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Le Rosier de Madame Husson (recueil, Ollendorff 1902)/Enragée ?

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Le Rosier de Madame HussonOllendorff12 (p. 71-92).
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ENRAGÉE ?


Ma chère Geneviève, tu me demandes de te raconter mon voyage de noces. Comment veux-tu que j’ose ? Ah ! sournoise, qui ne m’avais rien dit, qui ne m’avais même rien laissé deviner, mais là, rien de rien !… Comment ! tu es mariée depuis dix-huit mois, oui, depuis dix-huit mois, toi qui te dis ma meilleure amie, toi qui ne me cachais rien, autrefois, et tu n’as pas eu la charité de me prévenir ? Si tu m’avais seulement donné l’éveil, si tu m’avais mise en garde, si tu avais laissé entrer un simple soupçon dans mon âme, un tout petit, tu m’aurais empêchée de faire une grosse bêtise dont je rougis encore, dont mon mari rira jusqu’à sa mort, et dont tu es seule coupable !

Je me suis rendue affreusement ridicule à tout jamais ; j’ai commis une de ces erreurs dont le souvenir ne s’efface pas, par ta faute, par ta faute, méchante !… Oh ! si j’avais su !

Tiens, je prends du courage en écrivant et je me décide à tout dire. Mais promets-moi de ne pas trop rire.

Ne t’attends pas à une comédie. C’est un drame.

Tu te rappelles mon mariage. Je devais partir le soir même pour mon voyage de noces. Certes, je ne ressemblais guère à la Paulette, dont Gyp nous a si drôlement conté l’histoire dans un spirituel roman : Autour du mariage. Et si ma mère m’avait dit, comme Mme d’Hautretan à sa fille : — « Ton mari te prendra dans ses bras… et…, » je n’aurais certes pas répondu comme Paulette en éclatant de rire : « Ne va pas plus loin, maman… je sais tout ça aussi bien que toi, va… »

Moi je ne savais rien du tout, et maman, ma pauvre maman que tout effraye, n’a pas osé effleurer ce sujet délicat.

Donc, à cinq heures du soir, après la collation, on nous a prévenus que la voiture nous attendait. Les invités étaient partis, j’étais prête. Je me rappelle encore le bruit des malles dans l’escalier et la voix de nez de papa, qui ne voulait pas avoir l’air de pleurer. En m’embrassant, le pauvre homme m’a dit : « Bon courage ! » comme si j’allais me faire arracher une dent. Quant à maman, c’était une fontaine. Mon mari me pressait pour éviter ces adieux difficiles, j’étais moi-même tout en larmes, quoique bien heureuse. Cela ne s’explique guère, et pourtant c’est vrai. Tout à coup, je sentis quelque chose qui tirait ma robe. C’était Bijou, tout à fait oublié depuis le matin. La pauvre bête me disait adieu à sa manière. Cela me donna comme un petit coup dans le cœur, et un grand désir d’embrasser mon chien. Je le saisis (tu sais qu’il est gros comme le poing), et me mis à le dévorer de baisers. Moi, j’adore caresser les bêtes. Cela me fait un plaisir doux, ça me donne des sortes de frissons, c’est délicieux.

Quant à lui, il était comme fou ; il remuait ses pattes, il me léchait, il mordillait comme il fait quand il est très content. Tout à coup, il me prit le nez dans ses crocs et je sentis qu’il me faisait mal. Je poussai un petit cri et je reposai le chien par terre. Il m’avait vraiment mordue en voulant jouer. Je saignais. Tout le monde fut désolé. On apporta de l’eau, du vinaigre, des linges, et mon mari voulut lui-même me soigner. Ce n’était rien, d’ailleurs, deux petits trous qu’on eût dit faits avec des aiguilles. Au bout de cinq minutes, le sang était arrêté et je partis.

Il était décidé que nous ferions un voyage en Normandie, de six semaines environ.

Le soir, nous arrivions à Dieppe. Quand je dis « le soir », j’entends à minuit.

Tu sais comme j’aime la mer. Je déclarai à mon mari que je ne me coucherais pas avant de l’avoir vue. Il parut très contrarié. Je lui demandai en riant : « Est-ce que vous avez sommeil ? »

Il répondit : « Non, mon amie ; mais vous devriez comprendre que j’ai hâte de me trouver seul avec vous. »

Je fus surprise : « Seul avec moi ? Mais nous sommes seuls depuis Paris dans le wagon. »

Il sourit : « Oui… mais… dans le wagon, ce n’est pas la même chose que si nous étions dans notre chambre. »

Je ne cédai pas : « Eh bien, monsieur, nous sommes seuls sur la plage, et voilà tout. »

Décidément, cela ne lui plaisait pas. Il dit pourtant : « Soit, puisque vous le désirez. »

La nuit était magnifique, une de ces nuits qui vous font passer dans l’âme des idées grandes et vagues, plutôt des sensations que des pensées, avec des envies d’ouvrir les bras, d’ouvrir les ailes, d’embrasser le ciel, que sais-je ? On croit toujours qu’on va comprendre des choses inconnues.

Il y a dans l’air du Rêve, de la Poésie pénétrante, du bonheur d’autre part que de la terre, une sorte d’ivresse infinie qui vient des étoiles, de la lune, de l’eau argentée et remuante. Ce sont là les meilleurs instants qu’on ait dans la vie. Ils font voir l’existence différente, embellie, délicieuse ; ils sont comme la révélation de ce qui pourrait être… ou de ce qui sera.

Cependant mon mari paraissait impatient de rentrer. Je lui disais : « As-tu froid ? — Non. — Alors regarde donc ce petit bateau là-bas, qui semble endormi sur l’eau. Peut-on être mieux qu’ici ? J’y resterais volontiers jusqu’au jour. Dis, veux-tu que nous attendions l’aurore ? »

Il crut que je me moquais de lui, et il m’entraîna presque de force jusqu’à l’hôtel ! Si j’avais su ? Oh ! le misérable !

Quand nous fûmes seuls, je me sentis honteuse, gênée, sans savoir pourquoi, je te le jure. Enfin je le fis passer dans le cabinet de toilette et je me couchai.

Oh ! ma chère, comment dire ça ? Enfin voici. Il prit sans doute mon extrême innocence pour de la malice, mon extrême simplicité pour de la rouerie, mon abandon confiant et niais pour une tactique, et il ne garda point les délicats ménagements qu’il faut pour expliquer, faire comprendre et accepter de pareils mystères à une âme sans défiance et nullement préparée.

Et tout à coup, je crus qu’il avait perdu la tête. Puis, la peur m’envahissant, je me demandai s’il me voulait tuer. Quand la terreur vous saisit, on ne raisonne pas, on ne pense plus, on devient fou. En une seconde, je m’imaginai des choses effroyables. Je pensai aux faits divers des journaux, aux crimes mystérieux, à toutes les histoires chuchotées de jeunes filles épousées par des misérables ! Est-ce que je le connaissais, cet homme ? Je me débattais, le repoussant, éperdue d’épouvante. Je lui arrachai même une poignée de cheveux et un côté de la moustache, et, délivrée par cet effort, je me levai en hurlant « au secours ! » Je courus à la porte, je tirai les verrous et je m’élançai, presque nue, dans l’escalier.

D’autres portes s’ouvrirent. Des hommes en chemise apparurent avec des lumières à la main. Je tombai dans les bras de l’un d’eux en implorant sa protection. Il se jeta sur mon mari.

Je ne sais plus le reste. On se battait, on criait ; puis on a ri, mais ri comme tu ne peux pas croire. Toute la maison riait, de la cave au grenier. J’entendais dans les corridors de grandes fusées de gaieté, d’autres dans les chambres au-dessus. Les marmitons riaient sous les toits, et le garçon de garde se tordait sur son matelas, dans le vestibule !

Songe donc : dans un hôtel !

Je me retrouvai ensuite seule avec mon mari, qui me donna quelques explications sommaires, comme on explique une expérience de chimie avant de la tenter. Il n’était pas du tout content. Je pleurai jusqu’au jour, et nous sommes partis dès l’ouverture des portes.

Ce n’est pas tout.

Le lendemain nous arrivions à Pourville, qui n’est encore qu’un embryon de station de bains. Mon mari m’accablait de petits soins, de tendresses. Après un premier mécontentement il paraissait enchanté. Honteuse et désolée de mon aventure de la veille, je fus aussi aimable qu’on peut l’être, et docile. Mais tu ne te figures pas l’horreur, le dégoût, presque la haine qu’Henry m’inspira lorsque je sus cet infâme secret qu’on cache si soigneusement aux jeunes filles. Je me sentais désespérée, triste à mourir, revenue de tout et harcelée du besoin de retourner auprès de mes pauvres parents. Le surlendemain nous arrivions à Étretat. Tous les baigneurs étaient en émoi : une jeune femme, mordue par un petit chien, venait de mourir enragée. Un grand frisson me courut dans le dos quand j’entendis raconter cela à table d’hôte. Il me sembla tout de suite que je souffrais dans le nez et je sentis des choses singulières tout le long des membres.

Je ne dormis pas de la nuit ; j’avais complètement oublié mon mari. Si j’allais aussi mourir enragée ! Je demandai des détails le lendemain au maître d’hôtel. Il m’en donna d’affreux. Je passai le jour à me promener sur la falaise. Je ne parlais plus, je songeais. La rage ! quelle mort horrible ! Henry me demandait : « Qu’as-tu ? Tu sembles triste. » Je répondais : « Mais rien, mais rien. » Mon regard effaré se fixait sur la mer sans la voir, sur les fermes, sur les plaines, sans que j’eusse pu dire ce que j’avais sous les yeux. Pour rien au monde je n’aurais voulu avouer la pensée qui me torturait. Quelques douleurs, de vraies douleurs, me passèrent dans le nez. Je voulus rentrer.

À peine revenue à l’hôtel, je m’enfermai pour regarder la plaie. On ne la voyait plus. Et pourtant, je n’en pouvais douter, elle me faisait mal.

J’écrivis tout de suite à ma mère une courte lettre qui dut lui paraître étrange. Je demandais une réponse immédiate à des questions insignifiantes. J’écrivis, après avoir signé : « Surtout n’oublie pas de me donner des nouvelles de Bijou. »

Le lendemain, je ne pus manger, mais je refusai de voir un médecin. Je demeurai assise toute la journée sur la plage à regarder les baigneurs dans l’eau. Ils arrivaient gros ou minces, tous laids dans leurs affreux costumes ; mais je ne songeais guère à rire. Je pensais : « Sont-ils heureux, ces gens ! ils n’ont pas été mordus. Ils vivront, eux ! ils ne craignent rien. Ils peuvent s’amuser à leur gré. Sont-ils tranquilles ! » À tout instant je portais la main à mon nez pour le tâter. N’enflait-il pas ? Et à peine rentrée à l’hôtel, je m’enfermais pour le regarder dans la glace. Oh ! s’il avait changé de couleur, je serais morte sur le coup.

Le soir, je me sentis tout à coup une sorte de tendresse pour mon mari, une tendresse de désespérée. Il me parut bon, je m’appuyai sur son bras. Vingt fois je faillis lui dire mon abominable secret, mais je me tus.

Il abusa odieusement de mon abandon et de l’affaissement de mon âme. Je n’eus pas la force de lui résister, ni même la volonté. J’aurais tout supporté, tout souffert ! Le lendemain, je reçus une lettre de ma mère. Elle répondait à mes questions, mais ne me parlait pas de Bijou. Je pensai sur-le-champ : « Il est mort et on me le cache. » Puis je voulus courir au télégraphe pour envoyer une dépêche. Une réflexion m’arrêta : « S’il est vraiment mort, on ne me le dira pas. » Je me résignai donc encore à deux jours d’angoisses. Et j’écrivis de nouveau. Je demandais qu’on m’envoyât le chien qui me distrairait, car je m’ennuyais un peu.


Des tremblements me prirent dans l’après-midi. Je ne pouvais lever un verre plein sans en répandre la moitié. L’état de mon âme était lamentable. J’échappai à mon mari vers le crépuscule et je courus à l’église. Je priai longtemps.

En revenant, je sentis de nouvelles douleurs dans le nez et j’entrai chez le pharmacien dont la boutique était éclairée. Je lui parlai d’une de mes amies qui aurait été mordue, et je lui demandai des conseils. C’était un aimable homme, plein d’obligeance. Il me renseigna abondamment. Mais j’oubliais les choses à mesure qu’il me les disait, tant j’avais l’esprit troublé. Je ne retins que ceci : « Les purgations étaient souvent recommandées. » J’achetai plusieurs bouteilles de je ne sais quoi, sous prétexte de les envoyer à mon amie.

Les chiens que je rencontrais me faisaient horreur et me donnaient envie de fuir à toutes jambes. Il me sembla plusieurs fois que j’avais aussi envie de les mordre.

Ma nuit fut horriblement agitée. Mon mari en profita. Dès le lendemain, je reçus la réponse de ma mère. — Bijou, disait-elle, se portait bien. Mais on l’exposerait trop en l’expédiant ainsi tout seul par le chemin de fer. Donc on ne voulait pas me l’envoyer. Il était mort.

Je ne pus encore dormir. Quant à Henry, il ronfla. Il se réveilla plusieurs fois. J’étais anéantie.

Le lendemain, je pris un bain de mer. Je faillis me trouver mal en entrant dans l’eau, tant je fus saisie par le froid. Je demeurai plus ébranlée encore par cette sensation de glace. J’avais dans les jambes des tressaillements affreux ; mais je ne souffrais plus du tout du nez.

On me présenta, par hasard, le médecin inspecteur des bains, un charmant homme. Je mis une habileté extrême à l’amener sur mon sujet. Je dis alors que mon jeune chien m’avait mordue quelques jours auparavant et je lui demandai ce qu’il faudrait faire s’il survenait quelque inflammation. Il se mit à rire et répondit : « Dans votre situation, je ne verrais qu’un moyen, madame, ce serait de vous faire un nouveau nez. »

Et comme je ne comprenais pas, il ajouta : « Cela d’ailleurs regarde votre mari. »

Je n’étais pas plus avancée ni mieux renseignée en le quittant.

Henry, ce soir-là, semblait très gai, très heureux. Nous vînmes le soir au Casino, mais il n’attendit pas la fin du spectacle pour me pro poser de rentrer. Rien n’avait plus d’intérêt pour moi, je le suivis.

Mais je ne pouvais tenir au lit, tous mes nerfs étaient ébranlés et vibrants. Lui, non plus, ne dormait pas. Il m’embrassait, me caressait, devenu doux et tendre comme s’il eût deviné enfin combien je souffrais. Je subissais ses caresses sans même les comprendre, sans y songer.

Mais tout à coup une crise subite, extraordinaire, foudroyante me saisit. Je poussai un cri effroyable, et repoussant mon mari qui s’attachait à moi, je m’élançai dans la chambre et j’allai m’abattre sur la face, contre la porte. C’était la rage, l’horrible rage. J’étais perdue.

Henry me releva, effaré, voulut savoir. Mais je me tus. J’étais résignée maintenant. J’attendais la mort. Je savais qu’après quelques heures de répit, une autre crise me saisirait, puis une autre, puis une autre, jusqu’à la dernière qui serait mortelle.

Je me laissai reporter dans le lit. Au point du jour, les irritantes obsessions de mon mari déterminèrent un nouvel accès, qui fut plus long que le premier. J’avais envie de déchirer, de mordre, de hurler ; c’était terrible, et cependant moins douloureux que je n’aurais cru.

Vers huit heures du matin, je m’endormis pour la première fois depuis quatre nuits.

À onze heures, une voix aimée me réveilla. C’était maman que mes lettres avaient effrayée, et qui accourait pour me voir. Elle tenait à la main un grand panier d’où sortirent soudain des aboiements. Je le saisis, éperdue, folle d’espoir. Je l’ouvris, et Bijou sauta sur le lit, m’embrassant, gambadant, se roulant sur mon oreiller, pris d’une frénésie de joie.

Eh bien, ma chérie, tu me croiras si tu veux… Je n’ai encore compris que le lendemain !

Oh ! l’imagination ! comme ça travaille ! Et penser que j’ai cru ?… Dis, n’est-ce pas trop bête ?…

Je n’ai jamais avoué à personne, tu le comprendras, n’est-ce pas, les tortures de ces quatre jours. Songe, si mon mari l’avait su ?… Il se moque déjà assez de moi avec mon aventure de Pourville. Du reste, je ne me fâche pas trop de ses plaisanteries. J’y suis faite. On s’accoutume à tout dans la vie…



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