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Le Tour de France d’un petit Parisien/2/9

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Librairie illustrée (p. 362-373).

IX

Cydalise

L’Exposition ferma ses portes ; Paris, tout à coup envahi par les Français venus des quatre coins du pays, et les étrangers venus des cinq parties du monde, vit ce flot débordant s’écouler peu à peu ; Paris reprit son ancienne physionomie ; chacun se remit au travail, mais un peu fatigué, comme au lendemain d’une fête…

Jean travaillait, lui aussi. M. Pascalet l’avait placé chez un libraire du quai des Grands-Augustins, qui éditait principalement de ces livres de mince fabrication qui forment le principal lot de la balle du colporteur… Il travaillait et il grandissait ; mais il ne parvenait pas à surmonter son chagrin. Cet enfant ne riait jamais. Tout lui rappelait ce qu’il appelait sa « déchéance ». Il avait exigé que le vieux savant, en le présentant à la librairie du quai des Grands-Augustins, se bornât à lui donner le nom de Jean ; et comme cela produisait un certain étonnement, le jeune garçon pour dissiper toute interprétation fâcheuse, déclara qu’il était volontairement sans nom de famille, et qu’il en serait ainsi jusqu’à ce qu’il eût lavé le nom de son père d’une odieuse imputation. Il lui en coûtait d’agir de la sorte, mais ce devait être pour lui un stimulant de plus…

Un stimulant ! Tout ce qu’il était possible de faire, Jean ne l’avait-il pas fait ? Son dernier espoir, hélas ! s’était évanoui avec Hans Meister, — sa montre et son argent en plus. On ne sut rien du chemin pris par l’Allemand. Quant à la malle de ce toqué malhonnête, revenue à Quatre-Mares, il se trouva qu’elle ne contenait pas le carnet si énergiquement convoité par le petit Parisien…

Elle n’avait pas donné d’elle une haute idée, cette gendarmerie mise aux trousses du compère de Jacob ; et pas davantage dans sa recherche de la petite Emmeline, dont on ne put découvrir aucune trace.

Hans Meister en s’emparant de ces papiers qu’il importait à Jacob de posséder ou de détruire, devait avoir songé à exercer dans la maison de Jacob et de Grédel Risler une autorité absolue ; mais en passant par le Niderhoff les calculs de l’Allemand avaient dû être déconcertés par l’emprisonnement de la digne femme de son compère… Qu’était devenu ce fou dangereux ? Peut-être, à cette heure, la montre d’or de miss Kate faisait le plus bel ornement d’un cabanon, dans quelque Asile d’outre-Rhin, où Hans Meister occupait ses loisirs à essayer la solidité des barreaux de fer de sa fenêtre.

Cet Allemand de malheur ! Jean ne pouvait détourner sa pensée de lui. Éveillé, il le voyait partout à ses côtés ; il le voyait marcher dans son ombre ; la nuit Hans devenait la principale figure de ses cauchemars. Cependant, faut-il l’avouer ? Jean se réfugiait parfois dans la société de ce désagréable compagnon, pour échapper à une autre obsession d’un caractère tout différent, mais plus redoutable encore ; c’était l’image chérie et regrettée de la douce Emmeline, obstinément présente à la pensée du jeune garçon dès que Hans Meister ne l’occupait plus tyranniquement.

Les mois, les saisons s’écoulaient, et Jean comprenait enfin que sa peine insurmontable était faite de deux chagrins : de n’avoir pas réussi à restituer au nom de son père le modeste éclat dont il était digne, — et d’aimer Emmeline au point d’être jaloux de la tendresse de la mère affligée pour la pauvre enfant ravie…

De temps en temps la baronne du Vergier ou Maurice écrivaient à Jean. La baronne ne cessait d’exhaler sa douleur ; elle donnait cent formes à sa plainte toujours renouvelée ; s’étendait sur les grâces que devait avoir la petite en grandissant ; priait Jean de bien lui dire, de lui répéter l’impression qu’elle lui avait faite ; elle sollicitait de sa plume un portrait ressemblant comme une photographie.

Dans ses réponses, Jean se faisait violence pour dissimuler son humeur inquiète. Il pensait souvent qu’avec plus de retenue dans ses paroles, la mère prétendue de la petite danseuse ne se serait pas effrayée et enfuie avec la jeune fille. Et il s’en voulait. En s’y prenant mieux, se disait-il, il serait peut-être parvenu à éclaircir le mystère de la première existence de la pauvre petite. Avec davantage de prudence de sa part, la baronne aurait pu apparaître en temps opportun, se ressaisir de son enfant. Mais alors une pensée mauvaise venait troubler le jeune garçon : il voyait Emmeline perdue pour lui de toutes les manières, soit rendue à sa famille, soit exploitée par cette affreuse femme qu’elle appelait sa mère. Et quelque affliction que lui montrât la baronne dans ses lettres, il ne pouvait se résoudre à décider, dans son égoïsme naissant et sous l’influence de ses déceptions successives, laquelle des deux manières de perdre Emmeline était la moins cruelle pour lui.

Sur ses entrefaites, l’oncle Blaisot fut informé du décès de Grédel Risler. La malheureuse était morte en prison…

— C’est maintenant, dit l’ébéniste à son neveu en lui annonçant cette nouvelle, c’est maintenant que ton parent Risler va pouvoir épouser une riche héritière ; peut-être la demoiselle d’Aurillac, si elle est toujours à marier ! Un ancien sergent, chevalier de la Légion d’honneur, peut prétendre haut… Ayant opté, il aurait même la faculté de choisir en France et en Allemagne. Voilà pour lui une belle occasion d’achever de faire peau neuve ! Tu auras beau t’agiter, mon garçon, ajouta-t-il avec un ricanement qui faisait mal à Jean, Jacob Risler recevra une perception, quand il la demandera en récompense de ses bons services. S’il y a eu un traître dans la famille — de ton côté — ce n’est pas sa faute à ce brave soldat ! À présent, vois-tu c’est coulé en bronze. À ta place je n’essayerais même plus de revenir sur le passé. C’est comme ça ; eh bien ! il faut en prendre ton parti. Il y a des innocents qui montent sur l’échafaud… ça se voit ! C’est bien autre chose ! On ne t’a pas coupé la tête… c’est-à-dire…

— Oui, oui, mon oncle, je vous comprends, dit Jean, tandis que l’ébéniste pour éclaircir ses idées, se versait le fond d’une bouteille de quelque chose, placée à sa portée.

Ce ne sont pas les exhortations avinées de l’oncle Blaisot qui pouvaient modifier la manière d’être du petit Parisien. Les consolations du frère de sa mère ne réussissaient guère auprès de Jean. Le jeune garçon se sentait de plus en plus isolé ; il devenait triste à en être malade. Il n’avait pas eu d’enfance ; il semblait menacé de n’avoir point d’adolescence. Muri, prématurément pour les soucis de la vie, et affaibli par un trop prompt développement de certaines facultés, il paraissait ne devoir jamais être en état de supporter virilement, de secouer même avec l’énergie désirée, les contrariétés, les injustices avec lesquelles on se trouve aux prises.

Cependant il s’acquittait bien de son emploi. Son « patron » en le voyant taciturne, absorbé, mais ne se laissant jamais distraire par aucune futilité, augurait avantageusement de l’avenir du jeune garçon.

Jean atteignait sa quinzième année lorsque le libraire-éditeur chez qui il travaillait songea à l’envoyer dresser un étalage de livres de très bas prix, à la grande foire de Lille, qui commence le 1er septembre et dure cinq semaines. Cela devait, selon ce respectable commerçant, former le jeune commis aux affaires, et le distraire de ses idées noires. Jean n’avait pas à refuser ; et c’est ainsi qu’un beau matin de septembre, il se trouva installé au cœur de la Flandre française, dans une étroite baraque de planches, sous les arbres de la promenade où se tient la foire.

C’était la première fois que Jean, pris au sérieux et traité en jeune homme, assumait une réelle responsabilité. Aussi était-il tout entier à son étalage.

Il ne criait pas comme les camelots parisiens : — Voyez la vente ! mais grâce à un véritable talent d’observation, il découvrait promptement le livre que cherchait tel ouvrier filateur courbé devant son étalage, avec un front ridé, l’air songeur, une grosse tête encadrée dans de longs et rares cheveux gris de fer ; et il présentait des biographies d’inventeurs célèbres, des Richard Lenoir, des Oberkampf, des Philippe de Girard, des Jacquard, des Denis Papin ; il se doutait de ce qui convenait à tel ou tel groupe d’ouvriers, échappés en blouses noires ou en gilets tricotés, de ces fabriques, de ces manufactures dont les mille cheminées s’alignent dans les rues larges et droites de Lille, — filatures de lin, de laine, de coton, fabriques de flanelle, de toiles, de batiste, de tulle, de dentelles. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour distinguer l’ouvrier des blanchisseries de toiles, de l’ouvrier des raffineries de sucre, des fabriques d’alcool ou de produits chimiques. Il devinait ce qui pouvait plaire à l’un ou à l’autre ; à celui-ci pour s’instruire dans sa profession, à celui-là pour se divertir de ses rebutants travaux d’usine.

Le petit Parisien, grandi, fort et vigoureux malgré la pâleur de son teint, avait cette mine éveillée qui caractérise le Parisien entre tous les enfants de France ; non que le Parisien ait plus d’esprit, ni plus de jugement ; mais il a incontestablement parmi les plus fiers gamins de notre pays « un air » qui lui est avantageux. Quelques jeunes garçons de l’âge de Jean, raisonnables, doux, toujours souriants fréquentaient sa boutique ; c’est-à-dire qu’ils enjambaient sans cérémonie l’étalage, ou poussaient la porte de côté formée de deux planches, et ils s’installaient à tour de rôle sur le tabouret de bois, meuble unique de céans.

Grâce à eux, Jean s’essayait à parler le patois flamand à la clientèle villageoise. Une fermière des environs de Tourcoing — parapluie rouge sous le bras, gants trop larges et trop longs — réclamait-elle un joli livre pour son « p’tit quinquin » ? un des nouveaux amis de Jean expliquait vite le mot : Quinquin, diminutif de Kind, signifiait enfant, enfantelet. Il paraît que le petit quinquin ne faisait que braire pour avoir un livre ; braire, à la rigueur cela se comprenait… La bonne femme avait dit au p’tit quinquin pour « l’amicloter » : « J’ t’acat’rai le jour de l’ducasse un porichinelle, avec un turlututu » ; mais le p’tit quinquin voulait un livre : Il n’y a que des « canchons qui le rendront bénache » — Chansons, bien aise, traduisaient les obligeants garçons. C’était fort gracieux de leur part. Et la vente marchait.

Cela faisait prendre patience à Jean, l’empêchait de se languir dans cette ville si nouvelle pour lui. Aussi, ne quittait-il son étalage qu’assez tard, le soir, pour se rendre au modeste hôtel de la rue Esquermoise, où son patron l’avait logé.

La fête n’était pas finie partout : les chevaux de bois tournaient encore au son de l’orgue déroulé à grands tours de bras ; des fusées lancées à la carabine allaient chercher le volatile suspendu au bout d’un mât, à côté d’une lanterne ; dans les loges et les cirques les fanfares éclataient, crevant la toile, des coups de fusil annonçaient le dénouement des pantomimes militaires, et, par instants, dominant le brouhaha, rugissaient les lions de Bidel. Le fait est que l’heure de vendre des livres était passée depuis longtemps que, du côté où l’on s’amusait, la gaieté s’animait encore avant de s’éteindre.

Mais Jean se souciait fort peu de tout ce qui n’était pas son petit commerce ; non qu’il fût pris tout d’un coup de cet amour des affaires qui ne va pas sans l’amour du lucre ; mais les saltimbanques de Lille lui rappelaient les saltimbanques du Havre ; les larmes lui venaient aux yeux ; il pensait à la petite Emmeline, et plus la fête était bruyante, plus il se sentait seul et désolé.

Son indifférence du reste s’étendait à tout. Au bout de quinze jours, il ne connaissait guère de Lille que les innombrables moulins à vent — on les compte par centaines — éparpillés dans la plaine autour de la place forte, comme un bataillon de tirailleurs, — comparaison qui n’a rien de risqué puisque Don Quichotte prenait des moulins à vent pour des géants armés. Et encore, à quel moment Jean avait-il découvert ces moulins, beaucoup plus nombreux jadis, et qui servent à la trituration du colza ? En arrivant à Lille : son attention avait été attirée par tant de moulins, à droite et à gauche de la voie… Depuis, il semblait n’avoir, plus rien vu.

Il se faisait pourtant une idée générale de l’importante ville, entourée en certains endroits d’une triple enceinte de remparts, et fortifiée d’une citadelle au nord-ouest — coup d’essai et chef-d’œuvre de Vauban ; remparts et citadelle qui en font une place de guerre de premier ordre ; il n’ignorait pas que c’est la Deule qui traverse Lille, et que cette rivière s’y divisant en un grand nombre de bras, y forme deux canaux principaux…

Il avait vaguement aperçu le très bizarre beffroi, véritable pain de sucre, surmonté d’une tulipe épanouie, du centre de laquelle s’élance là flèche aiguë d’un clocher. Par hasard, enfin, il avait été amené à voir le quartier des Étaques, très assaini, mais où l’on comptait naguère un millier de familles grouillant dans des caves humides dont un peu de paille constitue tout le mobilier.

Un soir qu’il avait tendu un peu plus tôt que de coutume la toile formant la devanture de sa boutique foraine, il alla promener son ennui devant les grandes loges enguirlandées de bec de gaz. Les deuxièmes représentations de la soirée allaient commencer partout.

Tout à coup, son œil est attiré vers une parade, où deux jeunes filles de dix à douze ans exécutaient avec beaucoup de grâce une danse espagnole ; la plus grande, vêtue d’un costume d’homme : veste de drap brun ornée de rangées de boutons dorés, culotte courte, bas de soie, sur la tête la « baretta » avec houppe sur le côté, les cheveux tordus dans une résille ; l’autre jeune fille en « manola », avec la robe de soie jaune et volants de dentelles noires. Elle faisait claquer ses castagnettes avec des mouvements arrondis, admirés déjà ailleurs par Jean. Le pauvre garçon soupira en pensant à Emmeline et, par respect pour ce souvenir adoré, il s’avança vers la loge avec un véritable recueillement, tandis que la foule accourait et se pressait pour admirer les baladines. La manola, très blonde, secouait une rose dans ses cheveux.

— Mais c’est elle ! s’écria Jean ; c’est elle ! c’est Emmeline !

— Non, Cydalise, dit à son oreille un grand sec qui lui fit faire un mouvement comme s’il eût reconnu Hans Meister.

Et son cœur battant bien fort, derrière les pirouettes des deux danseuses, son œil alla chercher au « bureau », la fameuse « mère » pour vérifier, éperdu, s’il n’était pas le jouet d’une ressemblance.

Assis au bureau, un homme à forte carrure ressemblait si fort à Jacob Risler, que Jean se crut décidément sous l’empire d’une hallucination. Si au moins, les jeunes filles s’arrêtaient un instant !… si les cuivres suspendaient leur fandango enragé ! Ils n’étaient donc pas à bout de souffle ces musiciens ? les danseuses ne se lasseraient donc pas ? Jean se fit un abat-jour de sa main
Quentin attira dans la brasserie le géant tyrolien (voir texte).
contre la lumière éblouissante du gaz qui l’aveuglait. Et il ouvrait démesurément les yeux.

En ce moment une femme puissante envahit et occupa majestueusement les tréteaux, horriblement laide avec sa couronne de fleurs pâles, ses bas roses, sa jupe courte pailletée, son buste en maillot couleur de chair : une ogresse qui cherche à se rendre avenante. Jean reconnut la « mère » ! Maintenant il n’y avait plus à s’y tromper : Emmeline ou Cydalise, c’était bien la charmante enfant, objet de tant de regrets, de tant de larmes silencieuses…

L’ogresse, d’un geste magistral avait fait taire la musique et cesser la danse ; et elle parlait d’une voix enrouée ; elle débitait le boniment, tandis que les deux jeunes filles soutenaient assez hardiment les regards de la foule. Et Jean, qui ne percevait rien qu’un bourdonnement confus tant son saisissement était grand, entendait cependant passer dans l’éloge exagéré de toute la troupe ce nom de Cydalise qu’il savait depuis quelques minutes seulement. On lui a changé son nom, pensa-t-il, mais Cydalise n’a rien ôté à la grâce d’Emmeline.

Soudain, les yeux de la jolie danseuse s’arrêtèrent sur le plus fervent de ses admirateurs. À n’en pas douter, la jeune fille venait de reconnaître Jean. Elle pâlit et rougit, visiblement décontenancée ; puis elle détourna la tête et, faisant un effort, elle sourit à son danseur espagnol. Mais Jean se fit petit et se glissa parmi les groupes, assuré de n’être point trahi par celle qui faisait semblant de ne pas l’avoir vu. Qui sait ce qui avait suivi les événements du Havre, après cette maladresse de montrer à madame Emmeline — devenue peut-être madame Cydalise — les photographies de la fillette ; et en s’oubliant jusqu’à faire apparaître comme une menace la baronne du Vergier ? Qui sait combien la pauvre jeune fille avait dû souffrir dans cette fuite précipitée !

Et Jean qui regardait Emmeline de loin, perdu dans la foule, se demandait comment on avait pu la soustraire aux investigations de la police.

Quand il fut un peu revenu de son trouble, son étonnement se partagea entre la petite danseuse et Jacob Risler : il y avait, certes, de quoi être fort surpris de les retrouver ainsi tous les deux à la fois ! Et cette grosse femme, cette « mère » indigne, revenue sur l’eau d’une façon si inattendue, en tutu rose et avec une couronne de fleurs sur la tête ! Comment pouvait-elle se trouver, elle troisième, dans une association si étrange de personnes aussi disparates ?

Que d’énigmes poignantes ! que de sujets de douloureuses réflexions !

Au milieu de tant d’incertitudes, une seule chose se présentait très nettement à la pensée de Jean : sa ferme résolution de ne rien faire savoir de ce qu’il venait de découvrir à madame du Vergier. Plus tard, il verrait !… Mais il ne voulait pas qu’on vînt lui enlever Emmeline, Cydalise ou Sylvia, à peine retrouvée, ni que la jeune fille disparût de nouveau aux regards de tous, et cette fois peut-être pour toujours ! Il n’écrirait donc pas à Caen, c’était sûr, — et il ne se montrerait point.

Et pour être certain de n’être point vu, il n’attendit pas la fin des spectacles pour déserter le champ de foire : il aviserait à un moyen de se renseigner.

Ce moyen, il le trouva le lendemain au moment où il venait de renouveler de la façon la plus séduisante à l’œil les collections de ses livres populaires. Jean pensait qu’il pouvait être aperçu dans sa boutique par Jacob Risler, ou la grosse dame, et même, pourquoi pas ? par Emmeline ; et il se dissimulait le mieux possible derrière un rideau de journaux illustrés ; regardant s’avancer de loin les promeneurs qui se dirigeaient de son côté. Il prenait à cet effet ses dernières dispositions, lorsqu’il vit arriver un de ces jeunes gens de la ville qui l’avaient pris en amitié.

C’était le fils d’un riche brasseur, qui inaugurait son entrée dans la vie par une flânerie non interrompue, — ainsi le désirait sa mère ; et le fils traduisait la volonté maternelle par ce proverbe flamand : Travailler est le lot des imbéciles.

Grand et fluet, voûté presque, bien qu’il n’eût pas vingt ans, Quentin Werchave disait de lui-même, en riant, qu’il n’était pas un Flamand, mais un Flandrin ! Et ce jeu de mots le réjouissait fort. Il n’y avait pas son pareil pour congédier et tenir tête, au besoin, derrière l’étalage de Jean, à quelque désœuvré bien décidé à ne rien acheter et feuilletant l’un après l’autre tous les livres avec autant de sans façon que dans un cabinet de lecture.

— Bonjour, min p’tit pouchin ! min gros rojin (mon petit poussin, mon gros raisin) s’écria-t-il en pénétrant en deux doubles par la petite porte de la boutique — ou du kiosque, si l’on préfère un mot plus moderne.

Jean lui serra la main et le fit asseoir.

— Vous avez l’air soucieux ce matin, observa le Flamand. Tu sais, je ne m’inquiète point de ce qui ne me regarde pas : Fou est celui qui se brûle à la marmite d’un autre ; cependant quand il s’agit de vous…

— Vous avez deviné juste, mon cher Werchave, répondit Jean, j’ai une préoccupation qui m’absorbe.

— Eh bien ! Expliquez-vous en librement avec moi. Il y a un proverbe qui dit : Le sage va consulter le fou et rencontre la vérité.

— Soit ! dit Jean. Et il raconta au fils du brasseur comment il avait cru découvrir, au Havre, une fillette enlevée à sa famille, ce qui s’en était suivi, et la réapparition de cette même fillette, grandie et embellie, dans une baraque de saltimbanques, en compagnie d’une sorte d’ogresse et d’un certain Risler qui… On devine tout ce que Jean put dire. Il avoua qu’il voudrait bien savoir dans quelle situation respective vivaient les deux personnes en question et l’enfant ; d’où ils venaient, et surtout où ils comptaient aller en quittant Lille… Mais il craignait de se montrer.

— Eh bien ! dit l’obligeant Flamand je m’informerai… Mais savez-vous ce que je pense ? c’est que vous êtes en train de vous brasser à vous-même de la bière amère…

— C’est fort possible, murmura Jean. Et il rougit de se sentir si bien deviné. Que voulez-vous, dit-il, je sens que mon existence tout entière est attachée à la vie de cette enfant.

— Ce Risler dont vous me parlez et cette sylphide de cent kilos, ils me semblent les mauvais génies de cette petite, vilaines gens et complices sans doute : Deux sacs mouillés ne se sèchent pas l’un l’autre.

Jean soupira.

— Je vous recommande, dit-il, d’être prudent avec Jacob. C’est un homme dangereux.

— Laissez-moi faire. Je comprends que ce n’est pas un chat à empoigner sans gant. Il y a des petits chiens qui savent bien s’y prendre pour manger dans le même plat que les grands sans se faire mordre ! Je tâcherai de tirer mon os du jeu.

Quentin fit ce qu’il avait promis. Il attira dans la brasserie paternelle un géant tyrolien, qui faisait partie de la troupe où Risler remplissait l’emploi de régisseur et de caissier ; et il sut par le géant, apanagé d’une langue proportionnée à sa longue personne, que la petite Cydalise venait de passer près de trois ans en Belgique et en Hollande. C’est à Bruxelles que sa mère l’avait fait admettre, ainsi qu’elle-même au nombre des artistes de la troupe où on les voyait. Risler faisait déjà partie de cette troupe depuis… depuis dix-huit ou vingt mois : au fait, c’est lui qui avait forcé le géant à abandonner sa figure et son costume de géant patagon pour ceux de géant tyrolien, rôle évidemment plus gai, orné de la-laitou et de ma-la-la-ga-outou multipliés autant que variés. Et puis le chapeau tromblon grandissait l’homme et l’avantageait. Selon lui, Jacob Risler n’était pas un malhabile régisseur. Il se proposait de conduire la troupe Sartorius à Valenciennes, où la foire durait trois dimanches ; de là on irait à Dunkerque pour la fête qui ouvre le 1er janvier ; on visiterait Calais et on se trouverait à Saint-Omer pour la mi-carême.

— Est-ce bien tout ce que vous vouliez savoir ? demanda Quentin Werchave en rapportant minutieusement toutes ces choses à son petit ami le libraire, à son « p’tit pouchin ».

— C’est à merveille ! s’écria Jean en battant des mains à l’idée des vastes perspectives qui s’ouvraient devant lui.

— Bon ! fit Quentin, vous n’êtes pas encore en selle et vous galopez déjà !

Ces mots firent à Jean l’effet d’une douche d’eau glacée. Où prenait-il en effet, cette liberté dont il avait besoin pour suivre la jolie danseuse ? À quel moment écrirait-il à la baronne, à cette mère inconsolable dont la vie n’était qu’une lamentation ? Pourrait-il se dispenser de la renseigner de nouveau ? (décidément Jean aigri, attristé et irrité, devenait mauvais.) Comment parviendrait-il à ne point perdre de vue Emmeline — ou Cydalise — sans se montrer jamais ? sans effaroucher la femme qui l’exploitait ? Comment aussi se déroberait-il longtemps encore à Jacob Risler ? Bien des choses difficiles à réaliser — ou à ne point faire.