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Le Rhin/Conclusion/I

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Conclusion
I
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Voici de quelle façon était constituée l’Europe dans la première moitié du dix-septième siècle, il y a un peu plus de deux cents ans.

Six puissances de premier ordre : le Saint-Siège, le Saint-Empire, la France, la Grande-Bretagne ; nous dirons tout à l’heure quelles étaient les deux autres.

Huit puissances de second ordre : Venise, les Cantons suisses, les Provinces-Unies, le Danemark, la Suède, la Hongrie, la Pologne, la Moscovie.

Cinq puissances de troisième ordre : la Lorraine, la Savoie, la Toscane, Gênes, Malte.

Enfin six états de quatrième ordre : Urbin, Mantoue, Modène, Lucques, Raguse, Genève.

En décomposant ce groupe de vingt-cinq états et en le reconstituant selon la forme politique de chacun, on trouvait : cinq monarchies électives, le Saint-Siège, le Saint-Empire, les royaumes de Danemark, de Hongrie et de Pologne ; douze monarchies héréditaires, l’empire turc, les royaumes de France, de Grande-Bretagne, d’Espagne et de Suède, les grands-duchés de Moscovie et de Toscane, les duchés de Lorraine, de Savoie, d’Urbin, de Mantoue et de Modène ; sept républiques, les Provinces-Unies, les treize-cantons, Venise, Gênes, Lucques, Raguse et Genève ; enfin Malte, qui était une sorte de république à la fois ecclésiastique et militaire, ayant un chevalier pour évêque et pour prince, un couvent pour caserne, la mer pour champ, une île pour abri, une galère pour arme, la chrétienté pour patrie, le christianisme pour client, la guerre pour moyen, la civilisation pour but.

Dans cette énumération des républiques nous omettons les infiniment petits du monde politique ; nous ne citons ni Andorre, ni San-Marino. L’histoire n’est pas un microscope.

Comme on vient de le voir, les deux grands trônes électifs s’appelaient Saints. Le Saint-Siège, le Saint-Empire.

La première des républiques, Venise, était un état de second ordre. Dans Venise, le doge était considéré comme personne privée et n’avait rang que de simple duc souverain ; hors de Venise, le doge était considéré comme personne publique, il représentait la république même et prenait place parmi les têtes couronnées. Il est remarquable qu’il n’y avait pas de république parmi les puissances de premier ordre, mais qu’il y avait deux monarchies électives, Rome et l’empire. Il est remarquable qu’il n’y avait point de monarchies électives parmi les états de troisième et de quatrième rang, mais qu’il y avait cinq républiques, Malte, Gênes, Lucques, Raguse, Genève.

Les cinq monarques électifs étaient tous limités, le pape par le sacré collège et les conciles, l’empereur par les électeurs et les diètes, le roi de Danemark par les cinq ordres du royaume, le roi de Hongrie par le palatin, qui jugeait le roi lorsque le peuple l’accusait, le roi de Pologne par les palatins, les grands châtelains et les nonces terrestres. En effet, qui dit élection dit condition.

Les douze monarchies héréditaires, les petites comme les grandes, étaient absolues, à l’exception du roi de la Grande-Bretagne, limité par les deux chambres du parlement, et du roi de Suède, dont le trône avait été électif jusqu’à Gustave Wasa, et qui était limité par ses douze conseillers, par les vicomtes des territoires et par la bourgeoisie presque souveraine de Stockholm. À ces deux princes on pourrait jusqu’à un certain point ajouter le roi de France, qui avait à compter, fort rarement, il est vrai, avec les états généraux, et un peu plus souvent avec les huit grands parlements du royaume. Les deux petits parlements de Metz et de Basse-Navarre ne se permettaient guère les remontrances ; d’ailleurs, le roi n’eût point fait état de ces jappements.

Des huit républiques, quatre étaient aristocratiques, Venise, Gênes, Raguse et Malte ; trois étaient bourgeoises, les Provinces-Unies, Genève et Lucques ; une seule était populaire, la Suisse. Encore y estimait-on fort la noblesse, et y avait-il certaines villes où nul ne pouvait être magistrat s’il ne prouvait quatre quartiers.

Malte était gouvernée par un grand maître nommé à vie, assisté de huit baillis conventuels qui avaient la grand’croix et soixante écus de gages, et conseillé par les grands prieurs des vingt provinces. Venise avait un doge nommé à vie ; toute la république surveillait le doge, le grand conseil surveillait la république, le sénat surveillait le grand conseil, le conseil des dix surveillait le sénat, les trois inquisiteurs d’état surveillaient le conseil des dix, la bouche de bronze dénonçait au besoin les inquisiteurs d’état. Tout magistrat vénitien avait la pâleur livide d’un espion espionné. Le doge de Gênes durait deux ans ; il avait à compter avec les vingt-huit familles ayant six maisons, avec le conseil des quatre-cents, le conseil des cent, les huit gouverneurs, le podesta étranger, les syndics souverains, les consuls, la rote, l’office de Saint-Georges et l’office des 44 [1]. Les deux ans finis, on le venait chercher au pied du palais ducal et on le reconduisait chez lui en disant : Vostra serenità ha finito suo tempo, vostra eccelenza sene vada a casa. Raguse, microcosme vénitien, espèce d’excroissance maladive de la vieille Albanie poussée sur un rocher de l’Adriatique, aussi bien nid de pirates que cité de gentilshommes, avait pour prince un recteur nommé à la fois de trois façons, par le scrutin, par l’acclamation et par le sort. Ce doge nain régnait un mois, avait pour tuteurs et surveillants durant son autorité de trente jours le grand conseil, composé de tous les nobles, les soixante pregadi, les onze du petit conseil, les cinq pourvoyeurs, les six consuls, les cinq juges, les trois officiers de la laine, le collège des trente, les deux camerlingues, les trois trésoriers, les six capitaines de nuit, les trois chanceliers et les comtes du dehors ; et, son règne fini, il recevait pour sa peine cinq ducats. Les sept Provinces-Unies s’administraient par un stathouder qui s’appelait Orange ou Nassau, quelquefois par deux, et par leurs états généraux, où siégeaient les nobles, les bonnes villes, les paysans des Ommelandes, et d’où la Hollande et la Frise excluaient le clergé ; Utrecht l’admettait. Lucques, que gouvernaient les dix-huit citoyens du conseil du colloque, les cent soixante du grand conseil, et le commandeur de la seigneurie assisté des trois tierciers de Saint-Sauveur, de Saint-Paulin et de Saint-Martin, avait pour chef culminant un gonfalonier élu par les assorteurs. Les vingt-cinq mille habitants formaient une sorte de garde nationale qui défendait et pacifiait la ville ; cent soldats étrangers gardaient la seigneurie. Vingt-cinq sénateurs, c’était tout le gouvernement de Genève. La diète générale assemblée à Berne, c’était l’autorité suprême où ressortissaient les treize cantons, régis chacun séparément par leur landamman ou leur avoyer.

Ces républiques, on le voit, étaient diverses. Le peuple n’existait pas à Malte, ne comptait pas à Venise, se faisait jour à Gênes, parlait en Hollande et régnait en Suisse. Ces deux dernières républiques, la Suisse et la Hollande, étaient des fédérations.

Ainsi, dès le commencement du dix-septième siècle, dans les vingt-cinq états du groupe européen, la puissance sociale descendait déjà de nuance en nuance du sommet des nations à leur base, et avait pris et pratiqué toutes les formes que la théorie peut lui donner. Pleinement monarchique dans dix états, elle était monarchique, mais limitée, dans sept, aristocratique dans quatre, bourgeoise dans trois, pleinement populaire dans un.

Dans ce groupe construit par la providence, la transition des états monarchiques aux états populaires était visible. C’était la Pologne, sorte d’état mi-parti, qui tenait à la fois aux royaumes par la couronne de son chef et aux républiques par les prérogatives de ses citoyens.

Il est remarquable que dans cet arrangement de tout un monde, par je ne sais quelles lois d’équilibre mystérieux, les monarchies puissantes protégeaient les républiques faibles, et conservaient pour ainsi dire curieusement ces échantillons de la bourgeoisie d’alors, ébauches de la démocratie future, larves informes de la liberté. Partout la providence a soin des germes. Le grand-duc de Toscane, voisin de Gênes, eût bien voulu lui prendre la Corse, et, comme Lucques était chez lui, il avait cette chétive république sous la main ; mais le roi d’Espagne lui défendait de toucher à Gênes, et l’empereur d’Allemagne lui défendait de toucher à Lucques. Raguse était située entre deux formidables voisins, Venise à l’occident, Constantinople à l’orient. Les ragusains, inquiets à droite et à gauche, eurent l’idée d’offrir au grand-seigneur quatorze mille sequins par an ; le grand-seigneur accepta, et, à dater de ce jour, il protégea les franchises des ragusains. Une ville achetant de la liberté au sultan, c’est déjà un fait étrange ; les résultats en étaient plus étranges encore. De temps en temps Venise rugissait vers Raguse, le sultan mettait le holà ; la grosse république voulait dévorer la petite, un despote l’en empêchait.

Spectacle singulier ! Un louveteau menacé par une louve et défendu par un tigre.

Le Saint-Empire, cœur de l’Europe, se composait comme l’Europe, qui semblait se refléter en lui. À l’époque où nous nous sommes placés, quatre-vingt-dix-huit états entraient dans cette vaste agglomération qu’on appelait l’empire d’Allemagne, et s’étageaient sous les pieds de l’empereur ; et dans ces quatre-vingt-dix-huit états étaient représentés, sans exception, tous les modes d’établissements politiques qui se reproduisaient en Europe sur une plus grande échelle. Il y avait les souverainetés héréditaires, au sommet desquelles se posaient un archiduché, l’Autriche, et un royaume, la Bohême ; les souverainetés électives et viagères, parmi lesquelles les trois électorats ecclésiastiques du Rhin occupaient le premier rang ; enfin il y avait les soixante-dix villes libres, c’est-à-dire les républiques.

L’empereur alors, comme empereur, n’avait que sept millions de rente. Il est vrai que l’extraordinaire était considérable, et que, comme archiduc d’Autriche et roi de Bohême, il était plus riche. Il tirait cinq millions de rente rien que de l’Alsace, de la Souabe et des Grisons, où la maison d’Autriche avait sous sa juridiction quatorze communautés. Pourtant, quoique le chef du corps germanique eût en apparence peu de revenu, l’empire d’Allemagne au dix-septième siècle était immense. Il atteignait la Baltique au nord, l’océan au couchant, l’Adriatique au midi. Il touchait l’empire ottoman de Knin à Szolnock, la Hongrie à Boszormeny, la Pologne de Munkacz à Lauenbourg, le Danemark à Rendburg, la Hollande à Groningue, les Flandres à Aix-La-Chapelle, la Suisse à Constance, la Lombardie et Venise à Roveredo, et il entamait par l’Alsace la France d’aujourd’hui.

L’Italie n’était pas moins bien construite que le Saint-Empire. Quand on examine, siècle par siècle, ces grandes formations historiques de peuples et d’états, on y découvre à chaque instant mille soudures délicates, mille ciselures ingénieuses faites par la main d’en haut, si bien qu’on finit par admirer un continent comme une pièce d’orfévrerie.

Moins grande et moins puissante que l’Allemagne, l’Italie, grâce à son soleil, était plus alerte, plus remuante, et en apparence plus vivace. Le réseau des intérêts y était croisé de façon à ne jamais se rompre et à ne jamais se débrouiller. De là un balancement perpétuel et admirable, une continuelle intrigue de tous contre chacun et de chacun contre tous ; mouvement d’hommes et d’idées qui circulait comme la vie même dans toutes les veines de l’Italie.

Le duc de Savoie, situé dans la montagne, était fort. C’était un grand seigneur ; il était marquis de Suze, de Clèves et de Saluces, comte de Nice et de Maurienne, et il avait un million d’or de revenu. Il était l’allié des suisses, qui désiraient un voisinage tranquille ; il était l’allié de la France, qui avait besoin de ce duc pour faire frontière aux princes d’Italie, et qui avait payé son amitié au prix du marquisat de Saluces ; il était l’allié de la maison d’Autriche, à laquelle il pouvait donner ou refuser le passage dans le cas où elle aurait voulu faire marcher ses troupes du Milanais vers les Pays-Bas, qui ne sont du tout paisibles et branlent toujours au manche, comme disait Mazarin ; enfin, il était l’allié des princes d’Allemagne, à cause de la maison de Saxe, dont il descendait. Ainsi crénelé dans cette quadruple alliance, il semblait inexpugnable ; mais, comme il avait trois prétentions, l’une sur Genève, contre la république, l’autre sur Montferrat, contre le duc de Mantoue, la troisième sur l’Achaïe, contre la sublime porte, c’était par là que la politique le saisissait de temps en temps pour le secouer ou le retourner. Le grand-duc de Toscane avait un pays qu’on appelait l’état de fer, une frontière de forteresses et une frontière de montagnes, quinze cent mille écus de revenu, dix millions d’or dans son trésor et deux millions de joyaux, cinq cents chevaux de cavalerie, trente-huit mille gens de pied, douze galères, cinq galéaces et deux galions, son arsenal à Pise, son port militaire à l’île d’Elbe, son four à biscuit à Livourne. Il était allié de la maison d’Autriche par mariage, et du duc de Mantoue par parenté ; mais la Corse le brouillait avec Gênes, la question des limites avec le duc d’Urbin, moindre que lui, la jalousie avec le duc de Savoie, plus grand que lui. Le défaut de ses montagnes, c’était d’être ouvertes du côté du pape ; le défaut de ses forteresses, c’était d’être des forteresses de guerre civile, plutôt faites contre le peuple que contre l’étranger ; le défaut de son autorité, c’était d’être assise sur trois anciennes républiques, Florence, Sienne et Pise, fondues et réduites en une monarchie. Le duc de Mantoue était Gonzague ; outre Mantoue, très forte cité bâtie avant Troie, et où l’on ne peut entrer que par des ponts, il avait soixante-cinq villes, cinq cent mille écus de revenu, et la meilleure cavalerie de l’Italie ; mais, comme marquis de Montferrat, il sentait le poids du duc de Savoie. Le duc de Modène était Este ; il avait Modène et Reggio ; mais comme duc prétendant de Ferrare, il sentait le poids du pape. Le duc d’Urbin était Montefeltro ; il s’étendait sur soixante milles de longueur et sur trente-cinq de largeur, avait un peu d’Ombrie et un peu de Marche, sept villes, trois cents châteaux et douze cents soldats aguerris ; mais, comme voisin d’Ancône, il sentait le poids du pape et lui payait chaque année deux mille deux cent quarante écus. Au centre même de l’Italie, dans un état de forme bizarre qui coupait la presqu’île en deux comme une écharpe, résidait le pape, dont nous esquisserons peut-être plus loin en détail la puissance comme prince temporel. Le pape tenait dans sa main droite les clefs du paradis, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir sous sa main gauche la clef de l’Italie inférieure, Gaëte. Indépendamment de l’état de l’église, il était souverain et seigneur direct des royaumes de Naples et de Sicile, des duchés d’Urbin et de Parme, et, jusqu’à Henri VIII, il avait reçu l’hommage des rois bretons pour l’Angleterre et l’Irlande. Il était d’autant plus maître en Italie, que Naples et Milan étaient à un roi absent. Sa grandeur morale était immense. Respecté de près, vénéré de loin, conférant sans s’amoindrir des dignités égales aux royautés, couronnant ses cardinaux de cet hexamètre hautain : Principibus praestant et regibus aequiparantur, pouvant donner sans perte, récompenser sans dépense et châtier sans guerre, il gouvernait toutes les princesses de la chrétienté avec la rose d’or, qui lui revenait à deux cent trente écus, et tous les princes avec l’épée d’or, qui lui revenait à deux cent quarante ; et, pour faire humblement agenouiller les empereurs d’Allemagne, lesquels pouvaient mettre sur pied deux cent mille hommes, ce qui représente aujourd’hui un million de soldats, il suffisait qu’il leur montrât les bonnets et les panaches de sa garde suisse, qui lui coûtait deux cents écus par an.

Au nord de l’Europe végétaient dans la pénombre polaire deux monarchies, trop lointaines, en apparence, pour agiter le centre. Pourtant, au seizième siècle, à la demande de Henri II, Christiern II, roi de Danemark, avait pu envoyer en écosse dix mille soldats sur cent navires. La Suède avait trente-deux enseignes de sept cents hommes de pied chacune, treize compagnies ordinaires de cavalerie, cinquante voiles en temps de paix, soixante-dix en temps de guerre, et versait par an sept tonnes d’or, environ cent mille thalers, au trésor royal. La Suède parut peu brillante jusqu’au jour où Charles XII résuma toute sa lumière en un éclair éblouissant.

A cette époque, la France militaire parlait haut en Europe ; mais la France littéraire bégayait encore. L’Angleterre, pour les nations du continent, n’était qu’une île considérable occupée d’un commencement obscur de troubles intérieurs. La Suisse, c’est là sa tâche aux yeux de l’historien, vendait des armées à qui en voulait. Celui qui écrit ces lignes visitait, il y a quelques années, l’arsenal de Lucerne. Tout en admirant les vitraux du seizième siècle que le sénat lucernois a failli, dit-on, laisser emporter par un financier étranger, moyennant mille francs par croisée, il arriva dans une salle où son guide lui montra deux choses : une grossière veste de montagnard auprès d’une pique, et une magnifique souquenille rouge galonnée d’or auprès d’une hallebarde. La grosse veste, c’était l’habit des paysans de Sempach ; la souquenille galonnée, c’était l’uniforme de la garde suisse de l’empereur d’Allemagne. Le visiteur s’arrêta devant cette triste et saisissante antithèse. Ce haillon populaire, cette défroque impériale, ce sayon de pâtre, cette livrée de laquais, c’était toute la gloire et toute la honte d’un peuple pendues à deux clous.

Des voyageurs étrangers qui parcouraient aussi l’arsenal de Lucerne s’écrièrent, en passant près de l’auteur de ce livre : que fait cette hallebarde à côté de cette pique ? il ne put s’empêcher de leur répondre : elle fait l’histoire de la Suisse [2] L’esquisse qu’on peut faire en son esprit de l’Europe à cette époque ne serait pas complète si l’on ne se figurait au nord, dans le crépuscule d’un hiver éternel, une étrange figure assise, un peu en deçà du Don, sur la frontière de l’Asie. Ce fantôme, qui occupait les imaginations au dix-septième siècle, comme un génie, moitié dieu, moitié prince, des Mille et une Nuits, s’appelait le grand-knez de Moscovie.

Ce personnage, plutôt asiatique qu’européen, plutôt fabuleux que réel, régnait sur un vaste pays périodiquement dépeuplé par les courses des tartares. Le roi de Pologne avait la Russie noire, c’est-à-dire la terre ; lui, il avait la Russie blanche, c’est-à-dire la neige. On faisait cent récits et cent contes de lui dans les salons de Paris, et, tout en s’extasiant sur les sixains de Benserade à Julie d’Angennes, on se demandait, pour varier la conversation, s’il était bien prouvé que le grand-knez pût mettre en campagne trois cent mille chevaux. La chose paraissait chimérique, et ceux qui la déclaraient impossible rappelaient que le roi de Pologne Etienne était entré victorieusement en Moscovie et avait failli la conquérir avec soixante mille hommes, et qu’en 1560 le roi de Mongul était venu à Moscou avec quatre-vingt mille chevaux et l’avait brûlée. Le knez est fort riche, écrivait Mme Pilou, il est seigneur et maître absolu de toutes choses. ses sujets chassent aux fourrures. Il prend pour lui les meilleures peaux et les plus chères, et se fait sa portion à sa volonté. Les princes d’Europe, par curiosité plus encore que par politique, envoyaient au knez des ambassades presque ironiques. Le roi de France hésitait à le traiter d’altesse. C’était le temps où l’empereur d’Allemagne ne donnait au roi de Pologne que de la sérénité, et où le marquis de Brandebourg tenait à insigne honneur d’être archichambellan de l’empire. Philippe. Pernisten, que l’empereur avait envoyé à Moscou pour savoir ce que c’était, était revenu épouvanté de la couronne du knez, qui surpassait en valeur, disait-il, les quatre couronnes réunies du pape, du roi de France, du roi catholique et de l’empereur. Sa robe était toute semée de diamants, rubis, émeraudes et autres pierres grosses comme des noisettes. Pernisten avait rapporté en présent à l’empereur d’Allemagne huit quarantaines de zoboles et de martres zibelines, dont chacune fut estimée à Vienne deux cents livres. Il ajoutait, du reste, que les Circassiens des cinq montagnes étaient pour ce prince un grand embarras. Il estimait l’infanterie moscovite à vingt mille hommes. Quoi qu’il en fût de ces narrations orientales, c’était une distraction pour l’Europe, occupée alors de tant de grosses guerres, d’écouter de temps en temps le petit cliquetis d’épées divertissant et lointain que faisait dans son coin le knez de Moscovie ferraillant avec le précop, prince des tartares.

On n’avait sur sa puissance et sa force que des idées très-incertaines. Quant à lui, plus loin que le roi de Pologne, plus loin que le roi de Hongrie, majesté à tête rase et à moustaches longues, plus loin que le grand-duc de Lithuanie, prince déjà fort sauvage à voir, habillé d’une pelisse et coiffé d’un bonnet de fourrures, on l’apercevait assez nettement, immobile sur une sorte de chaire-trône, entre l’image de Jésus et l’image de la Vierge, crossé, mitré, les mains pleines de bagues, vêtu d’une longue robe blanche comme le pape, et entouré d’hommes couverts d’or de la tête aux pieds. Quand des ambassadeurs européens étaient chez lui, il changeait de mitre tous les jours pour les éblouir.

Au delà de la Moscovie et du grand knez, dans plus d’éloignement et dans moins de lumière, on pouvait distinguer un pays immense au centre duquel brillait dans l’ombre le lac de Caniclu plein de perles, et où fourmillaient, échangeant entre eux des monnaies d’écorce d’arbre et de coquilles de mer, des femmes fardées, habillées, comme la terre non cultivée, de noir en été et de blanc en hiver, et des hommes vêtus de peaux humaines écorchées sur leurs ennemis morts. Dans l’épaisseur de ce peuple, qui pratiquait farouchement une religion composée de Mahomet, de Jésus-Christ et de Jupiter, dans la ville monstrueuse de Cambalusa, habitée par cinq mille astrologues et gardée par une innombrable cavalerie, on entrevoyait, au milieu des foudres et des vents, assis, jambes croisées, sur un tapis circulaire de feutre noir, le grand khan de Tartarie, qui répétait par intervalles d’un air terrible ces paroles gravées sur son sceau : Dieu au ciel, le grand-khan sur terre.

Les oisifs parisiens racontaient du khan, comme du knez, des choses merveilleuses. L’empire du khan des tartares avait été fondé, disait-on, par le maréchal Canguiste, que nous nommons aujourd’hui Gengis-Khan. L’autorité de ce maréchal était telle, qu’il fut obéi un jour par sept princes auxquels il avait commandé de tuer leurs enfants. Ses successeurs n’étaient pas moindres que lui. Le nom du grand khan régnant était écrit au fronton de tous les temples en lettres d’or, et le dernier des titres de ce prince était âme de Dieu. Il partageait avec le grand knez la royauté des hordes. Un jour, apprenant par les astrologues que la ville de Cambalusa devait se révolter, Cublaï-Khan en fit faire une autre à côté, qu’il appela Taïdu. Voilà ce que c’était que le grand khan.

Au dix-septième siècle, n’oublions pas qu’il n’y a de cela que deux cents ans, il y avait hors d’Europe, au nord et à l’orient, une série fantastique de princes prodigieux et incroyables, échelonnés dans l’ombre ; mirage étrange, fascination des poètes et des aventuriers, qui, au treizième siècle, avait fait rêver Dante et partir Marco-Polo. Quand on allait vers ces princes, ils semblaient reculer dans les ténèbres ; mais, en cherchant leur empire, on trouvait tantôt un monde, comme Colomb, tantôt une épopée, comme Camoens. Vers la frontière septentrionale de l’Europe, la première de ces figures extraordinaires, la plus rapprochée et la mieux éclairée, c’était le grand-duc de Lithuanie ; la deuxième, distincte encore, c’était le grand-knez de Moscovie ; la troisième, déjà confuse, c’était le grand-khan de Tartarie ; et, au delà de ces trois visions, le grand-sérif sur son trône d’argent, le grand-sophi sur son trône d’or, le grand-zamorin sur son trône d’airain, le grand-mogol entouré d’éléphants et de canons de bronze, le sceptre étendu sur quarante-sept royaumes, le grand-lama, le grand-cathay, le grand-daïr, de plus en plus vagues, de plus en plus étranges, de plus en plus énormes, allaient se perdant les uns derrière les autres dans les brumes profondes de l’Asie.


  1. Prononcer l'office des quatre-quatre. Ce conseil était ainsi nommé pour avoir été institué en 1444. Il était composé de huit hommes.
  2. Les blâmes généraux de l’histoire admettent toujours les restrictions individuelles. Il faut circonscrire la sévérité pour rester dans le juste et dans le vrai. Sans contredit, et nonobstant tous les motifs d’économie politique pris dans un excédant de population qui se fût plus honorablement écoulé en émigrations ou en colonies, sans contredit, ces ventes d’armées faites par un peuple libre à tous les despotismes qui avaient besoin de soldats, sont une chose immorale et honteuse. C’était, redisons-le, transformer des citoyens en condottieri, un homme libre en lanz-knecht, l’uniforme en livrée. Il est malheureusement vrai de dire qu’au dix-septième et même au dix-huitième siècle, l’habit militaire des suisses capitules avait cet aspect. Il est triste également que le mot Suisse, qui éveille dans l’esprit une idée d’indépendance, puisse y éveiller aussi une idée de domesticité. Nous avons encore le suisse des hôtels, lé suisse des cathédrales. Il m’avait fait venir d Amiens pour être suisse. Mais il serait inique d’étendre là réprobation que soulève un fait de nation, considéré dans son ensemble, à tous les individus, souvent honorables et purs, qui ont participé à ce fait ou l’ont subi. Hâtons-nous de le proclamer, sous cette livrée il y a eu des héros. Les suisses, même capitulés, ont été souvent sublimes. Après avoir vendu leur service qui pouvait s’acheter, ils ont donné leur dévouement qui ne pouvait se payer. Abstraction faite de l’origine fâcheuse des concordats militaires, à un certain point de vue historique que l’auteur de ce livre est loin de répudier, les suisses, par exemple, ont été admirables aux Tuileries. Il est beau, peut-être, que la nation qui, la première en Europe, a donné son sang pour la liberté naissante, l’ait donné la dernière pour la royauté mourante ; et sous ce rapport le 10 août 1792 n’est pas indigne du 17 novembre 1307.
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