Aller au contenu

Le Savetier et le Financier

La bibliothèque libre.


Fables choisies, mises en versDenys Thierry et Claude BarbinTroisième partie : livres vii, viii (p. 99-103).

I.

Le Savetier & le Financier.

 


UN Savetier chantoit du matin juſqu’au soir :
C’eſtoit merveilles de le voir,
Merveilles de l’oüir : il faiſoit des paſſages,
Plus content qu’aucun des ſept ſages.

Son voiſin au contraire, eſtant tout couſu d’or,
Chantoit peu, dormoit moins encor.
C’eſtoit un homme de finance.
Si ſur le poinct du jour parfois il ſomeilloit,
Le Savetier alors en chantant l’éveilloit,
Et le Financier ſe plaignoit,
Que les ſoins de la Providence
N’euſſent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger & le boire.
En ſon hoſtel il fait venir
Le chanteur, & luy dit : Or ça, ſire Gregoire,
Que gagnez-vous par an ? par an ? ma foy Monſieur,
Dit avec un ton de rieur
Le gaillard Savetier, ce n’eſt point ma maniere

De compter de la ſorte ; & je n’entaſſe guere
Un jour ſur l’autre : il ſuffit qu’à la fin
J’attrape le bout de l’année :
Chaque jour amene ſon pain.
Et bien que gagnez-vous, dites-moy, par journée ?
Tantoſt plus, tantoſt moins : le mal eſt que toûjours ;
(Et ſans cela nos gains ſeroient aſſez honneſtes,)
Le mal eſt que dans l’an s’entremeſlent des jours
Qu’il faut chômer ; on nous ruine en Feſtes.
L’une fait tort à l’autre ; & Monſieur le Curé,
De quelque nouveau Saint charge toûjours ſon prône.
Le Financier riant de ſa naïveté,
Luy dit : Je vous veux mettre aujourd’huy ſur le trône.

Prenez ces cent écus : gardez les avec ſoin,
Pour vous en ſervir au beſoin.
Le Savetier crut voir tout l’argent que la terre
Avoit depuis plus de cent ans
Produit pour l’uſage des gens.
Il retourne chez luy : dans ſa cave il enſerre
L’argent & ſa joye à la fois.
Plus de chant ; il perdit la voix
Du moment qu’il gagna ce qui cauſe nos peines.
Le ſommeil quitta ſon logis,
Il eut pour hoſtes les ſoucis,
Les ſoupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avoit l’œil au guet ; Et la nuit,
Si quelque chat faiſoit du bruit,
Le chat prenoit l’argent : À la fin le pauvre homme
S’en courut chez celuy qu’il ne réveilloit plus.

Rendez-moy, luy dit-il, mes chanſons & mon ſomme,
Et reprenez vos cent écus.