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Le Tour de France d’un petit Parisien/1/10

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Librairie illustrée (p. 127-135).

X

Le « mentor » de Jean

Lorsque tous les yeux se furent amplement rassasiés du splendide panorama qui se déroulait autour du puy de Sancy, on se disposa à prendre le chemin du village des Bains.

Jean fit signe à l’Allemand, et celui-ci époussetant son veston pour se donner une contenance, se coiffant de sa casquette par-dessus son mouchoir rouge, vint avec docilité se ranger à la file.

La route à suivre, celle que prenaient d’ordinaire les guides, n’offrait de danger d’aucune sorte. L’un des guides marcha devant, suivi de près par les deux gentilles sœurs ; sir William et sa femme avançant d’un pas plus lent, qui mettait une distance entre eux et le premier groupe ; derrière eux Jean entraînait Maurice un peu loin de l’Allemand, pour ne pas être offusqué par la présence du détestable étranger, dont il s’effrayait plus qu’il n’osait se l’avouer. Celui-ci, précédé du fils de sir William et de sir Henry, était accompagné par les deux autres guides, qui ne se gênaient pas pour échanger dans leur patois et quelquefois dans un français mêlé de gasconnage et additionné du grasseyement provençal, les observations que leur suggérait la mine confuse du pseudo-aliéné.

On avait à faire de sept à huit kilomètres, mais en descendant toujours, — une belle promenade. Ce fut d’abord un chemin en zigzag, au bout duquel s’ouvrait le col de Sancy ; c’est à ce col que s’arrêtent les chevaux des touristes qui montent vers le puy. En cet endroit le vent souffle parfois avec une violence extrême. Un peu plus loin on laissa à droite le Pan-de-la-Grange, sur
Il signalèrent Hans Meister à l’attention du patron (voir texte).
lequel, au dire d’un des guides, le Club Alpin français se proposait de faire construire une cabane devant servir de refuge. Au pied du Pan-de-la-Grange jaillissaient les eaux de la Dore, laquelle forme à la gauche du chemin les marais de Sancy.

Les touristes traversèrent ensuite le vallon de la Dogne, au point même où naît ce ruisseau ; puis ils descendirent une côte aboutissant à une sorte d’esplanade où se trouvent des monceaux de pierres disposées en murailles, vestiges de très anciennes habitations.

Le chemin serpentait sur les flancs du puy de Cacadogne, franchissant la Dore à l’endroit où elle s’unit à la Dogne. Du puy de Cacadogne s’épanchait un ruisselet ; c’est la cascade du Serpent, qui s’échappe comme un reptile luisant du milieu d’une forêt de sapins.

Après cela, il ne restait plus qu’à laisser à droite le ravin des Égravats, formé on ne sait à quelle époque, par la chute d’une partie du roc du Cuzeau et à saluer en passant la Grande-Cascade, l’une des plus belles et des plus visitées de l’Auvergne : elle tombe de la hauteur de trente mètres d’un rocher de trachyte taillé à pic, dans un cirque où son eau disparaît parmi d’innombrables blocs.

Vingt-cinq minutes plus tard les touristes atteignaient le village des Bains. Sir William devait descendre avec sa famille à l’Hôtel des Thermes, où les bagages se trouvaient déjà.

Les guides congédiés avec de beaux pourboires s’éloignaient. Hans Meister profita de ce moment pour tenter de s’esquiver. Mais Jean veillait sur lui. Ce fut en vain que l’Allemand objecta que l’Hôtel des Thermes était trop luxueux pour sa bourse ; quelques mots du petit Parisien le décidèrent à céder, et on lui donna une chambre un peu haute, — pour lui enlever toute velléité de fournir la mesure de la souplesse de ses membres. Sir William avait promptement mis l’hôtelier au fait de ce qui concernait le personnage, et lorsque Maurice et Jean prirent congé de leurs nouveaux amis, avec force poignées de mains échangées, Jean reçut l’assurance qu’on lui garderait « son homme ».

Le petit Parisien pensait avoir exécuté le plus difficile de sa conception, plus que hardie. Il avait hâte maintenant de recevoir l’approbation de la baronne du Vergier.

Le jour baissait lorsque Maurice et Jean rentrèrent à l’Hôtel des Postes. Après des embrassements dont Jean eut sa part, Maurice raconta à ses parents les incidents de la journée. Il parla de miss Kate avec chaleur, et fit valoir le courage de son petit camarade. L’Allemand eut aussi sa place dans la narration.

Jean profita des félicitations qu’il recevait du baron et de sa femme, pour demander à madame du Vergier la faveur de l’entretenir. Il tenait à avoir son avis sur la façon dont il comptait utiliser la rencontre de l’Allemand.

La baronne fut très surprise. Elle eut un instant la pensée de faire arrêter ce complice de son meurtrier ; mais une dénonciation atteignait forcément Jacob Risler ; et elle se trouvait liée envers celui-ci, au moins tant qu’il n’avait pas manqué à sa promesse de restitution.

S’assurer jusque-là de l’un de ses deux agresseurs n’était pas une mauvaise chose ; mais le petit Parisienne ne s’exposait-il pas dans la compagnie de cet homme dangereux ? En vain le jeune garçon montrait-il une énergie et des capacités au-dessus de son âge, il pouvait tomber dans un piège…

La baronne fit donc une longue résistance ; mais Jean finit par lui arracher la promesse que dès que son ami le vieux charpentier donnerait la réponse attendue, elle le laisserait libre d’agir. Il promit de se tenir toujours sur ses gardes…

Les choses en étaient là, lorsque le lendemain matin arriva une lettre de Bordelais la Rose.

En voici le contenu :

« Mon petit Jean,

» Le baron du Vergier a indiqué la bonne voie. Sac et giberne ! c’est par là qu’il aurait fallu commencer. Si nous avions eu le carnet du fusillé, nous aurions tenu Jacob Risler à notre discrétion. Nous nous sommes amusés à faire des copeaux et nous avons gâté du bois, je veux dire perdu beaucoup de temps. Aussitôt que cela se pourra, mais pas avant d’avoir touché barre à Mérignac, nous nous mettrons en campagne. Heureusement Jacob ne m’a pas arrangé la tête comme je lui ai assaisonné la sienne, et j’ai toute ma mémoire.

» Voici donc les choses. Le sergent « bleu » en question doit être Vincent Isnardon, dont le père est un cultivateur des environs d’Orléans ou de Tours ; si ce n’était pas lui, alors ce serait un nommé Rougier, ancien caporal aux tirailleurs de Vincennes, de son métier taillandier dans un village près de Mirande ; à moins que ce ne soit Reculot, un solide, qui n’a jamais reculé devant l’ennemi. On l’appelait aussi le Capitaine parce qu’il avait amené une bande de sept volontaires au camp de la Délivrance en s’intitulant leur capitaine. Quant à celui-là, sac et giberne ! je ne me rappelle plus d’où il sortait… Mais je trouverais au besoin.

» Tu pourrais, à tout hasard, écrire à Tours. Un sergent des compagnies franches des Vosges, sans être un héros c’est quelqu’un ; ça se retrouve, sac et giberne ! À Mirande, dans le Gers, on doit mieux connaître le taillandier Rougier. Mais c’est Reculot qui m’intrigue ! ça viendra… ainsi que le retour de ma santé, dont je te parle avec le désir que la présente te trouve en meilleur état que moi.

» Bien des compliments respectueux à M. le baron ainsi qu’à sa dame, à qui je renouvelle mes remerciements.

» Avec lesquels je reste pour la vie, mon cher enfant, ton meilleur ami et ton second père

»BORDELAIS LA ROSE. »

Après avoir lu trois fois cette lettre, Jean courut la montrer à la baronne.

Celle-ci en prit connaissance et, la rendant au jeune garçon, elle lui dit :

— Demeurez-vous dans les mêmes intentions, Jean ?

— Plus que jamais, répondit Jean avec résolution. Vous voyez que mon ami, M. Bordelais, ne parle pas d’entreprendre de voyage avec moi ; il avait quitté Mérignac — c’est près de Bordeaux — avec la pensée de ne faire qu’une courte absence. Il me conseille d’écrire. Écrire à qui ? Non, il faut pouvoir questionner, tirer parti d’une indication…

— Sans doute ! fit la baronne, émerveillée de l’assurance et de la bonne volonté du petit bonhomme. Au moins, ajouta-t-elle, me permettrez-vous, mon enfant, de vous offrir une petite somme… pour une partie de vos frais ?

— Oh ! que non, madame ! Ce serait trop de bonté de votre part, et de la mienne une maladresse.

Jean dit alors comment il entendait se faire entièrement défrayer par l’Allemand. Et il expliqua à la baronne que Jacob Risler, si coupable envers elle et lui, ne s’était nullement pressé de trouver un acquéreur pour la maison du Niderhoff et n’avait jamais montré son intention d’entrer en payement, ainsi que cela était convenu, dans le cas où il garderait cette maison.

Qui fut penaud ? ce fut Hans Meister, une heure après cet entretien, lorsque Jean Risler lui cria du seuil de sa porte entr’ouverte :

— En route ! en route, mein Herr !

L’Allemand prêta l’oreille. N’entendant personne dans l’escalier, il fit signe à Jean d’entrer, et marcha vers la fenêtre espérant y être suivi par le jeune garçon. Mais celui-ci se défiait.

— Non, non, dit-il, nous n’avons pas une minute à perdre pour aller prendre à la Queuille le train d’Orléans.

— Le train de… ?

— Le train d’Orléans, répéta Jean, jouissant de la stupéfaction du compère de Jacob.

— J’ai l’honneur, fit Hans Meister esquissant une révérence. Point d’argent !

— Oh ! que si ! Une bagatelle ! Vingt-cinq francs par place environ… en troisième… où il y a beaucoup de monde. Allons ! remuons-nous ; la voiture va partir ! on attelle.

— Je ne bougerai pas.

— Vous préférez que j’envoie chercher les gendarmes ?

— Les gendarmes ?

— Oui, pour voyager aux frais du gouvernement, — histoire peut-être de voir la mer… et de faire connaissance avec les anthropophages de la Nouvelle-Calédonie. En route ! En route !

L’Allemand comprit que le moment de résister n’était pas encore venu.

Son bagage, des plus simples, consistait en un sac de toile de la capacité d’un sac de mille francs en argent, d’où s’échappait un coin de l’indispensable mouchoir rouge, sac trop gros pour trouver place dans une poche et bien petit pour être porté à la main sans se donner du ridicule.

Quant à Jean, la baronne l’avait muni d’une petite valise contenant quelques chemises distraites de la garde-robe de Maurice et un peu de linge.

Hans Meister se décida enfin à suivre le petit Parisien, et, cinq minutes après, ils s’installaient l’un et l’autre sur la banquette de la voiture faisant le service entre le Mont-Dore et la Queuille. Pour la première fois, l’Allemand avait tiré de sa poche son porte-monnaie : ce n’était pas la dernière.

Maurice du Vergier devait venir bientôt, — Jean le savait, — prendre place sur la même banquette. Inquiet sur la façon dont le petit Parisien comptait réaliser son dessein, il avait obtenu de ses parents la permission de le voir aux prises avec les difficultés du début. La baronne lui recommanda vivement d’arrêter Jean, si dès les premiers pas, dans cette aventure, le moindre danger paraissait devoir en sortir pour le généreux enfant. Maurice qui possédait des dispositions pour la diplomatie, s’engagea vis-à-vis de sa mère à obtenir ce qu’elle désirait, et amena son père à lui accorder, comme valable compensation, de ne pas revenir à Clermont par le plus court chemin, et d’aller visiter le célèbre plateau de Gergovie, illustré par la belle défense de Vercingétorix.

Le baron, très heureux de cette demande qui le flattait dans ses goûts d’archéologue, permit tout ce que son fils voulut.

Jean allait refaire, en sens contraire, ce voyage de la Queuille à Mont-Dore-les-Bains, accompli déjà il y avait moins de deux fois quarante-huit heures ; bientôt il retrouva quelques-unes de ses impressions.

Hans Meister, lui, ne regardait rien. Il demeurait absorbé dans une pensée, facile à deviner : Comment se débarrasserait-il de ce monstre d’enfant ?

De temps en temps, Maurice et Jean se donnaient un coup de coude, ou échangeaient un clignement d’oeil au sujet de l’homme au louche regard.

On traversa la station de Rochefort, chef-lieu de canton situé au pied de deux sommets volcaniques ; puis la station de Pontgibaud, bâti en amphithéâtre sur la coulée de lave du puy de Côme, au bord de la Sioule.

Maurice du Vergier, après avoir averti son camarade par un signe d’intelligence, dit à l’Allemand en prenant une voix mielleuse :

— Vous savez… ou vous ne savez pas plutôt, qu’à une lieue de Pontgibaud, en descendant la Sioule, il y a des mines de plomb argentifère… qui ne le cèdent en importance, en France, qu’à celle de Poullouaen, dans le Finistère…

— Et qu’est-ce que cela me fait à moi ? dit brusquement Hans Meister. Puissiez-vous en avoir une balle de ce plomb, grosse comme le poing, logée dans votre cervelle !

Maurice et Jean éclatèrent de rire.

À partir de ce moment, Maurice se fit un malin plaisir de mettre à l’épreuve la patience de l’étranger.

— Nous voici à Royat, à douze minutes de Clermont-Ferrand. C’est un joli village Royat, bâti au bord de la Tiretaine dans une situation délicieuse, au fond d’une gorge couverte d’arbres magnifiques…

L’Allemand détourna la tête et fit entendre un grognement.

— Ses sources sont très fréquentées. La montagne qui domine le village au sud, c’est le puy de Gravenoire.

Le grognement tourna au rugissement. Hans Meister, l’agréable mystificateur qui ne craignait pas, pour s’amuser en la compagnie de Jacob Risler, de mettre le feu à un buron de vachers ou à une chaumière de pauvres gens, trouvait mauvais qu’on s’imposât à lui comme cicerone. Il tira de son petit sac de toile son mouchoir rouge, et se mit en devoir de le nouer autour de sa tête en cachant ses oreilles, afin de s’isoler complètement.

— Ce n’est pas la peine, mein Herr, lui dit Jean, nous voici arrivés à Clermont-Ferrand.

En effet, le train entrait en gare de cette ville.

— Nous allons aller déjeuner dans un café où l’on est très bien, dit Maurice.

— Et qui paie ? demanda sèchement le compère de Jacob.

— Mais… c’est moi, puisque je fais une invitation.

Hans Meister rengaina son mouchoir rouge. Le fils du baron et le petit Parisien prenant les devants, il dut se résigner à les suivre : du coin de l’œil, les deux jeunes garçons surveillaient l’ombre démesurément longue du « Mentor » de Jean, emboîtant le pas derrière eux.

On se dirigea vers un café-restaurant de la place de Jaude, la plus grande place de Clermont, bordée de belles maisons. Du centre de la place, Maurice et Jean aperçurent au bout d’une rue le puy de Dôme, dans une perspective très rapprochée mais trompeuse. À l’une des extrémités de la place s’élève la statue de Desaix, œuvre de Nanteuil : Maurice la désigna à Jean en lui apprenant que ce général de l’armée d’Italie, aux jours victorieux de Marengo, était né aux environs de Clermont.

Un moment après, Maurice et Jean, suivis de Hans Meister, entraient dans le café.

Maurice, tirant un tabouret de dessous une table, l’offrit cérémonieusement à l’Allemand, qui s’assit, un peu surpris de cette politesse : mais bien davantage surpris fut-il lorsqu’il vit que les deux jeunes garçons allaient prendre place à une autre table, — loin de lui. Il se rattrapa de cette humiliation sur la quantité et la qualité des mets.

— Si vous me donniez cette journée ? dit le fils du baron à Jean, lorsqu’il eut mis une aile de poulet sur chaque assiette et rempli les verres. Je vous emmènerais à Gergovie… et vous partiriez demain matin pour Orléans ? Laissez-vous tenter… Ce ne serait qu’un jour perdu… et encore perdu !

— Un jour c’est beaucoup, observa Jean. Mais que ferai-je de mon Allemand ? Le forcer à venir avec nous… gâterait notre plaisir.

— Vous ne pouvez cependant pas l’avoir toujours auprès de vous ? Quel moyen emploierez-vous alors ?

— Je le ferai garder… comme au Mont-Dore.

— Eh bien, faisons-le mettre sous clé ! Aussi bien, mon cher ami, est-ce une épreuve à renouveler dans d’autres conditions… avant d’aller plus loin.