclarent que le héraut d’Agamemnon, Talthybios, a ressenti l’offense ; pour l’apaiser, deux hommes de Sparte, riches et nobles, vont en Asie s’offrir à Xerxès.

Se connaître soi-même et se juger moralement, c’est la sagesse qu’Apollon conseille. Le faible a la protection du dieu, le repentant a son pardon ; le fourbe ne recevra jamais sa lumière, le malfaiteur son assistance. Aucun État hellénique ne peut consulter l’oracle avec des intentions hostiles contre un des autres États helléniques ; le souvenir d’une guerre civile ne peut, par des trophées permanens, être perpétué dans le temple d’Apollon. Le sacerdoce delphique, formant lui-même une aristocratie spirituelle, était en rapport avec les hommes éminens des divers pays ; il désignait parmi eux « les meilleurs et les plus sages, » il encourageait les poètes, les historiens, les moralistes.

La religion grecque, malgré le préjugé contraire, fut intolérante : l’histoire d’Anaxagore, d’Alcibiade, de Périclès, de Phidias, enfin de Socrate, en est la preuve ; elle le devint surtout lorsque la Cité se sentit ébranlée et que le triomphe de la démocratie fit craindre, non sans raison, le renversement de toute autorité civile en même temps que religieuse. Les Athéniens eux-mêmes étaient parmi les plus religieux des Grecs et avaient un singulier respect pour les vieux rites ; mais, pour tout ce qui ne touchait pas directement à la religion, comment nier l’indépendance d’esprit dont ils firent preuve ? Quoique nulle part, dans l’antiquité, la pleine liberté individuelle en face de la cité n’ait été reconnue, encore est-il vrai que certaines cités étaient en tout oppressives, tandis que d’autres érigeaient l’essor même de la pensée, le culte du vrai et du beau, en vertus civiques et religieuses.

On trouve dans la théologie grecque deux conceptions différentes du monde des morts. D’après la première, les doubles des défunts mènent une vie d’ombres, pale continuation de leur existence terrestre. Cette notion, qui rappelle le Schéol des sémites, nous semble avoir été principalement pélasgique ; et d’ailleurs, la race méditerranéo-sémite constitue au fond une seule et même race, malgré la divergence ultérieure de la branche pélasgo-ibérique et de la branche sémitique. La seconde conception, qui semble plutôt hellène et « aryenne », c’est celle d’un monde des morts situé à l’ouest, près du soleil couchant, avec les Champs-Elysées pour les bienheureux et un lieu de supplice pour les coupables. C’est dire que l’idée morale, par un progrès où le génie proprement hellénique se révèle, s’introduit dans la vieille conception animiste des Pélasges. Agamemnon prend les divinités à témoin de son serment : « Vous qui, sous la terre, punissez les hommes morts, lorsqu’ils ont violé leur promesse, soyez mes témoins. » La religion grecque mettait la parole donnée sous la garde des Euménides, « filles de la Nuit, bienveillantes aux bons, terribles aux méchans. » Selon Hésiode, dont les livres faisaient autorité près des théologiens, les ombres des hommes de l’âge d’or, devenues de bons génies, « parcourent la terre pour dispenser la richesse et réprimer l’injustice ». Les esprits des méchans « sont tourmentés et tourmentent les hommes ». Si donc il est vrai de dire que le souci de la vie future ne fut pas chez les Grecs, — ni d’ailleurs chez les Hébreux, — une terrible « obsession », comme elle devait l’être chez les chrétiens ; si même le génie critique des Grecs, jusque chez Homère, se reconnaît au peu de cas que les guerriers font d’une existence réduite à l’état d’ombre, si Achille aux enfers déclare qu’il aimerait mieux être un pauvre laboureur que de commander à tous les morts, on ne peut cependant pas nier que l’idée morale d’une sanction eût déjà transformé, chez les Hellènes, le fétichisme animiste des Pélasges et des Sémites. Et il est remarquable que, chez les vieux Germains aussi, l’admission des héros dans le Walhalla d’Odin implique la transition d’une doctrine de pure « survivance »animique à la conception morale et sociale de la « rétribution ». Germains, Galates et Hellènes, ici encore, se montrent proches parens.


IV

Artistes en pensées comme ils l’étaient pour tout le reste, les Grecs devaient être des philosophes et ébaucher ou achever tous les systèmes métaphysiques : ils devaient aussi, grâce à ce noble jeu des facultés intellectuelles auquel ils se complurent, fonder les sciences déductives, entrevoir même une multitude de vérités inductives ; mais leur intellectualisme artiste devait les empêcher de parvenir à la vraie science expérimentale.

Pourquoi, d’abord, le caractère grec se prêtait-il merveilleusement à l’essor de la haute philosophie ? C’est que celle-ci est, en grande partie, un art, par cela même qu’elle est une spéculation sur un ensemble que la science positive ne peut tout entier saisir. Un peuple qui aime à ordonner les idées, comme il aime à ordonner les formes, un peuple amoureux de la vérité pour la satisfaction qu’elle donne à l’intelligence, comme il est amoureux de la beauté pour la satisfaction qu’elle donne aux sens et à l’imagination, un tel peuple sera spéculatif ; et il n’aura pas de repos qu’il n’ait épuisé toutes les hypothèses, toutes les constructions intellectuelles ; il élèvera, sous la pleine lumière du ciel intelligible, des Parthénons métaphysiques.

Parmi les sciences, il en est une qui, toute spéculative en son essence, voisine par-là de la construction philosophique, n’est qu’une longue série de notions enchaînées par un lien nécessaire : la mathématique. Elle devait être, elle aussi, le triomphe de la pensée grecque. Raisonner pour raisonner, sans autre souci que la rigueur et l’élégance des démonstrations, s’enchanter soi-même aux merveilleuses propriétés des nombres, découvrir dans les combinaisons géométriques des figures, avec les lois des formes, les premiers rudimens de la beauté, quelle joie pour des penseurs épris de l’ordre et de l’harmonie, qui avaient donné au monde le nom de Cosmos !

Mais la vérité, pour nous, hommes, qui ne la saisissons qu’abstraite, n’est pas la réalité même ; l’idée n’est pas le fait, l’ « intelligible » n’est pas le « sensible », le rationnel n’est pas l’expérimental. C’est ici que l’esprit grec devait échouer, par le défaut même de ses qualités. Le Grec était certes trop intelligent et trop curieux pour ne pas être observateur ; il fut même le plus observateur des peuples antiques et il ébaucha les sciences d’observation ; mais il n’alla pas, comme il aurait pu le faire, jusqu’à l’expérimentation suivie et méthodique, qui eût demandé, avec un certain détachement des systèmes et des vérités abstraites, la recherche minutieuse des réalités de fait. Il faut d’ailleurs distinguer entre les diverses écoles grecques, qui manifestèrent des tendances différentes. Pour le rationalisme de Platon et de ses disciples, ce qui n’est pas expliqué et ramené à des idées est presque sans valeur : le fait brut, purement sensible, gêne l’intellectualisme du philosophe. Comment aurait-il la patience de recueillir et même de provoquer une foule de phénomènes sans en saisir les causes, pour les relier ensuite par ces connexions de fait que nous nommons des lois « empiriques » ? Il semble même à ces artistes de la science que la soumission aux faits ait quelque chose de servile, qui sent trop l’industrie de l’ouvrier, non l’art du penseur libre. D’autres écoles, il est vrai, prennent une direction différente, sans aller jamais assez loin[8]. Démocrite a déjà la vraie idée de la science : il écrit une encyclopédie, où chaque science particulière est traitée et où l’ensemble est réuni par la conception mécaniste du monde. Le génie encore plus encyclopédique d’Aristote pose à son tour la base de toutes les sciences, sans exception ; mais, préoccupé de chercher les qualités au lieu des quantités, il laisse sans emploi, d’une part, la conception de l’universel mécanisme, et, d’autre part, il n’arrive pas à poser les règles ni à donner l’exemple de l’expérimentation régulière. Ce n’est point que l’expérimentation fût étrangère aux Grecs : que n’ont-ils pas vu ou entrevu ? Médecins et chirurgiens avaient déjà expérimenté ; depuis les premiers pythagoriciens, on expérimentait en acoustique, mais alors on croyait sans doute « s’adonner à une branche des mathématiques et assurer par une théorie savante un art très estimé, la musique »[9]. Agatharchus, sous la direction d’Eschyle, avait expérimenté les conditions de la perspective théâtrale et consigné ses résultats dans un livre qui excita le vif intérêt de Démocrite[10]. Mais aucun philosophe grec n’eut l’idée d’ériger l’expérimentation en organe de la science, et si cette idée manqua, si elle dut attendre ensuite des siècles, la raison en est dans la constitution de l’esprit grec, artiste et trop rationaliste, qui fut toujours préoccupé d’expliquer encore plus que de constater. Telle fut cependant la supériorité des Hellènes que, même sur ce dernier point, ils furent bien en avance sur tous les autres peuples : il s’en est fallu de peu qu’ils n’aient créé la méthode expérimentale des modernes.


V

Les Grecs de nos jours se considèrent, au point de vue de la race, comme les descendans des anciens Hellènes. Ce point a été fortement contesté, surtout par Fallmerayer. En 1851, à l’époque de la génération qui suivit son affranchissement, la Grèce proprement dite contenait environ un million d’habitans, et ce million, dont il fallait encore déduire 200 000 Albanais reconnus et 50 000 Valaques, représentait le résidu des plus complets bouleversemens dont l’histoire puisse nous donner des exemples. L’ancienne Hellade se composait de cités entourées d’un petit district rural ; dans les guerres sans nombre qui désolèrent ce pays, le vainqueur triait tous les hommes en état de combattre, puis « vendait les femmes et enfans comme esclaves. » C’est la formule bien connue qui revient sans cesse dans les récits des historiens. La civilisation antique étant essentiellement urbaine, les citoyens, qui étaient en même temps des propriétaires ruraux, périssaient avec la cité[11]. Philippe extermine les Phocidiens, Alexandre les Thébains ; les Athéniens sont déportés en masse. Délos étant devenue le grand marché d’esclaves, les Romains, après la prise de Carthage et celle de Corinthe, en amènent jusqu’à 100 000 à la fois ; les simples trafiquans en conduisent parfois jusqu’à 10 000, qu’on vend en un seul jour. Les pirates et les usuriers romains se livrent, sur les côtes de la mer Égée, à une véritable « chasse à l’homme ». Plus tard, on voit la plus grande partie de la population qui restait émigrer à Rome pour y chercher fortune, et ce courant dure des siècles. Plus tard encore, Goths et Hérules incendient Sparte, Argos, Corinthe, pillent Athènes, égorgent ou emmènent en masse la population. Puis viennent les Visigoths d’Acarie, qui détruisent presque toutes les villes, massacrent les habitans ou les emmènent en esclavage. Bulgares et Valaques ravagent la Grèce à plusieurs reprises ; les Slaves s’établissent en divers endroits. À la fin vient le Turc. Il fait disparaître, autant qu’il le peut, les grandes familles byzantines, qui pouvaient lui nuire ; il n’épargne que le paysan, dont il avait besoin pour se nourrir. Les classes supérieures disparaissent des villes ; les uns fuient à l’étranger, d’autres, qui sont restés, sont malmenés ou se font mahométans, passent même à l’ennemi. Les montagnes furent le refuge des moins soumis et des plus vaillans, ce qui augmenta le nombre des Klephtes. Montagnards et marins devaient être plus tard les héros de la Guerre d’indépendance.

M. A. Berthelot conclut de ces faits que les Grecs anciens ont été exterminés par les guerres et par les révolutions sociales, ou éliminés par la transformation du régime de la propriété. Leurs esclaves, d’après lui, ont fini par les remplacer. Les Grecs, très humains, laissaient leurs esclaves fonder des familles, à tel point que Xénophon conseille de restreindre cette faculté. À mesure que les maîtres disparaissaient dans les guerres, les serviteurs durent les remplacer. La population composite résultant de ces mélanges était constituée à la fin de l’empire romain. Malgré l’introduction ultérieure des Slaves, des Albanais, des Latins, cette population forme encore la majorité des Grecs actuels. Il est donc exagéré de prétendre, avec Fallmerayer, que les Grecs contemporains descendent uniquement de Slaves grécisés. Ils n’ont qu’une certaine quantité de sang slave proprement dit et descendent des Grecs de l’Empire romain, par exemple de ceux du temps de Justinien. Ces derniers ont fourni environ la moitié de leur sang et ont imposé leur langue, leurs mœurs, aux autres élémens plus ou moins hétérogènes. D’après la carte ethnographique des pays grecs, publiée par la Société pour la propagation des lettres grecques en 1878, les Romains et les Serbes sont nettement circonscrits, les Bulgares dominent de Misch à Vorna, occupent même la partie nord-ouest de la Macédoine, la contrée qui a pour centre Philippopolis, toute la Thrace et le sud-est de la Macédoine. Le sud de l’Albanie, Chypre et enfin la Crète, sujet de la dernière guerre, seraient en majorité hellènes ; mais on voit qu’il s’agit d’un hellénisme de seconde ou troisième main, altéré par de très nombreux mélanges.

Une chose certaine, c’est que l’indice céphalique (rapport de la largeur à la longueur du crâne), qui est d’importance majeure au point de vue des races, est monté en Grèce de 76 à 81 : le nombre des dolicho-blonds et même des dolicho-bruns y est donc devenu minime. Ce fait indique un changement profond du type : la Grèce est aujourd’hui brachycéphale, et par conséquent, au point de vue anthropologique, elle est en majorité « celto-slave. » Nous avons vu qu’on trouve cependant encore, de tous côtés, mais à l’état de dissémination, les divers traits du type grec classique : le nez droit, les grands yeux bleus, les belles chevelures blondes. M. E. Reclus, non sans y mettre quelque complaisance, reconnaît chez le Béotien d’aujourd’hui la même démarche lourde « qui faisait de lui un objet de risée parmi les Grecs » ; le jeune Athénien lui paraît avoir « la souplesse, la grâce et l’allure intrépides » qu’on lui reconnaissait dans l’antiquité. Les femmes d’Athènes, selon M. Gaston Deschamps, ressemblent plutôt à des figurines de Tanagra qu’à la Vénus de Milo, « avec une pointe de sauvagerie mutine » qui rappelle le voisinage de la race albanaise. En général, « leurs cheveux sont furieusement noirs et leurs yeux brillent sous le voile de longs cils ; leur teint est mat, légèrement pâli. » On admire d’ailleurs chez les femmes grecques la dignité calme, la vivacité de sentimens, la naïveté, l’entier dévouement à ceux qu’elles aiment.

Il est des ressemblances de mœurs, de coutumes, de genre de vie, qui traversent nécessairement les siècles, surtout dans les contrées où le mouvement de la civilisation moderne a été peu intense. Un pays de côtes et d’îles comme la Grèce favorisera toujours la vie maritime, et ses montagnes conserveront des coutumes qui remontent à des siècles. Mais ce sont là des ressemblances superficielles. On en peut dire autant des qualités ou défauts qui sont sous la dépendance immédiate du genre de vie que le pays commande. La langue elle-même impose un certain pli, favorise tels modes de penser et surtout de parler. Il y a de la rhétorique dans les langues mêmes du midi, il y en a, nous l’avons vu, et aussi de la dialectique dans la langue des Grecs. Mais, ici encore, nous sommes en présence d’héritages intellectuels, d’une éducation de la pensée et de la parole qui n’entraîne pas nécessairement les mêmes facultés profondes qu’à la grande époque hellénique. Juger les caractères nationaux d’après tous ces signes, ce serait juger d’après les dehors.

La Grèce, en outre, n’a pu être radicalement transformée depuis son affranchissement ; il lui reste donc plus d’une empreinte des temps malheureux. Les défauts traditionnels de la volonté grecque n’ont pu que s’augmenter par le mélange d’une forte quantité de sang slave et par la longue ; servitude que la nation a subie : légèreté, mobilité, horreur des grands efforts et surtout des efforts soutenus, propension à une paresse agitée et affairée, qui fait plus de bruit que de besogne. L’agriculture, chose trop pénible, est délaissée. Aimant mieux faire usage de son esprit que de ses bras, le Grec préfère le commerce, pour lequel d’ailleurs il a une grande aptitude. Outre des commerçans, la Grèce actuelle produit des banquiers, qui ne sont pas sans rappeler les qualités et les défauts des banquiers israélites ; elle produit des marins, des avocats et surtout des politiciens. Le plaisir suprême de ce peuple sobre, a-t-on dit, c’est de parler politique autour d’un verre d’eau, « depuis neuf heures du soir jusqu’à trois heures du matin ». Le Grec est le plus tempérant des Méridionaux ; il boit beaucoup, mais il boit de l’eau ; la nourriture d’un laboureur anglais suffirait en Grèce, dit About, à une famille de six personnes. Les anciens nous montraient déjà l’Athénien content d’une tête de poisson, d’un oignon, de quelques olives. Cette modération dans la manière de vivre subsiste encore aujourd’hui et constitue une des qualités de cette race, tempérante et frugale par nécessité autant que par habitude. Pour la chasteté comme pour la sobriété, le Grec l’emporte sur les autres Européens. La natalité illégitime est très faible en Grèce, 12 sur 1 000 et, dans les campagnes, presque zéro. L’opinion est d’ailleurs très sévère à cet égard : le mariage s’impose au séducteur sous peine de meurtre. On ne badine pas avec l’amour[12].

La sensibilité grecque, comme celle de tous les Méridionaux, est éminemment irritable : éternelles sont les rancunes, terrible la vendetta. Sous ce rapport, Grecs, Siciliens, Napolitains, Corses et Espagnols se ressemblent. C’est un trait de la race ibéro-ligure. L’humeur du Grec n’en est pas moins enjouée ; il aime les plaisirs faciles et qui viennent sans effort, la douce fuite des heures légères. À un voyageur qui lui demandait le pourquoi de ses occupations, un Grec répondit : L’heure passe[13]. L’Hellène est passionné pour la musique, la danse, les fêtes. Ses rapsodes errans sont encore en bon nombre. Ses chansons populaires se chantent sur un rythme monotone et mélancolique, mais la mélancolie n’est guère que dans la musique. L’Hellène aime la représentation, il aime la gloire ; mais il a conservé le sentiment égalitaire des républiques. Les titres de noblesse n’ont pu s’implanter en Grèce : ils sentent l’orgueil, tandis que le Grec a simplement de la vanité. Et cette vanité est trop universelle pour créer des différences sociales.

L’élément pélasgo-ibérique, mêlé à l’élément slave, dans des pays longtemps asservis, engendre facilement des caractères renfermés on soi, défians à l’égard d’autrui, surtout de l’étranger, peu communicables sous des dehors ouverts, préférant les lignes tortueuses à la ligne droite. Le græculus fut de tout temps accusé de mettre sa subtilité au service de l’intrigue. La sociabilité de la race est toujours la même : le Grec est poli, hospitalier ; il est démonstratif ; mais il ne se livre pas. De tous les peuples bavards et aimables, a-t-on dit, c’est « celui qui se révèle le moins à l’étranger qui passe. » Comme l’Italien, l’Hellène s’enivre de sa propre éloquence, mais, pas plus que l’Italien, il ne s’enthousiasme facilement. Il a un flegme démonstratif et loquace, si on veut donner le nom de flegme à cette verve qui se possède, à cette raison lucide que n’échauffe pas la chaleur des paroles. Les croisés de 1204, « prud’hommes et droicturiers », ne purent vivre en bonne intelligence avec les Byzantins. C’étaient cependant des races également spirituelles et ayant des points communs. Mais « elles sont séparées, dit M. Deschamps, par des différences fondamentales qui s’effaceront malaisément. » Dans les Chroniques de Morée, les compatriotes de Villehardouin, prince d’Achaïe, se plaignent de l’excessive subtilité du peuple trop ingénieux qu’ils ont conquis. Le Grec moderne a toujours l’esprit avisé, prévoyant, « inépuisable en ruses », qu’Athéné admirait chez Ulysse.

Ce qu’on vante le plus, et avec raison, ce sont les qualités intellectuelles des Grecs modernes. Il y a d’ailleurs ici des distinctions nécessaires. Le fait que, parmi eux, tous les gens cultivés entendent le français et l’anglais ne prouverait à lui seul qu’une facile assimilation des langues, qui se retrouve à un plus haut degré encore chez les Slaves. La vivacité intellectuelle, commune aux Slaves et aux Méridionaux, ne serait pas non plus une preuve suffisante de supériorité. Mais, soit identité partielle de race, soit effet de l’éducation et de la tradition, le Grec moderne, comme l’ancien, est éminemment curieux ; de plus, il aime la discussion, il s’y montre subtil et fin. Son imagination, comme celle des anciens Grecs, est alerte et colorée ; il est spirituel ; il a, dans la parole, l’aisance et la faconde. Il naît avocat, comme le Circassien naît soldat. Edmond About, qui s’y connaissait, trouvait aux Grecs de l’esprit autant qu’à peuple au monde : il n’est, ajoute-t-il, « aucun travail intellectuel dont ils ne soient capables. » Les ouvriers, en quelques mois, deviennent aptes à un métier difficile. Taine, à son tour, nous montre un village tout entier, prêtre en tête, interrogeant et écoutant curieusement des voyageurs ; tous traits qui rappellent nos ancêtres galates comme leurs ancêtres grecs.

Un peuple aussi intellectuel ne pouvait manquer de s’ouvrir avec empressement à l’instruction moderne. Comment ne pas admirer cette soif de s’instruire si répandue on Grèce, ces villageois qui, malgré leur pauvreté, fondent des écoles, tiennent même « des classes en plein air » ; ces étudians qui, pour subvenir à leurs besoins pendant leurs études, exercent un métier, — sauf à être dégoûtés plus tard de toute occupation « non libérale » ; — l’initiative privée et les villes consacrant des sommes considérables à des fondations pour l’instruction publique, pour les sociétés savantes, les musées, les bibliothèques, les universités ?

En 1832, la Grèce n’avait que 75 écoles primaires élémentaires, 18 écoles primaires supérieures et 3 collèges. En 1892, elle comptait 2 400 écoles élémentaires ou professionnelles, 80 écoles privées, 300 écoles primaires supérieures, 5 écoles ecclésiastiques, 5 écoles normales, 5 écoles nautiques, une école supérieure pour les jeunes filles, 35 collèges, une école polytechnique, enfin une université, avec des élèves venus de toutes les rives de la mer Egée. 80 pour 400 des hommes et 23 pour 100 des femmes savent lire. En 1832, il n’y avait d’imprimerie grecque qu’à Constantinople, Corfou et Zante. Dès l’année 1878, la Grèce comptait 104 imprimeries et 80 libraires et avait publié 1 479 livres de 1807 à 1877. Cet heureux pays possède maintenant plus de 30 journaux et près de 30 revues. La langue française est enseignée partout en Grèce, concurremment avec le grec classique. Notre esprit, notre littérature, nos arts, notre éducation sont beaucoup plus en harmonie avec le génie grec que ne le seraient ceux des autres pays.

Maintenant, n’y a-t-il point des ombres au tableau ? On reproche à toute cette instruction d’être quelque peu superficielle, de chercher plutôt le « bien dire » et l’apparence de la science que la science solide et les connaissances positives. La tradition hellénique est encore ici visible. On reproche surtout à cette instruction généralisée de ne pas être en rapport avec les besoins réels du pays et d’exciter dans les esprits des ambitions impossibles à satisfaire. Ce mal universel est plus sensible en Grèce qu’ailleurs, car il est favorisé par le caractère même de la nation ; et il y est plus dangereux qu’ailleurs, car une nation pauvre a plus besoin de travailleurs que de discoureurs. Dès l’année 1876, sur 2 634 étudians qui encombraient l’université d’Athènes, la moitié à peu près, 1 281, était pour les études de droit, 867 pour la médecine. Athènes est une grande fabrique d’avocats inutiles ou nuisibles. Un certain nombre d’étudians en médecine viennent compléter leurs études à Paris ou à Vienne ; après quoi, ils ne veulent plus s’enterrer dans un village, fût-il sur les flancs sacrés du Pinde ou du Parnasse[14].

Capo d’Istria, politique prévoyant, redoutait la trop soudaine et trop complète extension des connaissances modernes, surtout de l’instruction littéraire, dans un peuple ruiné, où l’agriculture, où l’industrie manquent de bras, où la rhétorique ne fut toujours que trop en honneur[15] ». Il prévoyait la poussée vers les carrières libérales et l’abandon des arts ; il s’opposait à la création d’un trop grand nombre d’établissemens d’instruction supérieure, dispensateurs de diplômes, et même à celle d’un trop grand nombre d’établissemens d’instruction secondaire ; il voulait multiplier les écoles pratiques et professionnelles : il voulait que la nouvelle Grèce vécût avant de philosopher. On sait comment des fanatiques mirent à mort cet « ennemi de la liberté et du progrès ». Aujourd’hui, tous les Grecs éclairés qui se préoccupent de l’avenir nous signalent les deux fléaux qui sévissent en Grèce : extension du fonctionnarisme et accroissement de l’armée des déclassés. Tout Grec, ou à peu près, dit M. Nicolas Politis, croit que la principale mission du gouvernement est de donner une « place » soit à lui-même, soit à un membre de sa famille. Il y a une série de fonctionnaires attachée à chaque parti : ceux de l’opposition attendent le renversement du ministère pour prendre les places de leurs rivaux ; chaque parti ayant un état-major, dès son avènement au pouvoir tout son personnel est placé, « du premier préfet au dernier maître d’école. » Pendant ce temps, que font ceux de l’opposition, comment vivent-ils ? Ils végètent dans la misère et, n’ayant pas de métier, gagnent leur vie comme ils peuvent, en attendant le renversement du ministère et le triomphe de l’antistrophe sur la strophe. M. Politis nous apprend même que quelques-uns, dignes compatriotes du sage Ulysse, ont soin d’avoir dans leur propre famille des membres qui sont du parti ennemi au leur, de sorte que, soit d’un côté, soit de l’autre, il y a toujours une place dans la famille. Quant aux déclassés, ils sont, pour la plupart, des jeunes gens instruits qui auraient cru déchoir en continuant le métier de leur père, métier plus ou moins manuel et « servile ». En Grèce comme partout, ils se font ou politiciens, ce qui est le plus conforme à la tradition athénienne, — ou journalistes, — une profession qui eût eu aussi à Athènes le plus grand succès ; ou encore socialistes, ce qui est propre à l’exercice de la dialectique. M. Politis nous apprend que bon nombre finissent en cour d’assises, s’évadent de prison et deviennent brigands, le brigandage n’étant autre chose que la forme revêtue en Orient par l’anarchie. Il est vrai que ces bandes de brigands, loin d’être elles-mêmes anarchiques, sont fort bien organisées, et forment « de petits états dans l’Etat ». Elles envoient « des circulaires », lèvent des impôts sous forme de rançons, délèguent des ministres plénipotentiaires au gouvernement « pour lui demander de fortes sommes, » jusqu’à ce que le gouvernement, lassé de payer, leur livre enfin bataille. Il y a quelques années, près de Lamia, on a vu le fameux chef de bande Papakyritzopoulos, ancien élève de l’école préparatoire des sous-officiers, faire prisonniers, par un choix heureux, le procureur même du roi et le juge d’instruction, puis intimer au gouvernement l’ordre de retirer ses troupes, avec menace, en cas de refus, de tuer les prisonniers. Le gouvernement, sacrifiant les deux magistrats, se décida à poursuivre les brigands et à livrer bataille. Récemment, inquiet du nombre d’avocats sans cause ou de médecins sans cliens qui dissertent à Athènes et ailleurs, le gouvernement grec a imposé des droits d’inscriptions à la charge des étudians de l’Université, afin de débarrasser la Grèce d’un certain nombre de dialecticiens ou de politiciens. Mesure dont on ne saurait trop approuver la sagesse. À peine échappé à la domination turque, et sans apprentissage préalable, le Grec moderne a reçu d’un seul coup toutes les libertés qui, de nos jours, peuvent appartenir à un citoyen : liberté politique, suffrage universel, instruction publique, liberté de la presse ; beaucoup de Grecs prudens trouvent qu’une arme n’est bonne qu’à qui sait la bien manier, et pour de bonnes fins. Il faut convenir que les libertés modernes sont particulièrement dangereuses en un pays qui a toutes les misères avec toutes les ambitions. La Grèce manque absolument de capitaux, ce qui n’empêche pas ses rhéteurs socialistes de faire des conférences publiques sur la « tyrannie du capital », une thèse que Gorgias aurait regret de n’avoir point connue. De nos jours, comme jadis, c’est la politique et les politiciens qui ont perdu la Grèce. Ecoutez tous ceux qui ont suivi de près les affaires de ce pays, ils vous diront que l’autorité, au lieu d’y être regardée comme la gardienne de l’ordre public, y est devenue un instrument au service des partis ; que, aux yeux de l’administration, une seule classe de citoyens mérite protection et sollicitude, à savoir les partisans du gouvernement : tout citoyen qui n’est pas rangé sous « la bannière gouvernementale » est considéré comme un « ennemi ». On ajoute que, l’administration étant tout, les députés ont une seule chose à cœur : se maintenir dans ses bonnes grâces. Nommés pour faire principalement les affaires de leurs électeurs, ils soutiennent les ministres qui les y aident. Quand on nous fait encore le tableau de l’ingérence des députés dans la nomination des fonctionnaires, choisis par faveur, devenus des agens politiques et chargés de la défense d’intérêts individuels ; quand on nous montre cette ingérence s’étendant à la distribution de la justice, grâce au droit, qu’a le gouvernement de déplacer les magistrats et de les avancer ; quand, enfin, on nous décrit l’empiétement des députés sur les choses de l’armée, l’immixtion de la politique aboutissant à la désorganisation des différens services, à l’indiscipline et au favoritisme, les députés distribuant exemptions et dispenses, assurant même l’impunité aux déserteurs et aux insoumis ; le droit donné à tout officier de se présenter aux élections, la politique enfin présidant à la formation des états-majors, la politique plaçant ses favoris à la tête des armées, on comprend les désastres que la Grèce a subis et on entrevoit ceux qui attendraient, dans n’importe quel pays, les imitateurs de ce régime.

Un des plus beaux traits du caractère grec, c’est l’amour passionné pour la liberté et pour l’indépendance : on sait à quel héroïsme cette passion s’est élevée en notre siècle et, là encore, on reconnaît les dignes fils des Grecs. Descendans ou non des anciens Hellènes par le sang, ils le sont, a-t-on dit, au point de vue moral ; façonnés par le même milieu, héritiers de leurs traditions et de leur langue, ils peuvent, à l’exemple de l’Italie, être appelés un jour à un vrai « resorgimento », si l’on en juge par leur admirable essor depuis les quelques années qu’ils sont affranchis. Leur tort est d’avoir voulu marcher trop vite et, qui plus est, marcher seuls, sans le concours de l’Europe. C’était oublier que la politique internationale, aujourd’hui plus que jamais, est soumise à des conditions de solidarité. C’était oublier aussi que, dans notre vaste monde moderne qui lui doit ses sciences et ses arts, la Grèce est devenue matériellement trop petite. Déjà exiguë jadis, elle l’est encore davantage relativement à notre civilisation actuelle ; fût-elle habitée par la plus pure race hellène, elle aurait grand’peine à ressaisir son ancienne gloire. En outre, elle n’a plus aujourd’hui la situation privilégiée qui la fit profiter à la fois de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique : l’axe de la civilisation s’est déplacé. Enfin les conditions de la guerre moderne ont diminué, au profit du nombre, de l’armement et de la tactique, l’importance des frontières et défenses naturelles. L’Olympe et les Thermopyles ne sont plus infranchissables ; la Grèce n’est plus « le piège à trois fonds » dont parle Michelet ; où les hordes perses vinrent se perdre, les bataillons turcs, armés et commandés à l’allemande, ne peuvent que trop bien passer. Insuffisante est la population que les siècles ont laissée à l’Hellade : deux millions d’habitans environ.

La politique a bien des retours, et les peuples qui veulent vivre ont bien des ressources. Si les circonstances lui redeviennent favorables, si elle sait se recueillir, se fortifier et attendre, la Grèce pourra un jour, comme on le lui a plus d’une fois prédit, retrouver la prépondérance maritime dans la Méditerranée orientale. Ceux qui ont confiance dans ses destinées, — et nous sommes du nombre, — nous montrent les motifs de consolation qui lui restent dans ses malheurs, le côté généreux de ses plus folles entreprises, l’ardeur de son élan national, la mobilisation accomplie avec rapidité, soixante-dix mille hommes en peu de temps réunis, les réservistes répondant presque tous aux appels, personne n’élevant la voix pour se plaindre, malgré une interruption de six mois dans les affaires et dans l’administration de la justice ; le pays donnant sans compter et consentant à tous les sacrifices d’hommes ou d’argent que le gouvernement lui demande ; n’y a-t-il pas là les preuves des plus précieuses qualités d’abnégation ? L’ardent patriotisme de ce petit peuple, la profonde unité des esprits, l’étroite fraternité qui unit les Grecs aux autres Grecs résidant dans la Turquie d’Europe ou en Asie, la « vie nationale » qu’ils vivent avec eux, « en dehors du gouvernement, » la persuasion où ils sont de former une famille unique, l’orgueil de leur ancienne gloire, qui est leur vrai lien, l’entière confiance qu’ils ont dans les destinées de leur « race », tous ces traits montrent l’importance et la force des traditions de l’ordre moral et social, qui unissent réellement les esprits et en forment une même âme, malgré l’inextricable mélange d’élémens ethniques qui ont pu constituer le corps de la nation. Sans aller jusqu’à soutenir, avec Lazarus, que l’être des peuples ne repose sur aucun rapport extérieur et proprement naturel, — identité de race ou communauté de langue, régime des biens, etc., — on peut lui accorder que les rapports psychologiques et les dépendances sociales vont sans cesse croissant, et qu’un peuple est avant tout un ensemble d’hommes qui se regardent comme un peuple ; « œuvre spirituelle de ceux qui le créent incessamment, » son essence est dans sa conscience et dans son vouloir-vivre. S’il en est ainsi, on peut encore beaucoup attendre, en dépit de ses revers, d’un peuple qui a conservé, avec l’indomptable souvenir, l’indomptable espérance.

Alfred Fouillée.
  1. Quatrefages, Histoire des races humaines, t. I, p. 282. Reinach, le Mirage oriental, p. 55. Les dolmens de l’Allemagne du Nord, formés de blocs erratiques, sont les plus anciens que l’on connaisse. Ceux de l’Inde et de l’Afrique du Nord sont bien plus récens. Dans les pays favorisés qui se civilisèrent de bonne heure, comme l’Italie et la Grèce, on ne trouve pas de dolmens proprement dits, mais ces constructions en gros blocs, dites cyclopéennes, qui témoignent déjà d’un très grand progrès dans l’art de bâtir. On crut d’abord que l’étain venait de l’Inde ; c’est, au contraire, le mot sanscrit Kastira qui vient du grec ϰασσίτερος (kassiteros), et des textes grecs montrent que l’Inde, prétendue patrie du bronze, recevait son étain d’Alexandrie au IIIe siècle après J.-C.

    Les épées de bronze découvertes à Mycènes sont à soie, ont souvent des pommeaux d’albâtre et des ornemens en or ; la majorité des épées du bassin du Rhône et de la France entière sont de ce type à soie, avec pommeaux en bois, en corne ou en or. Les poignards à soie et les haches plates trouvées à Troie et dans l’île de Chypre sont identiques aux plus anciens poignards et haches de la Sicile, de l’Italie, de la France, surtout du bassin du Rhône. Une même industrie du bronze a donc existé et rayonné dans tout le bassin de la Méditerranée.

    Si l’ancienne théorie était vraie, l’île de Chypre, fertile et riche en métaux, très voisine de l’Égypte et de la Syrie, devrait offrir aux archéologues une couche inférieure de civilisation tout orientale, à laquelle se serait superposée plus tard une couche hellénique. Les fouilles récentes de M. Ohnefalsch-Richter ont prouvé, au contraire, qu’à Chypre comme sur beaucoup d’autres points, c’est la civilisation égéenne ou méditerranéenne, analogue à celle de Troie, qui est primitive ; puis vient une couche orientale, et enfin une couche répondant à la Grèce historique.

  2. La langue grecque, d’après les recherches les plus récentes, ne vient nullement du sanscrit. Ce dernier, avec les langues de l’Inde, est plus éloigné de la langue aryenne primitive, à plusieurs égards, que les langues européennes, notamment le lithuanien, le grec, le vieux latin ; et la langue mère a dû être européenne, non asiatique (Sayco, Principes de philologie comparée ; Paris, 1884, p. 13.). L’écriture indienne, qu’on croyait si antique, dérive des alphabets grecs et araméens : elle est postérieure à Alexandre le Grand. Les Védas, où l’on avait voulu voir lu « première effusion lyrique de l’humanité », ne sont des chants ni primitifs, ni naïfs : ce sont des œuvres savantes postérieures à l’an 1000 avant notre ère et mis par écrit vers le IIIe siècle après J.-C. (Bergaigne, la Religion védique, 3 vol., 1878-1883.). De même pour l’Avesta ; selon M. James Darmesteter, cette littérature est postérieure, non seulement à Alexandre le Grand, mais à la renaissance de l’Empire persan sous les Sassanides, c’est-à-dire trois siècles après J.-C. (Halévy, Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions, 1881, p. 214.).
    On a montré aussi que l’origine asiatique de nos espèces domestiques est un pur mythe. Si les Asiatiques, d’ailleurs, avaient introduit des animaux domestiques en Europe, ils n’auraient pas manqué d’y importer des chameaux et surtout des ânes, qui font précisément défaut dans tous les gisemens de l’âge de la pierre (A. Otto, Zur Geschichte der aelteston Hausthiere ; Breslau, 1890. Rien ne prouve non plus que le blé vienne de Mésopotamie.) En un mot, tous les argumens en faveur des origines orientales sont aujourd’hui contestés.
  3. Envahie par les Thraces et les Hellènes, la Grèce n’en avait pas encore fini avec les conquérans septentrionaux. Soixante ans après la guerre de Troie, les Doriens descendent à leur tour des montagnes de l’Olympe et finissent par s’emparer du Péloponèse. Ces Dorions n’introduisirent pas en Grèce d’élémens ethniques vraiment nouveaux. Ils étaient une sorte d’équivalent des Germains, probablement de race analogue. Leur invasion fut d’ailleurs présentée comme un « retour » des Héraclides. O. Müller a montré que, si les Doriens étaient plus rudes et plus belliqueux que les autres Hellènes, ils n’étaient point cependant les barbares qu’on a supposé et avaient, au fond, les mêmes qualités que leurs congénères. Ils n’en produisirent pas moins, eux et toutes les autres peuplades entraînées dans la migration, une sorte de « moyen âge hellénique », comme les invasions des peuples germains, de race non moins intelligente, devaient produire plus tard notre moyen âge. Pendant ce temps, le commerce phénicien devint prépondérant, et avec lui les influences orientales dans l’industrie. Grâce à ces influences mêmes, le moyen âge dorien prit fin rapidement, et la civilisation proprement hellénique put se produire.
  4. Déjà, selon Hippocrate, si les Asiatiques sont d’un naturel plus doux et moins belliqueux que les Européens, la cause en est surtout dans l’égalité des saisons : une perpétuelle uniformité entretient l’indolence ; un climat variable donne de l’exercice au corps et à l’âme. Aristote explique la supériorité de la Grèce par la situation intermédiaire qu’elle occupe entre les régions froides de l’Europe septentrionale et les contrées chaudes de l’Asie ; c’est ainsi, dit-il, que les Grecs « réunissent à l’énergie des Barbares du Nord la vivacité d’esprit des Asiatiques. » Sans nier la part de vérité que ces réflexions contiennent, il faut reconnaître que le climat est insuffisant pour expliquer le caractère grec. Comment croire que le ciel pur et transparent de l’Attique soit une raison sérieuse, sinon d’un certain goût de clarté et de lumière qui peut se retrouver aussi bien dans toutes les contrées méridionales ? Les côtes de Ligurie, de Nice à Gênes, sont découpées en sinuosités sans nombre, comme celles de la Grèce ; elles ont la même pureté de ciel, la même netteté de contours dans les montagnes et dans les rivages ; pourquoi les figures n’ont-ils pas été artistes ? Pourquoi a-t-il fallu que les Grecs vinssent à Nice et à Antibes comme à Marseille ? Les Grecs ont essaimé sur toutes les côtes de la Méditerranée et partout ils ont montré des qualités analogues ; ce qui prouve bien que ces qualités tenaient à la race plutôt qu’à la situation et au milieu. On a très justement comparé la Grèce antique à la Grande-Bretagne d’aujourd’hui, du moins au point de vue du commerce maritime et de l’expansion coloniale ; et les qualités des Anglais, comme celles des Grecs, se retrouvent partout où ils vont.
  5. Les Achéens d’Orchomène avaient déjà trouvé le moyen de dessécher le Copaïs par des travaux, que nos ingénieurs n’ont pu renouveler encore.
  6. Otto Gruppe, Die Griechischen Culte und Mythen ; Leipzig, 1887.
  7. Voir Tiele, Manuel de l’Histoire des religions.
  8. Voir l’excellent travail de M. Egger : Science ancienne et science moderne.
  9. V. Egger, ibid., 21.
  10. Ch. Lévêque, l’Atomisme grec et la Métaphysique (Revue philosophique, 1868).
  11. Voir M. A. Berthelot, dans la Grande Encyclopédie, art. Grèce.
  12. La natalité en général est élevée, quoique inférieure à celle de la Russie et de l’Allemagne. La mortalité est faible, 20 p. 1 000. Seuls les pays Scandinaves offrent des chiffres aussi favorables.
  13. M. Gaston Deschamps, la Grèce d’aujourd’hui.
  14. Voir, dans la Revue du 1er mars 1887, l’étude de M. Émile Burnouf.
  15. L’agriculture, en Grèce, est restée rudimentaire, ainsi que l’industrie. Vainement on a de grandes forêts dans les montagnes : on ne sait pas les exploiter, et on fait venir les bois de charpente d’Autriche, de Prusse, d’Italie, d’Allemagne. En outre, les bergers grées prennent l’habitude d’incendier les forêts pour pouvoir y conduire leurs troupeaux. « Le gouvernement assiste impassible au flamboiement des forêts (Voir M. N. Politis, Revue de Sociologie, 1894.)