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Le Tour de France d’un petit Parisien/0

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Librairie illustrée (p. --44).

LE TOUR DE FRANCE
D’UN PETIT PARISIEN

PROLOGUE
Le coup de main du pont de Fontenoy


I

Paris agonisait.

Il y avait pourtant encore en France bien des gens de cœur qui ne désespéraient pas… Un groupe d’hommes énergiques ne cessait d’organiser la résistance dans quelques parties des Vosges demeurées hors d’atteinte de l’invasion, notamment au nord du plateau de Langres, qui présente une région montueuse et boisée on ne peut plus favorable pour la guerre de partisans.

Des compagnies franches avaient été formées ; elles travaillèrent d’abord utilement à ravitailler Langres, et gênèrent beaucoup les fourrageurs ennemis ; mais ce que se proposait surtout le comité de défense, c’était de couper les principales communications avec l’Allemagne que gardaient, à travers la Lorraine et l’Alsace, les armées d’invasion.

Le soir du 18 janvier, au moment même où Paris préparait sa dernière sortie, — l’héroïque folie de Buzenval, — plusieurs compagnies de francs-tireurs, chasseurs et mobiles, quittaient le quartier général établi dans la région la plus sauvage des Vosges, à la cime de la montagne du Crochet, au centre même de la forêt de Boëne.

Cette forêt couvre un vaste plateau d’un accès toujours difficile, rendu plus difficile encore en ce terrible hiver de 1870 par les accumulations de neige. Au point culminant, se trouve une maison forestière. Autour de cette maison, on avait construit plusieurs baraques pour loger les troupes ; d’une maisonnette voisine on avait fait une redoute ; grâce à des abatis d’arbres et à quelques travaux de terrassement, cette position naturellement forte de la montagne du Crochet avait été promptement transformée en une véritable citadelle.

Mais ce qui valait mieux peut-être que la possibilité de résister aux entreprises des colonnes expéditionnaires qui surveillaient le pays, c’était l’ignorance absolue de l’ennemi touchant l’existence de ce campement, dit de la Vacheresse, du nom d’un village voisin, et que les francs-tireurs, dans leur foi robuste, préféraient appeler le campement de la Délivrance.

C’est de ce camp fortifié que descendait à la nuit close, par des sentiers impraticables, un millier d’hommes déterminés à répondre dignement à l’attente des chefs hardis et courageux autour desquels ils étaient venus se ranger. C’étaient là les premiers pas d’une expédition mystérieuse, grosse de périls. Il y avait plus de quatre-vingts kilomètres à parcourir par le froid et les neiges, dans l’une des régions les plus accidentées de la France, à travers de hautes collines aux pentes abruptes, des gorges profondes, des vallons perdus et des bois inextricables, en marchant à l’ouest de la chaîne principale des Vosges et au nord des monts Faucilles qui s’en détachent, et en passant de préférence par les plus mauvais chemins, par cette raison, les moins surveillés.

Dans la belle saison les sommités du massif des Vosges, aux contours adoucis, sont revêtues d’une fraîche végétation ; de belles forêts de sapins et de pins escaladent les flancs des montagnes, et dans les régions basses de magnifiques pâturages alternent avec des vergers et des coteaux boisés de chênes, de hêtres, d’érables, de charmes et de bouleaux. Ce ne sont partout que vallées ombreuses, coteaux gracieux, roches couvertes de mousse, eaux rapides et claires, cascades veinées d’écume…

Les défilés étroits que suivait la colonne expéditionnaire présentent de véritables réductions des cols des montagnes des Vosges, les hauteurs ayant retenu quelque chose de ces formes arrondies auxquelles les sommets de l’imposant massif, — très escarpé du côté qui fait face au Rhin, — doivent leur nom de « ballons ».

Mais l’hiver, — mais cet hiver-là surtout, — les beautés du paysage avaient pris un caractère de sauvage grandeur ; les forêts de sapins envahies par les neiges devenaient lugubres, les ruisseaux roulaient à grand bruit des eaux jaunâtres entre leurs bords gelés par le froid, les petits lacs bleus encaissés au pied des hauteurs disparaissaient sous un linceul blanc ; plus les chemins étaient d’ordinaire pittoresques et accidentés, plus ils devenaient rebutants, pénibles à suivre.

Il fallait à ces braves soldats une force d’âme peu commune pour tenter l’entreprise hasardeuse à laquelle ils couraient. Après six mois de guerre, irrités de toutes les brutalités, de toutes les violences, de l’absence totale de générosité d’un ennemi insolent qui déshonorait la victoire, les francs-tireurs de la forêt de Boêne, s’ils ne se brisaient pas contre les obstacles, les périls accumulés sur la route, s’abattraient lourdement sur leurs adversaires. Malheur aux Prussiens qui se laisseraient surprendre !

La colonne était conduite par le commandant Bernard, vieux troupier plein de courage et de hardiesse. Naguère simple caporal d’administration dans les convois de l’armée du Rhin, il s’était révélé en lui tout d’un coup de réelles aptitudes pour la guerre de partisans. Les officiers qui l’accompagnaient dans cette aventureuse expédition rivalisaient de fougue et d’audace. C’était, au premier rang, le capitaine Coumès, jeune lieutenant d’infanterie évadé de Metz ; le capitaine Magnin, ex-adjudant aux tirailleurs algériens, échappé de Verdun avec une poignée d’hommes de son régiment dont il avait fait le « noyau d’entrain » d’une compagnie franche, qui s’était distinguée dans la belle défense de la petite et patriote ville de Nogent-le-Roi, où elle perdit les deux tiers de son effectif ; le capitaine Richard, sergent de zouaves retraité qui avait repris du service dès nos premiers revers ; on l’ appelait le « capitaine bleu », à cause de la couleur du parement de ses soldats.

Les troupes se composaient des deux compagnies du commandant Bernard et du capitaine Coumès, de six autres compagnies franches organisées dans les Vosges sous le nom de « Chasseurs de la Délivrance », des chasseurs du capitaine Magnin et des francs-tireurs de la Meuse du capitaine bleu. Il y avait encore un peloton d’éclaireurs à cheval, formé d’anciens cavaliers de l’armée du Rhin, et enfin un bataillon de mobiles du Gard, envoyés de Langres, et qui avaient rallié le camp depuis peu de jours. — Douze cents hommes en tout.

Marchant presque toujours à travers bois, la colonne s’avançait vers le nord. Le péril était grand surtout à partir de Chatenoy, situé entre Neufchâteau et Mirecourt, villes occupées par l’ennemi, dont les patrouilles parcouraient les campagnes environnantes.

L’expédition était servie par la nuit noire, la neige épaisse, le froid intense, les terrains boisés et difficiles ; elle réussit à dépasser les bois d’Attigneville, et fit une halte à la ferme de la Hayevaux où un gîte lui avait été préparé. Les hommes exténués par une marche forcée de quatorze heures à travers les bois, sur un sol accidenté, couvert de neige et de verglas, n’avaient plus même la force de manger. Un certain nombre de mobiles du Gard, éclopés déjà, semblaient destinés à demeurer forcément en arrière.

Les chefs décidèrent de les renvoyer au campement, ainsi que les soldats qui, ne possédant pas toutes les qualités requises, ne pouvaient que compromettre la réussite de l’entreprise. Une colonne trop forte, moins aisément dissimulable à travers le pays qu’il s’agissait de traverser, augmentait les chances d’insuccès. Dès les premiers pas, on s’apercevait que pour un coup de main comme celui qu’on allait tenter, il ne fallait que des hommes alertes, intrépides, familiers avec les ruses de la guerre de partisans, rompus à toute fatigue.

Réduite à deux cent cinquante hommes, dont deux cents combattants, la colonne expéditionnaire se remit en mouvement le 20, à neuf heures et demie du soir ; mais les difficultés augmentaient. En abandonnant les routes connues pour s’acheminer par des chemins de traverse peu fréquentés, on risquait à tout moment de s’égarer et de tomber au milieu de patrouilles qui auraient promptement donné l’alarme. On redoubla donc de précautions dans l’ordre de marche. Un groupe d’éclaireurs à cheval prit les devants ; quelques-uns, munis de lanternes à feux blancs et rouges, devaient faire des signes convenus. Un gros chien noir dont l’éducation militaire ne laissait rien à désirer, figurait à l’avant-garde, flairant chaque buisson, s’engageant dans chaque sentier d’où pouvait déboucher l’ennemi…

Puis, s’avançaient sur deux files les francs-tireurs, observant le plus complet silence, silence commandé, mais facile à garder, car tous ces soldats demeuraient graves, absorbés comme on l’est à la veille d’une bataille ; on marchait, en effet, sans hésitation ni délai vers la mort, — la mort à donner ou à recevoir.

Chaque homme s’efforçait autant que le permettait l’obscurité de mettre le pied dans l’empreinte laissée dans la neige par ceux qui l’avaient précédé, et cela, est-il besoin de le dire ? afin de dérober autant que possible le passage d’une troupe armée.

Enfin, l’arrière-garde escortait les charrettes chargées des sacs de poudre et de quelques centaines de rations.

Parfois on faisait halte dans un chemin creusé à travers bois par les eaux torrentielles et les roues des chariots. Chacun s’établissait un moment le long des roches renversées comme des bornes au bord de la voie, ou sur les racines moussues s’échappant de terre au pied de vieux arbres ; on allumait une pipe, et, çà et là, des foyers de lumière illuminaient fugitivement des groupes à l’aspect martial, — profils sévères et rudes, légers képis, capotes brunes, sacs au dos, bidons, « musettes » et cartouchières sur le flanc, — et faisaient courir un éclair sur les canons des fusils ou étinceler la poignée d’un sabre.

Au-dessus, entre les hautes cimes dépouillées de leurs feuilles, tremblotaient quelques étoiles frileuses dans des coins de ciel d’un azur sombre. La voix lugubre des vents d’hiver promenait sa plainte à travers forêts et vallons. Un peu plus loin, on s’arrêtait, au milieu d’une clairière. Aux alentours, les arbres géants abattus sur le sol demeuraient à la place où ils étaient tombés ; la guerre avait suspendu les coupes ; contre des piles de bois scié et symétriquement rangé venait s’accumuler la poudre blanche des frimas.

Les éclaireurs à cheval, mettant à profit ces courtes stations de la petite troupe, poussaient une reconnaissance dans des directions diverses, à travers la nuit toute noire.

Après avoir marché parallèlement à la vallée du Vair, on passa à pied sec cette rivière : le froid en avait arrêté le cours. Il fallut ensuite traverser plusieurs villages : Tranqueville, sur la limite du département, Saulxure dans la Meurthe. Ces villages semblaient déserts ; ils l’étaient presque…

Nulle trace de semailles dans les champs, aucune apparence de vie autour des habitations. Par les portes laissées ouvertes, on voyait la grange vide, l’étable et l’écurie abandonnées ; ni vaches ni chevaux au râtelier. Au bord d’une route, pourrissant à l’air, gigantesque dans l’ombre, quelqu’une de ces grandes voitures à échelles auxquelles les paysans lorrains attellent plusieurs chevaux, venue on ne sait d’où, au moment de l’effroyable panique que produisit dans la contrée l’invasion de la iiie armée allemande, commandée par le prince royal. Il était facile de constater que tout travail avait cessé dans les hangars de bois et de briques des scieries de planches, des clouteries…

Quel contraste avec ces mêmes lieux dans les précédentes années ! Les populations industrieuses de ces villages s’y montraient actives même durant l’hiver, occupées alors à faire de la boissellerie, des sabots, des limes, des clous, des chaussures communes, des instruments de musique ; car, ainsi que dans le Velay, l’Auvergne et le Jura, les longs hivers et le sol avare des pays de montagnes ont obligé les habitants des Vosges à se créer des ressources en dehors de l’agriculture et de l’élève des bestiaux.

Mais beaucoup de paysans avaient fui devant l’invasion. Dès que Gambetta prit la conduite des affaires militaires, presque tous les hommes valides répondirent aux appels sous les drapeaux, et le département des Vosges, surveillé par l’ennemi de moins près que la Meurthe, avait pu fournir aux bataillons mobilisés d’excellents contingents. D’autres étaient allés s’enrôler dans les compagnies franches.

Ces braves populations semblaient pressentir que la victoire définitive des Allemands les arracherait à la France ! Or, les Lorrains, c’est une justice à leur rendre, joignent à une incontestable bravoure des qualités qui la font valoir : ils sont froids, réfléchis, ordonnés. Toujours tenus en éveil comme les populations de frontières et pénétrés de l’esprit militaire, ils ont donné à notre pays des hommes de guerre comme Bassompierre, Fabert et Chevert, des maréchaux de France comme Gouvion Saint-Cyr, Lobau, Duroc, Oudinot, Victor, Excelmans, Molitor, Ney, des généraux tels que Custines, Houchard, Eblé, Drouot, Grangean, Jacqueminot, Fabvier et tant d’autres !

Même, rassurés sur le sort de leur province, les habitants de la région des Vosges auraient encore eu un puissant stimulant, capable de les pousser à la défense commune : c’est dans la partie occidentale du département des Vosges que se trouve, au bord de la Meuse, le village où naquit Jeanne D’arc : Domremy ; c’est de là qu’elle partit pour aller accomplir sa mission patriotique. La contrée tout entière semble consacrée au souvenir de l’héroïne et subit la vivifiante influence de son nom.

Pour nous, saluons au début de ce récit cette glorieuse et touchante figure !

Lorsque la colonne expéditionnaire ne pouvait se dispenser de traverser un village, ordre était donné de bousculer les curieux et de les effrayer au risque de recevoir quelque coup de fusil dans le dos. Comme il fallait absolument éviter toute indiscrétion qui, par les espions répandus dans les campagnes fût promptement parvenue à l’ennemi, les soldats alsaciens de la troupe, pour faire rentrer au plus vite les paysans chez eux, coupaient l’air de jurons allemands ; c’était à croire au passage d’une de ces patrouilles de landwehrs qui, du bourg de Vézelize, où l’ennemi était en force, s’avançaient d’ordinaire jusqu’à Colombey, ville que la colonne des francs-tireurs laissait à sa droite.

Mais il était moins facile d’échapper à l’examen défiant des brocanteurs juifs, venus à la suite des armées étrangères dans de petites charrettes traînées par des chevaux étiques et recouvertes de sordides bâches de toile. Tout à tour humbles ou menaçants, ils s’introduisaient, s’imposaient partout, se faisaient redouter par leurs délations. Ces Juifs, avec les marchands de tabac d’Allemagne, les vivandiers, les aventuriers et gens sans emploi et jusqu’à des mendiants d’outre-Rhin, traînant après eux femmes et enfants en haillons, constituaient l’élément civil — et immonde — de l’invasion, bien plus repoussant que l’élément militaire. Ces conquérants de la deuxième heure suivaient, sur les chemins, les bataillons ennemis comme les vautours et les corbeaux les suivaient du haut des airs.

Les francs-tireurs du commandant Bernard avaient hâte d’atteindre les premiers contreforts du vaste plateau boisé qui s’étend entre les vallées de la Meuse et de la Moselle. Là, au moins, en cas d’attaque, il serait possible de trouver de bonnes positions de défense sur les ruisseaux et les ravins qui relient ce plateau à la plaine ; en se dérobant pour déboucher plus loin vers la Moselle, le succès de l’expédition n’était nullement compromis.

Dans cette partie de la marche, les hommes enfonçaient dans la neige jusqu’aux genoux ; ils avançaient lentement et au prix d’une fatigue extrême.

Fort avant dans la nuit, les compagnies franches entraient silencieusement dans la principale rue de Vannes-le-Châtel, lorsque plusieurs chiens se mirent à aboyer. Quelques fenêtres s’entr’ouvrirent.

Aussitôt les Alsaciens s’interpellèrent avec vivacité en allemand pour intimider la population du village et lui donner le change. Le commandant Bernard, en quittant le camp de la Délivrance, avait eu la précaution de se munir de capotes prussiennes et de casques à pointes. Les Alsaciens s’en affublaient lorsque l’occasion l’exigeait, et c’est ainsi travestis qu’ils venaient de pénétrer dans le village.

Malgré l’heure nocturne et le froid, une femme âgée se montra sur le seuil d’une porte. L’un des faux Prussiens l’apercevant s’avança vers elle en poussant un juron énergique, puis changeant de ton, il affecta l’accent des Allemands lorsqu’ils parlent notre langue.

— Li prendre le frais, la mamzelle ? Li vouloir entendre chanter le rossignol ?

La vieille femme recula d’un pas avec un geste de dégoût.

— Pouah ! fit-elle, des Prussiens !

— Non, non… pas Prussiches, mon cœur, Paffarois.

— Passez-moi votre fusil, père Barnabé ! dit une voix forte à l’intérieur ; il faut que j’en tue un — ou deux !

— Tu vois, le père ! s’écria la vieille paysanne. Je t’avais bien dit de rendre ton fusil quand on a désarmé le village ! Elle ajouta :

— Jacob, vous cherchez du malheur !

— Oh ! je les suivrai jusqu’au bout du village… plus loin…

— On nous brûlera tous, vrai comme j’ai eune bague à doïe ! Faites pas ça, mon afans ! Pour votre petiot !…

— Laissez donc ! Il y en a trop qui pensent comme vous, la mère. Nous n’en viendrons jamais à bout de cette vermine !

Pendant l’échange de ces quelques mots, dans cette demeure où l’on veillait si tard cette nuit-là, un enfant de six à sept ans s’était laissé glisser hors de l’étroite couche qu’il occupait dans un coin de la salle basse, et enfilant en deux temps son pantalon, il courut à la porte, restée entre-bâillée. Il l’ouvrit, regarda et se mit à crier de toute l’étendue de sa petite voix :

— Vive la France ! Vive la France !

— Tais-toi, mauvais gachon ! fit la vieille. Tenez, voyez-le donc sans solés à ses pieux !

— Crie plus fort, mon enfant ! dit le père, — l’homme au fusil que la vieille femme avait appelé Jacob.

L’enfant répéta à plein gosier : Vive la France !

— Bravo ! répondirent plusieurs voix au dehors. Quelqu’un ajouta : Voilà un jeune coq qui chante de bonne heure.

— Mais ce ne sont pas des Prussiens ! fit le père du petit garçon en écartant son enfant. Oh ! il va y avoir du nouveau par ici…
Si tu m’emmenais à la guerre ? suggéra l’enfant (voir texte).

Et il se planta sur le seuil de la porte, écarquillant les yeux, dévisageant les soldats qui défilaient. Justement le chef de l’expédition, entouré de ses officiers, se trouvait vis-à-vis de lui.

— Bonsoir, mon commandant ! dit Jacob avec un accent de mâle franchise et en faisant le salut militaire…

Le commandant Bernard aperçut cet homme ferme et droit dans l’encadrement lumineux de la porte.

Il devina un ancien soldat et répondit par un geste amical, qui était aussi une injonction de garder le silence.

Jacob, s’avançant alors rapidement, lui dit :

— Mon commandant, avez-vous besoin d’un guide ? Me voici, Jacob Risler, né natif du Niederhoff, arrondissement de Sarrebourg, soldat de l’armée d’Italie, décoré à Magenta, pour action d’éclat, — ce n’est pas le quart d’heure d’être modeste, — blessé à Solférino, actuellement garde forestier. Notre garde général s’est engagé dans les chasseurs des Vosges et m’a mis, ainsi que tous mes camarades, à la disposition du comité de résistance de la région. Je me rendais au camp de la Vacheresse. Me voulez-vous ? Comme tout bon Lorrain, j’ai la tête assez ronde pour faire pièce à ces têtes carrées d’Allemands.

— Cela se trouve bien, venez ! fit le commandant sans hésiter. Nous marchons à travers un pays que nous ne connaissons pas trop.

— Je vous servirai de guide, mon commandant, dit l’ancien soldat de l’armée d’Italie ; je suis à vous : le temps seulement d’embrasser mon mioche… et de dire deux mots à de braves gens chez qui je suis depuis quelques heures…

Il s’esquiva et rentra dans la maisonnette d’où il était sorti, — une véritable habitation de paysans lorrains. Dans la salle basse, sur un lait de chaux couvrant les murs, s’étalaient une douzaine d’images d’Épinal ; un grand lit dans le fond, sous des rideaux ; une commode de chêne sculpté à ventre rebondi et poignées de cuivre ; la table de sapin avec les pieds en X et le fourneau de fonte de rigueur ; quelques chaises de hêtre au dos plat percé d’un trèfle. Devant une fenêtre, dans un coin, l’atelier du maître du logis, qui faisait des violons — à temps perdu ; devant la deuxième fenêtre, de l’autre côté de la porte, les coussins et les tambours de dentellière de sa femme.

— Affaire de service ! fit Jacob Risler en redressant sa haute taille et en frisant sa moustache. Je vous quitte plus tôt que je ne croyais. On va donc se dérouiller un brin !

— Vous nous quittez déjà ! À peine arrivé ! s’écrièrent la paysanne et son mari.

Celui-ci n’avait pas bougé de son lit. Il se mit sur son séant.

— Lai ! fit-il d’un ton plaintif. En voilà une farce !

Et il avait des mouvements de tête qui secouaient son immense bonnet de coton.

— Mes amis, je vous laisse mon Jean ; je vous le confie. Vous en aurez bien soin, n’est-ce pas ? Jean, tu obéiras comme il faut à mère Jacqueline, qui est un peu ta tante, et au père Barnabé. Si tu es bien sage, je le saurai à mon retour… et je te donnerai un beau sabre…

— Oui, pour couper la tête aux Prussiens ! fit l’enfant radieux.

— Lai ! lai ! Et si tu ne reviens pas, Jacob ? demanda le père Barnabé, en gémissant. Il aurait mieux valu que les Prussiens te gardent en prison à Nancy !

— Ou que la blessure de ma jambe, encore une fois rouverte, me retienne au village ? Si je ne reviens pas ? Ah ! voilà le chiendent ! Si je ne… revenais pas… eh bien ! vous feriez savoir à la mère du petit que… je suis parti avec les compagnies franches.

— Mais où ça qu’on va ? demanda la vieille paysanne.

— Je n’en sais rien ! Suffit que j’emboîte le pas au commandement de marche ! Quand nous aurons délivré Paris, si je ne réponds pas à l’appel, vous écrirez à la belle-mère : vous savez, la veuve Bertrand, giletière, rue Marie-Stuart.

— On doit bien la connaître, puisqu’elle est Parisienne, observa la mère Jacqueline.

— Tous ne seront pas morts de faim, ni écrasés par les bombes, dit encore Jacob Risler. Que Dieu les assiste !… Et qu’il me garde aussi ma chère Hortense et ma petite Pauline !…

— Mais donc ! pourquoi ta femme s’est-elle laissé enfermer dans Paris ? s’écria le père Barnabé.

— Est-ce sa faute ? Puisque sa mère était au plus mal… et qu’on a clos les portes ?…

Le garde forestier redevenu soldat — beaucoup trop tardivement à son gré — distribua de vigoureuses poignées de main à la vieille femme et à son mari. Puis, saisissant son fils, il l’enleva, le serra avec force contre sa poitrine et lui donna sur la bouche deux ou trois baisers retentissants.

Attendri, il regardait cet enfant longuement, comme si sa résolution allait faiblir ; mais pour croire cela il n’aurait pas fallu connaître la trempe de caractère du brave soldat de l’armée d’Italie.

Si tu m’emmenais à la guerre ? suggéra l’enfant en s’emparant familièrement des moustaches de son père.

— Faut que tu manges encore bien de la bouillie, mon blondin, afin de devenir grand.

Il déposa le petit Jean et lui dit d’une voix douce, quasi maternelle :

— Sois bien sage, mon petit Risler, sois bien sage ! Et souviens-toi qu’il n’y a jamais eu de traître du nom que tu portes.

— En voilà une farce ! répétait le père Barnabé, qui avait arraché son bonnet de coton. Alors c’est dit ? demanda-t-il d’une voix altérée et la face apoplectique.

— C’est sans remise. Si l’on me demande : absent par congé.

La paysanne frappa énergiquement dans ses mains ; elle paraissait, malgré tout, prendre son parti de ce qui arrivait :

— Tuez-en beaucoup ! dit-elle à demi-voix.

Jacob Risler sortit. La neige tombée amortissait le bruit de ses pas.

— Père, lui cria le petit au moment où il s’enfonçait dans l’obscurité, bien grand, le sabre !

Risler eut vite rejoint la colonne et fut placé à l’avant-garde.

La troupe, ainsi augmentée d’un volontaire, arriva vers trois heures du matin à la ferme de Saint-Fiacre, située en plein bois au-dessus de Gibeaumeix. Là on pouvait avoir une sécurité relative, se permettre quelque repos. Ceux des francs-tireurs qui se tenaient encore debout se donnèrent l’apparence de bûcherons, et la hache au poing, ils s’éparpillèrent autour de la ferme pour y faire sentinelle.

Jacob Risler, le plus dispos de tous, demanda à être du nombre de ces derniers, et donna des preuves multiples de bonne volonté.

Toutes les issues de la ferme étant solidement barricadées, les hommes s’empilèrent dans les granges et les écuries, résolus du reste à se laisser rôtir vivants plutôt que de se rendre, si l’on venait les relancer jusque-là.

Au jour, les chefs tinrent conseil pour fixer enfin, avant de faire un pas de plus, l’objectif de l’expédition.

On n’était d’accord que sur un point : faire le plus de mal possible aux Prussiens, et tenter quelque chose qui pût être utile à Paris affamé et bombardé.

Il y avait trois projets à examiner sérieusement : détruire un des ponts de Liverdun, ou le pont de Fontenoy, ou faire écrouler le tunnel de Foug. Grâce aux renseignements fournis par les ingénieurs du chemin de fer de l’Est, on savait que le pont de Fontenoy et le tunnel de Foug étaient minés, et que les Prussiens ignoraient l’emplacement de ces mines.

À Foug, dès le commencement des hostilités deux galeries parallèles avaient été pratiquées dans l’épaisseur de la voûte. On ne s’était pas trouvé en mesure d’en faire usage avant l’arrivée de l’ennemi, mais on avait pu masquer l’entrée de ces galeries par une maçonnerie légère.

À Fontenoy, le fourneau de mine creusé dans la première pile du pont, du côté de la frontière, datait de la construction même du pont, et descendait jusqu’au niveau des hautes eaux. Au commencement de la guerre, la dalle couvrant le trou de descente avait été enlevée et remplacée par une cheminée en maçonnerie montant jusqu’au ballast.

À Liverdun, il n’y avait pas de fourneau de mine préparé ; le travail à faire était long, pénible, bruyant ; en outre la destruction du chemin de fer entraînait celle de l’un de nos plus beaux ouvrages d’art : au même endroit, le canal de la Marne au Rhin qui longe la Moselle de Toul à Frouard, franchit ce cours d’eau sur un beau pont de douze arches.

En renonçant à Liverdun, l’expédition devait se porter sur Foug ou sur Fontenoy. On n’ignorait pas que le tunnel de Foug était gardé à chacune de ses ouvertures par des postes nombreux et une batterie de mitrailleuses placées en enfilade. D’après le calcul des ingénieurs de la compagnie de l’Est, il ne fallait pas moins d’un millier de kilogrammes pour déterminer l’éboulement du souterrain, tandis que 400 kilogrammes devaient suffire pour faire sauter le pont de Fontenoy. Tout bien pesé, ce fut décidément un coup de main sur Fontenoy qui fut décidé. Fontenoy, village situé sur la Moselle non loin de l’endroit où cette rivière absorbe la Meurthe, était à environ sept lieues de Gibeaumeix, où l’on se trouvait.

On savait la gare et le village occupés par un détachement de landwehrs. Il s’agissait d’enlever le poste à la baïonnette et d’empêcher les soldats logés chez les habitants de donner l’alarme. Plus rien alors ne s’opposait à ce que le pont fût détruit. Mais tout cela devait être exécuté avant le lendemain.



ii

La colonne fit ses préparatifs de départ.

On n’avait plus besoin des éclaireurs à cheval. Ils furent renvoyés au camp. Les charrettes devenaient un embarras. Il fallut les abandonner et charger la poudre sur des chevaux.

La petite troupe ainsi allégée se remit en marche, évitant les villages et choisissant de préférence son chemin sur les points les plus inaccessibles de la région.

Les gorges succédaient aux gorges, les collines aux collines, aux crêtes où s’enchevêtraient les sapinières ; les vallées descendaient en s’élargissant vers la Moselle ; au loin, sur l’extrême droite, se profilaient les sombres lisières des forêts à perte de vue, se creusaient des vallées, bout à bout, s’ouvraient des cols dans de hautes altitudes. On devinait de ce côté les géants du massif des Vosges, le Honeck, le Donon, le Prancey, transformés en glaciers dont l’âpreté de l’air rapprochait la distance…

Et toujours de la haute et de la basse futaie, des taillis et des broussailles, des roches granitiques, des torrents avec leurs fragiles ponts de bois. Parfois, au-dessus du chemin taillé à mi-côte, surplombait un ancien château, le lierre, les ronces, les houx touffus s’étageant le long de la roche ; ou les pentes boisées que l’on côtoyait semblaient servir d’encadrement à une maison forestière, surgissant nettement avec sa haute toiture en auvent, percée de petites lucarnes à tabatière, sa galerie à balustrade découpée à jour, ses cheminées de briques rouges. Les bois, naguère retentissant sous les coups secs de la hache des bûcherons, demeuraient silencieux ; nulle part la fumée blanche des charbonniers à l’œuvre dans le taillis.

Enfin, on aperçut l’ensemble de la vallée de la Moselle et, s’estompant dans la brume, les deux tours de dentelle de la cathédrale de Toul, — la pauvre et charmante petite ville dominée par la haute colline de Saint-Michel, distante des remparts d’une portée de fusil, d’où les Prussiens avaient pu, quelques mois auparavant, la bombarder tout à leur aise…

On dut descendre à travers les vignes, passer en contre-bas d’une partie de la route de Neufchâteau à Toul, puis s’engager dans un chemin creux longeant de très près les remparts de Toul.

Tour ces mouvements s’exécutèrent à l’insu de l’ennemi.

De rares habitants de la localité croisaient la troupe mystérieuse, hésitant à la vue des soldats. Ils saluaient les uniformes français ; mais avec un enthousiasme mêlé de crainte. Les francs-tireurs se donnaient comme appartenant à l’avant-garde de Bourbaki.

— Est-ce possible ! s’écria un vieux garde forestier, n’ayant conservé que la plaque d’argent sur la poitrine, la petite casquette à visière relevée, les grandes guêtres de toile, mais le bâton de houx à la main au lieu du fusil en bandoulière. Est-ce possible ! répétait-il.

Et du revers de sa main calleuse il essuyait des larmes de joie.

— Ah ! qu’il vienne vite, Bourbaki ! dit une jeune fille ; qu’il vienne nous sortir de cette honte !

— Nous souffrons plus que la mort ! s’écria un pauvre vigneron courbé par l’âge.

— Il n’y a donc plus de France ? dit avec un soupir une femme toute pâle, qui serrait en frémissant son nourrisson contre son sein. Celle-là était difficile à persuader…

Hélas ! au moment où les francs-tireurs des Vosges, se faisant illusion sur leur rôle, parlaient de Bourbaki comme d’un libérateur, le brave et audacieux général venait de briser l’effort de son armée contre les Prussiens de Werder, retranchés entre Héricourt et Belfort, et la retraite désastreuse de l’armée de l’Est allait commencer, au milieu des neiges, à travers les montagnes du Jura.

À la nuit close, la colonne atteignit Pierre-la-Treiche, à six kilomètres de Toul. C’était là qu’on devait passer la Moselle (pour se diriger ensuite en aval de Toul, sur Fontenoy, à travers l’angle que forme la Moselle et dont Toul occupe le sommet). Mais il fallait attendre que la nuit fût avancée pour cette opération difficile du passage.

Le commandant fit faire halte et l’on se reposa pendant quelques heures dans une sorte de manoir isolé, habitation d’un brigadier forestier.

À une heure du matin, la Moselle fut franchie par un froid de dix-neuf degrés. La rivière était prise en partie ; mais les mariniers du village, une fois mis dans le secret de l’expédition, se jetèrent bravement à l’eau pour dégager le bac du milieu des glaçons. Ce bac, ne pouvant contenir qu’une quarantaine d’hommes, dut aller plusieurs fois d’une rive à l’autre. Ce va-et-vient qui pouvait être découvert par l’une des patrouilles qui exploraient les bords du fleuve à de courts intervalles, les glaçons heurtant l’embarcation d’une force à la faire éclater, le dévouement des mariniers, et puis encore la colonne un instant coupée et éparse sur les deux rives, tout cela créait une situation des plus émouvantes.

Le commandant Bernard voulut rétribuer les passeurs pour une besogne accomplie dans des conditions à la rendre mortelle ; mais ils refusèrent avec dignité, s’estimant heureux d’avoir été mis à contribution.

La colonne reformée gravit, dans le plus grand silence, la rive droite de la Moselle, fort escarpée en cet endroit.

Enfin, elle parvint sans accident sur la crête et s’enfonça aussitôt dans les bois.

La petite troupe avait à peine fait trois cents pas depuis le débarquement, lorsque, soudain, l’horizon s’éclaira sur la gauche d’une lueur rougeâtre. Chacun prête l’oreille et l’on entend gronder le canon de Toul. Presque aussitôt répond, au loin, le canon de Commercy ; puis vient se mêler à ce duo le râlement lugubre des mitrailleuses de Foug. Ces signaux d’alarme se prolongèrent pendant plus d’une heure. Que pouvaient-ils signifier ? L’ennemi se tenait-il sur ses gardes pour redoubler de vigilance ? L’expédition était-elle éventée ? Dans ce cas, il fallait gagner de vitesse les forces qui pouvaient se porter au secours de Fontenoy, et l’on était encore séparé de ce village par plus de deux lieues, — en ligne droite.

La colonne traversa le bois qui s’étend entre la Moselle et la route de Dammartin-lès-Toul, et qui est le prolongement du grand bois de Nancy. Elle coupa en amont de Gondreville, appuyant ensuite à droite pour se maintenir sous le couvert des bois. Les plus grandes précautions continuaient d’être prises pour dérober le passage de la troupe. Lorsqu’on traversait un chemin un peu trop fréquenté, quelques hommes de l’arrière-garde, promenant de grands râteaux sur la neige, effaçaient la trace des pas. Les soldats de l’avant-garde se tenaient en communication constante avec le gros de la troupe au
Le traître roula dans la neige, foudroyé (voir texte).
moyen de coups de sifflet diversement modulés, à l’imitation des Prussiens. C’est ainsi qu’on descendit vers la Moselle et Fontenoy, en contre-bas du village de Velaine-en-Haye. Enfin, après une marche forcée de trois heures et demie à travers les halliers et les fondrières obstrués de neige, on arriva en vue de Fontenoy.

À cinq heures du matin, l’avant-garde aperçut, au débouché d’un chemin creux, les premières maisons du village et le fameux pont, situé à cent mètres de la station.

Le moment était solennel.

On fit une halte d’un quart d’heure, pour reprendre haleine et arrêter les dernières dispositions… Comme il fallait faire large besogne et peu de bruit, il fut décidé qu’on attaquerait le poste à l’arme blanche, qu’on l’enlèverait à la baïonnette.

Tout à coup, la lune cachée jusque-là toute la nuit par les nuages, se démasqua brusquement : c’était presque une hostilité, — comme le froid, la neige partout, en cette année maudite ! — sa lueur éclaira les groupes en train de se former. Cette intrusion allait tout compromettre… Les francs-tireurs n’eurent que le temps de se rejeter dans l’ombre du chemin creux qu’ils venaient de quitter ; mais les factionnaires du pont, très visibles, n’avaient-ils pas aperçu sur la hauteur ces ombres suspectes ? n’allaient-ils pas donner l’alarme ? faire retentir leur wehr heraus ! Minute anxieuse… Rien ; ils n’étaient point trahis. La lune se voila. Par précaution les hommes cachèrent le canon de leur fusil sous leur capote…

Plusieurs habitants de Fontenoy mis au fait de ce qui se tramait, avaient promis leur concours et se tenaient en communication avec le commandant du camp de la Vacheresse. L’un d’eux se glissa jusqu’au chemin creux et annonça qu’une forte patrouille de soixante hommes environ venait de quitter le village un moment auparavant. C’était là un renseignement favorable. Cette patrouille qui s’éloignait abandonnait la place aux francs-tireurs.

Restait à distribuer les rôles de chacun dans le drame lugubre qui se préparait. Voici ce qui fut arrêté : Une partie de la troupe prêterait main-forte aux mineurs chargés de faire sauter le pont et observerait les environs. Une autre partie surprendrait le poste de la station et noierait dans le sang toute résistance. Deux bouillants capitaines, hommes d’une trempe à toute épreuve, et dont nous pourrions donner les noms, se chargèrent de cette dernière tâche avec quarante francs-tireurs, — les plus solides. Le reste de la troupe se prépara à cerner le village pour empêcher de s’échapper les soldats de la landwehr logés chez les habitants.

Il n’y avait plus une minute à perdre. Les deux capitaines coururent droit au poste de la station. Il était occupé par cinquante hommes du 17e régiment de la landwehr. On sut plus tard que c’étaient des gens de Dusseldorf.

Cette poignée de francs-tireurs si résolus était guidée par un Gascon, ancien zouave, depuis compagnon du Devoir, qui naguère avait habité Toul et connaissait le pays.

Ce brave homme s’était fait un jeu de charger ses épaules du sac légendaire des soldats de l’armée d’Afrique. Il tenait là, assujettis par des courroies, une foule d’objets de quincaillerie, y compris sa gamelle. Il ne manquait guère à ce sac, pour être complet, que le chat de la compagnie perché dessus — ce chat qui, pour les zouaves, a remplacé le chien du régiment.

Bordelais la Rose, — c’était son nom, — ainsi équipé, trébucha dans une fosse ouverte sous la neige et fit avec son sac une culbute tellement bruyante et si ridicule que ses camarades ne purent réprimer un formidable éclat de rire, — malgré la gravité des circonstances.

Le moment était vraiment bien choisi pour s’égayer ! Ils se trouvaient si près de la station qu’ils apercevaient les vestiges roussis de la guirlande de feuillage qui avait décoré l’édifice tout pavoisé, lors du passage de nos troupes six mois auparavant ; ils voyaient distinctement s’agiter des ombres derrière les vitres. Ce qui pouvait tout gâter vint au secours des francs-tireurs. Au bruit de leurs rires, la porte de la station s’ouvrit, tandis qu’ils pénétraient dans la cour…

À la lueur projetée par cette porte, les francs-tireurs entrevirent les soldats du poste qui sortaient et se mettaient en rang pour recevoir cette reconnaissance si joyeuse. Leur physionomie n’exprimait que la surprise de la venue d’une nouvelle patrouille, si tôt après celle qui avait visité le poste un moment auparavant… Quelques-uns de ces hommes, brusquement réveillés, se frottaient encore les yeux.

Le chef de poste fit armer. Au même instant, le factionnaire des armes croisait la baïonnette sur l’officier qui marchait en tête de sa troupe, et criait : Halt ! Halt ! Wer da ?

L’officier lui répondit par deux coups de sabre en plein visage qui renversèrent le malheureux factionnaire. C’était le signal convenu : les francs-tireurs fondirent sur la proie qu’ils étaient venus chercher de si loin.

Alors sortit du gosier de ces hommes, si épouvantablement surpris dans leur quiétude, un hurrah ! étranglé, que plusieurs n’achevèrent pas. L’écrasement du poste avait commencé. Les baïonnettes crevaient les poitrines, les sabres coupaient les figures, les crosses de fusil s’abattaient lourdement sur les têtes. Les francs-tireurs abordaient leurs adversaires avec l’élan des vingt lieues qu’ils venaient de faire. Ce n’était pas un combat auquel il fût possible à ceux-ci de se dérober, c’était une extermination impitoyable. Nulle retraite permise. On faisait expier à ces gens l’insolence de leur installation sur notre sol, où ils semblaient comme chez eux ; on mettait fin d’une façon épouvantable aux douceurs de leurs quartiers d’hiver.

Ceux des landwehrs qui n’étaient point passés subitement de l’engourdissement du sommeil dans les ténèbres de la mort, se jetèrent dans la station. Ils se trouvaient encore aussi nombreux que les assaillants. Ils se barricadèrent à la hâte et firent feu par les fenêtres. L’avantage pouvait leur revenir… Heureusement, un des nôtres, un sergent-major de la garde, força la porte en tirant un coup de revolver dans la serrure…

Ce fut alors une mêlée indescriptible. Les hurlements de douleur, les cris de détresse et de rage, les imprécations furieuses, se croisaient au milieu du choc des armes. Du côté des vainqueurs les respirations sifflaient dans l’air, haletantes, épuisées par cette terrible besogne de bûcherons dans un taillis humain. À des défis criés dans une langue gutturale, répondaient d’affreux ricanements. Ni espoir à attendre, ni pitié à accorder.

Quelques décharges de fusil, faites à bout portant, remplissaient de fumée l’étroit espace où Français et Allemands s’étreignaient dans une lutte corps à corps, en nombre égal cette fois. Il n’y avait là aucune place pour le triomphe de l’usine Krupp : c’était poitrine contre poitrine qu’on se battait, face contre face.

On percevait d’étranges bruits, — ils ne s’entendent ailleurs que dans les abattoirs, — le bruit d’une tête que l’on fracasse, d’une épaule détachée d’un coup de sabre, d’un éventrement ; des bruits mats de chairs déchirées ou perforées. Le pied glissait dans le sang, et plus d’un franc-tireur étreignant son adversaire alla rouler avec lui contre le mur. Les Allemands qui gisaient déjà terrassés s’accrochaient, dans un suprême effort d’agonie, aux genoux prêts à les broyer et ne lâchaient prise que sous la pression d’une main qui étrangle ou le pétillement d’un revolver — dans l’oreille…

Quelques-uns de ces soldats de la landwehr se défendaient avec le courage du désespoir ; l’un d’eux, décoré de la Croix de fer, criblé de blessures, refusait encore de se rendre. En revanche le sous-officier du poste s’était fourré sous une table ; il fallut le tirer par les pieds de cette cachette…

Ces détails sont d’une scrupuleuse exactitude.

On ne fit guère de prisonniers, — huit en tout : les Prussiens ne fusillaient-ils pas les francs-tireurs qui tombaient entre leurs mains ? Cette poignée d’hommes venus à marches forcées, en courant tant de dangers, et menacés d’une retraite plus difficile encore, pouvaient-ils songer à ramener de nombreux prisonniers ? D’ailleurs, chez plusieurs des ardents patriotes engagés dans cette entreprise, si grosse de périls, fermentait, il nous faut l’avouer, un besoin de vengeance provoqué par des attentats iniques, de cruelles injures, des humiliations imméritées. L’un de ces hommes, peu de temps auparavant, avait eu son frère fusillé comme soldat irrégulier. Plusieurs autres, faits prisonniers à Sedan, s’étaient échappés à la nage, sous une grêle de balles, de cet horrible camp de la Misère, où pendant dix jours, sous des pluies torrentielles, dans la boue profonde, sans pain, cent mille soldats français furent traités comme un vil troupeau ; ceux-là, animés d’une haine farouche contre de semblables ennemis, étaient venus s’engager dans les partisans des Vosges. Il y en avait qui, prisonniers, ou relevés blessés sur les champs de bataille, étaient parvenus à s’échapper jusqu’à trois fois…

Les infortunés landwehrs de Dusseldorf firent la cruelle expérience du retour de fortune qui menace tout soldat, et comprirent combien il est périlleux d’appartenir à des armées qui abusent de la force. En cette terrible minute qu’ils vécurent au milieu de cet ouragan de coups donnés et reçus, il en est qui durent voir se réaliser leurs plus sombres prévisions sur l’issue de la guerre ; car plus les Prussiens pénétraient au cœur de la France, moins ils espéraient en sortir.

Il n’a pas dépendu des compagnies franches des Vosges que leur exemple ne trouvât des imitateurs.

Dans le village, la chasse aux Prussiens avait commencé. Des coups de feu éclairaient la nuit dans diverses rues. D’une maison, sortit un soldat allemand tout effaré ; il courait la baïonnette haute, hésitant visiblement sur la direction à suivre pour rallier ses camarades attaqués…

Un chasseur des Vosges l’abattit d’un coup de fusil dans la nuque. Le Prussien tomba au moment où une manière de paysan, courant après lui en lui parlant, se trouvait arrêté par deux francs-tireurs, qui lui mirent la baïonnette sur la poitrine.

— Français ! dit-il, oh ! Français !

Une fenêtre en lucarne venait de s’ouvrir et de s’illuminer. Plusieurs voix de femmes crièrent d’en haut : — Ne le croyez pas ! Il est avec eux ! C’est un espion… Il est plus méchant que les autres.

Un sergent « bleu» sortit de l’ombre des maisons. — Collez-moi ça au mur, fit-il.

Jacob Risler guidait ce sergent à travers les ruelles du village. Quelle ne fut pas l’émotion douloureuse du brave garde forestier en reconnaissant dans le paysan menacé d’être passé par les armes… son cousin Louis, le sabotier du Niderhoff.

Il allait se porter à son secours ; mais la confusion le retint. Si c’était un espion, comme on le disait ?… Depuis plusieurs mois Louis avait disparu du Niderhoff et le bruit avait couru, malgré les dénégations furieuses de son frère, que c’était pour suivre les Prussiens et trafiquer avec eux de ce qu’ils volaient. Quelle chose horrible qu’un traître dans sa famille ! Non, ce n’était pas possible ! Pourtant c’était un si méchant gueux que ce Louis Risler, qu’il était bien capable de s’être joint aux ennemis… Mais si son cousin se trouvait faussement accusé, tout ne lui faisait-il pas un devoir d’intervenir ? même la brouille qui existait entre eux ? Sans se montrer, il dit au sergent, à voix basse,

— Sergent, permettez… Encore faudrait-il être sûr…

— Qu’on le fouille ! cria le sergent.

Déjà la chose était en train de s’exécuter, et les francs-tireurs remettaient bientôt à leur sergent un livret et quelques papiers.

Une porte s’était entre-bâillée. Il s’en échappait un rayon de lumière. Le sergent s’en approcha et fit un examen rapide des papiers et du livret. Il revint brusquement :

— C’est un espion, dit-il. Et il est Lorrain encore ! Il avait dans sa poche une longue liste des fermiers du pays, soupçonnés de tenir des armes cachées… Les espions allemands sont d’honnêtes gens auprès de ce misérable ! Logez-lui une balle dans la tête comme à un chien enragé !… Je prends la chose sur moi.

— Plus loin ! plus loin ! crièrent des voix de femmes, effrayées d’assister de leur fenêtre à ce drame militaire.

En ce moment brilla l’éclair d’un coup de feu : c’était le cousin de Jacob qui, renonçant à se justifier, se défendait en déchargeant son pistolet sur l’un des chasseurs des Vosges. Il l’atteignit à l’épaule.

Mais l’autre chasseur, doué d’une force peu commune, désarma le gredin : et d’une balle de son revolver il lui laboura le front.

Le sabotier tomba sur ses genoux. Le franc-tireur allait l’achever d’un deuxième coup :

— Non, non, commanda le sergent, pas comme cela. Il faut le fusiller.

Une jeune fille accourut apportant une lanterne allumée. — Que devient la pitié en temps de guerre ?… — Elle la posa devant l’homme condamné à mourir, et qui poussait des hurlements.

Plusieurs francs-tireurs arrivaient derrière le sergent. Celui-ci les arrêta, en fit aligner quatre, qui comprirent à demi-mot et couchèrent en joue l’homme agenouillé, livide et ensanglanté par la blessure du front.

— Feu ! cria le sergent.

Un éclair traversa la rue et le traître roula dans la neige, foudroyé.

Cette exécution sommaire était à peine accomplie qu’une femme, tremblante d’émotion, s’approcha des francs-tireurs, et à voix basse :

— Venez donc ! fit-elle ; à la troisième porte, en tournant à droite… il y a trois Prussiens qui se cachent…

Le sergent et les francs-tireurs s’élancèrent dans la direction indiquée.

Jacob Risler, demeuré seul, alla soulever le corps de son cousin.

— Il est mort… murmura-t-il ; et c’est bien lui !

Puis avec une explosion d’indignation :

— Quelle honte pour nous ! fit-il avec des larmes dans les yeux.

Et par un scrupule excessif, le brave soldat de l’armée d’Italie arracha brusquement le ruban rouge qu’il portait à sa boutonnière. Pourtant le déshonneur de son indigne parent ne pouvait l’atteindre…

— Maintenant, balbutia-t-il, il faut que j’enlève ce corps de là… Quelqu’un pourrait le reconnaître… Il n’est pas trop changé…

Il lui vint une idée : il tira de sa poche un bout de corde, attacha par les pieds le traître, et se mit à le traîner par les rues les plus sombres. Où allait-il ainsi ? Il se dirigeait du côté du pont pour jeter le cadavre dans la Moselle…

Pendant que les francs-tireurs anéantissaient le poste de la station et poursuivaient les Prussiens à travers le village, deux hommes, qui avaient donné des preuves nombreuses d’une vigueur et d’une agilité peu commune, s’étaient chargés de supprimer sans bruit les deux factionnaires du pont… et ils avaient réussi.

Tout allait donc à souhait.

Alors les agents des ponts et chaussées, aidés de quelques mineurs, ainsi que des hommes du commandant Bernard et du capitaine Richard, préparèrent la destruction du pont.

Le pont de Fontenoy est composé de sept arches de maçonnerie. Dans la première pile du côté de l’Est, un fourneau de mine avait été ménagé, nous l’avons dit, dès l’époque de la construction. Il s’agissait d’en reconnaître la place.

On travailla donc ardemment à la lueur d’une lanterne ; mais le tampon placé à l’orifice de la cheminée, qu’on avait cru seulement à trente centimètres du niveau du ballast, ne se trouvait point à l’endroit indiqué.

Ce fut un moment d’une angoisse terrible. Tant d’efforts avaient-ils été accomplis en vain ! Tant d’existences avaient-elles été inutilement sacrifiées !

Enfin la pioche résonne sur du bois ? Le tampon se trouvait à une profondeur de plus du double…

Les travailleurs mirent à jour l’orifice de la cheminée et commencèrent à charger le fourneau.

On procédait activement à cette besogne lorsqu’on entendit arriver avec des sifflements qui déchiraient l’air, un train venant de Toul. Il s’avança jusqu’à l’extrémité du pont…

Quel nouveau danger surgissait ? Des troupes de secours étaient-elles envoyées pour la défense de la station ? Mais comme, çà et là, dans le village, des coups de feu étaient tirés, le train ralentit sa marche, puis rétrograda à toute vapeur. On sut depuis que c’était un train de blessés : les Prussiens avaient l’habitude de faire ainsi voyager leurs blessés pendant la nuit, bien aises, dans leur orgueil, de dissimuler leurs énormes pertes aux populations envahies. Ils évitaient aussi d’affliger la vue des hommes de la landwehr par le décourageant tableau des réalités de la guerre.

Ce ne fut point là le dernier incident dramatique de cette nuit si remplie.

Le chargement de la mine touchait à sa fin quand une catastrophe faillit se produire. En voulant prendre la lanterne sur le rebord du fourneau, l’un des travailleurs laissa échapper la chandelle, qui roula tout allumée dans le trou, à quelques centimètres des sacs de poudre déjà mis en place !

Plus de cent hommes se trouvaient en ce moment sur le pont.

Ils furent sauvés par l’admirable présence d’esprit et l’adresse de l’un des agens des ponts et chaussées, M. T***. Sans hésiter une seconde, cet homme courageux se courba, disparut à moitié dans la cavité béante d’où instantanément la mort pouvait jaillir, et il parvint à ressaisir la chandelle… sans perdre l’équilibre et sans glisser.

Enfin la mine était chargée. Six mèches anglaises furent ajustées à la mine.

— Quelque chose pour boucher le trou ! cria l’un des travailleurs.

En ce moment Jacob Risler arrivait au pont. Il avançait machinalement, absorbé, anéanti, traînant le corps de son cousin sans plus avoir conscience de ce qu’il faisait. Il fut ramené à lui et comme réveillé brusquement par cette demande. Autour de lui, on cherchait « quelque chose ».
Il vit devant lui un soldat (voir texte).

— Prenez ceci, dit Jacob, en passant aux travailleurs la corde qu’il tenait, c’est le cadavre d’un traître…

On ne chercha pas davantage ; le corps du sabotier servit à boucher et assujettir l’appareil de destruction.

Les mèches étaient allumées.

Les rangs furent reformés, sauf quelques blessés que les habitants pansaient.

La troupe remonta vers le village : on annonçait déjà l’approche des uhlans.

La colonne arrivait au haut de la montée quand une double détonation retentit : deux arches du pont de Fontenoy venaient de sauter.

Un cri vigoureux de Vive la France ! y répondit, et les képis s’agitèrent en l’air.

Il était sept heures du matin. Le jour pointait.

L’explosion, en détruisant deux arches entières, avait fait écrouler la pile du fourneau et fortement lézardé les deux suivantes. Le tout constituait une brèche d’environ trente-cinq mètres, dans la grande ligne de l’Est.

Les pauvres habitants se pressaient autour des soldats ; ils leur serraient les mains : « Paris est sauvé n’est-ce pas ? » disaient-ils naïvement. Ils ne prévoyaient pas, les malheureux, ce qu’allait leur coûter cette audacieuse entreprise, ou plutôt dans leur émotion patriotique, ils n’y songeaient pas encore…



iii

Le petit Jean attendit un jour, deux jours, le retour de son père, mais non sans impatience. Pour moins se languir, il allait au bout du village, du côté où la troupe avait disparu, et là, il regardait au loin dans les chemins, blancs de neige, qui bordaient les bois. Mais un vent froid le cinglait au visage. Alors, il s’en revenait les mains gourdes, la larme à l’œil, grandi par la neige collée à ses sabots.

— D’où viens-tu donc, encore, mauvais afans ? lui criait la vieille Jacqueline.

— Tante, c’est pour le grand sabre, répondait Jean.

— Sabre de bois ! je t’en ferai un de sabre, s’écriait le père Barnabé, visiblement impatienté, — mais demain, après mon travail, entends-tu ?

— Je ne veux pas un sabre de bois, criait l’enfant en pleurant.

Puis son œil se rouvrait étincelant, rayonnant : il s’était réchauffé les mains auprès du fourneau ; et il murmurait déjà :

— D’abord, je vais voir !

Et il allait voir, marchant jusqu’aux dernières maisons de Vannes-le-Châtel, et même un peu au delà.

Le troisième jour, le petit Jean s’avança jusqu’à Barizey. Il ne rentra qu’après une absence de quatre heures et fut vivement grondé. Il promit « qu’il ne le ferait plus » ; mais le lendemain il poussa une reconnaissance jusqu’aux environs de Colombey, à plus de deux lieues de Vannes. Le hasard semblait vouloir servir l’enfant, et il s’était sensiblement rapproché de l’endroit où son père avait passé ce même jour : car la colonne avait opéré sa retraite en appuyant davantage sur la gauche dans la boucle de la Moselle.

Elle était parvenue, sauf l’arrière-garde, à traverser le fleuve sur une sur face solide, bien que la couche de glace n’eût que tout juste assez de consistance, surtout pour les blessés, au pas alourdi, et les chevaux, — on ramenait les chevaux et on réussit à les sauver. Lorsque le tour vint des hommes de l’arrière-garde, la glace brisée n’offrait plus que des glaçons flottants, et il fallut sauter de l’un à l’autre…

On revint de la sorte, sans autre accident, en se cachant sous bois par Goviller, Vandéléville, Vicherey, Houécourt jusqu’à Bulgnéville où la troupe du commandant Bernard touchait à la forêt de Boëne. Partout, sur leur chemin, les francs-tireurs étaient fêtés. En leur honneur on déboucha plus d’une bouteille de ces vins de Mirecourt et de Rabeuville, près de Neufchâteau, qui sont assez recherchés. On les tirait de leur cachette, et à chaque bouteille vidée, c’était à qui s’empresserait de dire : — Encore une que les Prussiens ne boiront pas ! Les libations, les toasts trop fréquents, valurent à la petite troupe d’égrener quelques traînards sur sa route. L’ex-zouave et compagnon du Devoir, Bordelais la Rose, s’était attardé plus qu’aucun autre de ses camarades.

Quant à Jacob Risler, il n’eut pas même la pensée, lorsque la colonne se trouva à la hauteur de Vannes, de demander la permission d’aller embrasser son fils, tant il demeurait péniblement affecté par la mort infamante de son cousin Louis !

Lorsque le petit Jean se vit si éloigné de Vannes, il se rappela les reproches de la tante Jacqueline et la promesse qu’il avait faite de ne plus recommencer, et il n’osa pas retourner au village…

Le voilà donc, arpentant les routes par un froid de dix-huit à vingt degrés. Il dépassa Colombey et atteignit les bois. Mais il était exténué, mourant de froid, mourant de faim. Il s’assit au pied d’un arbre, dans la neige, et se mit à pleurer. Puis le froid le gagna et il s’endormait d’un sommeil, mortel peut-être, lorsqu’il se sentit secoué.

En ouvrant les yeux, il vit devant lui un soldat. C’était Bordelais la Rose, très échauffé, le dos chargé de l’énorme sac que l’on sait, — avec tous les accessoires qui battaient une marche.

— Que fais-tu là, moutard, par ce froid ? dit-il à l’enfant.

— Je… J’attends mon papa, balbutia Jean, dont les dents claquaient.

— Il faut se remuer.

— J’ai trop faim.

— Faim ? Fallait donc le dire plus tôt ! s’écria l’ex-zouave tout heureux de faire valoir sa prévoyance, même aux yeux d’un enfant.

Et posant son sac par terre, il dégagea de sa courroie la moitié d’un pain de munition d’aspect fort appétissant. L’enfant en reçut un gros morceau, et par occasion, ou pour encourager son petit ami, le zouave s’en coupa une tranche dans laquelle il mordit à belles dents.

— Tu n’as pas vu des soldats ? demanda-t-il à l’enfant, la bouche pleine.

— Quoi ?

— Je te demande, moutard, si tu n’as pas vu tantôt des soldats suivant ce chemin, le long du bois ?

Jean secoua la tête négativement.

— Papa aussi est soldat, dit-il avec l’intonation d’un jeune coq qui essaye de chanter. Il est parti pour la guerre… l’autre nuit.

— D’où est-il parti ?

— De Vannes.

— Ah ! bien ! je sais alors ; il est des nôtres, ton père, un gaillard, un solide, aussi vrai que je suis un dur à cuire. Tu vas retourner bien vite à la maison pour donner de ses nouvelles à ta mère…

— Maman est à Paris, dit l’enfant ; ma petite sœur Pauline aussi.

— Mais toi, alors, où demeures-tu ?

— À Vannes, avec le père Barnabé, et la tante Jacqueline.

— Mais pourquoi es-tu là ?

— Pour voir si mon papa va passer, et pour que le père Barnabé et la tante Jacqueline ne me grondent pas.

— Tu as bien mis trois heures pour venir de Vannes ? demanda l’ex-zouave qui réfléchissait à un parti à prendre.

— Je ne sais pas.

— Tiens, tu es aussi bête que les pierres du chemin. Veux-tu que je t’emmène avec moi au camp… où est ton père ?

Cela demandait réflexion. Le petit bonhomme se mit à se promener, les mains derrière le dos, dans une attitude sérieusement méditative. Sans s’en douter il avait pris l’air du « petit caporal » des images d’Épinal.

— Tiens ! tu me bottes ! s’écria l’ex-zouave ravi. Je t’emmène. Je t’ai sauvé de la faim, je veux te sauver du froid. Tu vas grimper sur mon sac.

Cette proposition leva les derniers scrupules de l’enfant. Et tandis que le vieux soldat chargeait sur ses épaules son sac et « tout le tremblement », Jean, tout à fait décidé, grimpait sur le fameux sac et prenait la place… Quelle place ? la place du chat, — ses jambes pendant en avant sur la poitrine du zouave.

— En route ! fit le zouave, pour obéir à un commandement.

Et il partit d’un bon pas.

Jean se trouvait tout ragaillardi.

La nuit vient vite en hiver. Bordelais la Rose avait fait deux ou trois kilomètres, lorsqu’il distingua un village sur la lisière du bois.

— Tu vas aller voir s’il n’y a pas de Prussiens dans ce village, dit-il à l’enfant en le déposant à terre. Je t’attendrai ici. Va et surtout reviens, car j’ai bien soif, aussi vrai que je m’appelle Bordelais la Rose.

Jean s’éloigna en courant et un quart d’heure après il revenait accompagné d’un paysan : le repas du soir et un gîte pour la nuit étaient assurés.



iv

Le lendemain, Bordelais la Rose et son petit camarade se mirent en route de bonne heure. L’enfant avait de nouveau pris la place du chat.

La première étape fut pleine d’entrain.

L’ancien zouave chantait à demi-voix des airs de route :

Oui, nous la plumerons
L’alouette, l’alouette…

ou encore :

Tous les Français sont volontaires
Quand le gendarme va les chercher.

S’animant par degrés, et prenant un pas cadencé, il avait attaqué :

Dansez au son de la musette,
Dansez au son du tambourin !

Et il excitait l’enfant à chanter en chœur avec lui.

Celui-ci ne se le fit pas dire deux fois.

Le sac sautait sur les épaules et le petit Jean ne tenait plus en place. Tous deux répétaient :

Dansé-ez, dansé-ez, au son de la musé-ette !

Lorsque tout à coup, Bordelais la Rose s’arrêta net.

— Dis donc, petit, fit-il, regarde dans la direction de mon doigt… Sac et giberne ! vrai ! ma vue s’affaiblit. Je ne distinguerai bientôt plus un marteau d’une lime.

Et il montrait un étroit chemin se déroulant, blanc de neige, au bas de la colline qu’ils suivaient à mi-côte, chemin plusieurs fois dérobé par des accidents de terrain, des rochers ou des bouquets d’arbres.

L’enfant regarda fixement —, curieusement.

— Que vois-tu ?

— Je vois des soldats.

— Moutard, moi aussi je vois des soldats !… fit l’ancien zouave un peu désappointé.

— Ils ont un casque sur la tête.

— Ah ! voilà ce que je voulais savoir. Bien, mon fils. Ne bougeons pas et attendons-les. Je veux leur dire bonjour… quand ils seront à bonne portée.

Et il déposa le petit garçon à terre.

— Tu les connais donc, monsieur Bordelais ? demanda Jean se méprenant sur les intentions de son nouvel ami.

— Oui, oui, je les connais assez pour leur dire bonjour… avec mon « flingot ». Fais-toi petit.

La recommandation était superflue, vu l’exiguïté de la taille de l’enfant du forestier. Agissant en conséquence de ses recommandations, l’ancien zouave se mit à genoux derrière de grosses souches d’arbres et, avec précaution, il glissa le canon de son fusil entre deux branches basses constituant une sorte de fourche à deux dents.

Une patrouille de landwehrs avançait à grandes enjambées. Il pouvait y avoir là une quarantaine d’hommes.

— Je comprends, dit l’enfant en battant des mains, nous allons les tuer ; ce sont les Prussiens ; si nous les tuons tous la guerre sera finie, pas vrai ? et maman reviendra de Paris… avec ma sœur, pas vrai ? dis, monsieur Bordelais ?

— Les tuer tous ? Es-tu serin ? Il y en a bien d’autres après ceux-là. Mais essayons toujours. Ne parle plus… Ici, il faut… du… recueille… ment. Pif !

La détonation du fusil de l’ancien zouave se confondit avec cette interjection finale. La fumée roula sur l’enfant, l’enveloppant.

— Ça sent bon la poudre, fit-il.

Bordelais la Rose écarquillant démesurément les yeux, observait l’effet de son projectile.

— Touché ! fit-il. Ils en tiennent !

Il ne se trompait pas. La patrouille s’était arrêtée, et quelques hommes entouraient un blessé, qui alla s’asseoir sur une grosse pierre au bord de la route. Le restant de l’escouade, le nez levé, l’air rogue et menaçant, fouillait
Le soldat saisit Jean par une oreille (voir texte).
du regard la colline boisée ; plusieurs mains désignaient le petit nuage de fumée révélateur.

— Il me semble les entendre dire, observa le vieux soldat, c’est là-haut, à gauche du grand orme. C’est cela, attendez-moi sous l’orme… tas de mangeurs de choucroute. Nous allons changer de place… et ils croiront avoir affaire à un bataillon. Toi, petit, ne bouge pas.

Bordelais la Rose, tout en glissant une cartouche dans son fusil à tabatière se mit à marcher en deux doubles. Il fit ainsi une trentaine de pas, et s’arrêta derrière un chêne. Là, se redressant vivement, il visa sans perdre une seconde. Une nouvelle décharge envoya une balle à quelques mètres de la troupe ennemie : le projectile frappa sur un bloc de granit, en détacha quelques menus fragments et fit voler un peu de poussière.

— Court ! exclama l’ancien zouave, qui avait suivi la direction de son coup de feu. On va réparer ça.

Une troisième détonation rendit un bruit sec. Ce fut encore une balle perdue.

En ce moment les soldats de la patrouille, se croyant sérieusement attaqués, abandonnèrent le petit chemin, sur le commandement de l’officier qui les dirigeait, pour s’éparpiller et se dérober parmi les arbres de la côte d’en face.

Jean n’apercevant plus les ennemis, les crut en fuite, ou morts ; et il se mit à battre des mains. Quant au vieux soldat, en voyant le peloton exécuter ce mouvement, il se laissa glisser sur la neige d’une pente en criant encore une fois à son petit protégé :

— Ne bouge pas, moutard !

Presque aussitôt la réplique à son attaque lui était donnée par l’ennemi. Une grêle de balles vint pleuvoir à l’endroit où se trouvait Jean et du côté du chêne d’où l’ancien zouave avait deux fois déchargé son arme.

Alors commença un singulier combat de mousqueterie. Les Prussiens visaient les endroits où se produisaient, successifs et répétés, les éclairs du « flingot » du franc-tireur. Celui-ci changeait de place à chaque coup déchargé sur les ombres rapides qui s’agitaient derrière les arbres, et cherchait à s’établir sur un point avancé pouvant lui permettre de se placer sur le flanc de l’ennemi. Cette manœuvre fut devinée par l’officier des landwehrs, qui pensait avec raison n’avoir pas affaire à de nombreux agresseurs. Il commanda à ses hommes de retraverser la voie, de se déployer en tirailleurs et d’escalader la colline afin de cerner l’invisible ennemi.

Au moment où les soldats se trouvaient de nouveau en vue, sur la route, Bordelais la Rose, ajustant avec soin un petit groupe, eut la satisfaction de voir tomber un de ses adversaires, atteint aux jambes.

Il poussa un grand cri de joie, qui fit allonger la tête au petit Jean.

L’enfant ne voulait rien perdre de la « bataille » à laquelle il assistait. Les balles sifflaient à ses oreilles, ricochaient autour de lui, mais sans l’effrayer. Le pauvre petit ne comprenait véritablement la mort que donnée par un soldat moustachu, très en colère, grondant et jurant dans un langage inconnu, roulant de gros yeux et le saisissant, lui chétif, par une oreille pour lui couper la tête. Sa conception n’allait pas au delà de Croquemitaine. Or on sait qu’il y a passablement loin de Croquemitaine à M. de Moltke.

Aussi le petit garçon se troubla-t-il réellement lorsqu’il entendit assez près de lui de grosses voix qui s’interpellaient, menaçantes, et que bientôt après deux soldats irrités abattaient une rude main sur lui.

— Ce n’est pas moi ! ce n’est pas moi ! cria-t-il, tandis que de grosses larmes venaient se ranger sous ses longs cils blonds, comme pour le défendre, — les larmes sont la défense du faible, de l’enfant…

— Où est ton père ? hurla en français un Prussien de ces provinces rhénanes qui ont appartenu à la France.

Du moment qu’on ne lui parlait pas en allemand, le petit Jean reprit toute son assurance, — et il en avait beaucoup.

— Je ne suis pas avec mon père, dit-il. Ne me faites pas de mal.

— Avec qui es-tu, dans ce bois ? avec ton frère ? avec des gens du voisinage ? Tu es avec quelqu’un, moucheron !…

— Avec qui je suis… dans ce bois ? répondit l’enfant lentement, pensant venir en aide à « M. Bordelais » en retenant ces deux soldats furieux.

— Oui, avec qui ? dit le deuxième soldat. Parle vite, tarteiffle, ou je t’écrase !

Le courage revenait à l’enfant ; il le sentait croître en lui avec son importance. Dire de quel côté il avait vu disparaître « M. Bordelais » un instant auparavant ?… quant à cela, jamais !

— Conduisez-moi à votre général, fit-il en redressant sa petite taille. C’est à lui seul que je parlerai.

— Morveux ! dit le premier soldat. Et il allongea à l’enfant un coup de pied dans les jambes. Mais la force de ce coup de pied, donné de côté, fut diminuée de tout le dédain qu’inspirait au soudard l’humble créature. Pourtant le petit tomba sur les genoux.

Mais il se releva fièrement, et prenant un air très digne :

— Troupier, dit-il, j’n’aime pas les bottes d’oignons. On ne frappe pas les prisonniers, on les fusille.

En parlant ainsi le petit Risler, discrètement, fit rentrer un bout de chemise qui flottait par derrière hors de sa culotte fendue, puis il croisa ses bras sur la poitrine avec un air plein de résolution.

Les deux soldats eurent un rire semblable à un grognement. Ils échangèrent quelques mots entre eux ; après quoi celui qui s’était présenté le premier poursuivit son chemin à travers le bois, s’aidant pour grimper de chaque tronc d’arbre, de chaque branche flexible qui traînait jusque sur le sol.

L’autre soldat saisit rudement le petit Jean par une oreille, en lui criant :

— En route ! Tarteiffle !

Et se laissant dévaler à travers les espaces éclaircis, glissant, roulant sur la neige, il entraîna l’enfant après lui jusqu’au bas de la colline.

— Le voilà, le général, lui dit-il, en poussant le marmot devant l’officier qui commandait la patrouille. — Mon lieutenant, voici déjà quelqu’un, ajouta-t-il en allemand.

L’officier examina l’enfant en fronçant terriblement les sourcils. Il eut un geste de désappointement, et regarda vers le haut de la colline, où le feu des assaillants avait cessé. « M. Bordelais », très satisfait, était en pleine retraite et déjà hors d’atteinte de l’ennemi.

— Est-ce que vous allez me fusiller ? demanda le petit Jean.

— Hein ? fit l’officier.

— Est-ce que vous me fusillerez… comme l’autre jour Bastien, le garçon meunier de chez nous ?

L’officier eut un imperceptible haussement d’épaules et interrogea :

— Avec qui étais-tu là-haut ?

— Avec un ami… que j’ai rencontré, dit l’enfant.

— Il est de ton village ?

— Oh ! que non ! Je l’ai rencontré… par les chemins. C’est un « dur à cuire », il me l’a dit. Il sait chanter.

— C’est un soldat ?

— Je crois bien !

— D’où viens-tu ?

Jean se gratta le derrière de l’oreille, fort perplexe ; il ne voulait pas nommer Vannes, de peur d’être reconduit chez la mère Jacqueline, si on ne le fusillait pas.

— Du village, dit-il enfin.

— Et où allais-tu, quand tu as rencontré ce « dur à cuire » ?

— J’allais… j’allais trouver mon père, pour faire la guerre avec lui.

— Mais où ?

— Je ne sais pas.

Et le petit garçon avait l’air penaud d’un écolier qui n’a pas appris sa leçon.

— Eh bien ! on va te fusiller, dit le lieutenant, — qui l’enleva de terre en souriant.

— Vive la France ! À bas les Prussiens ! cria le petit Jean résolument et en devenant tout rouge.

— Est-il joli ! fit l’officier. Il tenait l’enfant à bout de bras.

Et s’adressant à un vieux sergent qui se trouvait à côté de lui : — A-t-il une mine éveillée !

— J’en ai un comme cela au pays, murmura le sergent avec un soupir.

L’officier déposa l’enfant à terre, — bien doucement. — Sauras-tu retrouver ton chemin ? lui dit-il.

Jean fit semblant de vouloir s’orienter.

— Je vais du côté où vous n’allez pas.

— Veux-tu du biscuit ? demanda le sergent.

Le petit garçon fit un signe de tête négatif.

— Veux-tu un morceau de sucre ?

— Je ne veux rien des Prussiens.

En ce moment les landwehrs qui avaient escaladé le bois redescendirent en courant, et Jean fut tout heureux de voir qu’ils ne ramenaient pas « M. Bordelais ». L’officier fit ranger ses hommes, et l’on prit quelques dispositions pour aider les deux blessés à rentrer avec la patrouille. Très légèrement atteints l’un et l’autre, ils pouvaient suivre. Des camarades porteraient leurs fusils…

Jean regardait les blessés sous le nez ; il allait de l’un à l’autre, s’amusant de leurs grimaces. Un soldat qui le vit sourire lui administra lourdement une taloche. Alors l’enfant s’éloigna rapidement, un peu effrayé. À vingt pas de là il s’arrêta, et tout prêt à prendre sa course, il attendit que la patrouille se remît en marche.

À mesure que les Prussiens s’éloignaient, le petit garçon, sans bouger de place, commençait à chercher des yeux à travers le bois, du côté où le franc-tireur avait disparu. Il s’attendait à le voir surgir tout à coup de derrière un arbre, ou au moins à s’entendre appeler. Rien ne remua…

— Ils l’ont peut-être tué ! pensa l’enfant après un moment d’attente ; et soudain pris de peur à cette idée, il se mit à courir de toute sa force, tombant deux ou trois fois dans la neige, se relevant pour courir plus vite encore.

— Eh ! fit une voix peu rassurée, de quoi as-tu peur ?

— Des Prussiens ! répondit l’enfant sans s’arrêter, et sans regarder celui qui parlait.

— Des Prussiens ? Où sont-ils ?

Jean revint alors sur ses pas. D’un sentier pierreux descendant des collines, débouchait un paysan de seize à dix-huit ans, en blouse, tête nue, pâle et défait, — déchiré même, — et qui portait quelque chose dans un mouchoir à carreaux. Il répéta sa question :

— Où sont-ils ?

— Ils ont tué M. Bordelais, dit le petit garçon.

— Ces coups de fusil que j’ai entendus, il y a un quart d’heure ? demanda le jeune homme.

— C’était la bataille, répondit Jean.

À peine l’enfant achevait-il ces mots qu’une vive fusillade éclatait du côté où les Prussiens s’en étaient allés. C’était l’arrière-garde de la troupe du commandant Bernard qui, malgré l’ordre de ne pas s’attarder, n’avait pas résisté au plaisir d’échanger quelques coups de feu avec les landwehrs.

— C’est la bataille qui recommence ! s’écria l’enfant.

L’énergie dont avait fait montre jusque-là le pauvre petit était épuisée, et il se mit à pleurer.

— Il ne faut pas pleurer comme ça, lui dit l’autre. Est-ce que je pleure, moi ?

Jean leva la tête et regarda ce gars qui semblait sortir d’une lutte inégale dans laquelle on l’aurait maltraité — et qui ne pleurait pas. Ses yeux se séchèrent.

— Tu devrais donc pleurer ? dit-il. Pourquoi ? Est-ce que les Prussiens t’ont battu ? Tu es tout déchiré…

— Oui, ils m’ont frappé, les misérables, mais je leur revaudrai ça !… Et ils ont brûlé la maison de mes parents.

— Brûlé ?

— Alors, je me suis sauvé, reprit le jeune paysan ; mais je veux avoir le fusil et l’uniforme pour me venger. Je connais les chemins les plus courts et je vais tout droit au campement de la Délivrance… C’est dans la forêt de Boëne, tout en haut de la montagne du Crochet.

— Je veux y aller, moi aussi, dit le petit Jean très résolument.

— Tu es trop petit !

— Mais mon père est dans les soldats… Je suis tout seul…

Le gars pensa que l’enfant errait abandonné, à la suite de quelque violence comme il s’en commettait tant depuis la guerre.

— Eh bien ! fit-il après un court moment de réflexion, viens toujours avec moi. Nous verrons après.

— Est-ce loin ? demanda Jean lorsqu’ils eurent fait dix pas.

— C’est encore loin. Nous arriverons demain, en nous cachant cette nuit à Beaufremont. Laisse-moi faire !

Le jeune homme prit une allure rapide ; l’enfant courait à côté de lui afin de pouvoir le suivre, — ce qui ne l’empêchait pas de raconter à son compagnon, qu’il s’appelait Jean Risler, et aussi comment il avait fait la connaissance de « M. Bordelais », et encore de quelle façon le franc-tireur, tout seul, avait tenu tête à tout un « régiment ». Il finit par le questionner sur le contenu de son mouchoir.

— C’est une miche de pain, répondit l’autre ; je l’ai achetée en route ; tu vas en avoir ta part tout à l’heure.

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Ils arrivèrent en effet le lendemain à la forêt de Boëne. Comme ils passaient à Sauville, village voisin du camp, l’un des lieutenants du commandant Bernard prenait des dispositions pour diriger, sur Langres, les prisonniers faits à Fontenoy.

Le jeune paysan demanda à lui parler.

— Mon commandant, dit-il, je viens pour être soldat avec vous. J’ai mes raisons. Et puis, nous n’avons plus rien là-bas ; notre maison est brûlée.

— Comment, ta maison est brûlée ? Où cela ?

— À Fontenoy, mon commandant… Quand j’ai quitté le village, tout flambait comme de la paille. À dix heures du soir, on y voyait comme en plein jour. À la tombée de la nuit, ils avaient envahi le village. Ils nous chassaient de nos maisons à coups de crosse de fusil, sans nous permettre de rien emporter. Les maisons ont été brûlées l’une après l’autre, après avoir été enduites de pétrole. Tout a été anéanti, tout ; les récoltes, les provisions, les meubles, les hardes de chacun ; les chevaux, les vaches, les moutons, les porcs ont brûlé, étouffés dans les étables. Nous sommes tous ruinés !… On tirait sur ceux qui cherchaient à sauver quelque chose des flammes ; c’est comme ça qu’un vieux de quatre-vingts ans, le père Christian, a reçu une balle dans le ventre ; une pauvre vieille infirme a été brûlée dans son lit ; la femme du maire a été battue, traînée par les cheveux, ainsi que d’autres qui se sont échappées au milieu des balles.

Le capitaine à qui parlait le jeune paysan pâlit.

— Les misérables ! murmura-t-il.

Et il jeta sur les prisonniers un regard qui les fit trembler. Ils avaient à peu près tout compris ; ils crurent leur dernière heure arrivée.

— Ce n’est pas tout, reprit le villageois. Ils ont arrêté le maire, le chef de gare, et le curé de Gondreville qui était accouru pour s’interposer.

» Et maintenant les femmes et les enfants sont là qui bivouaquent en plein air, dans la neige ; les hommes, réfugiés dans les bois, sont traqués par les uhlans et les Bavarois qui veulent à toute force s’emparer d’eux, comme s’ils avaient travaillé à la destruction du pont… Ils ont réussi à mettre la main sur l’instituteur, et ils l’ont ramené ; mais dans quel état ! — Je viens vous demander un fusil, mon commandant, conclut le gars de Fontenoy.

Les landwehrs de Düsseldorf jetaient sur le capitaine des regards suppliants. Pour toucher plus sûrement sa sensibilité, deux d’entre eux tirèrent de leur poitrine des photographies d’enfants — de leurs enfants sans doute — et y collèrent bruyamment leurs lèvres. Heureusement pour ces pauvres diables, le capitaine avait moins de dureté de cœur qu’un Moltke ou un Bismarck… Il ne leur fut fait aucun mal, et ils s’éloignèrent l’instant d’après sous bonne escorte.

— Quel est cet enfant ? demanda le capitaine en avisant le petit Jean. Ton frère ?

— Non, mon commandant, un pauvre enfant abandonné que j’ai trouvé sur mon chemin. Son père est dans les compagnies franches ; peut-être dans les vôtres…

En ce moment Bordelais la Rose apparut, cheminant d’un pas ferme, avec armes et bagages.

— Ah ! voilà mon petit ! s’écria-t-il, en faisant au capitaine un salut militaire. Comme je l’ai cherché !… Il a fait le coup de feu avec moi, mon capitaine, et je ne suis pas surpris de le retrouver au camp.

— Bordelais, dit assez sévèrement le capitaine, vous êtes le dernier à rentrer…

— C’est possible, mon capitaine, c’est possible ; mais j’en ai démoli deux. Le père de ce mioche va être content de le retrouver : c’est ce soldat de l’armée d’Italie, décoré, qui nous a rejoints à Vannes-le-Châtel.

Un sergent s’approcha du capitaine et lui dit à demi-voix :

— Il a été tué hier, à l’arrière-garde.

— Tué ? fit l’ancien zouave.

— Pauvre enfant ! murmura le capitaine en posant une main caressante sur la tête du petit Jean.


Vive la France ! cria Jean résolument (voir texte).

— Si c’est vrai, capitaine, avec votre permission, j’adopte le petit, dit le zouave : la guerre ne durera pas toujours ; on quittera le « flingot » pour la hache et l’herminette. J’ai toujours rêvé d’avoir une famille ; voilà un commencement.

— Sa mère est dans Paris, objecta le gars de Fontenoy.

— Comment t’appelles-tu, mon enfant ? demanda le capitaine.

— Jean Risler, répondit le petit garçon, un peu surpris de ce qu’il y avait de triste et d’affectueux dans les paroles de chacun.

Le sergent avait tiré de sa poitrine un livret et il en examinait les premières pages.

— Risler, murmura-t-il, c’est bien cela !… Il ne manque pas de Risler dans le pays, observa-t-il à haute voix ; c’est aussi le nom d’un coquin que j’ai fait fusiller…

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Malgré les représailles exercées par les Prussiens sur les habitants de Fontenoy, malgré les mesures de rigueur prises par le comte Renard, préfet prussien de Nancy, pour faire rétablir la voie ferrée, et une contribution de guerre de dix millions infligée à la Lorraine, le coup de main de Fontenoy causa une profonde sensation. On accourait de toutes parts dans les Vosges pour s’enrôler dans la légion de la Délivrance, quand on apprit que Paris venait de capituler.

Le gouvernement de la Défense nationale, dans l’ignorance où il demeura touchant la situation de quelques régions de l’Est qui résistaient encore à l’invasion, les laissa englober dans la zone des territoires occupés par l’ennemi.

Le commandant Bernard et ses compagnons durent donc, pendant l’armistice, évacuer les positions qu’ils avaient rendues si fortes.

À proximité de ces vaillantes compagnies franches, se trouvait la place de Langres ; mais la zone neutre de cette ville était déjà fort encombrée, et, pour acquérir plus de liberté d’action, les partisans des Vosges préférèrent rentrer dans les lignes françaises au delà du département de la Haute-Marne, et gagner le Jura.

Par une convention militaire, signée à Dôle le 14 février 1871, et dont l’original est déposé au ministère de la guerre, le général de Manteuffel accorda « aux troupes françaises sous les ordres du commandant Bernard » le passage libre avec une escorte d’honneur à travers les lignes prussiennes. Promesse verbale fut aussi donnée « qu’en considération de la fière attitude de ces troupes dans les Vosges », leur campement fortifié de la forêt de Boëne serait respecté. Cette promesse fut tenue. Du reste toutes les clauses de la convention du 14 février furent rigoureusement observées.

Les francs-tireurs des Vosges traversèrent les lignes ennemies, fanfare en tête et enseignes déployées. Leur avant-garde arborait un drapeau avec ces mots : « Alsace et Lorraine ». Le général Werder les salua à Dôle à la tête de son état-major. Partout les postes prussiens leur présentèrent les armes.

Une particularité qui impressionna vivement les populations et les corps d’armée au milieu desquels on passait, c’était la présence, dans les premiers rangs, d’un vieux soldat portant, triomphalement juché sur le haut de son sac, le petit blondin au visage énergique et doux, au regard curieux et étonné, qui sera le héros de ce récit. L’ancien zouave ne faiblissait pas sous cet excédent de charge ; pourtant son sac ne paraissait pas dégonflé — au contraire.