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Le Règne de l’esprit malin (Mercure de France)/5

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Mercure de France 1er juillet 1914, tome 110, n° 409 (p. 88-101).


CHAPITRE CINQUIÈME


1

A plusieurs jours de là, Adèle un matin appela sa fille (c’était, on s’en souvient, la femme de ce Lude, qui s’était sauvé) :

— Marie, dis-moi, est-ce que tu m’aimes ?

— Oh ! oui, maman, je t’aime bien.

— Tant que tu peux ?

— Tant que je peux.

— Alors écoute…

Mais elle se tut. On ne peut pas toujours dire ce qu’on veut, ni si vite qu’on le voudrait. Elle regardait devant elle. Quoiqu’elle n’eût pas trente-cinq ans, on aurait dit une vieille femme. Ses joues s’étaient creusées, son nez s’était pincé, il y avait un pli sous son menton comme si une ficelle lui était entrée dans la peau, et ses cheveux déjà, qui avaient été d’un beau noir, devenaient gris en arrière des tempes. C’est que le chagrin s’est logé chez nous. Elle ne dormait plus, elle ne mangeait plus. Et ce qu’elle avait maintenant à dire était bien difficile à dire, surtout à une petite fille qui n’a pas encore sa raison et qui ne vous comprendrait pas si on voulait lui expliquer les choses. De sorte qu’ayant réfléchi elle se décida d’aller droit où elle devait.

— Eh bien, Marie, puisque tu m’aimes, est-ce que tu viendrais avec moi ?

— Oui, maman, dit la petite.

— Mais je ne t’ai pas encore dit où on irait ; peut-être que tu n’y seras pas aussi bien qu’ici, et puis tu ne pourras plus aller à l’école, tu n’auras plus tes amies…

— Ça ne fait rien, maman, où que tu ailles j’irai, parce que tu es bien plus mon amie que toutes mes autres amies…

Et elle regarda sa mère, et elle avait des très beaux yeux. C’était une petite personne soignée. A cause de ses cheveux très tirés en arrière, son front était lisse et tendu. Elle était seulement un peu pâle de teint.

Et sa mère la prit contre elle, l’ayant assise sur ses genoux. Douce consolation, quand même ! On n’entendait plus rien qu’un craquement parfois comme si quelqu’un marchait sur le toit. C’était la neige qui commençait à fondre.

— Écoute, ma petite Marie, puisque tu veux bien, sais-tu ce qu’on va faire ? Je ne peux plus rester ici… (elle s’arrêta un instant), non, j’aime mieux ne pas rester, et aussi à cause de toi ; alors j’ai pensé à notre petite maison d’en haut la montagne. Il n’y a qu’une chambre, mais c’est assez pour nous, et on y sera très seules, c’est vrai, mais quand je suis avec toi, je ne me sens jamais seule…

— Et moi non plus, maman, dit la petite Marie, quand je suis avec toi.

Alors Adèle l’embrassa longuement ; il semble qu’on ne va plus pouvoir ôter ses lèvres. Toujours ce bruit qui se faisait entendre sur le toit et un paquet de neige en tombait par moment.

Tout à coup la petite Marie demanda :

— Et papa, est-ce qu’il viendra avec nous ?

— Oh ! oui, dit Adèle, il viendra.

— Et quand est-ce qu’il viendra ?

— Pas encore, dit Adèle, parce qu’il est parti pour un grand voyage, mais bien sûr qu’il viendra quand même…

Et elle se détourna, prise d’une grande envie de pleurer.

Il faut pourtant se contenir, il faut même paraître gaie : là est le plus difficile et le plus dur. Mais elle tâchait de tout cacher à l’enfant, se disant : « C’est déjà bien assez que je souffre, sans qu’il y en ait une de plus à souffrir. » Il était arrivé ceci qu’après le départ de son mari la punition était tout entière retombée sur elle et c’était sur elle qu’on s’était vengé. On lui disait : « Et ton mari le voleur, tu n’as pas de ses nouvelles ? Il a bien raison de ne pas revenir. » Beaucoup de personnes ne la saluaient plus. Et d’autres, au contraire, prenaient en lui parlant un faux air de pitié, avec des mots mielleux, des façons de pencher la tête qui lui faisaient plus mal encore. Elle avait bientôt vu qu’elle ne pourrait plus y tenir.

Mais il n’y a point de vraie solitude pour le cœur, quand il s’est donné. Un trou se fait, l’amour le comble. Il répare à mesure les ruines, et remplit les vides à mesure ; un grand courage lui venait, parce qu’elle avait tout accepté.

Elle embrassa de nouveau sa fille. La petite Marie ne demandait plus rien. Est-ce que vraiment elle ne s’était pas doutée de quelque chose ? On lui avait dit que son père était parti pour un grand voyage, maintenant elles allaient partir, elles aussi, pourtant elle restait confiante ; c’est peut-être simplement que là aussi l’amour opère et le vrai miracle est l’amour.

Elles se turent, elles étaient bien. C’est étonnant le peu de bruit qu’il y a dans le village ; il semble vide, le village. Mais Adèle maintenant y vivait en étrangère : à peine savait-elle ce qui s’était passé.

Elles eurent vite fait de tout préparer pour le départ ; le lendemain au petit jour le mulet attendait déjà devant la porte.

Dans un sac de toile grise étaient leurs provisions, dans un autre sac leurs habits ; elles les fixèrent au moyen de cordes ; en haut du bât, les pieds en l’air, elles attachèrent la marmite, puis elles fermèrent la porte à clef.

Il faut bien regarder encore un peu notre maison : Dieu sait quand on y rentrera. Adèle avait les larmes aux yeux.

— Ne pleure pas, maman, dit Marie.

Adèle sortit son mouchoir, puis prit le mulet par le mors, et elles se mirent en route.

Elles avaient à traverser toute une bonne moitié du village ; elles ne rencontrèrent personne. C’était l’heure pourtant où les gens sortent de chez eux, étant pressés de sentir l’air ; personne dehors, ce matin-là. Elles allèrent. Elles furent vite dans les champs. Le chemin se mit à monter. Devant elles, se dressaient des bois, et le mulet allait sagement sous son bât, entre les haies lourdes de neige, d’où on voyait de temps en temps un drôle de gros oiseau, à tête rouge, s’envoler.


2

L’Homme avait été se loger à l’auberge, que Simon, sa femme et toute la famille avaient quittée en grande hâte rien qu’en le voyant s’approcher.

Il eut ainsi à sa disposition quatre chambres, outre la salle à boire, une grande cuisine et la cave, qui était pleine, vu que les achats annuels ne se font qu’après la vendange.

On comprenait assez Criblet. Le boire, maintenant, ne lui coûtait pas cher, le coucher guère plus, le manger pas davantage. Il y avait deux ou trois caisses de macaronis, un sac de pz, un tonneau de harengs : des saucisses et des jambons en quantité pendaient dans la cheminée ; ces sortes de choses d’ailleurs ne l’intéressaient qu’assez peu : où il avait été tout d’abord, c’était à la cave, et avait tapoté l’un après l’autre les tonneaux : alors il avait paru rassuré.

Ils menaient joyeuse vie, ils n’étaient encore que les trois. L’Homme, Lhôte et lui, ça allait très bien. L’Homme paraissait tout content, Lhôte ne disait pas grand’chose, lui était libre comme l’air. Il descendait avec son litre vide, il remontait avec son litre plein ; il allait s’installer près de la fenêtre, à une des tables : dix à douze verres ne nous font pas peur. Mais, de même que dans ces machines à musique, où on n’a qu’à mettre deux sous, le dernier surcroît d’un verre vidé provoquait chez lui un déclenchement, et une chanson commençait qui avait bien vingt-cinq couplets, qu’il chantait en branlant la tête. Des heures il restait sans bouger (sauf le mouvement de sa tète, et celui de lever son verre, qui est un mouvement plaisant ; oui. c’était une bonne vie). L’arrivée de Clinche gâta un peu les choses.

Car Clinche fut le premier qui arriva d’entre les gens du village, étant venu heurter un soir, et on l’avait fait entrer.

Il dit :

— Ma femme me rendait la vie intenable. J’ai bien essayé de la corriger, je m’y suis pris de toutes les façons, rien n’y a fait, elle est barrée. Alors je lui ai dit que je foutais le camp.

Et, humant l’air avec satisfaction :

— Il fait meilleur chez vous tout de même. Si ces messieurs le permettaient…

L’Homme dit simplement :

— Vous voyez, il y a de la place.

Et Clinche s’était installé, qui fut ainsi le quatrième, et il ne s’en, repentit pas.

C’est qu’on sentait assez que l’Homme ferait désormais tout ce qu’il voudrait. L’apparence des rues frappait par leur complet abandon. Personne. On ne sortait plus de chez soi qu’on ne se fût premièrement assuré que le personnage n’était pas en vue : l’apercevait-on par hasard, on rentrait vite dans son trou. Heureusement qu’il ne quittait guère l’auberge. Alors on avait tout de même le temps de se glisser jusqu’à l’écurie ou de pousser jusqu’à la fontaine, mais rien de plus ; et on revenait en courant, et les portes toute la journée restaient fermées à clef, parce qu’on se disait : « Il pourrait vouloir s’installer chez nous, comme il a fait chez Simon. » Une étonnante existence commençait dont on n’a jamais vu d’exemple : une existence d’en dessous, une moitié d’existence. Et personne n’y comprenait rien, sauf qu’une peur pesait sur vous et comme une paralysie. Même les fumées sur les toits avaient l’air moins légères que d’habitude, traînant sur les pentes aux grosses ardoises, comme si elles n’eussent plus osé s’envoler. Un ralentissement venait en toute chose, et déjà s’annonçaient d’affreuses maladies, dont une s’abattit d’abord sur le bétail.

Il vint aux vaches un ramollissement de la tétine, et les pis, quand on tirait dessus, vous restaient entre les doigts.

Comme elles continuaient à avoir du lait et qu’il n’était plus possible de les traire, elles souffraient terriblement, et ne cessaient plus de meugler, s’appelant d’étable à étable.

Mais ce qui surprenait le plus, c’est que tous n’étaient pas également frappés : il y avait comme une justice à rebours : mieux on s’était toujours conduit, plus il semblait qu’on fût puni. Et là où, au contraire, régnaient les mauvaises passions : l’envie, l’avarice, la paresse, l’ivrognerie, ces maisons étaient épargnées : souvenez-vous quand l’Ange dans la Bible vient, et certaines portes sont frottées de sang et pas d’autres. Il y avait des étables où toutes les bêtes avaient crevé, d’autres où pas une n’était atteinte.

La vieille Marguerite avait maintenant perdu ses deux chèvres : elle n’avait plus rien à manger. Elle avait essayé d’aller trouver son fils : une nouvelle fois, il l’avait repoussée ; de nouveau il lui avait dit : « Allez-vous-en, je ne vous connais plus. » Et pareillement les gens du village, quand elle s’était adressée à eux, l’avaient repoussée, parce qu’ils disaient : « Pourquoi n’êtes-vous pas venue d’abord vers nous ? »

Elle revint s’asseoir devant son feu qui s’éteignait et vit qu’il n’y avait point de remède. Elle alla prendre un vieux châle dans l’armoire, s’en enveloppa la tête et sortit. Il neigeait. Elle prit du côté du couchant, où il y a une carrière, et vient ensuite un bois de pins. Tout chemin battu cessait là. Elle ne sut plus bien que faire. On vit qu’elle balançait entre continuer et revenir sur ses pas ; et elle s’était arrêtée, toute petite et toute mince, sous les gros flocons qui tombaient. Enfin elle se décida. Est-ce qu’il ne faut pas tout tenter, puisque j’ai mon fils et que peut-être une chance me reste ? puis le cœur vous faiblit quand même, lorsque ce grand vide se présente à vous. Encore essayer, on se dit : et ensuite on verra ce qu’il vous reste à faire. Elle s’en retourna donc au village, le soir commençait à tomber. Elle écouta, on chantait dans l’auberge. Elle leva les yeux et regarda vers les fenêtres, elle vit que les contrevents étaient fermés. Elle s’approcha de la porte et la secoua des deux mains : la clef était tournée dans la serrure. Elle se dit : « Je vais quand même l’appeler. » Elle appela, on ne répondit point. Elle appela une seconde fois, on ne répondait toujours pas. Alors elle secoua la tête, on n’avait plus besoin d’elle, sans doute. Elle secoua la tête, puis descendit dans le village ; Mais les gens étaient tous rentrés. Quelques-uns, qui passaient encore, elle voulut aller à eux ; ils se hâtèrent davantage. Là non plus personne n’avait besoin d’elle. On entendit le grincement des derniers verroux qu’on tirait. Elle pensa à son foyer sans feu et à sa corbeille à pain vide : cette fois elle n’hésitait plus. Elle reprit le chemin. Et repassa sous la carrière. Et il y eut le bois de pins. Mais résolument maintenant elle s’avançait dans la neige ; il semblait que ses forces lui eussent été rendues. Elle pensait : « J’irai aussi longtemps que je pourrai ; quand je ne pourrai plus, c’est que ce sera là. » Il faisait tout à fait nuit, elle se cognait au tronc des arbres. Elle glissait aussi et faillit tomber bien des fois ; mais qu’importe que je tombe ou non, que j’aille droit ou non, que j’aille vite ou lentement ? le lieu où je me rends tous les chemins y mènent, tous les chemins sont bons. Une espèce de grande indifférence peu à peu descendait sur elle ; une seule chose la préoccupait encore : « Pourquoi m’a-t-il guérie, se disait-elle, puisqu’il devait en être ainsi ? » Et elle se répétait : « Mon Dieu, pourquoi m’a-t-il guérie ? » Et, longtemps encore, elle alla.

Mais la pente devenait de plus en plus escarpée, la neige de plus en plus épaisse, la nuit de plus en plus obscure, le froid de plus en plus grand ; ses jambes commencèrent à ne plus bien lui obéir, sa tête était tout engourdie ; il lui sembla être sortie du bois, mais elle ne savait pas bien ; elle fit un premier faux pas, un second : il y eut à ce moment comme un talus sur sa droite, elle dit : « Autant là qu’ailleurs. »

Elle n’eût qu’à se laisser aller de côté contre le talus, où elle se sentit entrer dans quelque chose de très mou ; elle se blottit dans cette épaisseur.

Comme les tout petits enfants dans le berceau, elle releva ses genoux, ramena ses pieds et ses mains, enfonça sa tête entre ses épaules, et ne bougea plus.

Il neigeait de plus en plus fort.


3

Il était venu des maladies aussi chez les hommes : c’étaient des maladies de la peau. Ils commençaient à se gratter ; et ne s’arrêtaient plus qu’ils ne se fussent mis le corps et le visage en sang. Puis on voyait se former des ulcères noirs, qui envahissaient peu à peu le front, les joues, la bouche, le menton ; et les visages ainsi semblaient couverts d’un masque, comme si on eût été en temps de carnaval.

Cette maladie-là s’attaquait surtout aux grandes personnes : ce qui arrivait aux enfants, c’est que leurs membres se nouaient. Même ceux qui avaient été les mieux portants jusqu’alors, les mieux nourris (particulièrement ceux-là), étaient pris de convulsions, et en sortaient tout tordus, le dos rond, les jambes en demi-cercle, la paume des mains tournée en dehors.

Ils ne cessaient plus de crier, et leurs cris se mêlaient aux meuglements qui sortaient des étables, aux gémissements des hommes, à des bêlements, à des grognements, tandis que les gens se fuyaient l’un l’autre, pris du même dégoût dont ils étaient l’objet, ou bien ils avaient peur de la contagion.

Ils comprirent que la vie devenait impossible. Ils avaient été chercher du secours dans les villages voisins, mais le bruit qu’il y avait des mauvaises maladies chez eux s’était répandu dans tout le pays ; personne ne voulut venir ; personne ne voulut même les recevoir.

Il ne leur restait plus qu’un secours, comme ils virent : et c’était le secours d’en haut. Ils eurent une réunion pour discuter de la chose. Ils n’osaient pas se regarder. Plusieurs avaient la tête enveloppée dans des linges, et, parce que le mal commençait d’envahir leurs mains, ils les tenaient cachées dans les manches de leurs habits. On décida de retourner chez le curé.

Ils nommèrent une espèce de délégation dont faisaient partie le grand Communier, le président et le plus âgé des habitants de la commune, un petit vieux nommé Jean-Pierre, qui était connu pour sa piété.

Ils firent un contour de façon à ne pas passer devant l’auberge. Ils trouvèrent le curé dans sa chambre, où il s’enfermait, lui aussi. Il y avait plus de désordre que jamais dans cette chambre un air plus malsain que jamais, et ils furent très mal accueillis. Car, se levant de dedans le fauteuil délabré où il se tenait, à peine les eut-il vus entrer, qu’il se mit à hausser la voix :

— Ah ! c’est vous, cria-t-il, je m’attendais à vous voir venir !

Il rit très fort.

— Mais vous venez trop tard, je vous l’avais bien dit. Et il faut maintenant laisser la punition se faire, parce qu’on ne va pas contre la punition.

Le grand Communier dit alors :

— C’est que nous voilà, monsieur le curé, dans une telle situation qu’on ne va pas pouvoir durer de la sorte plus longtemps… Cet homme ne nous lâche plus.

— Quel homme ?… Ah ! c’est vrai que vous y croyez ! (Le curé haussa les épaules.) Eh bien, s’il ne s’agit que de lui, laissez moi faire. La cure n’est pas si loin de l’auberge, et j’ai la chance d’avoir un bon fusil…

Mais ils regardaient à terre, sans rien dire ; enfin le grand Communier sourdement :

— S’il pouvait mourir, monsieur le curé, il y a longtemps déjà qu’il serait mort… Mais il ne peut pas mourir…

Il soupira. Et on entendit alors le vieux Jean-Pierre qui disait (et il avait une toute petite claire voix d’enfant, seulement un peu tremblotée) :

— Non, c’est vrai, il ne peut pas mourir, parce qu’il n’est pas de notre espèce. Mais nous n’avons pas perdu confiance, attendu qu’il nous reste encore Quelqu’un… Alors, monsieur le curé, on voudrait vous demander que nous allions Le prier tous ensemble : il nous entendra mieux si c’est ensemble qu’on Le prie ; même si la punition est juste, elle ne peut pas durer toujours.

Le curé fut embarrassé ; comment se refuser à une proposition de ce genre ? Il finit par s’y rallier, et rendez-vous fut pris pour le dimanche suivant.

Il tarda terriblement à venir, ce dimanche, tellement on eut encore à souffrir. Il semble que la longueur des journées soit triplée, quand chaque minute qui vient vous apporte un nouveau tourment. Ils regardaient passer les heures, ils auraient voulu les hâter, comme on fait d’un troupeau, quand les bêtes s’attardent, et une tendant le cou va boire dans une seille, l’autre arrache une touffe d’herbe, et l’autre sans raison s’arrête, alors on lui donne un coup de bâton. Hélas ! le temps est une chose à quoi les coups ne peuvent rien, on n’a qu’à le subir, il faut de la patience. Et c’est à quoi tous s’appliquaient, avec pourtant tout au fond d’eux un peu d’espoir, se disant que bientôt peut-être leurs souffrances prendraient fin.

Cette idée d’une procession leur redonnait en effet confiance, et tous y vinrent, de ceux qui purent, en sorte que l’église se trouva pleine aux trois quarts. Isolément ou par petits groupes, ils se glissaient le long des ruelles pleines encore de nuit : et, tendant les mains devant eux, creusaient dans l’épaisseur comme dans un talus de suie. Mais par-dessus les toits, de place en place, le haut clocher s’apercevait, élevant sa croix dans le ciel : une ombre de croix sur ce ciel opaque, assez nette pourtant à l’œil pour qu’il fût possible de se diriger. Par ci par là le souffle rauque d’une bête s’entendait derrière une porte, ou bien venaient des cris d’enfant malade, ou bien le râle d’un mourant : nulle part et en aucune heure du jour ou de la nuit, il ne nous est donné d’oublier ce qui nous arrive, et les circonstances où nous sommes, à moins de se couler de la cire dans les oreilles et de Se crever les yeux. Ils s’acheminaient donc avec le plus de hâte qu’ils pouvaient et furent ainsi bientôt réunis dans l’église, tandis qu’un peu de gris commençait à bouger derrière les hautes fenêtres à petits carreaux blancs et croisillons de plomb. Il y eut d’abord une messe. Il y eut l’orgue, les chants, il y eut la sonnette aussi. Les hauts murs étaient autour d’eux comme une protection visible, à quoi s’en ajoutait une autre, plus efficace encore, bien qu’elle ne fût pas pour les yeux. Mais le cœur en est fortifié, qui retrouve de l’assurance, et quand les dernières paroles eurent été prononcées, le dernier répons envoyé, quand le moment de sortir fut venu et qu’on commença de sortirais se sentaient tout à fait résolus, à cause qu’ils étaient ensemble.

II avait été décidé qu’on sonnerait toutes les cloches. Etienne, fils d’Etienne, fils d’un troisième Etienne, était posté dans le clocher. Il n’était pas seul, ce jour-là. Car, outre le carillon dont il se chargeait d’ordinaire, il devait y avoir la grosse Marie-Madeleine, qui avait besoin de trois hommes, étant de taille, comme on voit, et une sorte de personne pas commode à contenter. Il vint premièrement une petite voix claire, une vive note d’argent, qui se trouva piquée en haut du ciel et y bougeait, comme l’alouette quand elle est montée ; on vit sortir la croix que portait un, homme en surplis. C’est les hommes de « l’Habit blanc », ainsi qu’on les appelle ; puis il y aura les femmes et les filles de l’Habit blanc. La croix se montra un peu inclinée, vu le peu de hauteur du porche, mais elle se redressait déjà. Et, à ce moment, la petite note tremblotant au ciel parut éclater comme une capsulé, quand la graine est mûre dedans : mille autres petites notes en jaillirent ; elles ruisselaient tout autour de vous, poudroyaient aux replis de l’air, furent apportées, emportées ; et outre le mouvement de haut en bas qu’elles avaient, elles cédaient à un mouvement de côté. La croix tourna l’angle du cimetière. Derrière, venaient les femmes de l’Habit blanc qu’on a vues. Derrière les femmes de l’Habit blanc, quatre jeunes filles en blanc, elles aussi, portaient une belle Vierge de cire en robe de soie ; et derrière encore, commençaient maintenant d’apparaître les hommes. Alors Marie-Madeleine sortit à son tour du clocher. Et toutes les autres petites notes semblèrent fuir, s’éparpiller, comme des oisillons surpris, tandis qu’au-dessus d’elles se mettait à planer, avec de temps en temps, seulement, un coup d’aile, l’autre gros oiseau, l’oiseau des hauteurs.

Ils s’étaient engagés sur la pente du calvaire. C’est, parmi des prés d’herbe pauvre, des petits étages rocheux. Le chemin va de l’un à l’autre, et les contourne. C’est gris et vert, dans la belle saison, sur le vide du ciel derrière ; ce jour-là c’était blanc et noir. Le noir venait d’un petit bois de sapins, qui faisait tout le tour du cône, un peu au-dessous du sommet, puis venait le sommet lui-même, et là rien que la croix dressée, qui était le lieu qu’il fallait gagner. Il venait Marie-Madeleine ; il venait la fine poussière des petites notes du carillon. Et, ce qui à présent venait aussi, c’était le chant, timide encore, mais qui croissait en assurance, de ceux qui montaient à la croix. Demandes, appels, supplications : ne sommes-nous pas trois cents ensemble ? il faudra bien qu’on soit écouté. C’est ce qu’ils se disaient et montèrent encore. Le dais à présent se voyait, sous lequel marchait le curé, et le reste des Habits blancs (c’étaient les hommes) puis venaient des femmes qui tenaient le livre et lisaient dedans, d’autres qui donnaient la main à des enfants, des très vieux aussi, des très vieilles, puis des infirmes, des malades, et ceux qui pouvaient à peine marcher, et ceux qui avaient la tête bandée, et ceux qui se cachaient les mains. Tous ceux qui avaient pu venir étaient venus ; il m’y a plus à avoir honte devant Dieu, même de nos plaies. Cela se déroulait sur un très grand espace, de contour en contour, de lacet en lacet ; cela montait de plus en plus, le chant s’éloignait peu à peu ; seule retentissait avec le même éclat Marie-Madeleine l’annonciatrice, pendant que, messagères et d’un vol plus rapide, couraient, la précédant, ou tournaient autour d’elle les voix de ses petites sœurs.

On monte cependant, on monte, on monte encore. Par ci par là la neige était glissante et la croix qui allait en tête semblait hésiter un instant. Mais d’un mouvement brusque elle se dégageait, reprenant sa marche en avant. Et tout le reste la suivait, comme entraîné. La force n’est point derrière nous, mais devant ; on a à lever les yeux, non à les tourner en arrière. C’est en avant et c’est plus haut que soi ; ainsi un pas après l’autre est franchi, un étage après un étage. Et voilà qu’à présent un grand soleil était venu.

Le ciel, resté longtemps couvert, se fendit tout à coup dans toute sa longueur, ainsi qu’une étoffe trop mûre ; et on vit paraître un bleu presque noir, tellement il était profond.

Il y eut au ciel comme un fleuve, dans quoi peu à peu s’effondraient les rives, et il augmentait de largeur.

Il gagna sur la droite, il gagna sur la gauche, il s’étendait déjà de l’une à l’autre chaîne, les dernières vapeurs glissaient, s’effilochant, et il ne resta plus dans l’incroyable azur qu’une boule de feu tournant sur elle-même et basse encore à d’horizon.

En même temps on s’élevait. Les espaces croissaient en nombre. D’un côté apparurent la rivière et des pentes montant vers les grands rochers gris ; de l’autre, la large vallée : et l’illumination de tout tendait vers eux. Tout flambait sous de l’or, du cuivre, de l’argent : partout où était un relief couraient dessus comme des flammes ; même du sein des grandes ombres qui étaient dans les dépressions, une lumière semblait sourdre ; et ces mille rayons, comme fondus ensemble, montaient dans un balancement. On dut d’abord fermer les yeux. Mais on avait beau les fermer, on voyait la lueur à travers ses paupières ; réponse déjà, pensaient-ils, parce que nous sommes trois cents.

Alors ils n’eurent plus qu’à se laisser porter et allèrent dans l’allégresse. Le dernier contour du chemin fut rapidement franchi, le petit bois pris en travers, et la croix qu’ils portaient vint se ranger sous la croix déjà en place, au pied de laquelle vint également se placer le dais, et, tous, ils firent cercle autour.

Ils regardèrent : ils virent qu’ils étaient seuls devant Dieu. Ils s’étaient tellement élevés que même les plus hautes cimes, en cercle à l’horizon, semblaient s’être abaissées ; et le pays des alentours, on aurait dit qu’il se fût englouti. À peine si on distinguait encore derrière soi le village, tellement ses pauvres petits toits rapprochés étaient aplatis contre le sol. Et, en avant de soi, là où s’ouvrait la gorge, la profondeur demeurait seule, pleine d’une confuse nuit. Mais d’autant plus était ouvert au-dessus d’eux et autour d’eux l’immense ciel remplissant tout, en face de quoi ils étaient, et il n’y avait plus rien d’autre, sauf Dieu qui est dedans, et son Fils et le Saint-Esprit, et les autres Saints, qui ont été hommes, et nous comprennent mieux à cause de cela.

Car il est vrai que nous avons péché, mais qui n’a pas péché, parmi les hommes ? Se souvenant de tout ce qu’ils avaient souffert, ils s’attendrissaient sur eux-mêmes. Ils s’étaient agenouillés et il y avait au-dessus d’eux les deux croix, la Vierge, les bannières ; il y avait le ciel au-dessus et au-dessous d’eux,. Longtemps par la voix du prêtre et la leur, ou silencieusement dans leurs cœurs, les mains appliquées contre la poitrine, la tête penchée, les doigts joints, leurs genoux rapprochés sur le dur sol pierreux, longtemps ils prièrent ensemble, et était là tout le village. Sûrement qu’ils allaient être écoutés. Nous avons pu vous oublier, Seigneur, mais vous vous êtes rappelé à nous. Nous comprenons à présent pourquoi votre main s’est si lourdement abattue sur nous, c’est que nous l’avions mérité. Et nous vous en remercions, Seigneur, si de cette façon-là nous sommes ramenés au respect de votre Saint-Nom et de vos sacrés commandements. Les cloches, au loin, sonnaient toujours : le chant reprit ; ils se relevèrent : ils se mirent à redescendre le chemin qu’ils avaient monté. Mais ils ne se reconnaissaient pas eux-mêmes. Ils regardaient sans crainte le village se relever, comme si lui aussi s’était mis à genoux. Là-bas est notre ennemi commun ; il n’osera plus nous nuire. Et, à mesure qu’on se rapprochait, plus curieusement les yeux se tournaient vers l’auberge, qui se trouvait située de l’autre côté de la place qu’ils allaient traverser. Mais ils avaient auparavant à passer par le cimetière et y entrèrent par le bout. Ils purent voir alors combien il y avait de tombes nouvellement creusées : elles se touchaient toutes et faisaient, sous la neige, comme une seule vague avec seulement des hauts et des bas. Hélas ! ils le savaient assez : autant de places prises ici, autant de places vides à la maison, devant le feu, dans les grands lits, autour de la table aux repas, d’autant moins surtout de paires de bras, quoiqu’elles fissent bien besoin. Ils virent cela, ils sentirent encore cela : n’importe. On domine cela aussi maintenant ; on est au-dessus de cela. Ils s’avancèrent donc encore, ils sortirent du cimetière, ils se mirent à tourner l’église ; comme on était juste au pied du clocher, jamais les cloches n’avaient fait tant de bruit et la haute tour tremblait sur sa base comme un arbre dans le vent ; mais ils enflaient leurs voix, luttant avec celles en haut ; les voix d’en haut, les voix d’en bas venaient ensemble ; ils tournèrent encore ; la place s’ouvrit devant eux.

Alors c’est à peine s’ils purent retenir un cri de joie, ou plutôt leur chant fut un cri de joie, tandis qu’ils s’avançaient toujours, et la croix allait devant, puis venait la Vierge portée, puis les bannières, puis le dais.

C’est que la place était déserte et l’auberge restait fermée. Les petits rideaux des fenêtres se rejoignaient derrière les carreaux, aucune fumée ne bougeait sur le toit : on aurait dit une maison que personne n’habite plus.

L’Homme pourtant n’eût qu’à ouvrir sa porte ; probablement qu’il les guettait.

II n’eût qu’à peser, comme il fit, tout doucement sur le loquet, et tirer à lui le battant et montrer un peu sa figure : aussitôt la croix se cassa en deux.

Et, comme il se montrait tout entier, maintenant, les bannières se déchirèrent, le dais s’affaissa, les cloches se turent, le grand mur de l’église se lézarda de haut en bas, et d’un nuage noir venu subitement au ciel un éclair rouge descendit, tandis que roulait le tonnerre, et que tous les pigeons, se laissant tomber du haut du clocher, prenaient leur vol vers la vallée.