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Le Tour de France d’un petit Parisien/2/3

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Librairie illustrée (p. 297-308).


Alors, je t’emmène à Quatre-Mares (voir texte).

III

Pauvre mère !

En entendant le directeur de l’Illustre théâtre des Fantaisies dramatiques lui annoncer le départ de la petite danseuse, la baronne du Vergier devint blanche comme un linge ; elle sentit ses jambes fléchir, et pour ne pas tomber, elle dut s’appuyer contre le bureau où l’on payait le prix des places.

Maurice et Jean échangèrent un coup d’oeil ; ils comprenaient l’un et l’autre ce qu’avait de significatif cette retraite précipitée, cette disparition soudaine, où l’on ne pouvait voir aucune coïncidence fortuite. Madame du Vergier l’avait compris également.

— C’est bien singulier ! fit-elle. Vous la dites, monsieur, partie avec sa mère ? mais êtes-vous sûr que cette petite fille eût véritablement sa mère auprès d’elle.

— Est-on jamais sûr et certain de quelque chose, madame ?

Telle fut la réponse évasive du vieux funambule.

Mais Jean prit la parole et déclara que mademoiselle Emmeline lui avait avoué que la femme qui la forçait à l’appeler sa mère, n’était pas sa mère.

— Alors, mon petit bonhomme, vous en savez plus que moi, cela est sûr et certain, repartit le père noble en prenant une attitude étudiée. Le lieu lui semblait favorable ; il enflait la voix, il arrondissait le geste par habitude et fermait les yeux à demi, comme à la parade — lorsque le soleil où l’éclat des lumières l’aveuglait, et que les pitres l’appelaient « mon bourgeois».

La baronne réussit à maîtriser l’indignation qui l’envahissait.

— Je suppose, dit-elle, que vous voudrez bien m’apprendre de quel côté cette enfant a été emmenée ?

— De quel côté ? mais je l’ignore, madame.

— Cela devient de plus en plus mystérieux, observa Maurice. Et je commence à croire, ma mère, que Jean ne s’est pas fait illusion…

— Tout m’assure que le cher garçon ne s’est pas trompé, dit la baronne. Puis s’adressant de nouveau au propriétaire de la loge : Quelqu’un, au moins, parmi les gens que vous avez avec vous, doit savoir de quel côté cette femme, cette voleuse d’enfants, a dirigé sa fuite, — car c’est une fuite et ma fille m’est enlevée une seconde fois. Si vous interrogiez tout ce monde-là ?

— Je le veux bien, madame, mais j’ai lieu de croire que ce sera peine perdue.

— Vous ne trouverez pas mauvais, puisqu’il en est ainsi, dit madame du Vergier, que je fasse appel à qui saura vous délier la langue à vous et aux vôtres. Votre réserve me confirme dans l’idée que cette petite fille est réellement l’enfant qui m’a été dérobée…

— Ah ! madame, tous les jours on vient nous faire des réclamations de ce genre, et pour ne parler que de la petite en question, vous êtes la cinquième depuis deux ans qui venez la réclamer ; cela est sûr et certain.

— Et vous croyez que je me contenterai de cette explication ? s’écria la baronne, hors d’elle-même. Sachez, monsieur, que je vais déposer une plainte au parquet. Ah ! vous ne voulez pas comprendre ce qu’il y a de poignant dans la douleur d’une pauvre femme qui cherche partout l’enfant ravie à son affection ! C’est une peine chaque jour ravivée, cent fois plus cruelle que l’aurait été la mort même de la chère créature. La savoir vivante, mais morte pour moi seule ! Vivante, mais exposée à tous les hasards d’une vie d’aventures et de misère. Ah ! monsieur, si vous savez où elle est, par pitié, dites-le-moi !

Le vieillard fut plus touché de ce désespoir et de ces supplications que des menaces de la baronne. Il parut faiblir et chercher un moyen de concilier des sentiments et des intérêts contraires, et en même temps de dégager sa responsabilité. Il souleva le rideau d’indienne qui interceptait la vue de l’intérieur de la loge, et invita à entrer la baronne et les deux jeunes garçons qui l’accompagnaient. Quand ils furent dans le petit espace vide ménagé entre la scène et les premières banquettes, il appela et demanda des sièges. La baronne et Maurice regardaient avec tristesse cette corde raide qui traversait le petit théâtre dans sa longueur. La baronne porta son mouchoir à ses yeux. Jean devinait les pensées de la pauvre mère et, troublé, il se rappelait combien de fois il avait vu danser sur cette corde, la pauvre petite !

— Voyons, madame, dit le directeur de l’Illustre théâtre en invitant la baronne à s’asseoir, avez-vous réellement la conviction que cette petite Emmeline est l’enfant que vous cherchez ? Pour parler comme vous parlez, encore faudrait-il être sûre et certaine.

— Mon cœur me dit que c’est elle, répondit la baronne sans hésiter.

— Et puis les portraits, madame ? dit Jean ; puisque c’est avec les portraits que je l’ai reconnue.

Madame du Vergier montra les photographies de sa fille.

— Je ne vois pas trop la ressemblance, dit le vieil homme.

La ressemblance existait bien plus en effet, entre le frère et la sœur, que dans ces portraits datant déjà de plusieurs années. Cette remarque dut être faite par le directeur de la troupe qui ne cessait de regarder Maurice. La femme qu’on appelait madame Emmeline ne lui avait jamais fait de confidences entières. Il savait seulement d’une manière positive qu’elle n’était pas la mère de la jolie petite danseuse : toutefois il avait passé outre fort aisément, grâce à des traditions de métier un peu oubliées aujourd’hui mais non tout à fait abandonnées.

— Permettez-moi, madame, de vous demander si vous êtes de cette ville ? dit enfin le directeur de l’Illustre théâtre.

La baronne répondit qu’elle arrivait de Caen… où elle habitait…

— Eh bien ! je puis vous certifier que la petite danseuse nous est venue d’Auvergne, sa mère ou prétendue mère, également. Voilà qui est sûr et certain !

— D’Auvergne ? s’écria madame du Vergier. Eh bien, voyez : c’est en Auvergne qu’on m’a enlevé mon enfant !

— Comme cela se trouve ! s’écria Jean à son tour.

Le vieux funambule demeurait bouche close ; il se rendait à tant d’évidence. Après une minute de silence il reprit :

— Ce n’est pas moi, madame, qui ai fait son éducation artistique. La petite a été dressée dans la troupe des frères Picard, qui ne fréquente guère que les villes du Midi. La mère, — je dis la mère par habitude, — madame Emmeline, enfin, me l’a amenée l’an dernier à la foire de la barrière du Trône.

Madame du Vergier demanda que ces indications lui fussent précisées, et elle prit des notes sur son carnet.

— Et maintenant, monsieur, dit-elle d’un accent où passait toute son âme, me direz-vous de quel côté je puis diriger mes recherches ?

— Puisqu’il faut vous l’avouer, madame, je ne le sais vraiment pas. Il est sûr et certain que madame Emmeline nous a tous trompés sur le chemin qu’elle prenait… J’ai appris la chose peu après son départ.

— Une preuve de plus ! dit la baronne ; elle craignait d’être suivie et rattrapée. Oh ! l’indigne femme ! Mais je mettrai toutes les brigades de gendarmerie à ses trousses. Jean, mon ami, cette petite Emmeline, c’est ma Sylvia… C’est toi qui l’a trouvée…

— Que n’ai-je eu le bonheur de vous la rendre, madame ! dit Jean.

Toute l’énergie de madame du Vergier venait de s’éteindre subitement. Incapable d’ajouter un mot, elle se mit à verser d’abondantes larmes. Maurice et Jean la ramenèrent à l’hôtel où elle était descendue. Au moment où Jean allait prendre congé d’elle, la baronne lui dit :

— Jean, nous la retrouverons, et cela grâce à vous, mon enfant.

— Ce sera la dernière satisfaction que j’aurai en ce monde, répondit le petit Parisien.

Et à son tour, tout ému par les larmes qu’il venait de voir couler, il se répandit avec des sanglots dans la voix en lamentations sur son déplorable sort. Orphelin, sans ressources d’aucune sorte, il ne lui était même pas permis de garder pour tout héritage le nom de son père — un nom déshonoré maintenant à tout jamais ! — Toutes ses tentatives, tous ses efforts avaient échoué. Il aurait voulu reporter sur son pays cet amour filial, ce dévouement qu’il ne pouvait prodiguer ni à sa mère ni à son père, mais cette consolation même était refusée à qui n’a d’autre nom que celui d’un traître à son pays ! La baronne entreprit en vain de consoler le pauvre enfant. À la peine qu’il éprouvait s’ajoutait le vide que lui faisait le départ d’Emmeline ; mais de cela, il n’aurait pas osé parler.

Tandis que madame du Vergier, après quelques démarches faites au parquet du Havre, s’en retournait précipitamment à Caen, pour mettre son mari au courant des événements et envoyer, de là, le signalement de la petite Emmeline et de sa prétendue mère à toutes les gendarmeries de France, Jean prenait le chemin de fer pour Rouen, afin d’aller voir à l’asile de Quatre-Mares ce qu’on avait fait de l’Allemand Hans Meister.

Il s’arrêta à la gare de Bouvreuil avec l’intention de descendre du faubourg jusqu’au bord de la Seine : le mousse Barbillon devait encore être chez sa tante Pelloquet, demeurant quai du Mont-Riboudet, en face de l’école de natation de l’île du Petit-Gay. Jean n’avait pas fait deux cents pas qu’il reçut par derrière une taloche amicale : c’était Barbillon qui, l’ayant aperçu, courait après lui.

Les deux garçons — les deux petits Parisiens — s’embrassèrent.

— Tu as donc quitté ta tante ? demanda Jean.

— Pas le moins du monde ; mais je ne peux point passer mes journées, auprès d’elle, à enfiler ses aiguilles ! J’aimerais encore mieux bourlinguer sur toutes les mers, comme dirait le père Vent-Debout.

— Et que fais-tu alors ?

— Comme tu vois : je vais et je viens.

— Alors, je t’emmène à Quatre-Mares.

— Tu as donc des fous à Quatre-Mares ?

— J’en ai un… qui m’a volé… un Allemand ; oui, il m’a volé l’honneur de mon nom et mon repos pour toujours.

Jean mit son camarade au courant de ce qui lui était arrivé depuis leur séparation.

— Mon cher Jean, je suis ton matelot, dit Étienne Barbeau. Seulement comme il est trop tard aujourd’hui pour aller à l’Asile, tu viendras dîner avec moi chez ma tante, et je te montrerai Rouen ; demain je t’accompagnerai partout où tu voudras. Dis oui, et je vais te montrer la place où Jeanne Darc a été brûlée, et puis la statue de Corneille et puis… une foule de belles choses.

Jean ne fut pas bien long à donner son consentement : la journée se trouvait réellement très avancée. Jeanne Darc, du reste, pesait autant dans sa décision que le violent désir d’avoir des nouvelles de Hans Meister. Ils entraient en ce moment même sur le boulevard Jeanne Darc.

— Ce n’est pas loin d’ici, lui dit le petit mousse ; de l’autre côté du boulevard… Jean ne résista pas davantage.

Ils arrivèrent en un instant devant la tour du donjon, dernier vestige du château que Philippe-Auguste fit bâtir à l’extrémité de la ville opposée à la Seine. Jeanne y fut interrogée et mise en face des instruments de torture. Quant à la tour où l’héroïque Lorraine fut enfermée en arrivant prisonnière à Rouen vers la fin de décembre 1430, les dames Ursulines d’Elbeuf ayant acquis le terrain sur lequel elle s’élevait, en firent démolir les derniers restes en 1809. La tour du donjon que l’on voit actuellement a été conservée et réparée grâce à l’initiative de la commune de Domrémy, et à une souscription nationale, en tête de laquelle la ville de Rouen s’est inscrite pour 25,000 francs.

Jean regarda longuement cette grosse tour ronde, abritée sous un toit conique, où celle qu’il aimait à appeler « sa petite sœur de Lorraine », avait expié dans les larmes son trop ardent amour de la patrie, amour si étrange pour le temps où elle vécut, qu’on y vit de bonne foi une obsession démoniaque.

— D’ici nous allons nous rendre à l’Hôtel-de-Ville, lui dit enfin Barbillon.

Mais Jean voulut être conduit d’abord à l’endroit où Jeanne fut brûlée. C’est la place du Vieux-Marché.

Les deux jeunes garçons, de leur pied le plus leste, arrivèrent promptement à cette place, partagée en deux portions inégales par l’envahissement d’anciennes maisons ; sur la plus petite des deux places, qui est aussi la plus rapprochée de l’église Saint-Éloi, les Anglais brûlèrent Jeanne Darc, le 30 mai 1431. À l’endroit même où l’héroïne rendit le dernier soupir, une fontaine a été élevée. Jeanne y est représentée en un costume de femme guerrière dans le style du règne de Louis XV. Mais le petit Parisien ne prit pas garde à cette étrangeté de mauvais goût : son émotion était bien trop sincère et trop profonde. Il cherchait à conserver ineffaçable dans son souvenir l’aspect ancien de cette lugubre place, ce qu’on voit de l’église Saint-Eloi et de l’hôtel du Bourgtheroulde, où une jolie tourelle en encorbellement est suspendue à l’encoignure de la façade méridionale.

Barbillon tenait beaucoup à montrer l’Hôtel-de-Ville « de sa tante ». Il entraîna Jean devant un édifice d’extérieur moderne attenant au transept septentrional de l’église Saint-Ouen, et qui a été le dortoir des religieux de l’abbaye ; la façade principale se compose de deux pavillons parallèles à chacune des extrémités, et au milieu d’un péristyle soutenu par d’élégantes colonnes. Le grand escalier se distingue par la hardiesse de sa coupe ; l’escalier volant du milieu est d’une élégance et d’une légèreté admirables.

En quittant l’Hôtel-de-Ville, ils entrèrent dans l’ancienne église abbatiale de Saint-Ouen, par le grand portail de l’ouest, récemment reconstruit en entier, et qui s’ouvre entre deux tours pyramidales presque aussi élevées que la tour centrale. Jean, qui avait le sentiment du beau, aussi bien que le sentiment de l’honnête, demeura saisi de surprise au milieu de cette nef aérienne dont l’ordonnance, d’une simplicité extrême, allie tant de puissance à tant de grâce.

Cette église, la merveille de Rouen, et aussi l’un des plus parfaits édifices gothiques de l’Europe entière, est surmontée à son centre d’une magnifique tour de soixante-seize mètres de hauteur, dont la partie supérieure de forme octogone, terminée par une couronne ducale, finement travaillée à jour, est flanquée de quatre tourelles qui se rattachent aux angles par de légers arcs-boutants.

À l’extérieur, cette splendide création de l’art gothique est entourée de trois côtés par un beau jardin dont les ombrages et les parterres recouvrent une vaste nécropole et les débris d’un temple romain : là est le centre de la ville actuelle.

Après avoir bien admiré, les deux jeunes garçons descendirent jusqu’au pont de pierre, qui est situé à la pointe occidentale de l’île Lacroix, et forme deux parties, chacune de trois arches. Du terre-plein où s’élève la statue du grand Corneille, œuvre de David d’Angers, ils jouissaient d’une admirable vue sur la ville et ses environs. Rouen leur apparaissait telle qu’elle est : l’une des principales villes de France par son étendue, la beauté de ses monuments, l’importance de sa population, de son industrie et de son commerce ; jadis capitale de la Normandie, elle tient dignement son rang de chef-lieu de département.

À leurs pieds coulait la Seine, beaucoup plus large et plus profonde qu’à Paris. En avant, se déroulaient à droite et à gauche du fleuve de longues suites de très beaux quais ; le port, bordé de constructions modernes ; la promenade du cours Boïeldieu — à droite, — avec la statue de bronze de l’auteur de la Dame Blanche ; le pont suspendu reliant le faubourg Saint-Sever, qui occupe la rive gauche de la Seine, et au-delà de ce pont toute une flottille de bâtiments marchands, dont les mâts, les agrès et les pavillons se confondaient en un enchevêtrement pittoresque, — barques et trois-mâts, accusant un développement de la navigation fluviale qui a plus que doublé en quelques années, grâce à des travaux d’endiguement. Plus loin encore, l’île du Petit-Gay, et l’île Alexandre ; puis un horizon de collines.

Sur la rive droite du fleuve, ils voyaient s’élever graduellement comme le sol, la vieille cité si longtemps l’objet de la convoitise des Normands, et dont Rollon, leur chef, fit une place d’armes et le centre de ses audacieuses expéditions. Au temps de la démence de Charles VI, Rouen avait soutenu encore un siège de six mois contre Henri V, roi d’Angleterre, ne cédant que vaincue par la famine, mais pour préparer, hélas ! une prison et un bûcher à Jeanne Darc.

Elle s’alignait tout entière en arrière de ses quais, la cité normande, laissant deviner un fouillis de rues tortueuses où les maisons du moyen âge se heurtent du front. Au-dessus des toits surgissaient son immense cathédrale, ses églises gothiques où l’art ogival de la Normandie et de l’Île-de-France est représenté par de parfaits modèles, ses clochers aériens, ses flèches audacieuses, ses nombreuses tours, et parmi celles-ci les tours Saint-Laurent et Saint-André, restes d’antiques édifices détruits au siècle dernier, la tour carrée de la Grosse-Horloge, de style gothique, où le beffroi, appelé aussi la cloche d’argent et plus communément « le Gros », sonne encore tous les soirs le couvre-feu : c’est une coutume à laquelle tiennent beaucoup de Rouennais. Le « Gros » n’est demeuré silencieux que pendant l’occupation prussienne de 1870-71, et ce fut une grande émotion dans la ville lorsque, le jour de l’évacuation, on entendit de nouveau le son aimé de la vieille cloche. — Des allées ombreuses font une ceinture à la ville.

À la gauche des deux amis se dessinait la place triangulaire de Saint-Sever, plantée d’arbres — entrée du faubourg de ce nom, l’un des plus populeux des six ou sept faubourgs de Rouen.

Quand ils reportèrent leurs regards en arrière, ils virent la Seine divisée d’abord en deux larges bras par l’île Lacroix — coupée de rues — à la pointe de laquelle, nous l’avons dit, se trouvait le terre-plein du pont de pierre ; au-delà, plusieurs îlots verts, piqués de peupliers, ornaient son lit plus qu’ils ne
L’Allemand se retourna brusquement (voir texte).
l’obstruaient, se prolongeant jusqu’à l’île Brouilly, sur laquelle s’appuie le viaduc du chemin de fer. Puis, se déployant au loin sur la rive gauche du fleuve, dans la direction de Sotteville, c’était une vaste agglomération de fabriques et d’usines — ces fabriques qui produisent pour cent millions de rouenneries dans les bonnes années. Éparpillées dans la plaine, leurs hautes cheminées empanachées de fumée se dressent de toute part au milieu des arbres. En face, de l’autre côté de la Seine, la côte Sainte-Catherine avançait comme un promontoire sa masse crayeuse et escarpée ; plus loin encore, la côte de Bon-Secours, enjolivée de sa nouvelle église, dominait de cent cinquante mètres de hauteur la ville et les campagnes environnantes.

Enfin, dans toutes les directions, des chaînes de hautes collines encadraient la riante vallée où le cours de la Seine forme un demi-cercle dont Rouen occupe le milieu.

Quand les deux petits Parisiens eurent amplement rassasié leurs regards de ce panorama d’aspects si variés et si pittoresques, ils longèrent le quai de la rive gauche jusqu’au pont suspendu, passèrent ce pont, et montèrent la rue Grand-Pont jusqu’à la cathédrale.

L’église métropolitaine de Notre-Dame, l’une des plus importantes de la France, se dégage difficilement du milieu des chétives maisons qui se pressent dans les rues étroites qui bordent ses flancs. Sa façade, véritable dentelle de pierres, déploie sur une place trop restreinte, ses trois porches, ses rosaces, ses vitraux. Une tour, la tour Saint-Romain, termine sa façade nord ; au midi est une autre tour, la tour de Beurre. La tour Saint-Romain, isolée de trois côtés, renferme les cloches et le mécanisme de l’horloge ; l’autre tour doit son nom bizarre aux aumônes recueillies en échange de la permission accordée de faire usage de beurre en temps de carême : les deux galeries à jour de cette tour, ses quatre hautes fenêtres, sa terrasse et sa bordure de balustres déliés, en font une des plus élégantes constructions du quinzième siècle.

Le portail de la cathédrale serait un modèle du style ogival de la dernière époque dans toute la richesse de son ornementation, si le temps et les hommes n’y avaient exercé d’effroyables ravages : c’est un assemblage étonnant de galeries, de colonnettes, de dais, de pinacles, d’aiguilles, de statues, de bas-reliefs, de feuillage découpés, de fleurons ; mais tout cela a été mutilé dans la délicatesse de son exécution par les calvinistes, en 1562, ou rongé par l’humidité du climat.

La tour de pierre qui s’élève au milieu de la croisée des transepts est dominée par une flèche en fonte récemment terminée, la plus haute pointe d’édifice existant dans le monde, car elle n’a pas moins de cent cinquante mètres au-dessus du pavé.

Jean et son camarade pénétrèrent dans la cathédrale pour y voir les tombeaux. Ceux de Rollon, de Guillaume Longue-Épée, de Richard Cœur-de-Lion et de beaucoup de Normands célèbres figurent dans une sorte de musée historique ; l’œuvre statuaire la plus belle est le mausolée de Louis de Brézé, dont on attribue les sculptures à Jean Goujon et à Jean Cousin ; le tombeau des cardinaux d’Amboise, œuvre de Rouland Leroux, « maître maçon » de la cathédrale, est aussi fort remarquable.

Mais il fallait se hâter : Barbillon, en digne neveu de sa tante Pelloquet, tint encore à faire voir à son camarade le palais de justice, que Jean considéra comme l’un des plus beaux monuments de la ville. C’est en effet un bien remarquable produit de l’architecture gothique et de la Renaissance. Le palais de justice se compose d’un bâtiment principal et de deux ailes en retour d’équerre. L’architecture du quinzième siècle n’a rien donné de plus riche ni de plus achevé que l’ornementation de la façade, dont le milieu est occupé par une très jolie tourelle octogonale qui divise cette façade en deux parties. Les piliers angulaires des trumeaux, chargés de dais, de clochetons, de statues, les délicates sculptures des fenêtres, l’élégante balustrade de plomb qui termine le toit, la belle suite d’arcades régnant en forme de galerie sur toute la longueur de l’entablement, multiplient les perfections de cet édifice. Jean et son ami se firent montrer la vaste salle des Procureurs, dont la voûte semblable à la carcasse d’un navire renversé est d’une remarquable hardiesse…

On ne s’étonnera pas que la journée tout entière se fût écoulée dans cette visite, même si rapide, du chef-lieu de la Seine-Inférieure. Barbillon conduisit l’ami Jean chez sa tante où il fut gardé jusqu’au lendemain, dame Pelloquet trouvant que son « neveu ne pouvait que gagner aux bonnes manières » de ce vrai Parisien, pour qui le canotage n’était pas l’idéal suprême.

Les deux jeunes garçons avaient décidé d’aller ensemble à Quatre-Mares. La tante de Barbillon à qui Jean plut, autant peut-être par sa modestie et sa raison précoce que par sa belle montre à chaîne d’or, les laissa partir, invitant son neveu à se régler en tout sur les « bonnes manières » de son camarade.

Les voilà donc en route. Ils se rendirent à l’Asile par le faubourg Saint-Sever. Comme ils approchaient de Quatre-Mares, l’attention de Jean fut attirée par un individu d’étrange allure qui, marchant presque à reculons, comme pour se dérober tout en observant s’il n’était pas suivi, prenait la route de Petit-Couronne, laquelle passe entre la Seine et la forêt de Rouvray, le long du chemin de fer. Il avait jeté sa vareuse sur son épaule gauche.

— Que regardes-tu ? lui dit Barbillon.

— J’ai la tête si pleine de mon Allemand, répondit le petit Parisien, que je crois le voir partout.

— Mais puisqu’il est à l’Asile !

— C’est vrai… enfin, c’est comme ça !

— Est-ce qu’on me laissera entrer à l’Asile ? demanda le petit mousse.

— Je voudrais bien voir… du moment que tu es avec moi, dit Jean en cherchant à se grandir.

On les fit entrer dans un parloir pour attendre que le directeur fût visible. Au bout d’un quart d’heure, les deux jeunes garçons perçurent une rumeur qui allait grandissant dans les couloirs, dans les jardins… Qu’était-ce donc ? Qu’était-il arrivé ? On eût dit que le feu se déclarait dans l’asile des aliénés. Un gardien passant près de la porte ouverte du parloir, leur dit :

— Il s’est ensauvé !

— Qui donc ? demanda Jean.

— L’Allemand… On ne le trouve nulle part. Il yen a comme ça qui se cachent… Lui, aura passé par-dessus les murs.

Jean n’écoutait plus : il était sûr maintenant d’avoir rencontré Hans Meister au croisement de la route de Petit-Couronne.

— Viens vite, cria-t-il à Barbillon.

Et tous deux courant follement s’échappèrent de l’asile de la folie.

— Il me faut mon Allemand ! criait Jean. Je le rattraperai !… dussé-je traverser la Seine à la nage pour le happer aux oreilles comme un sanglier.

— Comme tu y vas ! murmura Barbillon déjà tout essoufflé. C’est que je ne sais pas nager, moi ! Et puis que dira ma tante ?

— Je te ramènerai à elle pétri « de bonnes manières », répliqua Jean, bien que dans la circonstance il n’eût pas envie de rire de la dame Pelloquet, ni de personne. — Viens toujours !