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Le Tour de France d’un petit Parisien/1/4

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Librairie illustrée (p. 74-84).

IV

Dans la forêt

Sur le chemin d’Aurillac à Salers roulait le char à bancs du père Abel. La route longeait la pente occidentale du gigantesque massif du Cantal, traversant plusieurs vallées qui ouvraient à la droite des voyageurs des perspectives prolongées jusqu’au centre même du massif volcanique.

À deux ou trois kilomètres en arrière, s’avançait un jeune garçon, tantôt marchant d’un pas rapide et nerveux, tantôt courant au pas gymnastique.

Bien qu’il ne fût pas venu en Auvergne pour voir le pays, Jean, très étonné de cette nouveauté pour lui des aspects de la France centrale, regardait à droite et à gauche tout en se hâtant. Il n’aurait jamais imaginé rien de pareil au spectacle que présentait cette accumulation de hautes montagnes, soudées les unes aux autres dans une convulsion terrestre, ou, violemment séparées par une autre convulsion, creusant entre elles des vallées disposées comme les rayons d’une roue, dont le Plomb du Cantal serait le moyeu. Il se rappelait les ballons arrondis des Vosges, et ne trouvait aucune ressemblance avec cette partie du sol français, qu’on dirait formée d’hier.

Il aurait voulu connaître le nom de tous les hameaux, celui des ruines féodales qu’il apercevait sur les premiers gradins des grands monts, et savoir aussi à qui appartenaient les châteaux des trois derniers siècles semés dans les prairies et les bois, les villas modernes, et jusqu’aux fermes échelonnées le long de la route.

Parlois il questionnait un piéton tout surpris de rencontrer dans ces campagnes un enfant évidemment échappé de la veille des faubourgs de quelque grande ville. Il sut, ainsi, qu’il traversait le carrefour des quatre chemins « jouissant » d’un fort mauvais renom, ayant jadis été occupé, le jour par des détrousseurs de bourses, la nuit par tous les sorciers et sorcières qui exerçaient leurs maléfices à vingt lieues à la ronde ; de même on lui dit la légende sanglante de la tour de Cologne : il paraît que cette tour, située à deux kilomètres à gauche de la route, avait vu au temps des guerres de religion s’accomplir de sang-froid un massacre de prisonniers huguenots…

Un peu avant d’atteindre Saint-Cernin, il aperçut un château sur une hauteur très escarpée du côté de la vallée où coule la Doire, et il ne fut pas longtemps sans savoir que c’était le château d’Anjony, dominant le petit village de Tournemire. C’est un donjon carré, du quatorzième siècle, fort bien conservé. À chaque angle, une tour ronde très élevée, couverte d’un toit, domine l’édifice principal.

Il était quatre heures de l’après-midi lorsqu’il passa par la petite ville de Saint-Cernin. Il s’y arrêta un moment pour y acheter un petit pain, car lui et le Bordelais avaient oublié de déjeuner ce jour-là, et la faim se faisait sentir. Au sortir de cette ville, la route descendait dans la vallée de la Doire et, après avoir franchi la rivière, montait ensuite ; puis il descendit une côte dominée par l’énorme masse basaltique des « orgues de Loubéjac » dans laquelle s’ouvrent plusieurs grottes.

Après avoir dépassé Saint-Chamant, il franchit la Maronne, qui coule au fond d’une vallée bien connue des touristes. Saint-Martin-Valmeroux est situé sur la rive droite de la Maronne. Il donna un coup d’oeil aux ruines du château de Crèvecœur et remonta péniblement une pente extrêmement raide pour atteindre enfin le but de son voyage : Salers.

C’est une ville fortifiée ayant conservé la physionomie féodale qu’elle avait lorsqu’elle résistait au quatorzième siècle aux Anglais et aux routiers, et un peu plus tard aux protestants et aux Ligueurs. Elle dresse sa silhouette grise sur un mamelon basaltique, à près de mille mètres d’altitude. Du côté du sud-est, au pied des murailles qui l’entourent, la ville est terminée par de brusques escarpements, au bas desquels coule la Maronne.

Le petit Jean s’engagea à travers les ruelles noires, sombres, pavées de basalte. Plusieurs maisons à tourelles étaient jointes ensemble par des arches.

La première auberge, à quelques pas de la tour de l’Horloge — c’était aussi une maison à tourelles et pignons, datant du quinzième siècle — où il entra pour se renseigner sur Bordelais la Rose et le père Abel, était celle où ces derniers venaient de descendre. Il se trouvait que justement Jacob Risler et son compère faisaient, dans leurs tournées, élection de domicile en cet endroit. On semblait les y tenir en parfaite estime. Quelqu’un qui les avait rencontrés faisant des achats dans les fromageries des côtes voisines, avait été chargé d’annoncer leur arrivée vers le soir.

Bordelais la Rose et « mon canard » avaient appris cela tout de suite et s’étaient résignés à attendre. Assis sous une tonnelle, ils faisaient plus ample connaissance en vidant quelques verres de vieux vin.

Jean décida de les surprendre par sa brusque apparition au moment opportun. Il entreprit de faire le tour de la ville. Ce ne fut pas long. En un quart d’heure il eut examiné ce qui subsiste encore des diverses enceintes concentriques fortifiées. Parvenu à la place centrale, il fut fort surpris de voir jaillir une eau abondante de la fontaine qui en fait le principal ornement — à cette hauteur ! Tournant sur lui-même comme une toupie, sa vivacité naturelle aidant, le petit Parisien se trouva en quelques minutes à la promenade de Barrouze, plantée de quelques arbres et bordée des plus vieilles maisons de la ville, les unes gothiques à portes et fenêtres ogivales, les autres romanes, rcconnaissables à leurs ouvertures en arc surbaissé, avec moulures et colonettes.

Cette rue de Barrouze aboutit à une terrasse qui s’avance au-dessus d’un précipice, soutenue par un mur d’appui très épais. Une ou deux douzaines de tilleuls ombragent cette terrasse : c’est la promenade des paisibles habitants de Salers. On y jouit, du reste, d’une très belle vue, ce que Jean vérifia tout de suite. Mais il devait payer cher ce régal des yeux.

Au-dessous de la ville s’étendait la vallée de la Maronne, diaprée de bois, de prairies, d’eaux vives, de vergers et de hameaux ; à six kilomètres sur la gauche de la ville, s’étageaient les croupes arrondies du puy Violent, couvertes de pâturages ; en face s’ouvraient, comme trois avenues conduisant au cœur même des montagnes, les vallons de Malrieu et de Vielmur, retentissant de l’écoulement des cascades, et la romantique vallée de l’Aspre qui recèle dans ses gorges des sites d’une merveilleuse beauté.

Jean, accoudé au parapet, fouillait du regard les campagnes voisines et s’arrêtait de préférence sur la jolie bourgade de Fontanges, à l’entrée de la vallée de l’Aspre. Le soleil un peu descendu à l’horizon éclairait, en les détaillant, ses promenades, son église, ses riantes habitations, et donnait du relief à l’énorme roche envahie par le lierre et la mousse, où gisent les ruines d’un château qui a appartenu à la famille de la célèbre duchesse de Fontanges.

Il regardait ; et peu à peu son attention se fixa obstinément sur un cabriolet montant vers Salers. Deux hommes l’occupaient. À la forte corpulence de celui qui conduisait, le jeune garçon crut reconnaître Risler. Le second répondait assez, même vu de loin, à ce signalement de l’associé de Jacob que Jean possédait si bien.

Le petit Parisien quitta précipitamment la terrasse pour aller se montrer enfin à Bordelais la Rose, dût-il encourir son mécontentement, et au père Abel, et pour leur annoncer l’arrivée du personnage attendu ; mais sans s’en apercevoir, après quelques détours dans les ruelles, il se trouva hors des vieux remparts, devant la route bordée de murailles basses que suivait le cabriolet.

Alors, sans hésiter, il alla au-devant de celui qu’il était venu de si loin poursuivre de ses légitimes revendications.

Le cabriolet roulait très vite, de sorte qu’en un moment Jean eût été dépassé s’il ne se fût mis à crier :

— Hé ! arrêtez un peu !

Jacob Risler regarda fixement le jeune garçon et reconnut avec stupéfaction — le fils de son cousin.

— Que fais-tu là, toi ? lui dit-il très surpris, et d’un ton qui n’avait rien d’engageant.

— Je vous attendais, « mon oncle », dit Jean avec assurance.

Il disait mon oncle par habitude.

— Moi ? Mais je te croyais à Paris ?

— Je ne suis venu ici qu’à cause de vous…, pour vous reprocher ce que vous faites pour déshonorer mon père !

Hans Meister ricanait — et louchait.

— Tu es seul ? demanda le Lorrain, très attentif à la réponse qu’il allait recevoir.

— Oh ! que non ! fit Jean presque menaçant.

— Je ne t’entends pas, dit Jacob ; monte…

Il aida l’enfant à grimper dans le cabriolet.

— Voyons, parle maintenant ; de quoi s’agit-il ? As-tu à te plaindre de quelque chose ?

— Vous me le demandez ? N’avez-vous pas profité de la mort de mon père pour cacher la honte de la mort de votre frère Louis, fusillé à Fontenoy ? — oui, oui, fusillé ! Et quant à la décoration dont vous êtes fier, j’ai vu sur quel champ de bataille vous l’avez cueillie : vous aviez pour adversaires une vieille femme et un enfant.

— Peuh ! fit Jacob Risler, est-ce que tu te connais à ces choses-là ?

— Oh ! ce n’est rien encore ! reprit Jean avec une véhémence rare chez un jeune garçon ; lorsque vous voulez emprunter de l’argent… sans intention de le rendre, vous parlez de mariage, comme si vous n’aviez pas une femme au pays !

Le ricanement de Hans Meister s’accentua et Jacob y mêla son gros rire brutal.

— Vous ne ririez pas, fit Jean, si je vous disais qui j’ai vu sortir d’un wagon entre Brive et Turenne, où une dame a été assassinée et volée.

— Tiens ! Il en sait long, le petit, s’écria l’ancien sabotier visiblement décontenancé. Si tu dis un mot de plus, ajouta-t-il d’un ton de véritable colère, je te tire les oreilles ! Et tu sais comment je m’y prends ?

— Oui, oui, je me rappelle vos tendresses d’autrefois. Mais nous verrons tout à l’heure… comment vous parlerez devant M. Bordelais la Rose.

— Qu’est-ce que c’est que ce Bordelais en fleur ? grommela Jacob.

— C’est un honnête homme, et qui saura prendre ma défense.

Hans Meister ne ricanait plus ; mais il louchait davantage. Il dit quelques mots en allemand à son compagnon. Les deux hommes parurent se concerter un instant comme s’il s’agissait d’aviser…

— Oui, nous verrons, mauvais gueux ! dit enfin Jacob. Tu es bien le fils de ton père qui, pendant la guerre faisait le métier d’espion, et dont on a fait sauter en l’air le cadavre en faisant sauter le pont de Fontenoy !

— Encore ! et toujours ! Oh ! l’indigne parent que vous êtes ! Vous savez bien que vous mentez ! Comment osez-vous parler ainsi ?

Depuis le moment de cette rencontre, Jean ne cessait de regarder le ruban rouge qui décorait la boutonnière de la jaquette de Jacob et d’étudier la figure du compagnon de celui-ci, que faisait grimacer une gaieté sinistre. Exaspéré, il porta violemment la main sur ce ruban et il essaya de l’arracher ; mais il en fut empêché.

— Tu es trop petit… mon petit ! fit Jacob Risler, en repoussant brutalement le pauvre garçon jusque dans les jambes du ténébreux Allemand.

En ce moment, le cheval du cabriolet montait au pas la côte. Jacob Risler, très soucieux, réfléchissait, excité semblait-il par de courtes phrases que mâchonnait son compagnon. D’accord enfin avec ce dernier, il jeta soudain le cabriolet dans un chemin qui passait entre la ville haute et un quartier moderne situé en contre-bas.

Il fouetta vigoureusement le cheval, qui changea d’allure, et Jean s’aperçut bientôt que la voiture abandonnait la montée de la ville pour gagner la campagne.

Alors, le petit Parisien eut conscience de la maladresse qu’il venait de faire ; emporté par la vivacité de son ressentiment il s’était mis étourdiment à la merci d’un homme capable de tout. Plusieurs fois il essaya de crier lorsque la voiture se trouvait près d’une maison placée sur le bord du chemin, ou que l’on rencontrait des paysans ; mais aussitôt Jacob et son compagnon criaient aussi, interpellaient les gens en divers idiomes, l’un ricanant, l’autre riant d’un gros rire, de telle sorte qu’on pouvait croire à une gaminerie et que personne ne répondait aux appels du jeune garçon.

Jean dut se résigner. — Décidément, se disait-il, ce Jacob est un misérable !

Cette réflexion trahissait son peu de confiance dans son parent.

Le cabriolet courait aussi vite que pouvait le permettre un sol inégal, des coudes nombreux et aussi les mauvais passages que présentait une étroite corniche taillée sur l’arête même du plateau qui limite, au nord, la haute vallée de la Maronne, et sur laquelle Jacob Risler, après avoir hésité un moment sur la route qu’il suivrait, avait engagé le léger véhicule. Chaque grosse pluie, chaque fonte de neige au printemps ravine le fragile rebord et change le plan horizontal de la route en un talus incliné vers les précipices. Le cabriolet allait du côté de l’est, dans la direction de Murat, par la route ouverte pour mettre en communication, à travers les montagnes, cette dernière ville et Salers.

L’élévation de cette corniche variant sur son parcours entre mille et douze cents mètres de hauteur absolue, c’est-à-dire au-dessus du niveau de la mer, le refroidissement de l’atmosphère était déjà très sensible, en ce commencement d’août, au moment où le soleil allait se coucher ; on sentait qu’une gelée blanche se préparait pour la nuit, et Jean très peu vêtu, sans rien à la tête, impressionné aussi par sa situation, frissonnait de fièvre et de froid.

Le jour était encore assez grand pour permettre de bien voir le pays qui se développait en face et dans les fonds, à droite de la route taillée dans le roc. C’était la vallée de la Maronne décrivant une courbe au pied du puy Violent, qui n’a pas moins de 1,594 mètres. La base de cette montagne est disposée du côté du nord en larges gradins, couverts de sapinières jusqu’aux limites des pâturages. Bien loin, au-dessous, défilaient les hameaux de Saint Paul, de Recuset, de Couderc « semés, pour employer une expression laudative d’un touriste, comme des nids d’églogues dans une verdure intense ».

À une profondeur plus grande encore, la rivière, après avoir recueilli dans
Jean s’établit à la première fourche de l’arbre (voir texte).
son lit rocheux les mille ruisselets filtrant sous le gazon des prairies ou suintant le long des hautes falaises, s’épandait elle-même en cascades retentissantes, qui franchissaient de distance en distance une de ces scories gigantesques que quelques géologues appellent dykes : blocs de matières volcaniques, vomies à l’état liquide, à l’époque de la formation du Massif central de la France ; ces dykes joignaient ensemble, d’une base à l’autre, les deux masses montagneuses dont l’écartement a produit la vallée.

À huit ou neuf kilomètres de Salers, le chemin, taillé jusque-là en corniche dans le roc, et surplombant l’abîme, s’engagea tout à coup dans la montagne, franchissant, à 1,300 mètres de hauteur, le col étroit qui rattache le plateau de Salers au nœud des cimes cantaliennes.

Jean se trouva transporté sans transition en pleine forêt ; le cabriolet ne bondissait plus sur des blocs rugueux de basalte nu, les roues de la légère voiture s’enfonçaient au contraire profondément dans un humus épais, vrai terreau de jardin ; l’air, subitement adouci, se laissait aspirer à pleins poumons, chargé d’aromes résineux.

Mais cette première impression de soulagement fut passagère pour le jeune garçon. La nuit arrivait sombre et inquiétante sous les voûtes superposées de plusieurs générations de hêtres et, dans les parties plus hautes, de sapins. Les ombres s’épaississaient dans un sous-bois où se pressaient le coudrier, l’alizier des oiseaux, le sureau à grappes rouges et le framboisier. Le sous-bois qui croît dans la puissante forêt du Falgoux, ne paraît nullement souffrir du voisinage des grands arbres, qui étalent leurs ramures à trente et quarante mètres au-dessus des fourrés, tant est grande la richesse d’un sol, où depuis des siècles s’accumule, se décompose et renaît la végétation forestière ; et où jamais n’a été fait un défrichement. Les arbres morts tiennent encore debout, attendant l’ouragan ou le coup de foudre qui doit les renverser, et revêtent les apparences d’une vie nouvelle, grâce à l’envahissement d’un inextricable fouillis de vignes vierges, de lierres énormes, de mousses pendantes, de viornes et de clématites.

L’émotion de Jean croissait de moment en moment.

Jacob et l’étranger avaient entamé une conversation à voix basse qui l’alarmait. À Paris, Jean, devenu aussi faubourien que possible, avait oublié le peu de patois allemand qui avait frappé son oreille dans sa première enfance, et cependant, le danger éveillant son intelligence, il comprenait que Risler et son compagnon formaient quelque mauvais dessein dont il devait être la victime.

— Où allons-nous ainsi ? leur demanda-t-il brusquement. Où allons-nous par la nuit qui approche, dans cette forêt sans fin ?

— Tu le verras ! fit Jacob Risler.

— Non, je veux savoir ! dit résolument le jeune garçon.

— Eh bien ! nous allons au Falgoux.

— Qu’est-ce que le Falgoux ? Une montagne ? une ville ?

— C’est un village… pas trop loin d’ici. Tiens-toi tranquille. Ce n’est pas la première fois de ta vie que tu as vu une forêt. Je pense que dans les gorges des Vosges il y a des sapinières qui valent bien celle-ci ?

— Oh ! non ! fit l’enfant, je n’ai jamais vu de forêt si… épaisse.

— J’ai cru que tu allais dire si effrayante. Puisque tu es avec nous ?

C’est justement parce qu’il était « avec eux » que Jean ne se sentait nullement rassuré. Il ne répondit rien, mais il songea sérieusement à s’esquiver à la première occasion.

Elle s’offrit, autrement qu’il ne l’avait attendue : un hêtre était récemment tombé en travers de la route, pas assez pour l’obstruer totalement de ses plus fortes branches, mais il fallait descendre de cabriolet et prendre le cheval par la bride pour le guider dans l’étroit espace laissé à peu près libre.

Hans, qui depuis un moment regardait chaque arbre comme s’il en cherchait un convenable à quelque projet criminel, voyant la route encombrée, poussa du coude Jacob, et lui dit en allemand :

— Pourquoi aller plus loin ?

— Où est la corde ? répondit l’autre.

— Sous mes pieds.

Jacob se baissa pour ramasser cette corde, qui devait servir… à quoi ? C’est ce que le petit Parisien jugea prudent de ne pas vérifier. Il profita du court moment où Jacob se penchait, pour sauter du cabriolet. L’Allemand tendit une large main pour s’opposer à sa fuite ; mais n’y réussit pas. Déjà le jeune garçon s’enfonçait au plus épais des fourrés.

— Jean ! cria « l’oncle » Jacob. Jean !

Il radoucissait sa voix ; parvenait presque à la rendre caressante.

— Jean !

Jean s’éloignait, écartant les hautes herbes et les arbustes avec le moins de bruit possible.

Il était évident pour les deux hommes que si Jean ne répondait pas, c’est qu’il ne voulait pas répondre.

Jacob n’appela plus, peut-être soulagé d’être forcément délivré de l’obsession d’une pensée coupable…

L’homme aux yeux louches, n’ayant pas les mêmes scrupules, essaya d’être plus persuasif, et se mit à appeler Jean d’une voix gutturale qui voulait être flûtée, mais qui trahissait la fausseté du personnage.

Constatant leur insuccès, les deux compères se mirent à se disputer en allemand, rejetant l’un sur l’autre le tort d’avoir laissé échapper le jeune garçon.

Celui-ci entendait s’échauffer l’altercation, assaisonnée de quelques gros jurons germaniques. Puis la voiture se remit en route ; et Jean crut distinguer qu’au lieu de poursuivre son chemin à travers la forêt, elle revenait en arrière.

Il pensa qu’en se rapprochant de la route, il se rendrait mieux compte de la direction prise par le cabriolet, et qu’il pourrait peut-être le suivre de loin — en courant. Mais après quelques tâtonnements — car la nuit arrivait, obscure, — il désespéra de retrouver la route.

Jean reconnut alors qu’il était perdu dans la forêt du Falgoux, épaisse et sombre ; et déjà il commençait à avoir peur des loups, parce qu’en venant à Salers un jeune pâtre lui avait montré un bois noir en lui disant : Ça s’appelle le Bois-aux-Loups…

Mais les loups les plus dangereux pour lui, c’étaient ces deux bêtes fauves à visage humain à qui il venait d’échapper.

En effet, ces tristes compères pour se délivrer d’un témoin gênant étaient gens à ne pas reculer devant un crime.