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Le Tour de France d’un petit Parisien/1/22

La bibliothèque libre.
Librairie illustrée (p. 244-252).

XXII

Le littoral de la Bretagne

Le père Vent-Debout montra qu’il connaissait bien sa rivière en ramenant le Richard Wallace sans avarie d’aucune sorte à l’embouchure de la Loire. Lorsque le yacht se trouva à la hauteur de Saint-Nazaire, la nuit était venue ; une belle nuit de la fin d’août toute constellée d’étoiles dans un ciel d’un bleu intense.

Le petit Parisien fut frappé de la beauté du spectacle que présentait le développement des côtes, où des centres d’habitations s’illuminaient pareils à des nébuleuses. Comme des astres de première grandeur, se détachaient çà et là, les lumières de quelques fanaux ou feux de port, et un phare, le Pilier, éclairait la pointe de Noirmoutier et l’entrée de la baie de Bourgneuf. Au loin, sur la mer, erraient comme des étoiles filantes les feux des grands navires, des bateaux à vapeur transatlantiques…

Le baronnet, sur les instances des dames, fit stopper devant Saint-Nazaire. Malgré la beauté de la nuit, lady Tavistock redoutait de prendre le large ; mais sir William ne se coucha pas sans avoir donné l’ordre de se remettre en route dès l’aube. De sorte que lorsque Jean monta sur le pont du yacht, il se frotta les yeux, ne reconnaissant plus les côtes du bas de la Loire, et pour cause : le Richard Wallace, laissant à gauche Belle-Isle et les petites îles qui lui servent de satellites — Haedic, entouré de récifs, Houat, remarquablement cultivé, — avait doublé la pointe de Piriac et se trouvait à la hauteur de l’embouchure de la Vilaine, devant la presqu’île de Ruis, aux fiers promontoires découpés par les vagues et creusés de grottes profondes. Dans cette région du Morbihan, favorisée d’un climat très doux, les gelées sont inconnues : lauriers-roses, grenadiers, figuiers, myrtes, camélias et aloès y croissent comme en Provence.

Miss Kate et sa sœur suivirent de près le petit Parisien. L’aimable amie de Jean, après quelques informations recueillies auprès de Henry Esmond et du pilote sur la position du navire, et quelques notes prises sur le littoral en vue, disparut avec un petit air imposant et mystérieux qui intrigua Jean au plus haut point.

Henry Esmond s’approcha de sa fiancée.

— Chère amie, lui dit-il, votre charmante sœur a plus de facilités pour tenir son livre de bord, ainsi qu’elle appelle son journal, que vous pour orner votre album de curiosités artistiques ou naturelles… C’est dommage, car elles abondent dans ces régions. Ce seraient — sans sortir du Morbihan — les pierres levées de Carnac, disposées en piliers d’avenues au nombre de plus de cinq cents et qu’on a comptées par milliers avant que les paysans les détruisissent pour en clôturer leurs champs ; ce serait la pyramide de quinze mètres élevée entre Ploermel et Josselin sur la lande de Mi-Voie, où fut livré, au milieu du quatorzième siècle, le fameux « Combat des Trente », entre Beaumanoir assisté de ses chevaliers bretons et Bamborough ayant pour compagnons des Anglais, des Allemands et des Brabançons : vous savez le mot héroïque d’un des guerriers bretons à son chef blessé, qui, dévoré d’une soif ardente demandait à boire : « Bois ton sang, Beaumanoir ! »

» Ce serait le pont suspendu du petit port de la Roche-Bernard, qui franchit la Vilaine bien au-dessus du flot de haute marée et laisse passer sous son tablier, voiles déployées, les grosses barques qui montent vers Redon. Ce serait le « pardon » de Sainte-Anne d’Auray, très pittoresque par sa foule de pèlerins venus de tous les points de la Bretagne dans les costumes de leurs villages. On y compte de trente à quarante costumes assez différents ; il y a des habits à la mode de Louis quatorzième, portés avec bas noirs, souliers à boucles et chapeau à larges bords ; il y a de courtes jupes rouges avec corset entr’ouvert et bavolet blanc qui rappellent le vêtement des paysannes suisses ; on y voit jusqu’à des pâtres couverts du sayon de poil de chèvres. Ce serait…

— Mais il faudrait voir toutes ces choses de près, interrompit miss Julia. Pensez-vous aussi, eût-on des croquis, qu’il fût possible de tenir un crayon d’une main bien sûre à bord de votre yacht, capitaine Henry ?

Henry Esmond, baissant la voix, reprit avec émotion, mais en parlant cette fois en anglais à sa fiancée, comme pour donner plus d’intimité à leur entretien :

— C’est dans un voyage à deux qu’il ferait bon de s’en aller comme ces pèlerins d’Auray à travers toute cette Bretagne, qui a plus d’un lien de parenté avec notre pays. Nous y viendrons, chère Julia, si vous le souhaitez…

— Mais, Henry, répliqua miss Julia en souriant, ne m’avez-vous pas dit la même chose en Auvergne ? en Touraine ? et même ailleurs ? Notre premier voyage à deux durerait bien longtemps… trop longtemps… ne craignez-vous pas ?

— Cela fût-il vrai, il ne durerait jamais autant que mon inaltérable amitié pour vous, Julia.

Jean comprit qu’il était de trop… puisqu’on parlait anglais ; et il s’en alla lutiner Barbillon, qui n’était pas encore bien persuadé que Paris ne se fût jamais appelé Lucrèce.

Des paroles de Henry Esmond il résultait que miss Kate tenait un livre de bord. Mais ce que ne savaient ni Julia ni son fiancé, c’est que ce livre-journal élait destiné au jeune baron du Vergier, son sauveur au Sancy — après Jean.

Or voici ce qu’écrivait la jeune Anglaise en ne se faisant pas faute de puiser dans plusieurs gros volumes de sa bibliothèque de voyage, qu’elle traduisait librement :

— Je puis, sans quitter le yacht, parler de la vieille Armorique, puisqu’en langue celtique ce nom signifie « Pays de la mer ». Baies et criques nombreuses dans ses rivages ; la mer bretonne entame violemment les côtes. À l’heure où les grèves se découvrent, abandonnées par l’eau, des roches noirâtres surgissent, alignées sur des veines de granit plus résistant à l’attaque des flots. On dit que les habitants de la Bretagne ont conservé plus d’originalité qu’aucune population de la France…  »

Laissons miss Kate à la rédaction de son journal : aussi bien pourra-t-il nous être de quelque secours. Elle aura à faire sa description du Mor-Bihan ou Petite mer qui pénètre profondément dans les terres. Pour nous, qui suivons le petit Parisien dans son voyage, nous nous bornerons à faire remarquer que les îles dont est parsemée cette baie, les unes habitées, les autres stériles et désertes, s’agrandissent par des « béhins, » bancs de vase noirâtre qui, avec le temps, arrivent à souder plusieurs îlots entre eux, ou sont rongées par les eaux vertes aux vagues blanchissantes qui les entourent.

Au fond de la baie, Vannes, bien que située sur un chenal pourvu à peine de quelques mètres d’eau à marée haute, à quelque importance comme ville de commerce maritime.

Le yacht contourna la presqu’île de Quiberon qui ne tient à la terre ferme que par un isthme de dunes, et pénétra dans l’estuaire du Blavet, sur la rive droite duquel est le port militaire de Lorient. Le trajet avait duré six heures. Le restant de la journée fut employé à visiter la ville et les environs.

Ce n’est que le lendemain que le Richard Wallace reprit la mer. En avant de l’estuaire se présentait l’île de Groix. On la laissa sur la gauche pour suivre le littoral en longeant successivement la baie de Concarneau, l’anse de Bénodet, la pointe de Penmarch, — rocheuse, granitique, escarpée et battue ce jour-là, par une mer tourmentée — la baie d’Audierne, séparée de la baie de Douarnenez par la pointe ou bec du Raz. Devant cette pointe se détache l’île de Sein. Après la baie de Douarnenez se présenta la presqu’île de Crozon, terminée par le cap de la Chèvre, puis le golfe de l’Iroise échancrant la côte, et au fond duquel est la rade de Brest, vaste bassin communiquant avec la mer par l’étroit passage dit le Goulet. Au nord de la rade se trouve la ville de Brest et son port militaire. Brest était désigné d’avance pour une nouvelle station. Le Richard Wallace ne repassa le Goulet que le lendemain, mais de bonne heure ; car il s’agissait d’atteindre ce jour-là Paimpol, c’est-à-dire de passer de l’Atlantique dans la Manche et du Finistère dans les Côtes-du-Nord. Il ne fallait pas moins de dix à douze heures avec un temps favorable.

Le yacht doubla donc la pointe de Saint-Mathieu, la pointe de Corsen, qui est la plus occidentale du continent, la pointe du Four. Détachée en avant de la côte, l’île d’Ouessant, avec son phare dont le feu est visible en mer dans un rayon de quarante-quatre kilomètres, forme la tête d’une chaîne de petits îlots séparés de la terre ferme par des passages assez dangereux, le passage du Fromveur ou du Grand-Effroi, le chenal du Four, etc. La côte toujours bordée d’îlots et de récifs granitiques moyennement élevés, se dirigeait au nord jusqu’à la pointe de Bloscon, qui s’avance vers l’île de Batz et abrite le port de Roscoff. Le yacht passa ensuite devant le double enfoncement dans lequel sont plusieurs ports, dont le principal est celui de Morlaix.

La côte rocheuse et granitique était bordée d’écueils et d’îlots : les Sept Îles, l’île de Saint-Gildas, l’île Er, etc ; jusqu’au Sillon de Talberg, chaussée naturelle de cailloux qui est la pointe la plus septentrionale de la Bretagne. Sa côte toujours rocheuse et coupée presque à pic, est semée de bancs de sable, mais ces bancs rendent ces parages tout aussi dangereux que les roches. En contournant la pointe du Sillon se présentèrent les îlots de Bréhat, dont le plus au nord, les Héaux de Bréhat, est signalé par un phare, l’un des plus beaux du littoral français. Derrière les îlots de Bréhat se dissimulaitl’anse de Paimpol.

Le Richard Wallace y entra assez avant dans la journée, après une navigation qui ne laissa pas de fatiguer les dames. Quant à Jean, préoccupé de plus en plus de l’objet de son voyage à mesure qu’il approchait du but, il ne sentait rien, ni fatigue, ni agrément ; il ne voyait plus rien. Silencieux, il demeurait dans l’attente de ce qui était pour lui un grand événement. Il s’inquiétait surtout du plus ou moins de possibilité de rencontrer le sergent Reculot au Havre même, ou d’avoir à le chercher sur tout le littoral normand fréquenté par l’ex-franc-tireur : des difficultés de détail qu’il n’avait pas aperçues tout d’abord surgissaient soudain à sa pensée pour l’inquiéter et détruire jusqu’au plaisir que pouvait lui causer les prévenances dont il était l’objet à bord du yacht de la part de chacun.

Lorsque le yacht se remit en marche le lendemain, laissant en arrière les baies de Saint-Brieuc et de Saint-Malo, et prenant sa route au milieu des îles anglo-normandes de la Manche — Jersey à droite, Guernesey et Aurigny à gauche — cet éloignement du littoral laissa Jean à ses préoccupations.

Enfin les côtes de France apparurent de nouveau ; le yacht se rapprochait du Cotentin.

Les falaises, les dunes et les rochers alternaient en formant de petits promontoires séparés par de vastes grèves. Le Richard Wallace doubla le cap de la Hague, et deux heures après il se trouvait devant le port de Cherbourg, qui est au fond d’une rentrée assez prononcée du littoral, défendue par une digue gigantesque s’étendant entre l’île Pelée et la pointe de Querqueville. Le yacht se mit à l’abri de la jetée.

Le baronnet offrit alors à sa femme et à ses filles de les conduire en ville, au spectacle ; mais miss Julia et miss Kate remercièrent leur père de cette attention ; il leur en coûtait de faire toilette. À dire vrai, sans éprouver jusqu’à du malaise, elles commençaient à être engourdies un peu par ce voyage de mer. Sir William prit alors d’autres dispositions. Comme lady Tavistock semblait fort priser le divertissement offert, il fut décidé que son fils l’accompagnerait — avec le petit Parisien, qui devenait vraiment si sérieux à mesure qu’on approchait du Havre qu’un peu de distraction lui devenait nécessaire.

Quand le youyou conduit par le pilote et Mahurec se fut éloigné du bord, sir William alla se coucher : ses filles et Henry Esmond rentrèrent au salon commun.
— Le paysan passe devant ces pierres en se signant (voir texte).

— Tu vas nous lire ton livre de bord, dit miss Julia à sa sœur.

Henry Esmond allait se joindre à sa fiancée…

— Oh ! je ne me ferai pas prier ! s’écria miss Kate. La vive enfant courut vers sa cabine et en ressortit aussitôt rapportant un volumineux cahier. Voilà ! fit-elle. Où faut-il commencer ?

— Parlez-nous de la Bretagne, — que nous venons de quitter, sans la voir beaucoup… dit miss Julia.

— Il y a des lacunes dans mon journal ; une page blanche pour Nantes, deux pour la mer intérieure du Morbihan ; je veux faire une rédaction soignée… Quiberon ! Je pars de Quiberon.

— Nous écoutons, miss, dit le capitaine Henry.

Miss Kate commença alors sa lecture :

— « À mesure que s’avance notre voyage, le petit Jean s’absorbe de plus en plus dans une seule pensée, celle qui lui tient tant au cœur : faire la lumière sur les derniers actes de son père, justifier son père d’odieuses accusations. Cet aimable enfant demeure réfléchi ; il en perd jusqu’au sourire.

— Mais quel rapport cela avec Quiberon ? exclama Henry.

— Vous l’auriez su : je ne vous le dirai pas. Quiberon, soit ! J’y arrive tout de suite. « Quiberon… C’est plutôt une île, sans aucune issue à marée haute ; les émigrés français en firent la cruelle expérience lors de leur débarquement en 1795 : serrés de près par les troupes républicaines ils durent se jeter à l’eau pour atteindre les canots de la flotte anglaise.

» À l’ouest de la presqu’île de Quiberon se trouvent les neuf îlots de Glénans et l’île de Groix. Notre pilote m’a raconté que du petit port d’Etel, situé en face de Groix, lorsque le moment de la pêche à la sardine est venu, on voit sortir toute la flotille des pêcheurs voguant au milieu du canal entre l’île et la côte, avec le clergé dans les premières barques qui bénit la mer.

» Lorient ; principale ville du Morbihan. C’est un grand port militaire à l’embouchure du Scorff et du Blavet ; le plus considérable de France pour la construction navale. J’ai lu que c’était à l’origine, — au dix-septième siècle — un lieu de débarquement pour les marchandises venant de l’Orient, de l’Inde et de la Chine, et qui appartenait à la célèbre Compagnie des Indes. À la suite de mauvaises affaires elle dut céder son port à l’État. Nous y avons passé la nuit du 22 août, sans quitter le yacht.

— Mais je le sais bien, ma chère Kate, ne put s’empêcher de dire miss Julia.

— Vous le savez, ma sœur ! tout le monde ne le sait pas, riposta miss Kate. Ceci est un journal… « Nous voilà en face du littoral du Finistère. Les régions de la côte donnent des légumes et des fruits qui s’exportent jusqu’en Angleterre, d’où leur nom de Ceinture dorée : leur renommée n’en souffre pas, au contraire. L’élevage des chevaux et des bœufs est la principale richesse du Finistère.

— Cela est vrai, miss, mais qui vous l’a appris ? demanda Henry assez intrigué.

— Mon père. Vous savez qu’il connaît la Bretagne pour l’avoir parcourue autrefois de Tréguier à Vannes. Tenez, c’est d’après lui que j’ai écrit les lignes suivantes ; voyez si elles vous semblent justes :

« Peu de spectacles laissent une plus profonde impression que celui des houles de tempête qui, du large de l’Atlantique, viennent se briser contre les puissants remparts de granit qui bordent le Finistère. Au-dessus des roches baignées par les vapeurs de la mer et l’embrun des vagues pèse un ciel bas et terne. La mer qui a découpé tant de péninsules le long du littoral et creusé tant de baies, couvre de son flux les sables des plages, roule sur les grèves noires des cailloux et les ramène avec des bruits plaintifs et monotones qui affectent l’âme et la remplissent de tristesse.

» Quand reviennent les jours d’apaisement, il reste de ce trouble douloureux une mélancolie que ne dissipent pas entièrement les paysages plus riants de l’intérieur, les landes rougies par la floraison des bruyères, ou dorées par les fleurs de genêts, les chemins sinueux entre les haies vertes, les ruisseaux tranquilles s’échappant des mares à demi cachées sous la végétation, les vieux murs revêtus de lierre, les rangées de pierres grises plantées en bordure le long des terres. Et comme pour donner leur véritable caractère à tous les sites, ces pierres levées, ces pierres alignées que l’on rencontre à tout bout de champ, isolées ou groupées, et qui sont les véritables monuments du pays breton : le paysan passe devant elles en se signant dévotement, soit par peur du mauvais esprit, soit par respect pour le saint, substitué dans la légende chrétienne à quelque héros celte dont les hauts faits sont tombés dans l’oubli…

» Parmi ces pierres énormes, les menhirs ou peulvans, monolithes de forme allongée, sont plantés verticalement dans la terre et s’élèvent de plusieurs mètres au-dessus du sol — on en voit un à Lokmariaker, dans le Morbihan, qui dépasse vingt mètres ; sur le plateau désert de Lanvaux, de vastes espaces sont couverts de menhirs renversés, semblables aux colonnes massives d’un vaste temple. Les cromlechs ou enceintes druidiques, sont composés de menhirs rangés en cercle, en demi-cercle, en ovale ou en carré long : un menhir plus élevé que les autres en occupe ordinairement le centre. Quant aux dolmens, ce sont des autels de sacrifices composés d’une large pierre posée sur plusieurs autres. Il y a enfin des Allées couvertes formées de deux lignes parallèles de pierres brutes recouvertes d’autres pierres. Telle est la Roche aux fées d’Essé (Ille-et-Vilaine) qui a dix-neuf mètres de profondeur ; on en voit aussi à Plucadeuc dans le Morbihan, à Janzé (Ille-et-Vilaine), à Ville-Génoin (Côtes-du-Nord). Belle-Île et Groix sont aussi parsemées de mégalithes.

» Ces étranges monuments achèvent d’entretenir la superstition. Aux environs d’Auray les paysans vont guérir leurs rhumatismes, en se couchant à la belle étoile sur un autel creusé en forme de coupe, dédié à saint Étienne.

» Sur la côte du Léonais, au nord de Lesneven, la péninsule de Pontusval porte encore le nom de Terre des païens. Ce sont les habitants de cette presqu’île chez qui s’est conservé le plus longtemps le « droit de bris », consistant à considérer comme une aubaine envoyée par le ciel toute épave provenant des naufrages. Pour augmenter les profits on aidait volontiers à la perte des navires. Cette horrible coutume régnait aussi du Bec-du-Raz aux roches de Penmarch, c’est-à -dire d’un bout à l’autre de la baie d’Audierne. Là, on était naufrageur de génération en génération. On dit que ces mêmes gens, très doux aujourd’hui, féroces jadis, durant les nuits d’hiver secouées par l’ouragan attiraient les vaisseaux sur les écueils au moyen de feux promenés sur la côte pour dissimuler les endroits périlleux.

» Ce sont des gens de même race que ceux de la Terre des païens qui ont encore des pratiques d’un autre âge : ils consultent les fontaines et les grands arbres, et le gui sacré est devenu « l’herbe de la croix », sans rien perdre de son prestige. C’est ainsi qu’aux environs de Tréguier, on s’en va la nuit invoquer dans sa chapelle Notre-Dame de la Haine, pour lui demander de faire mourir un rival, un mari trop dur pour sa femme ou un aïeul devenu une charge. Et si, au même lieu, se trouve également la chapelle de Saint-Yves de la Vérité, qui ne vient en aide qu’aux innocents, en l’adjurant de montrer qu’il est demeuré aussi juste que de son vivant, les opprimés, — veuves, orphelins et pauvres gens — comptent bien que leur ennemi périra dans l’année.

— Je n’aurai jamais cru que sir William connût aussi bien la Bretagne, observa malicieusement Henry Esmond, en interrompant la lecture.

— Je me suis aidée aussi de mes livres, repartit miss Kate, en rougissant un peu.

— Vous voulez donc vous faire imprimer, chère sœur ? demanda miss Julia.

— Je n’y songe pas ; mais je tiens à me faire lire… par quelqu’un.

Ce quelqu’un, on le devine bien, c’était le camarade que Jean s’était fait en Auvergne, Maurice du Vergier.

— Nous voilà punis de notre indiscrétion, observa Henry ; jusqu’ici nous pouvions nous croire favorisés…

— Je ne m’étonne plus qu’il s’agisse si souvent du petit Parisien, dit à son tour miss Julia.