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Le Tour de France d’un petit Parisien/2/5

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Librairie illustrée (p. 320-331).

V

Un nouvel exploit de Hans Meister.

Hans Meister ne s’était rendu à Évreux que pour y prendre le chemin de fer de Bernay. Ayant fait à pied le trajet de Louviers à Évreux, il n’était arrivé dans cette dernière ville que fort avant dans la soirée. Personne ne l’avait vu, et lorsque Jean s’informa d’un Allemand, tout à la fois grotesque et effrayant de passage dans la ville, on ne sut de qui il voulait parler.

Alors le petit Parisien courut à la gare. Là, en raison du petit nombre de voyageurs qui descendent de wagon ou y montent, on avait remarqué l’énigmatique étranger. Il avait pris un train de nuit allant vers l’ouest ; pour où ? c’est ce qu’on ne put dire.

Jean se concerta avec Barbillon, et ils décidèrent de partir sur l’heure pour la première station, qui était Conches, sauf à pousser jusqu’à Beaumont-le-Roger, Bernay, Lisieux et même plus loin, à Caen, où ils trouveraient dans le baron du Vergier un auxiliaire utile.

— Il faut, répétait Jean, que je mette la main sur cet homme abominable !

Il était 4 heures 37 de l’après-midi lorsqu’ils montèrent en wagon. Le train sortit de la station, dominée à sa gauche par des coteaux boisés, limitant au nord la forêt d’Évreux. La voie ferrée remontait la vallée de l’Iton, où fumaient plusieurs usines, entre autres une grande fabrique de papier ; là, se développaient aussi les vastes bâtiments d’un asile d’aliénés. Bientôt, à droite, se montra Bérengeville, avec son petit château en briques sur un mamelon. Puis l’Iton fut franchi à peu de distance de la Bonneville, village près duquel se voient encore quelques restes de l’abbaye de la Noë, fondée par l’impératrice Mathilde, fille d’Henri Ier roi d’Angleterre et femme d’Henri II
Il appuya une main sur la bouche de sa victime (voir texte).
empereur d’Allemagne. Après avoir dépassé plusieurs forges et hauts fourneaux, auxquels la vallée fournit à la fois le combustible et le minerai, la voie ferrée traversa de nouveau l’Iton, dont les eaux formaient plusieurs cascades, arrosant de grandes et belles prairies où paissaient des troupeaux de bœufs.

Peu après, du même côté, se montra Glisolles, son église surmontée d’un clocher aigu, et son château moderne, bel édifice de briques encadrées de pierres blanches, situé sur le flanc d’une colline, et entouré d’un parc où de belles eaux circulent à travers des bouquets de pins.

Après avoir longé sur la gauche un bois de sapins jeté sur les pentes d’un coteau, la voie traversa le bois de Fresne ; le Rouloir fut franchi sur un élégant viaduc. En ce moment, Conches, la flèche élancée de son église, et son vieux donjon se profilant sur l’azur du ciel, se laissèrent à peine entrevoir : la voie ferrée s’enfonça dans un tunnel creusé dans les flancs de la colline qui porte cette petite ville.

Il n’était guère plus de cinq heures, lorsque Jean et son camarade descendirent à la station de Conches. Une large avenue s’ouvrant à droite de la station montait vers la ville. Mais fallait-il aller si haut pour avoir des nouvelles de Hans Meister ? Jean questionna les employés : il n’était descendu à Conches que des gens de la localité.

Les choses se compliquaient. Jean paraissait consterné.

— À quelle heure le prochain train pour… Bernay ? demanda-t-il.

— À sept heures, sept.

Les deux jeunes garçons avaient deux heures devant eux. Ils montèrent enfin vers la ville. L’avenue qui y conduisait aboutit à un plateau, borné à gauche par les premières maisons, à droite par un bois, et planté d’arbres magnifiques sous lesquels sont creusés des bassins servant de lavoirs publics.

Par désœuvrement, ils visitèrent l’église de Sainte-Foy, qui mérite certainement d’être vue, car elle est classée parmi les monuments historiques. Non loin de cette église, passant sous une arcade voûtée, ils allèrent de la principale rue de la ville aux ruines du donjon. Les restes de cette forteresse du onzième siècle sont conservés soigneusement par la municipalité, qui les a achetés pour la somme de 18,000 francs, les a fait restaurer, et consacre annuellement une somme assez forte à leur entretien. Ces vieilles murailles rappellent aux bourgeois de Conches l’importance militaire de leur ville tant de fois prise et reprise par Philippe Auguste, le duc de Lancastre, Duguesclin, Henri V d’Angleterre, Charles VII, les Ligueurs et bien d’autres !

Les fossés du donjon ont été utilisés pour l’établissement d’un promenoir et d’un jardin public.

Un chemin circulaire, bordé de haies vives, et soutenu par des murs flanqués de quatre ou cinq tourelles, monte jusqu’à mi-hauteur du donjon, grosse tour ronde ; du sommet, on découvre une très belle vue sur la vallée du Rouloir, le viaduc du chemin de fer… Des lilas ont pris racine dans l’épaisseur des ruines, dont des lierres vigoureux et des plantes grimpantes couvrent les murs extérieurs.

Les deux jeunes garçons firent un léger repas dans un restaurant et redescendirent à la gare. À sept heures et quelques minutes ils partaient pour Bernay.

La voie, encaissée dans une profonde tranchée, laissait à gauche la forêt de Conches et à droite le vaste parc au milieu duquel se trouve le château de Calais. Le train franchit ensuite la Rille, et descendit jusqu’à Beaumont-le-Roger la riante vallée où coule cette rivière. À la forêt de Conches avait succédé la forêt de Beaumont.

Pendant les chaleurs de l’été les eaux de la Rille se perdent sous terre au moulin de la Chapelle, pour reparaître sept kilomètres plus loin, près de Grosley, au lieu dit la Fontaine-Roger, ou la Fontaine-Enragée.

La nuit arrivait lorsque les deux jeunes garçons soucieux l’un et l’autre à cause de Hans Meister et de la tante Pelloquet, passèrent devant Beaumont-le-Roger, vaguement entrevu au delà de la Rille, assis au milieu de belles prairies et abrité au nord par une chaîne de collines boisées. Sur une élévation se dressait l’église de Beaumont, dont une tour carrée percée de grandes ouvertures dans le style flamboyant, ornement du portail principal, se détachait en noir sur une ciel gris.

Après, au confluent de la Rille et de la Charentonne, se montra aux lumières Serquigny. De nombreuses usines où le travail du jour venait de cesser couvraient les bords de la Charentonne…

À gauche de la voix ferrée se prolongeait la forêt de Beaumont, puis le bois du Chouquet, et à droite les châteaux de Courcelles et de Menneval brillamment éclairés dans ces premiers jours d’ouverture de la chasse et de large hospitalité. De nombreuses maisons de campagne s’éparpillaient, illuminées, sur les flancs des coteaux boisés qui dominent au nord la vallée de la Charentonne.

Enfin Bernay apparut dans la vallée, adossé à un coteau et perdu dans les vapeurs du soir, que perçaient encore les clochers de ses deux églises…

Il était près de huit heures et demie lorsque Jean et Barbillon se trouvèrent dans les rues sombres de la vieille ville normande, presque toutes bordées de porches en bois vermoulus, et où les antiques constructions abondaient.

La population ouvrière venait de quitter les filatures de coton, les manufactures de toiles et de rubans de fil et de coton, les filatures de laine, les minoteries, les moulins à huile, les tanneries, les papeteries, les scieries mécaniques, les fonderies de fonte, les ferronneries, les verreries, et les autres établissements industriels qui donnent la vie au pays. Y avait-il des Allemands parmi ces ouvriers qui prenaient le frais, groupés sur les petites places, allumaient une pipe, ou couraient se coucher ? C’était peu probable… Telle fut pour Jean l’impression décourageante du premier coup d’œil. Mais alors pourquoi s’obstinait-il à vouloir trouver Hans Meister à Bernay ? Le pauvre garçon n’en savait plus rien et perdait réellement la tête. Il soupirait profondément, et il avoua enfin à son compagnon qu’il désespérait de mettre jamais la main sur l’Allemand détesté.

— Eh bien ! fit l’autre, retournons à Rouen par le plus court chemin. Il n’est peut-être pas trop tard pour apaiser ma tante… Nous aurions pu nous renseigner à la gare, ajouta-t-il, d’un ton de regret.

— C’est pourtant vrai ! dit Jean. Et pour réparer sa maladresse il voulut tout de suite prendre le chemin de la station.

Là, aux questions qu’il fit on répondit qu’aucun personnage répondant au signalement donné, n’était descendu des trains de la journée.

— Mais c’est un voleur ! répétait Jean pour mettre les gens dans ses intérêts. Un voleur, je vous dis, et j’aimerais mieux qu’il m’eût dérobé ma montre…

Au mot de voleur, on faisait cercle autour des jeunes garçons : où pouvait donc être passé ce voleur ?

Un homme d’équipe de la gare de Serquigny, arrivé par le même train que Jean et Barbillon, affirma qu’un Allemand, taillé sur le modèle décrit, était descendu à Serquigny, un « chanteau » de pain sous le bras, tout exprès semblait-il comme pour s’y prendre de querelle avec un chacun. « Il ne voulait entendre à rien ni à personne. » Traité par le chef de gare de foinillard[1], d’aversat[2] et d’espion, il avait repoussé, ces injures — dont il ne comprenait sans doute que la dernière — prétendant avoir sauvé la vie au fils d’un riche meunier de la Commanderie, près du Neubourg, pendant la guerre, dans les ambulances prussiennes ; et affirmant qu’il se faisait fort d’être bien accueilli par cet homme, chez qui il se rendait. L’Allemand ajoutait qu’il avait longtemps cherché cette Commanderie ; mais, que maintenant il savait de quel côté se diriger.

Et il avait pris la voiture du Neubourg.

Jean dut s’estimer fort heureux d’être ainsi renseigné sur les agissements de son Allemand. Il reprit courage.

Rien de plus exact que ce qu’avait dit Hans Meister : il pensait trouver assistance chez le meunier au fils de qui il avait rendu quelques services, au temps où il remplissait de très humbles fonctions dans les ambulances de l’armée d’invasion. Le compère de Jacob comptait que la somme nécessaire pour retourner en Allemagne ne lui serait pas refusée…

Jean n’avait pas à hésiter. Il devait se mettre à la poursuite de l’Allemand. Forcé de passer la nuit à Bernay, il remit au lendemain à la première heure, le retour à Serquigny, pour y prendre la voiture du Neubourg.

Tout cela fut exécuté rigoureusement.

Le lendemain, à midi, Jean et son camarade arrivaient au Neubourg. De là, ils allèrent à pied à la Commanderie : c’est un village situé à trois quarts de lieue, dans la riche plaine bien cultivée qui environne le Neubourg. Les champs de blé moissonnés laissaient voir partout le sol hérissé de chaume, et chaque pièce de terre marquait ses limites par de hautes meules de gerbes dorées.

Jean et Barbillon arrivèrent à la Commanderie, remarquable par la mare verdâtre qui occupe le centre du village et le beau clos de pommiers joint à la maison d’école. Le meunier, ce devait-être le père Quévilly, leur dit-on ; mais il n’était plus riche ; des spéculations malheureuses sur les grains l’avaient ruiné, et il vivait retiré, non loin de là au Bec-Hellouin, près de Brionne. Ces renseignements, obtenus des premiers paysans à qui Jean s’adressa, lui firent comprendre pourquoi il ne rencontrait pas Hans Meister. L’Allemand avait paru la veille à la Commanderie et s’était dirigé immédiatement vers le Bec. On dit à Jean qu’il boitait.

Sans perdre une heure, Jean essaya de le rattraper, entraînant encore une fois de vive force son ami Barbillon. Ils prirent par la route de Fontaine-la-Soret, et suivirent un bout de temps le chemin bordé de peupliers qui mène de Paris à Cherbourg. Là, se trouvaient de belles prairies, s’étendant aux pieds des coteaux boisés. De grandes vaches rousses plongeaient leur mufle avec volupté dans les herbes humides.

Ils quittèrent la route nationale et, remontant au nord, ils se dirigeaient vers Brionne, lorsque à leur grande surprise, une cavalcade formée de jeunes chevaux arriva derrière eux. Les plus fougueux étaient montés par des cavaliers de la remonte qui les maîtrisaient non sans quelque peine. Jean et Barbillon, invités familièrement à se mettre en selle sur des poulains menés en laisse, ne se le firent pas dire deux fois. Ces chevaux appartenaient au dépôt de remonte du Bec. En moins d’un quart d’heure la cavalcade atteignit Brionne et la traversa.

C’est une jolie petite ville de 4,000 habitants, dans la vallée de la Rille. À l’est, sur une hauteur, deux énormes pans de vieilles murailles semblent là pour attester l’existence d’une ancienne forteresse féodale qui, longtemps, a protégé le pays.

De Brionne au Bec l’ardente troupe de jeunes chevaux ne mit guère plus de quarante minutes, en suivant la route de Brionne à Pont-Audemer.

Ils étaient arrivés.

Ce petit village du Bec-Hellouin, bâti au pied d’une montagne, est baigné par l’étroit ruisseau du Bec. C’est une localité célèbre par son antique abbaye de bénédictins, fondée au commencement du onzième siècle, et qui porta longtemps le titre de chef d’ordre. Il s’y était formé sous la direction de Lanfranc, qui devint archevêque de Canterbéry, une école d’où sortirent saint Anselme, Robert du Mont, le pape Alexandre II, Yves de Chartres et une foule d’évêques et d’abbés. Les plus nobles familles de France et d’Angleterre y envoyaient leurs enfants qui, avant de devenir ennemis, vivaient en condisciples.

Les bâtiments de l’abbaye après avoir servi à loger un haras, au dix-septième siècle, sont actuellement occupés par un dépôt de remonte pour l’armée. Non loin de l’endroit où fut l’église abbatiale, une haute tour isolée se dresse au-dessus des anciennes constructions de l’abbaye. Elle a été restaurée aux frais de l’État.

Jean et Barbillon, dont cette course à cheval avait fouetté le sang, se rendirent pleins d’entrain chez l’ancien meunier : l’Allemand ne s’était pas encore présenté à lui ! Jean, heureux de l’avoir enfin devancé, expliqua au père Quévilly ce qui l’amenait au Bec, et combien il avait à se plaindre de Hans Meister. Le bonhomme Quévilly — un vieux homme à qui des cheveux blancs tombant sur les épaules donnaient un air vénérable : un saint, attablé devant un pot de cidre — parut s’intéresser vivement au jeune garçon, et lui promit d’empêcher l’Allemand de s’éloigner avant qu’il eût accordé toutes les satisfactions exigibles. Il ne nia pas que son dernier fils, Sénateur, blessé dans les batailles livrées autour de Metz et fait prisonnier, n’eût eu à se louer du personnel d’une ambulance prussienne ; mais ce n’était pas une raison pour s’aveugler sur les procédés d’un aventurier capable de molester un orphelin.

— Qu’il vienne : il sera bien reçu, dit-il, pour lui apprendre à aller « drait » devant lui.

— Vère ! s’écria la mère Quévilly en train de plier du linge qui sentait bon l’iris ; rien que d’entendre dire tout ça, j’en suis tout ensangmêlée !

Sur les assurances qu’il recevait, Jean alla prévenir le maire. Cela fait, il ne restait plus qu’à se mettre à la recherche du garde champêtre Pitoiset, commission dont Jean se chargea volontiers.

Quelques minutes plus tard, suivi de Barbillon, il côtoyait la lisière du bois du Mont-Mal, où il devait, selon les indications du maire, rencontrer le garde champêtre. Les deux jeunes garçons s’entretenaient de l’abbaye du Bec, et Barbillon, qui avait polissonné aux alentours de Rouen, assurait avec raison, que les restes de l’abbaye de Jumièges — à quelques lieues au nord du Bec, et dans l’une de ces presqu’îles que forme la Seine grâce à ses méandres — offrait des ruines bien autrement pittoresques : les deux tours de la façade de son église, la tour du milieu, les arceaux, les piliers sculptés… Tout cela vu du bord du fleuve. C’est à la suite d’une partie de canot faite à Jumièges avec de joyeux camarades, que la tante Pelloquet, se fâchant pour tout de bon, avait décidé que son neveu le canotier serait mousse et tâterait de l’eau salée.

Comme Barbillon s’étendait selon son habitude sur le chapitre du caractère revêche de la tante Pelloquet, un homme de mauvaise mine surgit tout à coup de derrière les arbres du bois, armé d’un épais bâton fraîchement coupé. Jean poussa une exclamation de surprise et de frayeur en reconnaissant Hans Meister, et devina à son air farouche qu’il méditait de sinistres desseins.

— J’ai l’honneur ! fit l’Allemand pour entrer en matière. Ah ! Tarteiffle ! l’occasion est bonne, ajouta-t-il ; et il y a trop longtemps que ça dure ! Chacun son tour !

C’est en vain que Jean recula de quelques pas. L’Allemand, de sa large main nerveuse, le saisit par le collet de sa blouse et le souleva, tout en tenant à distance Barbillon qu’il menaçait de son bâton.

Jean se mit à crier et à lancer des coups de pied dans les jambes de son agresseur.

Barbillon réussit à saisir le bâton et essayait de l’arracher à l’Allemand ; mais celui-ci jeta au loin avec violence le pauvre enfant qu’il tenait suspendu. Jean tout étourdi tomba entre deux jeunes arbres qui s’écartèrent sous son poids pour reprendre leur position en le retenant captif par le bras et l’épaule gauches. L’Allemand, se sentant maître de lui, tourna sa fureur contre Barbillon. Il le frappa de son bâton sur les bras, et voyant que le camarade de Jean se baissait pour ramasser une grosse pierre pointue, il lui asséna sur la tête un violent coup de son bâton.

Barbillon s’affaissa sur ses genoux sans proférer une parole, il ferma les yeux ; un filet de sang suinta de son front ouvert.

— À nous deux maintenant ! fit l’Allemand en s’avançant vers le petit Parisien. Sa physionomie révélait des intentions atroces. Il leva haut son terrible gourdin et il allait, bien sûr, commettre un meurtre, lorsque ses yeux louches aperçurent à quelques pas de sa victime, sur la mousse, la montre d’or avec sa chaîne, présent de miss Kate : elle s’était décrochée lorsqu’il avait secoué Jean.

Soudain, en homme qui appartient à une race positive, Hans Meister, retint le coup, mortel peut-être, qu’il allait donner.

Il se précipita sur la montre pour s’en emparer, et la prit. Il la regarda une seconde d’un œil ébloui, puis la glissa dans la poche de son paletot.

Jean suivait les mouvements de l’Allemand. Le premier saisissement passé, il put enfin appeler à l’aide, criant au voleur ! et à l’assassin !

Hans Meister regardait sur la route devant lui et derrière, et ne voyant venir personne au secours des jeunes garçons, il ricanait affreusement. Il tenait enfin sa vengeance, et de plus, largement, les moyens de s’en retourner dans son pays.

Il mit un pied sur la poitrine de Jean pour le faire taire.

— Sacrament ! jura-t-il en hésitant encore à le broyer sous son pied. Malheur, s’il dit un mot de plus !

Le pauvre enfant tout pâle, n’avait plus qu’un râle dans le gosier.

L’Allemand, roulant ses yeux louches, semblait réfléchir. À quoi ? sous ses semelles usées, il venait de sentir un portefeuille, et il devinait d’instinct que là, sans doute, se trouvaient les ressources qui permettaient au petit Parisien de s’attacher à lui et de le tourmenter depuis plusieurs semaines. Alors se penchant, il appuya rudement une main sur la bouche de sa victime.

Jean mordit au sang cette main cruelle.

L’Allemand, de plus en plus farouche entr’ouvrit la blouse du jeune garçon, malgré les efforts de Jean pour l’écarter et se défendre ; il se saisit du portefeuille et, se relevant d’un bond, il joua des jambes, et rentra dans le bois, où bientôt il disparut…

— Jean ! soupira une voix mourante.

C’était Barbillon qui revenait à lui.
Qui vous a arrangés comme çà, mes éfans (voir texte).

— Mon pauvre Barbillon ! fit Jean sans pouvoir remuer.

— Au secours ! Je n’y vois plus ; mon sang me coule sur le visage…

C’était vrai. Jean faisant un effort violent réussit à se tourner du côté où gisait son camarade.

— Eh bien ! ton Allemand ! murmura celui-ci. Tu le voyais déjà entre les mains du garde champêtre… Il nous a rossés… Je suis mort… et toi ? si j’allais trépasser, tu connais la maison de ma tante ? Rappelle-toi : quai du Mont-Riboudet… Oh ! si tante Pelloquet passait par ici et me trouvait dans cet état !… Cette fois, elle m’enverrait au pôle nord, dans les glaces…

— Tu te sens donc capable d’aller encore quelque part ?

— Dame ! je ne sais pas trop ; j’ai un trou au front à y mettre le doigt. Attends, je vais aller te montrer ça… si j’en ai la force… Non, viens plutôt, toi.

— Impossible de bouger, mon vieux. J’ai le bras pris comme dans un étau. Il n’y a que toi pour me dégager…

— Tu n’as que ça ?

— Oh ! je crierais si j’avais moins de courage… si tu savais ce que j’endure ! mais viens vite à mon secours. S’il allait revenir, il nous tuerait pour tout de bon, cette fois…

Barbillon se souleva enfin et se traîna jusqu’à son camarade.

— Il m’a tout pris, lui dit Jean à demi-voix comme s’il craignait en se plaignant de voir revenir l’Allemand.

— Quoi, tout ? demanda Barbillon.

— Ma montre… mon argent.

— Comment ferons-nous pour manger ?

— Ah ! je vois que tu n’es pas mort… S’il te reste des forces, dit Jean d’une voix suppliante, écarte un de ces arbres qui me broient… Encore ! encore un effort !… Me voilà ! s’écria-t-il en se remettant sur pied. Oui, ce misérable Allemand m’a volé ! Comment ne nous a-t-il pas tués ?

— S’il allait revenir pour nous achever ?

— C’est ce que je te disais tantôt ; c’est bien là ma grande peur.

Ils entendirent dans le bois un grand bruit de pas et de branches brisées, et tous deux pâlirent.

— Sauvons-nous, Jean ! cria Barbillon.

Jean apercevant le garde champêtre retint son camarade.

— Eh là ! fit maître Pitoiset ; comme vous v’là effabis[3], les gars ! Et celui-là, avec son atout à la face, et du sang ! il est quasiment matrassé. C’est-y Dieu possible ! Oh ! mais je vas verbaliser… Qui vous a arrangés comme ça, mes éfans ? Queuque mauvais rôdeur ben sûr ? Contez-moi ça de fil en aiguille, et je « balierai » le pays du gueux qui a fait le coup. Toi, c’est la tête qu’est rompue, dit-il en s’adressant à Barbillon, et toi petiot ? demanda-t-il à Jean…

Jean posa sa main sur son estomac, où le pied de l’Allemand avait laissé une douleur sourde.

— Toi, c’est à la caillette qu’on t’a campé un atout…

» Oh ! comme je vas verbaliser, annuit !

— Si nous avions un peu d’eau pour boire ? dit Jean.

— Pour me laver la figure ? ajouta Barbillon.

— Y a ben la mare de l’iau nette, près de la bijude[4] au cantonnier, mais c’est quasiment à un quart de lieue. Faut dévaler au Bec ou au Bec : je m’entends ben : au riolet ou au village.

— Mais je ne peux pas faire un pas, dit Barbillon en gémissant.

— Alors, je vas quéri de l’iau, dit obligeamment le brave Pitoiset.

— Non, non, restez ! s’écria Barbillon. L’autre n’aurait qu’à revenir avec son bâton.

— Nous disons donc un bâton ? une trique quoi ! c’est pour mon procès-verbal. Ephrem, le ptiot à la mère Crétu m’écrira ça. Une trique… Apreux ?

— Après, fit Barbillon, je sens que je m’en vais faute de secours.

Et il se laissa tomber, plutôt qu’il ne s’assit sur une grosse pierre moussue.

— Je vais aller en courant jusqu’au village, dit Jean.

En ce moment le roulement d’une voiture légère attira l’attention de tous.

— C’est le cabriolet au docteur Ducosté, dit le garde-champêtre. C’est comme si que t’étions guari mon p’tiot.



  1. Rôdeur.
  2. Fou, possédé du diable.
  3. Pâles, défaillants
  4. Masure de paille à murs d’argile.