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Le Tour de France d’un petit Parisien/1/20

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Librairie illustrée (p. 226-234).

XX

À l’embouchure de la Loire

En suivant le littoral de la France pour venir de Calais à la Rochelle, le Richard Wallace, s’était une fois déjà arrêté aux Sables-d’Olonne, admirable plage découpée en croissant, qui attire en été un grand nombre de baigneurs. Le petit port des Sables communique avec Liverpool par un service régulier de bateaux à vapeur, qui viennent y charger des denrées agricoles. Cette localité n’était nouvelle que pour Jean.

Lors de ce premier voyage, sir William avait tout particulièrement visité les côtes de la Vendée. Tout l’y intéressait : la côte coupée de canaux, semée d’étangs, la succession de plages et de dunes qu’elle présente avec quelques petits ports ; sa réunion à l’île de Noirmoutier par une longue plage sur laquelle on peut passer à marée basse à l’endroit qu’on appelle le gouas (le gué) et qui offre une véritable chaussée de cinq kilomètres, tracée sur le fond de la mer, permettant de se rendre en voiture de la terre ferme à l’île quand la marée est basse.

Ce passage n’existait pas il y a un siècle ; il est dû à une élévation progressive du sol sous-marin.

De même le littoral du Poitou comme de la Saintonge offre de remarquables exemples du comblement d’anciennes baies. Les géologues sont d’accord pour admettre que cette particularité est due à des forces naturelles. Ainsi cette anse d’Aiguillon, aujourd’hui envasée, où l’on « cultive» les moules, était, il y a deux mille ans, un golfe échancrant profondément les terres ; la Sèvre Niortaise aux eaux bleues et profondes se jetait dans la mer immédiatement à l’issue de sa vallée formée de collines ; on reconnaît, épars au milieu des campagnes, plusieurs anciens îlots formés par alluvion, et portant des traces d’érosion marine à un niveau plus élevé que le niveau de la mer. Près de Saint-Michel en l’Herm, à six kilomètres du rivage, au fond de l’anse de l’Aiguillon, des bancs d’huîtres complètement émergés se trouvent maintenant à dix mètres au-dessus de l’Océan. Ce n’est pas un exemple isolé : au sud des Sables-d’Olonne se trouvent l’ancien port de Talmont où, du temps de Henri IV, de l’artillerie fut expédiée par eau, et la vieille ville épiscopale de Maillezais, près de Fontenay-le-Comte, figurant sous le nom d’île dans les chartes du douzième siècle.

Lors du premier voyage le long de la côte vendéenne, il était arrivé à sir William quelque chose d’assez particulier. Aux Sables, la fantaisie lui prit de s’en aller tout seul par la voie ferrée jusqu’à Napoléon-Vendée : on le débarqua à la Roche-sur-Yon, et il ne voulut jamais comprendre que ce fût la même ville. Il crut qu’on se moquait de lui quand on lui dit que Napoléon Ier avait fait du village de la Roche un chef-lieu de préfecture qui de 1804 à 1814 s’est appelé Napoléon-Vendée, de 1814 à 1848, Bourbon-Vendée, pour reprendre son premier nom de Napoléon-Vendée jusqu’en 1870, et finalement son ancien nom de village.

Le baronnet, persuadé qu’il était victime d’une mystification, réunit des « documents authentiques », très résolu à intenter un procès au chemin de fer par l’office d’un « solicitor » dès qu’il serait de retour en Angleterre.

Nourri de lectures sur la guerre civile qui éclata dans la Vendée à la suite des décrets de 1793, initié aux luttes entre les Blancs et les Bleus, sir William s’était promis de voir au nord et à l’est du département la région des collines granitiques, les bois et les prairies artificielles qui forment le Bocage, avec ses petits enclos et les chemins creux bordés de haies de chênes, d’ormes et de châtaigniers ébranchés ; il était attiré aussi dans le sud-est par la Plaine ; mais après sa mésaventure il se résigna à n’avoir qu’une idée du Marais, terres alluviales qui bordent la côte au sud et font un pays humide et malsain. Sur ce sol plat on aperçoit de plusieurs lieues la haute flèche de la cathédrale de Luçon, ville mise en communication avec l’anse de l’Aiguillon par un canal navigable.

Au retour du Richard Wallace sir William ne fut pas tenté de mieux voir la Vendée qu’à son premier voyage.

À l’aube, le yacht reprit la mer et s’éloigna des Sables. Les dames dormaient encore, mais le baronnet était déjà sur le pont de l’élégant navire. Jean, qui ne sommeillait que d’un œil, y avait grimpé aussi. Henry et Alfred, ne craignant pas de se dégourdir un peu, aidaient à la manœuvre, Henry Esmond secondant le pilote, Alfred Tavistock venant en aide au machiniste et chauffeur.

Sir William qui avait fait une rafle de journaux aux Sables-d’Olonne — ceux de la Vendée et tous ceux de Paris qu’on pouvait s’y procurer, s’était établi sur le pont à la porte du carré « des officiers », et les parcourait tous l’un après l’autre les rejetant autour de lui sans les replier ; sa tête seule émergeait d’un océan de papier au milieu duquel il semblait se débattre, si bien que Jean eut à plusieurs reprises une bonne envie de crier : Un homme à la mer !

Profitant de l’intérêt que portait le baronnet aux choses de la politique, le petit Parisien s’empara de la plus forte lorgnette et passa en revue le littoral : le havre de la Gachère, Saint-Gilles-sur-Vie d’où sortaient les gros bateaux qui mettent en communication ce bourg maritime avec l’île Dieu ou d’Yeu, située en face à six lieues environ ; l’île de Noirmoutier, à peine séparée de terre.

Dans le milieu de la journée, en dépassant les limites de la Vendée, il vit la baie de Bourgneuf, le village de Pornic où de gracieuses maisons de campagnes se pressent sur les rochers de la côte : les Nantais viennent y passer la saison des bains de mer ; enfin la pointe de Saint-Gildas. La ville de Bourgneuf, abandonnée par la mer, domine des rivages partout plats et vaseux, où les bords des marais se couvrent chaque année d’une riche moisson de fèves et de froment.

Le Richard Wallace doubla la pointe de Saint-Gildas pour pénétrer dans l’embouchure de la Loire et remonter le fleuve jusqu’à Nantes. À cet endroit du littoral breton la mer a pénétré profondément dans les terres, échancrant la côte d’une façon capricieuse. Ce ne sont que baies, rades, anses et criques offrant de nombreux refuges aux barques de pêcheurs.

Dans toutes les directions sur la mer, très bleue ce jour-là, et sur laquelle frémissait l’écume blanche de courtes lames, se groupaient et s’éparpillaient, toutes voiles ouvertes, des escadrilles de barques de pêche. C’était un spectacle fort animé. De grands navires voiliers, des bateaux à vapeur sortis de Saint-Nazaire faisaient penser à de lourds oiseaux des mers donnant la chasse à une nuée de goélands. À quelle pêche productive se livraient ces barques ? Sir William avait bien envie de le demander au pilote et le petit Parisien, à la langue mieux déliée, allait risquer une question, lorsque miss Kate et sa sœur, envahissant tumultueusement le pont du yacht, accaparèrent le vieux marin.

— Monsieur Vent-Debout, lui dit miss Kate de sa voix la plus caressante, ces bateaux… quels poissons cherchent-ils ?

— Des sardines, mademoiselle. Les pêcheurs du Croisic, de la Turballe, du Poulinguen, de Piriac n’ont pas autre chose à faire depuis le mois de mai jusqu’à la fin d’octobre ou de novembre. Il sort journellement de ces ports, pour cette pêche, plus de deux cents bateaux.

Sir William s’était approché.

— Pourquoi la pêche ne commence-t-elle pas avant le mois de mai ? demanda miss Julia.

— Parce que, mademoiselle, c’est au printemps que la sardine arrive chaque année, venant du sud. À partir de ce moment, il n’y a plus à faire la grasse matinée : si tu sèmes de la graine de fainéant, comme dit l’autre, il ne poussera pas des écus de six francs.

— Bien vrai, monsieur Vent-Debout ! applaudit miss Kate.

— Sardines nouvelles ! sardines de Nantes ! se mit à crier le pilote. Les bancs sont quelquefois extrêmement compacts, ajouta-t-il ; ils se présentent sur un front de huit à dix mètres de large, avec une longueur à l’avenant. Il n’y a plus d’eau ; il n’y a plus que des écailles luisantes et si Bourguignon montre son nez, la mer est d’argent fin.

— Qui que c’est ce Bourguinon-là ? demanda Jean.

— Le soleil, pardi ! c’est bien facile à comprendre !… Mais après une forte bourrasque, ou même sans dire pourquoi, les bandes disparaissent tout d’un coup pendant plusieurs jours. Alors, les vieux, calez vos boques et laissez courir ; il n’y a plus une sardine à frire ! Inutile de s’arracher le gréement, autrement parler, la tignasse, soit dit pour vous, mon milord, qui ne comprenez pas le français comme ces demoiselles. »

À la fin de la saison, poursuivit le père Vent-Debout, quand le poisson s’apprête à s’éloigner, il faut aller le relancer jusqu’à sept ou huit lieues, du côté de Belle-Isle. Pousse au large ! Attrape à courir !

Le vieux marin ajouta qu’il faut une amorce pour cette pêche, que c’est la rogue, œufs de morue provenant le plus souvent des côtes de Norvège. Mais la rogue coûte bien cher ! Pour diminuer la dépense, on se sert aussi de la crevette ou chevrette grise, pilée, qu’on appelle gueldre. Les « chevrettières » vont faire leur pêche dans les marais salants ou le long des petits cours d’eau que la marée creuse sur les plages : vilaine besogne, qui les oblige à marcher des journées pieds nus, avec une lourde charge sur la tête, dans une eau vaseuse, semée de cailloux tranchants comme des rasoirs. Mais ce sont des gaillardes, tremblement de Brest ! et souples, et fortes !

— Tout ce monde, hommes et femmes, dit le père Vent-Debout, ne gagne pas gros ; un pêcheur au moment du partage n’a guère plus de trois cents francs pour un travail de sept mois. Il est vrai que tant que dure la pèche il y a les pots de vin de la vente : on les boit le soir à l’auberge où chaque pêcheur apporte les sardines auxquelles il a droit. On trinque au refrain des chansons, on chante au bruit des verres qui trinquent ; c’est le bon moment de la journée ; mais la femme et les enfants sont un peu oubliés tout de même… Vous comprenez ça, milord et mesdemoiselles, et toi aussi, mon petit Jean, moussaillon du bon Dieu !

» Mais il y a des jours de rafale ; une fameuse chique couve dans le nord-ouest, ou le sud-ouest va en fusiller une… Cette fois tout le monde ne revient pas ; plus d’un avale sa gaffe et va servir de rogue aux sardines… Ça fait compensation.  »

L’hiver, ce que le pêcheur peut gagner, eh bien ! ce n’est pas grand chose. Foi de matelot ! le pêcheur hors de sa barque est incapable d’aucune besogne. C’est comme le marin à terre : il pourrit ainsi qu’une vieille chaloupe échouée. Dans certaines localités les femmes cultivent un lopin de terre ; mais tout le monde ne possède pas gros de terre pour y planter un oignon…

Lorsque le pilote eut fini de parler, le petit Parisien dit au baronnet :

— Je me suis fait une idée des côtes qui avancent dans la mer sur la rive gauche. Est-ce que nous ferons escale, sir, sur les côtes de la rive droite ?

— Ce n’est pas mon intention, répondit sir William, mais avec la mer, on ne fait pas toujours ce que l’on veut. En venant nous sommes entrés au Croisic et nous avons vu tout le pays de Guérande.

En descendant le littoral, le yacht s’était arrêté en effet au Croisic, port très fréquenté l’été par les baigneurs ; et les touristes anglais avaient visité les principaux marais salants de la région ; ceux de Guérande, de Batz, du Croisic, du Poulinguen, de Mesquer, de Saint-Molf et d’Assérac en constatant que l’industrie des sauniers du bas de la Loire est en pleine décadence.

La ville de Guérande, centre commercial de tout ce pays, le domine du haut du coteau sur lequel elle est bâtie. C’est une cité d’aspect féodal encore entourée de remparts élevés, flanqués de tours et percés de quatre portes où se voient la marque des anciens ponts-levis. Des arbres gigantesques la dérobent complètement à la vue ; et, de la plaine, Guérande apparaît comme un nid de verdure.

Les collines environnantes couvertes de vignes et de moissons, contrastent tout à fait avec les bords des marais salants, où les terres sont dépouillées de toute parure végétale. Il ne faudrait pas croire cependant que l’aspect du pays soit triste. De nombreux villages animent le paysage, et la vue est agréablement bornée du côté de l’océan par les monticules verts et les allées d’arbres qui égaient les abords du Croisic et du Poulinguen.

Entre ces deux ports, le Richard Wallace avait stoppé devant le petit port de Batz, qui est un coin des plus pittoresques du littoral breton. Le Bourg de Batz, édifié sur un fond de solides rochers, dresse la haute tour de son église et les murailles ruinées d’une ancienne abbaye. Quant à son port, bien que la mer s’y montre terrible dans ses jours de furie, la nature semble avoir voulu y rassembler tous les moyens de défense. Ce sont ici d’énormes rochers de formes capricieuses, se dressant comme les menhirs de la plaine de Carnac, plus loin des roches couchées dans l’eau, comme d’énormes monstres marins aux flancs polis et reluisants, sans cesse lavés par le flot ; ou encore des écueils qui ressemblent à des vagues dont la volute aurait été pétrifiée en un jour de tempête.

Sir William avait tenu à voir de près les marais salants. Ils lui firent l’effet de jardins maraîchers, divisés en carrés, et dont les carrés seraient pleins d’eau, les allées, au lieu de se trouver un peu au-dessus du sol cultivé le dominant de dix à douze centimètres. Ces carrés s’appellent « œillets ». Ils sont remplis par l’eau de la mer, introduite à marée haute et préalablement concentrée pendant quinze ou vingt jours, quelquefois trente dans un bassin ou « vasière » où elle commence à subir un premier degré d’évaporation. Elle est, après cela, conduite dans les « œillets» à travers un système assez compliqué de canaux qu’on nomme « étiers ».

C’est dans l’œillet, où l’eau n’a guère qu’un centimètre de profondeur, que le sel se forme, grâce à l’évaporation produite par le soleil et favorisée par le courant qui circule lentement entre les divers compartiments. Le vent, en renouvelant la surface de l’eau, aide aussi à l’évaporation. Le sel se cristallise à la surface, et forme une légère crème blanche qui exhale une odeur de violette assez prononcée. Ce sel de choix est utilisé pour les conserves alimentaires. Celui qui tombe de lui-même au fond du bassin prend une teinte terreuse, et a moins de valeur ; le paludier — c’est le nom de ces ouvriers des salines, — armé d’une espèce de long râteau ramène le sel sur des espaces ménagés sur les bords de distance en distance. La récolte se fait tous les jours ou tous les deux jours, à partir de la fin du printemps.

Le sel mis en mulons, c’est-à-dire en monceaux semi-sphériques, est recouvert avec la vase provenant des salines, qui se durcit à l’air et forme une croûte impénétrable aux eaux pluviales. Ce sel reste ainsi plusieurs années, attendant des acheteurs, qui deviennent de jour en jour plus rares.

C’est que les chemins de fer et d’autres causes économiques sont venus réagir de la façon la plus désastreuse sur l’industrie des salines dans la région du bas de la Loire et dans tout l’ouest de la France. Les sels de l’Ouest ne peuvent plus soutenir la concurrence avec les autres sels. Dans l’est de la France, le sel provient de sources salifères ou de mines ; aujourd’hui on traite à peu près partout les mines de sel comme les sources salées elles-mêmes. Pour cela on remplit d’eau les galeries pratiquées à travers les gisements, et quand cette eau est saturée de sel au degré voulu, on l’amène à la surface, et on la fait passer par des chaudières d’évaporation. Là, le soleil n’est pas un auxiliaire indispensable ; la fabrication marche avec le beau temps, comme avec le mauvais temps.

Dans le Midi, au contraire, on utilise le soleil avec la certitude de pouvoir compter sur son action, certitude que n’ont pas les paludiers de l’Ouest. La Méditerranée n’ayant qu’un flux et reflux à peine sensible, c’est à l’aide d’appareils mécaniques qu’on fait monter l’eau de la mer ou celle des étangs de concentration dans les salines disposées en carrés immenses. On n’est nullement forcé d’accélérer l’évaporation par une circulation continuelle. Avec une température toujours chaude, sous un ciel sans nuages, on n’a besoin que de renouveler l’eau de temps en temps, et l’on recueille le sel en une seule fois à la fin de l’été. Comment les produits des salines du bas de la Loire, et en général de l’Ouest, soutiendraient-elles la concurrence contre les sels du Midi, avec un climat brumeux qui rend la production intermittente et laborieuse ? Les marais salants de l’Ouest devaient donner de moindres profits.

De là, une vie rendue difficile pour les paludiers. On se tromperait cependant si l’on imaginait des populations besoigneuses jusqu’à en être étiolées. Les paludiers sont grands et forts, les femmes très fraîches de teint. Il faut voir courir les paludières au bord des salines, pieds nus, en courts jupons, portant sur leurs têtes de lourds fardeaux…

Le caractère est à l’avenant de l’apparence physique : ces gens sont francs, ouverts, de bonne humeur ; fiers, ils cachent leur pauvreté comme ailleurs
— Le commerce à dos de mulet n’est plus guère brillant (voir texte).
d’autres l’affichent. Certains de ces paludiers qui possèdent un mulet, le chargent de sel qu’ils s’en vont débiter au loin, dans les campagnes. Ce trafic, — la troque — plaisait surtout à ceux de Batz, très entendus aux affaires, mais très droits. Un proverbe de chez eux dit qu’une boule lancée dans les rues du village s’arrêtera toujours devant la porte d’un honnête homme.

Ce commerce à dos de mulet n’est plus guère brillant, et les jeunes gars de Batz, très dédaigneux de la mer autrefois, regardent un peu maintenant du côté de l’Océan pour voir s’il y a place pour eux dans la grande navigation.

Toutes ces choses, Jean très curieux et très questionneur les apprit par sir William, par Alfred Tavistock, et surtout par le père Vent-Debout. Celui-ci avait le don de pouvoir causer sans que la manœuvre en souffrît.

Et c’est ainsi que le yacht était entré dans l’estuaire de la Loire où la navigation se montrait fort active.