Le Vampire (Morphy)/01

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 3-6).



LES MYSTÈRES DU CRIME

LE VAMPIRE
PAR
MICHEL MORPHY


PROLOGUE
LA NUIT SANGLANTE

Séparateur


CHAPITRE PREMIER

À Saint-Roch.


La foule se pressait à l’église Saint-Roch. Beaucoup de dames appartenant à la haute société parisienne se remarquaient dans l’auditoire. Un autre motif que la piété attirait tout ce monde.

Il y avait une grande attraction ce jour-là. Un jeune vicaire de Saint-Nicolas-des-Champs, qui avait la réputation d’être un orateur de marque, devait appartenir désormais au quartier aristocratique de la rue Saint-Honoré. Le début de ce curé excitait la plus vive curiosité chez les dévotes.

Au premier rang, immédiatement sous la chaire, la baronne de Cénac, femme du député royaliste bien connu, était à son banc, impatiente d’entendre et de voir « l’abbé Caudirol ». C’est ainsi que les fidèles nommaient le curé de Saint Roch.

Enfin il parut et aussitôt tous les regards se portèrent vers lui.

Il était âgé d’environ trente-cinq ans ; grand, musculeux, très souple, il avait quelque chose du félin dans sa démarche. Son visage, d’une pâleur livide qui ressortait davantage sous de longs cheveux bruns, restait impassible. Ses yeux gris et vifs, abrités par d’épais sourcils, avaient des reflets sinistres lorsqu’ils se fixaient sur un objet. Mais, debout dans sa chaire blanche et or, où il cadrait d’une façon vigoureuse, le prêtre affectait de regarder dans le vague, ce qui lui donnait l’air d’un sphinx.

D’une voix claire et métallique, il parla longuement sans fatiguer son public. Sa parole nette, décisive, puissante fit une profonde impression.

Immobile et comme subjuguée, la belle baronne de Cénac examinait le jeune prédicateur avec une sorte d’étonnement craintif…

Avec son front plissé, ses lèvres minces et glaciales, son nez recourbé, il avait quelque chose de dur et de tragique. Un observateur habile eût découvert sous sa beauté bizarre des indices non équivoques de férocité. Il y avait du tigre dans ce prêtre absolu et dominateur. Et cependant il exerçait une fascination difficile à décrire sur son public féminin. Cet homme de proie était encore un charmeur.

Son succès fut inouï, prodigieux…

Les fidèles de la paroisse Saint-Roch ne tarirent plus d’éloges en parlant de leur curé.

Ce dimanche-là, madame de Cénac était rentrée dans son hôtel, pensive et troublée. Pendant la messe, son regard avait croisé à plusieurs reprises celui du curé de Saint-Roch, et cette figure étrange ne sortait pas de son imagination.

— Mais que se passe-t-il en moi ? se demandait-elle.

Il s’écoula de la sorte quelques semaines durant lesquelles la baronne revit plusieurs fois l’abbé Caudirol à l’église Saint-Roch.

Sur ces entrefaites, le confesseur de madame de Cénac, un vieillard de soixante ans, vint à mourir. Cette circonstance, qui aurait dû affecter profondément la baronne de Cénac, la remplit, au contraire, d’une satisfaction dont elle-même ne se rendait pas un compte exact.

Quand vint le moment de choisir un autre directeur de conscience, le nom du jeune curé lui vint aussitôt à l’esprit.

Ce fut avec une secrète espérance, mal définie encore, et avec une émotion singulière qu’elle écrivit le billet suivant au curé de Saint-Roch :


« Monsieur le Curé,

« La mort du regretté abbé X… m’obligeant à me recommander à un nouveau directeur de conscience, j’ai pensé à vous demander la précieuse faveur de vos secours spirituels.

« Si vous voulez bien me le permettre, je me considérerai désormais comme une de vos pénitentes.

« J’ai l’honneur, Monsieur le Curé, de vous adresser l’expression de mes sentiments respectueux.

« Baronne de Cénac. »


La réponse ne se fit pas attendre. Le lendemain même, on annonçait à madame de Cénac la visite de l’abbé « Caudirol ».

Il venait remercier la baronne de la demande flatteuse qu’elle lui avait adressée.

Madame de Cénac, vêtue avec une recherche inaccoutumée et toute resplendissante de beauté, reçut le prêtre dans son oratoire.

— Je dois m’excuser, monsieur le curé, dit-elle, de vous avoir fait attendre un peu…

— Si peu, madame, que j’allais vous remercier de votre empressement. Je m’acquitte d’un devoir en vous témoignant combien je suis à la fois reconnaissant et confus de votre gracieuse bienveillance.

— Oh ! ne parlez pas ainsi, interrompît vivement la baronne. C’est pour moi qu’est tout l’honneur. Votre mérite éclatant, si noblement employé, la carrière sublime que vous avez embrassée, voilà des titres qui vous placent bien au-dessus de nous.

— Madame !…

— C’est aimable à vous de protester, continua madame de Cénac avec un charmant sourire, mais laissez-moi vous dire combien j’admire votre talent d’orateur sacré. Vous êtes bien heureux de tenir, comme vous le faites, un auditoire sous le charme de votre éloquence.

— Je vais me retirer, madame la baronne, fit le curé, en affectant de se lever. Je suis confondu de vos éloges si peu mérités.

Madame de Cénac, toujours souriante, força le prêtre à se rasseoir. Le mouvement qu’ils firent l’un et l’autre rapprocha leurs chaises.

L’abbé Caudirol ne parlait plus. Il restait pensif à la même place. La baronne le regarda à la dérobée et frissonna instinctivement en remarquant la lueur étrange de ses yeux.

— Vous voilà tout songeur, dit-elle, rompant le silence.

— Pardonnez-moi, madame. En effet, je me laisse aller aux réflexions que me suggère votre dernière phrase. Vous me croyez heureux !

— Certes, oui. Ne l’êtes-vous pas ?

Il y eut dans cette question une anxiété réelle qui n’échappa point au prêtre.

Il détourna la tête comme pour dissimuler son émotion et poussa un soupir amer.

Puis, se levant, il prit congé de la baronne qui, subitement attristée, ne songea pas à le retenir.

Au moment de la quitter, il revint sur ses pas et, prenant les mains de madame de Cénac, il lui dit avec effusion :

— Beaucoup de personnes m’ont témoigné de l’estime et même de l’admiration, mais vous êtes la première qui m’ait marqué de l’intérêt véritable : merci !

Et il s’en alla brusquement.

Peut-être, la baronne de Cénac venait-elle d’avoir affaire à un comédien habile connaissant à fond le cœur de la femme et sachant exploiter les sentiments d’intérêt qu’il faisait naître. Mais cette supposition, très plausible, ne vint même pas à la pensée de madame de Cénac.

Elle ne cessa plus de rêver à ce prêtre mystérieux qui paraissait tant souffrir. Son orgueil était flatté de la confiance que l’abbé Caudirol mettait en elle.

— Il ne m’a rien dit, ou presque rien, pensait-elle, mais j’en sais beaucoup sur lui. C’est un homme d’un grand cœur auquel il ne suffit pas d’être adulé et admiré. Il lui manque une âme sœur qui le comprenne et le soutienne. Il lui faudrait une amie dévouée…

Et la baronne continua de s’occuper en imagination de ce qu’il faudrait à son confesseur pour lui rendre la vie douce et heureuse. Elle ne dormait plus, travaillée par cette idée fixe de revoir le prêtre et de connaître, cette fois, le secret de sa vie.

Ne pouvant plus contenir son impatience, elle se rendit à l’église Saint-Roch un mercredi. C’était le jour de confesse de son nouveau directeur spirituel.

Elle alla s’agenouiller dans une petite chapelle auprès du confessionnal. Une vieille dame se confessait. Un léger frissonnement du rideau vert lui indiqua que le prêtre l’avait aperçue.

La baronne attendait impatiemment que la vieille eût fini sa confession, mais le temps s’écoulait.

— Elle n’en sortira pas, se disait-elle dépitée.

Des lambeaux de phrases arrivaient jusqu’à elle : « Mon père, je m’accuse d’avoir pu par coquetterie attirer sur moi les regards des hommes… Mon père… »

Madame de Cénac eût souffleté la pénitente. Elle se mit à prier pour occuper sa pensée et ne plus rien entendre.

La vieille se leva enfin et se dirigea vers la statue d’un saint évêque placée de l’autre côté de l’église. C’était là, sans doute, que le curé l’envoyait dire ses prières de pénitence.

La baronne, se plaça au confessionnal.

— Récitons le Confiteor, dit le prêtre à voix basse.

Madame de Cénac n’osait regarder à travers le grillage. Les yeux baissés, toute émue, elle commença :

— Je me confesse à Dieu, tout puissant, à la bienheureuse vierge Marie…

L’abbé Caudirol laissa la pénitente se recueillir un moment. Puis après une pause :

— Ma fille, voulez-vous me dire vos fautes vous-même, ou préférez-vous que je vous adresse les questions ?

— Oui, mon père, fit la baronne d’une voix éteinte.

— Avez-vous eu des pensées peu charitables ?… Avez-vous parlé en mal de votre prochain ?… Avez-vous tenu des propos contraires à la vérité ?…

À chaque interrogation, Madame de Cénac répondait faiblement.

Le prêtre épuisait la série de ses questions.

— Avez-vous, en quelque chose que ce soit, failli à l’honneur ?… à la décence ?…

L’haleine du confesseur se mêlait à celle de la pénitente. Leurs lèvres se touchaient presque à travers le grillage. Une griserie douce envahissait le cerveau de madame de Cénac, tandis que le prêtre la questionnait d’une voix caressante.

— N’avez-vous rien à vous reprocher vis-à-vis de votre époux ?… Lui rendez-vous le devoir conjugal ?…

— Nous vivons retirés chacun dans nos appartements, mon mari et moi.

— Constamment ?

— Oui, mon père.

— Même durant les nuits ?

La baronne répondit par un : Oui, étouffé.

— Quelle est la raison de cette froideur ? demanda le prêtre.

— Je n’aime point mon mari. Il me surveille sans cesse et sa jalousie me rend bien malheureuse.

— Avez-vous eu quelque amour ?… L’avez-vous trompé ?…

— Mon père… je n’ai point failli.

Madame de Cénac entendit dans le confessionnal comme un soupir de soulagement.

L’émotion la faisait trembler. Elle éprouvait un immense besoin de se jeter dans les bras du prêtre et de pleurer. Elle aurait voulu se confier à lui, ne lui rien cacher, dévoiler à ses yeux le vide de son cœur ; mais elle suffoquait, ne pouvant plus articuler un son.

Enfin, elle eut une détente nerveuse. Elle avoua à l’abbé l’impression qu’elle avait ressentie en le voyant pour la première fois. Elle lui dit en sanglotant qu’elle aurait voulu naître sa sœur pour vivre toujours auprès de lui, le servant fidèlement, l’aimant avec soumission, écoutant sa parole avec bonheur, l’adorant pieusement, comme Dieu lui-même.

— Voyons, calmez-vous, chère âme, répondit le prêtre violemment agité. Rappelez vos souvenirs et dites à l’ami… au père qui vous écoute, ce que vous avez souffert.

La baronne pleurait toujours.

— Dites-moi votre vie… tout entière, acheva le prêtre.

Alors, tout bas, avec des larmes et des gémissements plaintifs, elle lui raconta son existence.

D’après cette confession, nous allons reconstruire le passé de la baronne de Cénac.