Le Roman anglais contemporain – Miss M. E. Braddon et le Roman à sensation

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Le Roman anglais contemporain – Miss M. E. Braddon et le Roman à sensation
Revue des Deux Mondes2e période, tome 45 (p. 953-977).
LE
ROMAN ANGLAIS CONTEMPORAIN

MISS M. E. BRADDON ET LE ROMAN A SENSATION.

Lady Audley’s secret, two vol., London 1862. — Aurora Floyd, two vol., London 1863.

Se citer soi-même est presque toujours assez gauche, et facilement semble prétentieux. Le succès que les ouvrages de miss Braddon ont obtenu chez nos voisins nous oblige pourtant à rappeler les conclusions d’une étude que nous consacrions ici même à la dégénérescence du roman britannique. Nous signalions comme une des branches du free-trade international qui semblait prospérer le mieux l’importation outre-Manche de ces fantaisies dévergondées, de ces témérités de pinceau jadis si amèrement reprochées à notre littérature contemporaine par les maîtres jurés de la critique anglaise[1]. Presque au même moment où nous poussions ce cri d’alarme paraissait un des livres les mieux faits pour le justifier, — le Secret de lady Audley, — et ce livre en est à sa cinquième ou sixième édition. Il était suivi de fort près par un second roman du même auteur, — Aurora Floyd, — qui a rencontré mêmes censures et même fortune. Ces deux fictions cependant n’étaient pour ainsi dire que la contre-épreuve l’une de l’autre. A défaut de l’adultère, sujet à peu près prohibé, qui en est encore à réclamer droit de bourgeoisie dans les reading-rooms, l’auteur a choisi pour ses deux héroïnes, — pour toutes deux, le cas est bizarre, — une situation qui offre à la pensée les mêmes tableaux, éveille les mêmes curiosités, amène des combinaisons analogues, s’enveloppe des mêmes mystères, conduit à des crises pareilles : la bigamie. Chacune d’elles s’est mariée deux fois. L’une, la perverse lady Audley (elle nous rappelle à beaucoup d’égards un personnage de Balzac, la comtesse Chabert), sait fort bien que son premier mari vit encore, ou du moins n’a aucun motif de le croire mort. L’autre, l’impétueuse et généreuse Aurora Floyd, s’en est rapportée à un journal imparfaitement renseigné, qui lui donne le droit de se supposer veuve alors qu’elle ne l’est point. La première a voulu satisfaire à l’égoïste sensualité, à la soif de luxe et d’élégance que les misères de sa jeunesse ont développée en elle. La seconde, entraînée par le chaleureux élan de son affectueuse nature, se voit condamnée par une sorte de fatalité à marcher de faute en faute, de tromperie en tromperie, à la fausse clarté de cette « grande morale » qui tue les petits scrupules, anéantit les vertus mesquines et donne au bon sens vulgaire les plus magnifiques démentis, — cette morale qui, de nos jours, trône en reine dans les boudoirs équivoques, les salons à cartes biseautées, parmi les bohémiens de la basse presse et de la haute finance, chez les spéculateurs de la politique et chez les aventuriers de l’industrie.

Nous avons ainsi, par un étrange caprice, l’ange et le démon de la bigamie. Soit dit en passant, la bigamie elle-même joue un rôle considérable dans les romans anglais, ce qui tient sans doute d’une part à l’imperfection des lois édictées en Angleterre pour garantir la sécurité des transactions matrimoniales, de l’autre au confiant abandon des parties intéressées et à l’aisance avec laquelle, en ce pays, hommes et femmes présentent leur tête au joug solennel de l’hymen. Rien de pareil en France, où les actes de l’état civil sont infiniment mieux tenus, les constatations légales beaucoup plus rigoureusement exigées, et où règnent en outre, — quoi qu’on puisse dire de la légèreté française, — des habitudes de prudence et de prévoyance inconnues, dirait-on, de l’autre côté de la Manche. Il résulte de tout ceci que le « cas pendable » donne beaucoup à faire aux tribunaux de la Grande-Bretagne, et que les romanciers sont autorisés ainsi à user plus souvent qu’on ne le fait chez nous de ce ressort plus ou moins dramatique. Aussi ne s’en font-ils faute, et depuis Jane Eyre, où M. Rochester est bigame d’intention, sinon de fait, jusqu’à No Name, le dernier succès de M. Wilkie Collins, la même combinaison a été reproduite dans vingt ouvrages dont nous pourrions aligner ici les titres. Ce qui.la rajeunit un peu dans les deux novels de miss Braddon, c’est qu’avant elle le roman se conformait, en cas de. bigamie, aux indications de la statistique criminelle, et faisait de l’homme le principal coupable. En quête de nouveautés, il nous présente aujourd’hui à juger deux procès d’une espèce assez peu commune. Dans le premier, nous l’avons dit, le romancier se pose en accusateur et prend le rôle du ministère public. Dans le second au contraire, il revêt la toge de l’avocat et plaide en faveur de la prévenue toutes les circonstances atténuantes. Nous allons le suivre rapidement sur l’un et l’autre terrain, et comme nous avons affaire à une authoress qui se proclame elle-même fort expérimentée (quoique jeune), qui paraît l’être en effet, et chez qui les enseignemens de la vie pratique ont rencontré une intelligence alerte, des facultés d’observation au-dessus de la moyenne, notre mission de rapporteur ne sera peut-être ni sans quelque profit, ni sans quelque charme.


I

Sur ce vaisseau, arrivant d’Australie, qui vient débarquer à Londres ses nombreux passagers, sortis vainqueurs ou vaincus de la grande lutte engagée au-delà des mers contre la fortune rebelle, George Talboys figure parmi les premiers. Tête à l’évent et noble cœur, vous voyez en lui la victime d’une de ces imprudences généreuses que multiplie en Angleterre l’habitude des mariages précoces. Appartenant à une noble et riche famille, pourvu d’un grade dans l’armée, les loisirs de garnison l’ont livré sans défense aux irrésistibles séductions d’une charmante enfant, fille d’un pauvre officier, privée de sa mère, et que rendait plus intéressante encore l’état de gêne et de dépendance où elle vivait près d’un père ivrogne et criblé de dettes. La voir, l’adorer, l’épouser, ce fut pour l’impétueux cornette l’affaire de quelques semaines. Vainement, pour empêcher cette mésalliance qui l’indignait, le père de George l’avait menacé de lui retirer toute assistance pécuniaire à partir du jour de ses noces. L’amoureux jeune homme ne voulait pas croire à une rancune durable, et se savait, grâce à la vente de son grade, les moyens d’attendre l’époque de la réconciliation sans imposer à sa bien-aimée jeune femme les calculs étroits, le dénûment auxquels, en se mariant, elle avait bien compté se soustraire. Cet espoir fut déçu ; le ressentiment paternel subsistait encore dans toute sa force quand les deux mille livres sterling que l’ex-cornette s’était procurées en quittant le service se trouvèrent à peu près dévorées après un voyage en Italie accompli dans les conditions du bien-être le plus complet, de l’élégance la plus aristocratique. Le rêve fini laissait les jeunes époux en face d’une réalité cruelle. Ni l’un ni l’autre n’étaient faits pour s’y soumettre, et l’amour s’envolait à tire-d’aile, non du cœur de George, mais de celui d’Helen Maldon. Ramenée dans cet intérieur paternel qu’elle avait cru quitter pour jamais, condamnée aux angoisses d’une maternité qu’elle était tentée de maudire, cette jeune femme ne ménageait à son mari ni les plaintes ni les reproches. Un jour vint où la coupe d’amertume déborda pour lui. George se lassa de ces tortures quotidiennes, et sa patience fléchit devant les refus obstinés que rencontrait de toutes parts la bonne volonté avec laquelle il se serait soumis à un travail quelconque. Au moment où il ne voyait plus devant lui que la suprême ressource du suicide, une circonstance fortuite lui ouvrit de nouvelles perspectives en lui suggérant l’idée de partir pour l’Australie. Il lui restait tout juste l’argent nécessaire pour débuter sur les placers. Un soir donc, à l’improviste et sans prévenir personne, après avoir baisé au front sa femme endormie et jeté un dernier regard sur leur enfant, il s’était glissé dans les ténèbres vers le navire qui l’allait emmener. Peut-être eût-il été prudent de ne pas disparaître d’une manière aussi furtive et de laisser au moins derrière lui quelques excuses pour le présent, quelques espérances pour l’avenir. C’est ce que ne fit pas George Talboys, décidé à jouer le tout pour le tout, et bien convaincu, peut-être à la légère, que la jeune femme abandonnée par lui n’userait pas jusqu’à leur extrême limite des droits qu’il semblait ainsi lui laisser. Une fois en Australie, pourquoi George du moins n’écrivit-il pas ? Pourquoi ce silence étrange qu’il garda pendant toute la durée de son temps d’épreuve ? Questions embarrassantes que le roman soulève et ne résout point. Enrichi par une de ces trouvailles fabuleuses qui donnent son prestige à la mythologie australienne, George revient, au bout de peu d’années, riche de vingt mille livres sterling, et comme enivré de sa bonne fortune lorsqu’il songe à la femme toujours chérie qu’il va retrouver sur le rivage anglais, à l’enfant à peine entrevu dont les lèvres vont pour la première fois lui faire entendre le doux nom de père… Mais à peine débarqué, un des premiers journaux qui lui tombent sous la main fait écrouler tout cet édifice de chimériques espérances ; il y trouve, sous la rubrique mortuaire, le nom de sa femme.

Helen Maldon s’est éteinte à vingt-deux ans, assistée de son père, dans un établissement de bains de mer où elle était venue combattre les dernières atteintes d’une maladie de langueur. Elle est morte, son père l’affirme, les voisins l’attestent, les registres de la paroisse le constatent, et sur la pierre qui marque sa sépulture, George Talboys lui-même fait graver l’inscription destinée à perpétuer le souvenir de son amour et de ses regrets. Le cœur brisé, n’ayant plus goût à la vie, n’acceptant pas en échange du lien brisé celui qui devrait le rattacher à l’existence, — l’enfant qui lui reste en échange de la femme qu’il a perdue, — il traîne ses jours pendant toute une année auprès d’un ami dévoué, dont la tendresse virile l’a soutenu dans cette épreuve terrible. Cet ami se nomme Robert Audley.

Ce personnage essentiel est un des types de la basoche anglaise, celui du barrister sans causes et sans soucis, qui, après avoir mangé le nombre de dîners voulu pour se faire inscrire sur la law-list, jouit en paix des loisirs que ménage la profession d’avocat à quiconque lui demande simplement une place nominale dans la hiérarchie des êtres civilisés. Avec un modeste revenu qui suffit à sa modeste ambition, entre sa collection de pipes allemandes et sa bibliothèque de romans français, Robert Audley consume en doux far niente une existence à laquelle il s’efforce vainement de conserver des dehors sérieux. Personne ne le prend au mot, et les graves benchers se mettent invariablement à sourire lorsque l’honnête Bob, venant à les rencontrer sous les ombrages de Temple-Gardens, leur laisse entendre qu’il cherche dans quelques instans de flânerie un délassement indispensable après ses travaux assidus. Maintenant, en y regardant de plus près, peut-être devineraient-ils sous cette insouciance apparente le germe des grands dévouemens, sous cette indolence turque une énergie latente qui, pour se développer, n’a besoin que d’un mobile supérieur, sous cette inertie d’esprit, qu’on dirait irrémédiable, une perspicacité sans cesse en travail et féconde en résultats inattendus ; mais les benchers n’analysent pas un caractère comme un dossier, ils prennent au mot la paresse de leur confrère, et, le voyant dépourvu de toutes les facultés à l’aide desquelles un jeune homme fait son chemin dans le monde, ils regrettent pour lui que son oncle, sir Michaël Audley, d’Audley-Court, longtemps resté veuf avec une fille unique pour héritière, vienne de se remarier tout récemment, à un âge assez avancé, par un coup de tête digne d’un jeune homme.

On ne sait pas grand’chose de la seconde femme du baronet. En remontant pas à pas dans son passé, nous la trouvons d’abord pauvre governess, élevant les filles du médecin de sir Michaël. C’est chez ce médecin, nommé Dawson, qu’il l’a vue pour la première fois, qu’il s’est épris d’elle, et qu’un jour, emporté par un de ces élans qui mettent l’âge mûr au pair de la jeunesse la plus fougueuse, il lui a offert de partager ses brillantes destinées. Miss Lucy Graham, effrayée en même temps qu’éblouie, n’a pas osé refuser la chance qui s’offrait à elle. Sans amour il est vrai, mais avec une profonde reconnaissance pour l’homme qui l’appelle ainsi aux douceurs dejta vie, opulente et fait succéder pour elle à toutes les humiliations d’une existence subalterne les plus complètes satisfactions de l’orgueil féminin, elle prend possession du rang et de la richesse qui lui sont proposés. Sir Michaël ne lui en demande pas davantage ; il ne s’enquiert minutieusement, ni d’une origine qu’il devine assez obscure, ni d’antécédens que n’éclaire aucune lumière bien vive. S’il en était autrement ou si, pour procéder à la célébration du mariage, l’église anglicane exigeait la production des mêmes pièces que réclame chez nous une municipalité tutélaire, le mariage deviendrait impossible, et le roman s’arrêterait court dès la première page. Lucy Graham effectivement n’est autre qu’Helen Maldon. De même que son mari l’avait quittée, de même, après quelques mois de misère mal supportée, elle a quitté son père et son enfant, pour aller sous un faux nom à de nouvelles destinées. C’est alors qu’elle est parvenue à se faire accueillir, sans examen ni références, dans une maison d’éducation dont le patronage lui a suffi plus tard pour être admise chez le docteur Dawson.

Un lecteur expérimenté peut déjà voir au prix de quelles énormes invraisemblances s’engage le drame au seuil duquel nous nous trouvons ; mais enfin voilà l’intrigue nouée. Robert Audley, dont les vacances se passent ordinairement à Audley-Court, et qu’y attire de plus le désir d’être présenté à sa nouvelle tante, veut y conduire son ami George Talboys. Prévenue de ce dessein, qui l’épouvante à bon droit, lady Audley cherche par tous les moyens imaginables à éviter la rencontre fatale que le hasard semble lui ménager ainsi ; mais une série de futiles incidens déjoue les précautions qu’elle a prises à cet égard, et tandis qu’elle est volontairement absente de son château, Robert et George, grâce à l’innocente complicité d’Alicia Audley (l’espiègle fille de sir Michaël, en secret éprise de son indolent cousin), pénètrent dans le sanctuaire de ses appartemens intimes. Ils y trouvent son portrait, peint avec la minutieuse ressemblance qui caractérise l’école moderne. L’effet de cette espèce d’apparition sur le malheureux dont elle ravive la douleur et qu’elle plonge dans le plus profond étonnement est essentiellement dramatique, ou plutôt théâtral, dans le sens le plus précis qu’on puisse donner à ce mot. Un quart d’heure de contemplation muette ne laisse plus aucun doute à George Talboys, et son gant, tombé de ses mains frémissantes, reste là devant cette toile comme un défi porté à la femme coupable. En le voyant, lady Audley devine tout, et sa pénétration va jusqu’à lui faire comprendre que dès le lendemain même une rencontre est inévitable entre elle et George. Cette entrevue décisive, elle l’attend avec un impénétrable sang-froid, oisive et souriante comme à l’ordinaire, et concentrant, pour faire face à l’orage qui plane sur elle, l’obstination énergique de sa volonté, les ressources infinies de ruse et d’audace qu’elle dissimule si bien sous un extérieur gracieux, sous des formes caressantes. — En cette brillante journée de septembre, et tandis que sir Michaël va visiter ses fermiers, lady Audley parcourt les divers appartemens de sa vaste résidence, tantôt assise à son piano, tantôt arrêtée devant un des arbustes de sa serre, ou bien, regagnant son cabinet de toilette, occupée à faire remettre en ordre par sa suivante favorite, Phœbé Marks, les boucles souvent dérangées de sa luxuriante chevelure. George cependant, fidèle au rendez-vous qu’il sait accepté d’avance, fausse compagnie à son ami Robert, et, tandis que celui-ci sommeille auprès de ses lignes de pêche, vient seul frapper aux portes d’Audley-Court, où il demande à être admis près de la belle châtelaine. On lui indique, comme devant le conduire vers elle, la grande allée des tilleuls, où ses gens l’ont vue pénétrer. Il l’y suit, se plonge comme elle sous ces massifs de feuillage, et de ce moment George Talboys disparaît à tout regard humain. Lady Audley, elle, rentre paisiblement au château une heure après, apportant des masses de fleurs d’automne dans les plis de sa robe de mousseline, un livre à la main, un joyeux refrain sur les lèvres. On lui annonce la visite de Talboys, et c’est à peine si ses fins sourcils se rapprochent à ce nom maudit. Puis, d’un pas agile, avec une petite moue dédaigneuse, milady remonte dans ses appartemens. Là, sur la table du boudoir, elle retrouve le gant de George : un coup de sonnette impérieux appelle Phœbé Marks. « Débarrassez-moi de ce fouillis, » dit la maîtresse. En un clin d’œil, le gant est balayé dans le tablier de la soubrette avec quelques fleurs séchées et quelques débris de papier, après quoi l’adroite fille, répondant à une question de milady sur l’emploi de sa journée, lui laisse entendre, par un mot significatif, que ce qui s’est passé dans la profondeur des bois n’est pas un mystère impénétrable pour certains regards qui, du haut des combles du château, planaient sur les campagnes environnantes. En ce moment, les yeux des deux femmes se rencontrent, et une gracieuse promesse de protection tombée des lèvres de lady Audley scelle un pacte qui les lie pour jamais l’une à l’autre.

Toute complicité a ses périls, et celle d’une femme est doublement dangereuse. Phœbé Marks est à la discrétion d’un rustre qu’elle a promis d’épouser et qui la domine par la terreur. Elle lui a déjà livré, sans le vouloir, un des nombreux secrets de lady Audley, qui conserve imprudemment, dans le double fond d’un écrin, des cheveux blonds, un bas d’enfant, mystérieuses reliques du petit être que la femme de sir Michaël va parfois à la dérobée combler de cadeaux et de caresses. Phœbé révélera de même à son brutal fiancé la découverte qui met à leur entière merci l’opulente châtelaine. Dieu sait si dans les mains de cet avide subalterne une pareille arme restera sans emploi. Il veut épouser Phœbé ; lady Audley a perdu le droit de s’y opposer. Il exige pour dot le droit au bail d’une auberge voisine ; lady Audley devra l’acquérir pour lui, et fournir amplement aux frais de son installation. Elle tombe enfin, premier châtiment de son double crime, dans la sujétion de ce misérable ivrogne, dont la femme voudrait en vain modérer les exigences toujours croissantes.

De Phœbé cependant et de son mari Luke, la femme de sir Michaël n’a pas à craindre une trahison décisive; ils hésiteront toujours à compromettre, en la perdant, l’aisance où ses libéralités les font vivre ; mais Robert Audley, que l’inexplicable disparition de son ami a plongé dans les plus terribles perplexités, Robert Audley est un ennemi tout autrement redoutable. Ses soupçons se sont éveillés à propos d’une marque sinistre que lui a laissé entrevoir, en se dérangeant, un des bracelets de l’élégante châtelaine, et dont elle a expliqué l’origine par un mensonge flagrant, A partir de là et tandis qu’il cherche de tous côtés les traces de George Talboys, mille incidens fortuits le ramènent, en dépit de lui-même, sur la voie où il se sent entraîné par une fatalité manifeste. Cette obsession du hasard, qui finit par le dominer tout entier et communiquer à ses idées une fixité voisine de la monomanie, est certainement, dans le récit dont nous rappelons les principales données, ce qu’il y a de mieux réussi, de plus honorable pour le talent de miss Braddon. C’est en effet par une véritable inspiration d’artiste qu’elle a mis en un contraste saisissant le rôle providentiel assigné à l’honnête Bob et sa nature paresseuse, son insouciance indulgente, le remords généreux qu’il éprouve à remplir vis-à-vis d’une femme les implacables fonctions du bourreau, le respect involontaire que lui inspire l’amour aveuglément confiant de sir Michaël, la crainte de frapper du même coup l’innocent et la coupable, la femme criminelle et le vénérable époux qu’elle a fasciné. Peut-être céderait-il à toutes ces considérations réunies, peut-être le paralyseraient-elles au moment décisif sans l’amour profond que lui a inspiré Clara Talboys, la sœur de George, et sans le cri de vengeance qu’elle fait sans cesse retentir à ses oreilles en lui montrant du doigt le but sacré vers lequel, s’il ne veut faillir à sa mission et encourir le mépris de cette vaillante créature, il lui faut marcher sans pitié ni trêve.

Acharné en ses enquêtes, il a fini par réunir tous les fils, — moins un, — de cette trame compliquée. Il a vérifié que, par une combinaison machiavélique et grâce à la complicité obligée de son père, Helen Maldon a simulé un décès en règle en faisant porter son nom à une malheureuse jeune fille atteinte de consomption et destinée à une mort inévitable quelques semaines avant l’époque pour laquelle était annoncé le retour de George Talboys. Il sait à quel moment cette belle vipère a fait peau neuve ; il a les preuves matérielles de son changement de nom, de son admission dans le pensionnat où elle a passé quelques mois. Il peut établir déjà, par des témoignages certains, la nullité du second mariage qu’elle a contracté sans être encore veuve, et l’intérêt puissant qu’elle avait à se défaire de son premier époux inopinément revenu. Cependant il hésite encore. Il espère obtenir de cette femme, par une sorte d’accord tacite, qu’elle disparaisse, et qu’en s’épargnant le châtiment suprême, elle le décharge, lui, de sa mission vengeresse. Par des avis, par des menaces indirectes, il la met en demeure de s’éloigner, et comme elle résiste, plus intrépide et plus obstinée à mesure qu’elle le voit plus indécis, il la presse, il fait luire à ses yeux l’épée dont il pourrait la frapper ; il la provoque ainsi à une de ces extrémités soudaines qui semblent si étrangères à son organisation féline, toute de douceur flatteuse et de mol abandon, mais dont nous la savons capable quand ses plus chers intérêts sont en jeu, quand elle se sent attaquée dans son féroce égoïsme. Ici se place la scène capitale du roman, scène destinée sans doute à être applaudie sur quelque théâtre de boulevard, et qui, sur les affiches à grand fracas, pourrait porter le titre de l’Incendie.

Lady Audley, tirant parti des paroles menaçantes que Robert lui avait fait entendre, a prié son mari d’éloigner du château ce maniaque, dit-elle, dont les chimères l’inquiètent, et sir Michaël, dont les yeux ne sont pas encore dessillés, s’est rendu au désir de sa femme. Leur neveu est parti sans un murmure, plus triste qu’irrité, plus disposé à pardonner qu’à sévir. C’est à l’auberge de Luke, à Mount-Stanning, qu’il est allé chercher un asile provisoire. Ce jour-là même, fort avant dans la soirée, Phœbé vient, au nom de son mari, menacé d’expropriation, solliciter un nouveau secours pécuniaire que lady Audley ne peut songer à leur refuser; elle lui apporte de plus un billet du jeune avocat, quelques lignes seulement, une dernière sommation portant avec elle la preuve irrécusable qu’il peut désormais se poser en arbitre absolu de ses destinées. Donc c’en est fait; le moment est venu de la lutte décisive. Tandis que cette préoccupation absorbe toutes les pensées de lady Audley, son oreille distraite perçoit, dans les plaintes de Phœbé sur les habitudes d’ivrognerie auxquelles son mari s’abandonne de plus en plus, quelques mots relatifs au danger qu’ils ont couru plusieurs fois « d’être brûlés vifs dans leurs lits » par suite des imprudences de Luke. — Brûlés dans vos lits!... répète machinalement lady Audley, trop préoccupée de ses propres angoisses pour s’associer aux craintes de Phœbé. Puis ces mots éveillent en elle une idée plus distincte, et soudainement se dessine à ses yeux, dans tout son formidable éclat, l’image de cette misérable auberge exposée à tous les vents, dévorée par les flammes, et s’abîmant en quelques instans sur ceux qu’elle abrite. Aussitôt l’idée infernale a jailli, le germe funeste a fructifié; mais dans cette intelligence étroite la conception se complète avec lenteur, et c’est seulement lorsque lady Audley se retrouve en face du lit où sir Michaël repose en paix que le travail intérieur arrive à terme.

« Oui, se disait-elle entre ses dents serrées, Robert fera ce qu’il annonce... Il le fera, si je ne réussis à le loger dans un hospice d’aliénés, ou si...

« Elle n’acheva pas de formuler sa pensée, elle n’acheva même pas intérieurement cette phrase suspendue; mais un étrange battement de cœur semblait l’accentuer syllabe par syllabe, comme pour les chasser une à une de sa poitrine palpitante.

« La pensée était celle-ci : « ce qu’il annonce, Robert le fera, si quelque désastre imprévu n’éclate sur lui et ne vient le réduire au silence. » Une rougeur de sang passa sur le visage de milady, comme si les flammes du foyer lui eussent jeté quelque reflet subit, et s’éteignit tout aussi soudainement, la laissant plus pâle que la neige d’hiver. Ses mains, qu’elle tenait tout à l’heure serrées l’une dans l’autre par une étreinte convulsive, se séparèrent et retombèrent pesamment le long de son corps. Elle s’arrêta dans sa marche aux rapides allures, — elle s’arrêta comme la femme de Loth dut s’arrêter après le fatal regard en arrière qu’elle jeta sur la cité croulante, son pouls se ralentissant à chaque seconde, chaque goutte de sang se figeant dans ses veines, envahie par cette métamorphose bizarre qui d’une femme allait faire une statue.

« Pendant plus de cinq minutes, lady Audley garda cette immobilité sculpturale, la tête rejetée en arrière, les yeux grands ouverts, fixés droit devant elle, perçant du regard les murs étroits de la chambre, pour aller chercher au loin, dans les ténèbres, les périls et l’horreur de quelque entreprise désespérée. »

Si maintenant nous voyons se glisser furtivement hors des murs d’Audley-Court, par cette nuit d’hiver claire et scintillante, deux femmes enveloppées de manteaux et se dirigeant du côté de Mount-Stanning, nous devinerons qui elles sont, et quel démon presse ainsi la marche de cette frêle créature, sortie à minuit de son tiède boudoir pour aller, sous la bise âpre et mordante, vers l’ennemi que le sommeil livre à ses coups. Phœbé ignore les projets de sa maîtresse, et obéit, sans en comprendre les mobiles secrets, à ce caprice de grande dame. Tout au plus devinera-t-elle l’affreuse vérité quand au retour, à moitié chemin de l’auberge et du château, elle verra s’élever une clarté brillante dans la direction de Mount-Stanning. Lady Audley n’a passé que vingt minutes sous le toit de Luke, mais ces vingt minutes n’ont pas été perdues pour elle. Après s’être fait indiquer la porte de la chambre où dort son ennemi redouté, après l’y avoir secrètement enfermé à double tour, elle a oublié un flambeau allumé dans le voisinage immédiat d’un rideau de cotonnade, puis elle est partie, entraînant avec elle la trop confiante Phœbé, à qui certains souvenirs eussent dû pourtant donner l’éveil.

Ce crime atroce, qu’un hasard bienveillant se charge de déjouer encore, décide la question contre lady Audley, et brise le fil qui retenait au-dessus de sa tête l’épée menaçante. Robert, miraculeusement soustrait à l’incendie, reparaît à Audley-Court, dégagé désormais de tout scrupule. Les preuves qu’il apporte sont écrasantes, et lady Audley, définitivement vaincue, n’a plus qu’à se courber sous cette main puissante et loyale. Ses aveux alors sont complets, et devant son époux consterné, avec un impassible sang-froid qui trahit la sécheresse de cette âme perdue, elle raconte un à un tous les artifices à l’aide desquels elle a réalisé ses plans audacieux et voulu consolider sa frauduleuse prospérité. Elle confesse même qu’elle a tué George Talboys, qu’elle l’a tué traîtreusement et sans qu’il pût se défendre; mais si nous l’en croyons, elle a commis ce crime sans préméditation, sous le coup des reproches et des menaces dont son premier mari l’accablait et sous l’irrésistible empire d’une maladie héréditaire. Le véritable secret de lady Audley et en même temps l’excuse de ses forfaits, ce sont précisément les défaillances momentanées de sa raison. A la justice clémente qui la poursuit, elle offre ainsi pour la dérober au dernier supplice une ressource dont sir Michaël et son neveu ne manqueront pas de se prévaloir. Au lieu de la livrer aux tribunaux, c’est dans une maison d’aliénés, au centre des provinces belges, que Robert conduira cette misérable créature, déchue de sa splendeur passagère et condamnée à y finir ses jours. Après l’accomplissement de ce juste arrêt, il semble que tout soit fini, et que le sort de George, sur le meurtre duquel Helen Maldon n’a voulu donner aucun détail, doive demeurer enveloppé d’un mystère impénétrable; mais alors se produisent les aveux de Luke Marks, dérobé à l’incendie par Robert Audley, et qui, sur le lit de mort où le retiennent les graves blessures qu’il a reçues, livre enfin tous les secrets qu’il avait gardés jusqu’alors. George, précipité à l’improviste dans un puits abandonné par cette femme sur laquelle il venait revendiquer tous ses droits, a survécu à cette chute terrible; Luke l’a retrouvé le jour même, sanglant et brisé, sous les ombrages du parc. C’est à Mount-Stanning que le malheureux a reçu les premiers soins, c’est de là qu’il est parti peu d’heures après, le bras en écharpe, pour fuir à jamais le théâtre d’une si odieuse trahison. Il était déçu dans son amour, dans ses espérances d’avenir, et, décidé à s’expatrier sans retour, il avait recommandé le plus profond silence au mari de Phœbé; celui-ci, pour plus d’une raison, devait se taire. — Avons-nous besoin d’ajouter maintenant que la récompense de Robert Audley sera la main de Clara Talboys, et que George reviendra d’Amérique tout juste à temps pour assister à leurs noces?

Tel est le sommaire de cette fable, dont il est facile de constater, en la disséquant, les inconséquences, les invraisemblances nombreuses, les combinaisons violentes et vulgaires, et où se trouvent accumulés, sans le moindre souci des hautes conditions de l’art, tous les élémens du drame qui se fabrique à l’usage des masses. Elle a seulement, pour la mettre à part de ces œuvres tout à fait inférieures, une certaine vivacité de style, l’art des sous-entendus, le naturel du dialogue et un vernis de littérature qu’expliquent l’intervention de sir Edward Bulwer Lytton et les précieux conseils dont miss Braddon le remercie en lui dédiant ce premier roman. Le contraste est frappant d’ailleurs entre la vérité des personnages et le mensonge flagrant du récit où ils se meuvent : c’est l’effet d’une méchante pièce jouée par d’intelligens acteurs; ce serait aussi celui d’un mauvais tableau d’histoire où un habile peintre de portraits aurait introduit quelques têtes excellentes ; en somme, une discordance choquante pour l’œil du critique, et un regret sincère de voir gaspiller en productions de second ordre des dons de nature qui semblent remarquables, — en copies, en redites plus ou moins heureuses, un talent dont une meilleure culture aurait développé l’originalité propre et les ressources spéciales.


II

La préférence que certains critiques accordent à Aurora Floyd, en la comparant au Secret de Lady Audley, ne nous semble justifiée ni au point de vue littéraire ni au point de vue moral. La donnée première de ce roman est révoltante, on va s’en assurer, et aucune délicatesse d’exécution n’atténue ce qu’elle a de brutal, d’humiliant, dirions-nous plus volontiers.

Lady Audley est en somme un type exceptionnel. Sa perversité native, aggravée par son infirmité mentale, la place en dehors des conditions ordinaires de l’humanité. Ses crimes nous sont étrangers; les mobiles qui les expliquent ne sont pas ceux qui nous poussent, et nous ne retrouverons perverti en elle aucun de nos instincts supérieurs. Il n’en est pas de même pour l’autre héroïne de miss Braddon. C’est une enfant gâtée, comme chacun de nous a pu en connaître plusieurs, au cœur naturellement bon, aux penchans naturellement généreux. Sa bonté même et sa générosité la perdent; mais comme elles survivent à sa chute, nous avons sous les yeux le triste et répugnant spectacle, — chimérique, il faut l’espérer, — d’une âme d’élite acceptant l’ignominie, d’une créature sincère faisant du mensonge sa pâture quotidienne, d’une fierté de bon aloi se pliant aux avilissemens les plus extrêmes : spectacle qui nous blesse, même dans un roman, et sur lequel il serait bon de jeter un voile en supposant qu’on vînt à le rencontrer parmi les réalités de la vie.

Un riche banquier d’Ecosse épouse une comédienne de province que le hasard lui fait rencontrer et pour laquelle il conçoit une passion subite. Elle meurt après quelques mois, lui laissant une fille sur la tête de laquelle il reporte cette affection excessive que la mère lui avait inspirée. Aurora grandit sous les yeux de son père, adulée, obéie de tous et se livrant sans contrainte à la fougue de ses entraînemens juvéniles. Elle aime les chiens, les chevaux, le sport; l’idiome du turf lui est familier, la Bell’s-life est sa lecture de prédilection; une gouvernante romanesque et sotte parachève, à force de négligence, les vices de cette éducation manquée. Parmi les grooms du riche banquier s’en trouve un que sa bonne mine et son adresse équestre ont fait choisir pour escorter l’héritière dans ses longues promenades. Une certaine familiarité s’établit entre eux, et John Conyers, — c’est le nom de ce drôle, — en profite pour solliciter d’abord la pitié, puis l’affection de la pauvre enfant, qu’il abuse par de prétendues confidences. Il ne tient qu’à elle de prendre pour un déshérité du sort cet Antinoüs d’écurie, sorti des boues de Londres et façonné à une certaine élégance extérieure par le monde équivoque au sein duquel il a vécu jusqu’alors. Archibald Floyd, dont les yeux s’ouvrent trop tard, surprend une correspondance d’où il résulte qu’avec la complicité de sa governess, Aurora s’est fiancée au jockey en question. Regardant à bon droit comme nul cet engagement irréfléchi, le banquier renvoie sur l’heure le séducteur de bas étage et fait partir pour Paris, dès le lendemain, l’impétueuse enfant qu’il trouve rebelle à ses volontés; mais John Conyers part aussi, à la poursuite de son rêve sordide, et réussit, au bout de quinze jours, à faire sortir Aurora du pensionnat où on l’a placée. Il l’entraîne à Douvres, où les unit un mariage en bonne forme, et, devenu par miracle le gendre d’un millionnaire, il prétend exploiter en grand cette situation inespérée. Il a trop présumé toutefois de la complaisance paternelle, et d’ailleurs n’a pas mesuré l’abîme moral qui le sépare de sa jeune femme. Huit jours ont suffi pour dissiper l’illusion fatale qui entraînait Aurora. Sa loyauté seule la retient auprès de l’être immonde a qui elle s’est donnée; elle ne se croit libre qu’au bout de quelques mois, lorsque les infidélités de ce misérable l’ont dégagée de ses sermens et lui permettraient, à la rigueur, de faire rompre légalement les liens qui les unissent. Elle recule néanmoins devant l’éclat d’une pareille démarche et revient simplement chez son père, qu’elle rassure et trompe en lui annonçant la mort de John Conyers.

Ce prologue du drame n’étant connu que d’un bien petit nombre de personnes, Aurora reprend paisiblement dans le monde aristocratique la place que lui assigne la richesse de son père. Peu à peu, — privilège de jeunesse, — le triste souvenir de cette cruelle déception, de ce funeste hymen, s’efface de sa mémoire. Dans les bals de comté où resplendit sa beauté souveraine, dans les courses où elle figure, intrépide amazone, elle porte une attitude fière et sereine, un front superbe, un regard qui défie tous les regards. De nombreux prétendans aspirent à sa main, et tous sont refusés avec la même hauteur. Il en est qu’un tel accueil doit étonner, et parmi eux, en première ligne, l’orgueilleux représentant d’une des premières familles du pays de Galles, Talbot Bulstrode, un des héros de la guerre de Crimée, revenu sain et sauf de la fameuse charge de Balaclava. Rebelle jusqu’alors à toute séduction féminine, il subit l’ascendant impérieux de cette beauté royale, de cette hauteur d’âme, de cette originalité hardie, qui font d’Aurora Floyd un être à part. Cette dangereuse sirène l’a ébloui, fasciné comme tant d’autres, et pour se dévouer à elle, il a méconnu ou dédaigné l’attachement profond et respectueux qu’il inspire à Lucy Floyd, la blonde et timide cousine d’Aurora. En même temps que Talbot Bulstrode, un autre soupirant se trouve également écarté; c’est John Mellish, opulent propriétaire du Yorkshire, cœur loyal, fidèle et dévoué s’il en fut. Les deux rivaux désappointés, qu’unissait d’ailleurs et depuis longtemps une étroite amitié, font partie de s’éloigner ensemble; mais Bulstrode, ramené par une espèce de pressentiment, revient sur ses pas pour avoir avec le banquier une dernière explication. Il revient, et, passant devant une porte entr’ouverte, il aperçoit, étendue sans connaissance sur un fauteuil, un journal à ses pieds, la jeune fille dont les rigueurs le désespèrent. Lorsque, ranimée par ses soins, elle a repris possession d’elle-même, Aurora Floyd revient sur son premier refus; elle avoue à Bulstrode qu’un secret penchant l’entraînait vers lui, et s’engage inopinément à devenir sa femme.

Le journal qui avait si vivement ému miss Aurora, envoyé à la fille du banquier par un des obscurs confidens dont elle était obligée de payer le silence, lui apprenait, — un lecteur perspicace l’aura déjà deviné, — la mort de John Conyers, tué par accident au fond de l’Allemagne dans une course quelconque. C’est sur la foi de cette nouvelle, — malheureusement inexacte, — qu’elle accorde sa main à Bulstrode, et cela sans se mettre assez en peine du passé, qu’elle lui laisse ignorer, ce qui constitue, à nos yeux du moins, une véritable trahison que l’amour filial n’excuse en aucune façon, et que nous trouvons absolument incompatible avec les vertus héroïques dont l’auteur d’Aurora Floyd a voulu décorer ce type de femme supérieure. Au surplus, la nouvelle fiancée ne tardera pas, et c’est justice, à porter la peine de cette dissimulation coupable. Plus d’un indice fugitif vient à chaque instant inquiéter, alarmer les fières susceptibilités de son prétendu. L’ascendant vainqueur d’Aurora les calme ou plutôt les comprime pour un temps; mais l’arrivée inattendue à Bulstrode-Castle d’une des jeunes filles qui l’ont connue à Paris, dans ce pensionnat d’où elle a été enlevée, détruit soudainement la confiance aveugle dont elle abusait. Après avoir pris lecture de la lettre où sa mère, effarouchée par les révélations de leur jeune parente, le met en garde contre les antécédens suspects de sa fiancée, — et trouvant dans ses propres soupçons, vingt fois réprimés, la confirmation des craintes qu’on lui suggère, — Bulstrode se désespère d’abord; il réagit ensuite contre cette conviction naissante, il s’efforce de la combattre et de n’envisager ce qui a pu se passer dans le couvent parisien que comme une escapade sans importance. Toute cette affaire, si louche au premier abord, va s’éclaircir en quelques mots. C’est dans ces dispositions qu’il se rend auprès de sa fiancée. Aurora l’attend, vêtue de noir, au fond d’un appartement reculé. Du moment où le nom de son ancienne compagne a été prononcé devant elle, il lui a été impossible de ne pas prévoir ce qui allait arriver : elle sait donc que Talbot va venir et devine ce qu’il va lui dire. A son entrée, elle ne bouge pas, elle ne se détourne pas de la fenêtre où elle est assise. Il ne la voit que de profil, à peine éclairée par les dernières lueurs d’un jour d’hiver. Après lui avoir parlé sur un ton léger, que dément son angoisse intérieure, de la lettre qui vient d’arriver et qui nécessite, dit-il, quelques explications :


« — Vous lirai-je la lettre, Aurora?

« — Si vous voulez.

« Il prit dans son sein l’épître froissée, et, se penchant du côté de la lampe, il lut à voix haute, s’arrêtant à chaque phrase et comptant sur une interruption soudaine, un commentaire passionné; mais elle le laissa finir sans parler, et, même après qu’il eut fini, demeura muette.

« — Aurora!... Aurora !... Est-ce donc vrai?

« — Parfaitement vrai.

« — Pour quelle cause avez-vous quitté ce couvent?

« — Je ne puis vous le dire.

« — Du mois de juin 1856 au mois de septembre dernier, quelle a été votre résidence?

« — Je ne puis vous le dire, Talbot Bulstrode... C’est un secret qu’il m’est interdit de révéler.

« — Comment! il y a dans votre vie une lacune de près d’une année, et vous ne sauriez me faire connaître, à moi votre mari désigné, ce que vous êtes devenue pendant cet intervalle?

« — Je ne le puis.

« — Alors, Aurora Floyd, vous ne pouvez non plus devenir ma femme I

« Il croyait qu’elle allait se retourner vers lui, sublime d’indignation et de fureur, et que l’explication si ardemment souhaitée allait jaillir de ses lèvres avec un torrent de paroles amères; mais elle se leva de son siège, et, portant vers lui ses pas indécis, vint s’agenouiller devant le jeune homme stupéfait. Rien n’aurait pu l’effrayer à l’égal de ce simple mouvement : il y avait là toute une confession, l’aveu formel d’une faute; mais laquelle, laquelle?... En quoi pouvait consister le sombre mystère de cette existence qui comptait encore si peu d’années?...

« — Talbot Bulstrode, lui dit-elle d’une voix tremblante qui l’atteignit en plein cœur, le ciel m’est témoin que maintes fois j’ai prévu, j’ai redouté ce moment. Un peu moins lâche que je ne suis, je serais allée au-devant de l’explication que vous réclamez... Mais je pensais,... j’espérais que jamais je n’aurais à vous la donner,... et que si un jour je m’y voyais réduite,... eh bien! je vous trouverais généreux,... vous auriez en moi confiance... Si vous le pouviez, Talbot ! si vous pouviez croire que ce secret n’est pas une honte absolue!

« — Une honte absolue!... s’écria-t-il. Est-il possible, Aurora,... mon Dieu, est-il possible que je vous entende me parler ainsi ? En êtes-vous à croire que la honte a ses degrés et que l’honneur se mesure?... Un secret entre nous,... que dis-je? l’ombre d’un secret... doit nous séparer pour jamais. Relevez-vous, Aurora, votre humiliation me tue... Relevez-vous, et s’il est arrêté que nous devons nous quitter à l’instant, dites-moi, dites-moi de grâce que je n’ai pas à me mépriser pour vous avoir tant aimée,... au point d’oublier, en vous aimant ainsi, ce qu’un homme se doit à lui-même.

« Elle ne lui obéit point, mais, s’affaissant encore davantage, écrasée plutôt qu’à genoux, la tête enfouie dans ses mains, elle n’exposait aux regards de Bulstrode que les épaisses torsades de ses cheveux noirs.

« — Talbot, disait-elle d’une voix étouffée, songez que je n’ai jamais eu de mère... Ayez pitié de moi, Talbot!...

« — Pitié? répéta le capitaine; vous me demandez pitié?... pourquoi pas justice?... Une question, Aurora Floyd, une seule encore,... la dernière peut-être que je vous adresserai jamais. Votre père sait-il que vous avez secrètement quitté ce pensionnat?... Sait-il où vous avez passé l’année?...

« — Il le sait.

« — Merci du moins pour cette parole. Eh bien donc! Aurora, dites-moi seulement qu’il en est ainsi, et j’en croirai votre simple parole comme le serment solennel d’une autre femme... Dites-moi s’il a donné son assentiment à votre évasion,... s’il l’a donné à l’emploi de cette année d’absence... Puissiez-vous répondre qu’il en est ainsi, Aurora! car alors plus de questions entre nous... Je vous garderai sans crainte la tendresse et le respect qu’un mari doit à sa femme.

« — Je ne saurais,... dit-elle. Je n’ai encore que dix-neuf ans ; mais dans le cours de ces deux dernières années j’ai assez fait pour briser le cœur de mon père,... du père le plus tendre qui ait jamais vécu en ce monde misérable.

« — Tout est dit alors... Dieu vous pardonne, Aurora Floyd! De votre aveu même, vous n’êtes pas la femme que peut avouer un homme d’honneur... J’interdis à ma pensée tout soupçon flétrissant; mais le passé de ma femme doit être une page blanche et sans souillure, où tout le monde pourra venir jeter les yeux...

« Il se dirigea d’abord vers la porte; puis, revenu sur ses pas, il aida la pauvre enfant à se relever, pour la reconduire jusqu’à son siège, près de la fenêtre, avec la même courtoisie qu’il lui eût témoignée en la ramenant à sa place dans quelque bal. Leurs mains se rencontrèrent, glacées comme celles de deux cadavres. Que de mort en effet sous ce froid contact ! Que de choses avaient péri entre ces deux êtres depuis quelques heures : espoir, confiance, sécurité, amour, bonheur, tout ce qui fait le prix de la vie!

« Talbot s’arrêta une fois encore sur le seuil de la porte, et, reprenant la parole : — « D’ici à une demi-heure, j’aurai quitté Felden, disait-il; ne vaudra-t-il pas mieux, miss Floyd, laisser croire à votre père que quelque léger dissentiment nous a séparés et que je m’éloigne par votre ordre?... Je lui écrirai certainement dès mon arrivée à Londres, et, si cela vous agrée, je puis rédiger ma lettre de manière à le confirmer dans cette idée.

« — Vous avez là une bonne inspiration, répondit-elle. Oui, je voudrais lui laisser cette erreur... Sa douleur en sera peut-être moins amère... Le ciel sait ce que je dois de reconnaissance à tout ce qui peut atténuer ce qu’il souffre.

« Talbot s’inclina et referma la porte après lui ; le bruit qu’elle fit en retombant lui sembla sinistre : il lui rappela ces jeunes et fragiles créatures que les religieuses d’autrefois abandonnaient, pour les y laisser périr, au fond de quelque in-pace. Mieux aurait valu, se disait-il, laisser Aurora étendue dans son cercueil, belle de cette sérénité dont la mort pare ses victimes, que de s’arracher d’auprès d’elle comme il venait de le faire.

« L’appel vibrant et criard de la cloche qui sonnait le second coup du dîner retentit au moment où, quittant la pénombre du corridor, il entrait dans la salle de billard, étincelante des feux du gaz. Il y rencontra Lucy Floyd, qui vint à lui en toilette d’apparat : la soie frémissait autour d’elle; franges et rubans, dentelles et joyaux se jouaient et miroitaient à chacun de ses mouvemens, et il lui en voulait presque de tout cet éclat radieux, le comparant au pâle visage de la créature à demi brisée qu’il venait de quitter à l’instant même... Lucy recula devant le jeune homme, dont la physionomie bouleversée avait de quoi l’effrayer. — Qu’y a-t-il donc? de-manda-t-elle ; qu’est-il arrivé, monsieur Bulstrode?

« — Rien,... une lettre du Cornouailles qui m’oblige... — La voix lui manqua pour compléter cette banale excuse.

« — Lady Bulstrode,... sir John peut-être,... une maladie?... hasarda Lucy.

« Talbot posa son doigt sur ses lèvres blêmies, et secoua la tête par un geste qui prêtait à toute sorte d’interprétations ; il lui était impossible de parler. Le vestibule d’ailleurs s’emplissait de visiteurs et d’enfans qui couraient se mettre à table. La porte de la salle à manger était ouverte : au bout d’une longue avenue de flambeaux et de pièces d’argenterie, Talbot entrevit vaguement la tête vénérable d’Archibald Floyd. Autour du vieillard se groupaient ses neveux et nièces ; mais à sa droite la place qu’Aurora devait venir occuper était encore vide. Le capitaine, se détournant de ce tableau joyeux, gravit en quelques bonds l’escalier, et trouva son valet de chambre tout ébahi devant la toilette qu’il lui avait préparée. Ce fidèle serviteur ne comprenait pas que son maître ne fût pas encore venu s’habiller.

« Le banquier était debout à la porte de la salle à manger lorsque Talbot traversa le vestibule. Il enjoignait à un domestique d’aller prévenir sa fille : — Nous attendons miss Floyd, répétait impatiemment le vieillard... Le dîner ne peut commencer sans elle.

« Inaperçu au milieu de tout ce désordre, Talbot ouvrit sans bruit la grande porte et se glissa dans les froides ténèbres dont l’hiver enveloppait le château. Les hautes fenêtres étroites inondaient de clartés la terrasse qui s’étendait devant elles ; mais en face de Talbot se trouvait le parc, où les arbres étalaient tristement leurs ramures dépouillées; une mince couche de neige blanchissait le sol. Sur le ciel gris, pas une étoile. Le froid, la désolation à perte de vue, formaient un contraste pénible avec la tiède et brillante atmosphère qu’il venait de quitter. Ce moment critique de sa vie trouvait là comme un symbole saisissant. Le malheureux venait d’échanger les ardeurs de l’amour, les clartés radieuses de l’espérance, pour la résignation frissonnante, pour le découragement sombre et glacé... »


On eût bien étonné Talbot Bulstrode, en cette mémorable soirée du 25 décembre 1858, si on lui eût prédit qu’au mois de novembre 1859 Aurora Floyd serait la femme de John Mellish, et Aurora Floyd n’eût pas éprouvé moins de surprise en apprenant qu’elle-même, peu de mois après ce mariage, donnerait ses soins à l’union de son ancien prétendu, qui se résigne enfin à récompenser le silencieux amour de l’aimable Lucy. Ce résultat bizarre, et qui n’a rien d’autrement romanesque, s’explique par l’absolue confiance que John Mellish témoigne à celle qu’il aime, par le dévouement sans bornes, par les assiduités dévouées dont il l’entoure pendant une longue maladie, conséquence naturelle du rude choc qu’elle vient de subir. Ce brave gentleman n’est pas, on le voit, de ceux qui, par sotte fierté, par scrupules excessifs, se refusent à être heureux. Il s’applaudit que son rival se soit montré si susceptible, et, dans ses idées volontiers un peu confuses à ce sujet, il parvient à se figurer qu’au fond de la mésintelligence survenue tout à coup entre Talbot et Aurora, on trouverait, en cherchant bien, quelque secrète préférence de cette dernière pour lui, John Mellish. Il sait d’ailleurs que sa femme a un secret, un secret qu’elle refuse de révéler à personne, et il a promis de le respecter toujours. Dans cette absence complète ou dans ce sacrifice héroïque de la curiosité la plus légitime chez un mari, nous pourrions signaler en passant une légère nuance de ridicule; mais ce ridicule, s’il existe, n’a rien dont Aurora puisse s’offusquer; il ne l’empêchera pas, — bien au contraire, — de s’attacher de plus en plus au candide, au loyal époux qu’elle gouverne comme il lui plaît, et dont la bonté docile gagne son cœur. Talbot Bulstrode, qui lors de leur rupture s’est montré le moins faible des deux, reste un peu plus fidèle au triste souvenir de l’amour à jamais éteint ; mais à la longue son orgueil trouve aussi son compte dans l’espèce d’idolâtrie que lui a vouée sa femme, dans le culte respectueux dont elle l’entoure; il se console donc petit à petit, et le bonheur de ces divers personnages paraît assuré quand se montre à l’horizon le nuage qui va troubler cette sérénité, compromettre cet avenir couleur de rose.

John Conyers, on le sait, n’est pas mort. Ce jockey malencontreux s’est remis des suites de la terrible chute qui avait fait croire à son trépas, et, de retour en Angleterre, un hasard fatal le ramène comme par la main jusque chez le mari de sa femme. Ici les invraisemblances s’accumulent. Du fond des hôpitaux d’Allemagne, où il était aux prises avec la maladie et la misère, John Conyers n’a pu manquer de recourir à la générosité d’Aurora. Pour cette démarche, une lettre suffit, et à défaut de lettre l’entremise d’un de ces émissaires obscurs qu’il a déjà employés-plus d’une fois en de pareilles rencontres. Puis comment comprendre qu’Aurora, informée d’avance du nom de l’entraîneur recommandé à Mellish, ne profite pas de son ascendant pour l’éloigner d’elle? Loin de là, elle provoque, elle organise elle-même cette combinaison périlleuse en vertu de laquelle John Conyers se trouve établi à quelque cent mètres du château et sollicité à toutes les entreprises de la plus abusive tyrannie. Elle veut, il est vrai, traiter une fois pour toutes avec ce misérable et obtenir à prix d’or qu’il s’exile pour jamais : que valent néanmoins, pour être payées si cher, les promesses d’un être aussi dégradé? Et pourquoi ce subalterne avide souscrirait-il, pouvant mieux attendre de la frayeur qu’il inspire, à ce marché qui limite ses espérances[2]? Comment se figurer enfin qu’une pareille négociation pourra se débattre impunément de maîtresse à valet sous les yeux de tous ces argus qui entourent une femme de haut rang? John Mellish est aveugle, aveugle comme l’amour fidèle, à la bonne heure; mais cette ancienne gouvernante qu’Aurora Floyd a gardée auprès d’elle comme dame de compagnie et un peu comme femme de charge, cette mistress Walter Powell dont elle se sait haïe en secret et qui lui fait payer ses respects, ses adulations par un espionnage de toutes les minutes, — et cet autre ennemi plus obscur encore, un groom idiot, Steeve Hargraves, qu’elle a cravaché dans un moment de colère, et qui depuis lors, errant autour du château d’où elle l’a fait expulser, guette une occasion de vengeance, — la laisseront-ils en paix aller et venir furtivement, recevoir des lettres et y répondre?... Aurora le croit sans doute, car elle ne met dans ses démarches ni la moindre mesure ni le moindre calcul, et nous assistons alors à un étrange spectacle, celui d’une grande dame réduite à multiplier de jour ou de nuit les démarches les plus compromettantes pour se rendre aux conférences que lui assigne impérieusement un de ses plus infimes valets. Chacun de ses pas est épié, chacune de ses paroles est recueillie, chacun de ses billets est lu par d’autres yeux que ceux pour lesquels il était écrit. A tous ces mystérieux rendez-vous, un témoin assiste en secret, un témoin, et quelquefois deux. C’est un luxe de trahisons et de surprises que, dans leurs jours de plus grand laisser-aller, nos dramaturges du boulevard n’oseraient se permettre. Derrière chaque porte fermée une oreille est ouverte; au fond de chaque massif d’arbres, dans ce parc de carton peint, un espion se tient aux aguets. Ajoutez à ces moyens, usés même au théâtre, des hasards miraculeux, prodigués pour motiver les situations les plus indifférentes, et faites-vous une idée de l’espèce de lassitude que produit l’abus maladroit de tant de ressources extrêmes.

Mais laissons là les moyens et parlons des résultats. Aurora Floyd, par dévouement pur, nous dit-on, et pour son second mari plutôt que pour elle, veut obtenir l’éloignement définitif de John Conyers; elle lui offre donc, en échange de son silence et de son départ pour l’Australie, une somme ronde de deux mille livres sterling qu’elle obtient de son père, sans lui expliquer, bien entendu, la destination de cet argent. Le traité final se conclut ensuite à dix heures du soir, au bord d’un étang du parc et par-devant deux témoins dont les parties contractantes se gardent bien de soupçonner la présence. L’un des deux est Steeve Hargraves, cet idiot dont nous avons parlé, lequel a toujours sur le cœur le rude traitement qu’il a subi et la perte de la position qu’il occupait au château. Près de lui, — tout idiot qu’on veut bien le croire, — Figaro n’est qu’un enfant ou un niais. En effet, grâce aux billets qu’il décachette, grâce aux conversations secrètes dont il ne perd pas un mot, Steeve Hargraves, devenu le domestique de John Conyers, est parfaitement au courant de ce qui se passe et se projette. Le premier mariage de mistress Mellish n’est plus un mystère pour lui, et il en retrouverait au besoin la preuve matérielle dans ce certificat que son maître conserve précieusement entre l’étoffe et la doublure d’un gilet de livrée; mais ce n’est pas là pour le moment ce qui l’inquiète : les deux mille livres qui des mains d’Aurora vont passer dans celles de John Conyers lui tiennent bien autrement au cœur.

Ce soir-là même, en rentrant au château, mistress Mellish tombe au milieu de groupes épouvantés. Un coup de feu a retenti dans la direction de l’étang : John Conyers y a été trouvé mort. Après la levée du cadavre viennent les constatations légales. Comment expliquer le meurtre? où chercher l’assassin? Si la situation respective d’Aurora et du défunt était plus généralement connue, l’enquête serait certainement dirigée contre elle. Par hasard et par bonheur, cette situation ne se révèle aux magistrats qu’après le verdict du jury. Mellish apprend d’eux, et seulement alors, le secret qu’Aurora voulait lui dérober à tout prix. A la suite d’un premier élan de douleur, — bien concevable, il faut l’avouer, — il accourt vers elle le cœur plein de tendresse et de pardon; mais il trouve son foyer désert. Aurora s’est enfuie à la hâte aussitôt que Steeve Hargraves, notre idiot diplomate, est venu la prévenir de ce qui se passait. Cette fuite, si suspecte qu’elle soit, n’ébranle pas l’imperturbable confiance de ce mari comme il n’en est guère. Il court sur les traces de sa femme et la rejoint chez Talbot Bulstrode, à qui elle était allée demander assistance et conseil. Celui-ci les renvoie au plus vite dans leur château, et il a raison, car déjà l’opinion s’émeut; de sourdes rumeurs circulent, et on devine quel caractère elles prennent lorsque le hasard fait retrouver, à l’endroit même où John Conyers est tombé, l’arme qui lui a donné la mort. C’est un des pistolets de John Mellish, une de ces armes de luxe qu’il renfermait avec le plus de soin dans une chambre réservée où sa femme et lui pénétraient seuls.

Aurora serait-elle coupable? Le public incline à le penser. Officieusement prévenue par mistress Powell, — que John Mellish a fini par renvoyer de chez lui, et qui d’ailleurs croit sincèrement à la culpabilité d’Aurora, — la police a mis ses agens en campagne. Il n’est pas jusqu’à John Mellish lui-même qui un moment ne révoque en doute la parfaite innocence de son idole. Ceci le trouble évidemment et jette quelque froideur dans leurs relations conjugales; mais il est si bien sous le charme, si complet est son dévouement, si grandiose sa tendresse, tellement inépuisable son indulgence, qu’il prendrait encore son parti de cette dernière aventure, et qu’en nous plaçant au point de vue de l’auteur nous serions tenus d’admirer ceci comme un des efforts les plus sublimes auxquels puisse s’élever l’âme humaine, illuminée, réchauffée par les flammes du véritable amour. Cette conclusion fort heureusement nous est épargnée. Talbot Bulstrode arrive, comme Jupiter en son nuage, pour dénouer le drame, mettre la justice sur la trace du vrai coupable, et, après une lutte vigoureusement soutenue de part et d’autre, établir, à n’en pouvoir douter, que Steeve Hargraves est l’assassin de John Conyers.


III

« Il n’avait pas lu impunément Wilkie Collins et Dumas, » dit quelque part miss Braddon, vantant l’habileté avec laquelle un de ses héros se joue au sein d’une intrigue assez compliquée. C’est ainsi justement que se pourraient caractériser le talent dont elle a fait preuve et le succès qu’elle a obtenu. Ce succès est du même ordre que celui de la Woman in white et de No Name, bien que l’auteur de ces deux derniers romans nous semble l’emporter de beaucoup par la savante économie des moyens qu’il emploie, par une forme d’une élégance plus soutenue, et aussi, à très peu d’exceptions près, par le soin qu’il prend de ménager la susceptibilité morale de ses lecteurs. Les scrupules qu’il montre à cet égard semblent étrangers à miss Braddon; elle aborde avec un sang-froid surprenant des situations et des détails qui répugnent ordinairement à la délicatesse de son sexe, et, préoccupée du besoin d’arriver à l’effet, elle ne ménage guère ni la hardiesse outrée des aperçus, ni même la crudité des mots. Elle met une évidente affectation à prendre l’accent viril, et, comme il arrive souvent en pareil cas, elle dépasse la mesure, elle force le ton, « elle se déguise trop. » Si exceptionnelle qu’ait été sa vie, — miss Braddon exerce, dit-on, la profession dramatique, — on ne s’explique pas très bien qu’elle ait pu dépouiller aussi complètement la réserve et les timidités qui caractérisent le roman féminin. Ce qu’on s’explique mieux, c’est qu’elle se soit imbue, et plus que de raison, des traditions du drame moderne, et qu’elle ait introduit dans des récits auxquels elles devaient rester étrangères les combinaisons violentes et heurtées, les improbabilités flagrantes, et, pour employer un triste mot, les rubriques de. cet art dégénéré que des excès de tout genre ramènent peu à peu vers la barbarie primitive. Cela s’explique, disons-nous; mais il n’en faut pas moins le déplorer, quand cette corruption du roman par le théâtre altère un talent natif d’une certaine valeur. Or c’est là un regret qu’on ne saurait manquer d’éprouver en lisant ces deux premiers ouvrages d’une femme intelligente à coup sûr, dont les défauts, si saillans qu’ils puissent être, ne doivent pas faire méconnaître le mérite relatif, et que nous croyons louer, quant à nous, en la plaignant d’avoir si bien réussi auprès d’un certain public. Si, comme cela est à craindre, elle prend pour de sûrs indices la rapide popularité qu’elle a conquise, le bruit que la critique a fait autour de son nom, elle risque, demeurant sur cette voie qu’elle a trouvée si large et si aplanie, d’y laisser une à une les qualités qui la distinguent, et de voir au contraire se développer outre mesure ce que nous appellerions volontiers les mauvaises habitudes de sa plume. Plus d’un exemple est là pour l’avertir, et nous serions tenté de lui signaler, entre autres, celui d’un écrivain avec lequel nous lui trouvons quelque ressemblance, l’auteur de Guy Livingstone. Accueillie, choyée comme il le fut naguère, nous lui souhaitons de n’être jamais oubliée comme il l’est aujourd’hui. Ses allures fanfaronnes, sa morale excentrique, les brutalités cavalières, les affectations de tout genre par lesquelles ce nouveau-venu cherchait, on s’en souvient peut-être, à se distinguer du vulgaire, ne l’ont pas défendu contre ce grand châtiment réservé à toutes les exagérations, une fois qu’elles ont produit leur premier effet de surprise : — l’indifférence et le dédain. Nous ne le redouterions pas pour miss Braddon, si nous étions plus certain qu’elle saura faire un triage difficile entre tous, celui des dons qu’elle tient de la nature et des vices littéraires qu’elle doit à une éducation mal faite, à des modèles mal choisis.

Chez les compatriotes d’Anne Radcliffe, un retour de mode a mis en faveur le roman à sensation, — sensational novel, comme ils disent, — le roman à secret, le roman-énigme, dont la principale condition d’intérêt, l’invariable moyen de séduction est un imbroglio déjà ténébreux en lui-même et obscurci encore, compliqué de manière à laisser jusqu’au bout le lecteur en suspens et le dénoûment imprévu. Fort misérables à tous autres égards, ce sont, la plupart du temps, des récits à commencer par la fin, puisqu’en lisant la dernière page on est heureusement dispensé de parcourir celles qui précédent. Pour les apprécier en bloc sans trop de fatigue et de temps perdu, nous conseillerions de les aller chercher dans les recueils illustrés qui en ont fréquemment la primeur, le London journal ou tout autre weekly du même genre. La vignette qui accompagne chaque chapitre en dit assez à qui sait comprendre. Ici un enfant qu’on étrangle, là une forme humaine cousue dans un sac et que deux mécréans jettent à l’eau, ou bien encore un cavalier galopant, les cheveux hérissés, la cravache en l’air, à côté d’un spectre féminin qui berce dans ses bras un marmot-fantôme. — Derrière ces deux raffinés qui se battent sans témoins, un brigand embusqué tient l’un d’eux au bout de son arquebuse; — plus loin, sept ou huit burglars voilés de crêpes, armés de casse-tête et de pistolets, pénètrent à la clarté des lanternes sourdes dans une demeure opulente; — au fond de quelque bois solitaire, une jeune fille échevelée se traîne aux pieds d’un athlétique scélérat qui semble se demander, irrésolu, ce qu’il fera d’elle; — une soubrette s’approche du lit de sa maîtresse pour l’étouffer sous un oreiller, mais une main robuste s’abat sur son épaule, et nous la voyons, la bouche béante, les yeux hagards, en face du sauveur inattendu qui vient empêcher la perpétration du crime. Voici des funérailles mystérieuses, celles de la femme en noir[3] qu’on enterre vive, et nous allons la retrouver, à quelques pages de là, sortant de son tombeau saine et sauve, drapée dans les plis du suaire funèbre... Ainsi la vignette révélatrice, interprétant du mieux qu’elle peut les drames dont elle est en quelque sorte l’affiche, ne représente plus que gens qui s’assomment, qui se poignardent, qui s’empoisonnent ou s’étouffent, bandits de tout âge et de tout sexe, et, parmi ces innombrables scélérats de haute ou basse volée, le policeman qui circule, son truncheon à la main, l’œil grand ouvert, — étonné, dirait-on, d’avoir tant de besogne sur les bras.

Les choses en sont venues à ce point qu’il a fallu s’enquérir de cette espèce de fléau littéraire, et que la grosse artillerie des revues a tonné contre le sensational novel. La Quarterly, tout dernièrement encore, passait les modèles du genre au crible du plus sévère examen, et nous recommandons son article à ceux de nos lecteurs qui voudraient approfondir la question touchée ici. Toutefois, remarquons-le, la réaction contre les malsaines tendances que nous signalons ne saurait guère venir que du public même chez qui elles ont trouvé jusqu’ici un accueil empressé, leur unique raison d’être, le seul stimulant de cette fécondité déplorable; il faut l’attendre, — et peut-être l’attendrons-nous longtemps, — du dégoût que ce public ne saurait manquer d’éprouver quand il se sentira, comme Macbeth, « rassasié d’horreurs, » de chimères sanglantes, de mensonges puérils, d’absurdes fantasmagories. Quant à l’édifier directement sur la valeur de toute cette littérature marchande dont il favorise le débit, c’est là une tâche interdite aux écrivains d’une certaine valeur, aux recueils littéraires d’une certaine gravité. Rien de plus facile à comprendre : le public dont nous parlons n’est pas celui où se recrute la clientèle de ces écrivains et de ces recueils. Il se trouve principalement, — pour ne pas dire uniquement, — dans ces couches sociales qui, sorties l’une après l’autre des ténèbres, arrivant l’une après l’autre sous le soleil, fournissent aux fictions d’un ordre inférieur une succession continue de lecteurs naïfs, aisément entraînés, d’une crédulité sans bornes, d’une indulgence à toute épreuve. Ceux-là ne lisent guère les revues.

En songeant à ce phénomène de nos temps démocratiques, on doit vraiment s’étonner que le niveau inférieur de la littérature d’imagination ne se soit pas abaissé plus encore, et c’est un favorable symptôme après tout que de voir dans ce chaos en fermentation s’introduire peu à peu les élémens précurseurs d’un avenir moins chargé de ténèbres. Parmi les romans à effet que ces dernières années ont vus éclore, il en est, — comme ceux de M. Wilkie Collins, — où se manifestent les sincères préoccupations d’un artiste, la recherche d’un certain idéal, le souci d’une observation bien faite, le soin du style, l’étude des littératures étrangères ; il en est aussi, — et nous placerons ceux de miss Braddon dans cette catégorie, — où se produisent de précieuses qualités natives, une verve malheureusement trop peu châtiée, mais qui passe la mesure moyenne, une rare vivacité d’imagination qu’on souhaiterait mieux équilibrée, mais à laquelle on ne voudrait pourtant pas retirer ce qu’elle a d’entraînant et de communicatif, — enfin et surtout ce je ne sais quoi d’encore innomé qui permet de créer un type et de lui donner la consistance, le mouvement, l’animation, la physionomie, l’accent d’un être humain. Lady Audley et son neveu Robert, Aurora Floyd et son second mari, voire Talbot Bulstrode et John Conyers, sont, à quelques exagérations près, des personnages qui vivent, des portraits parlans, que leur vérité individuelle, mise en relief par d’ingénieux contrastes, sépare de la fable absurde à laquelle ils appartiennent. Ils rachètent en partie ce qu’elle a de vulgaire et de factice, et par un lien plus ou moins fragile la rattachent à un ordre de productions que l’art peut avouer. Serait-ce par là que les récits qui viennent de nous occuper se sont recommandés principalement à l’attention publique en Angleterre ? et faut-il en attribuer la vogue aux qualités que les connaisseurs y signalent ? Espérons-le, sans oser croire absolument à une justice si éclairée, si bien répartie. Ou plutôt encore faisons honneur de ce résultat à un instinct spécial qui existe au sein des foules, et qui, s’il ne les prémunit guère contre des entraînemens irréfléchis, ne leur permet pas en revanche de méconnaître ce qui est digne d’un applaudissement unanime.

E.-D. Forgues.

  1. Voyez la Revue du 1er août 1862.
  2. (2 ) Le dilemme par lequel Aurora décide John Conyers n’a rien de très concluant : « Ou vous accepterez mes offres, lui dit-elle, ou je déciderai mon père à me déshériter, et vous serez frustré de la fortune que vous espérez peut-être à sa mort. » Elle reconnaît ainsi tacitement qu’elle n’est pas en mesure ne réclamer le divorce, et John Conyers, cela étant, armé des droits que la loi lui donne, la tient littéralement à sa merci, elle et son vieux père, elle et John Mellish. Échanger une telle situation contre une poignée de billets de banque, c’est faire trop évidemment un marché de dupe.
  3. The Woman in Black or Buried Aline, by mistress Gordon Smythies.