Aller au contenu

Le chien d’or/I/06

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 71-79).

CHAPITRE VI.

BEAUMANOIR.

I.

Ils chevauchaient en silence. Un peu plus loin que le village de Charlesbourg, ils entrèrent dans la forêt de Beaumanoir par un sentier large et bien battu où pouvaient passer chevaux et carrosses.

Ils comprirent que l’affluence des visiteurs au château était d’ordinaire assez considérable.

Les rayons du soleil pénétraient à peine la mer de verdure qui se berçait au-dessus de leurs têtes ; le sol était jonché de feuilles, souvenirs des étés passés ; les molles fougères formaient bouquets autour des troncs déracinés ; mille petites fleurs étincelaient près des herbes St-Jean, dans les coins ensoleillés, tandis que les grands pins verts et sombres versaient aux voyageurs leurs senteurs résineuses et leur vivifiante fraîcheur.

Un petit ruisseau se montrait d’espace en espace, sous les bois, chantant avec timidité pour les grandes herbes qu’il arrosait, et sur ses bords étroits fleurissaient l’anémone d’argent, le muflier et les campanules de la flore boréale.

Le colonel Philibert n’oubliait pas les dangers qui menaçaient la colonie et le motif sérieux qui l’appelait en hâte à Beaumanoir ; cependant, il jouissait des délices de la forêt, regardait l’écureuil sauter d’un arbre à l’autre, et prêtait l’oreille aux gazouillements des oiseaux cachés dans le feuillage. Il allait vite et quand il se vit sur la bonne voie il eut bientôt devancé son guide.

— C’est un chemin tortueux que ce chemin de Beaumanoir, dit-il à la fin, en retenant son cheval pour permettre à maître Pothier de le rejoindre. Il est aussi embrouillé que le code. J’ai de la chance tout de même d’avoir, pour me guider, un notaire habile comme vous.

— Pour vous guider ? mais c’est votre honneur qui bat la marche ! Oui, le chemin qui mène à Beaumanoir est aussi compliqué que le meilleur acte passé par un notaire ambulant.

— Vous n’allez pas souvent à cheval, maître Pothier, dit Philibert qui entendait geindre le notaire, péniblement cahoté par sa vieille rosse.

— À cheval ? N… non ! Dame Bédard pourra bien m’appeler le plaisant Robin, si jamais elle me reprend à monter sur ses chevaux de louage.

— Pourquoi, maître Pothier ?

Philibert commençait à s’amuser des manières de son guide.

— Pourquoi ? parce que, si j’avais marché aujourd’hui, j’aurais pu marcher demain. Maintenant, c’est fini, grâce à ce bourriquet. Hune ! hanc ! hoc ! Il n’est bon qu’à faire un professeur de latin. Hoc ! hanc ! hunc ! Je n’ai pas décliné mes pronoms depuis que j’ai laissé par accident le collège de Tours ; non ! Hunc ! hanc ! hoc ! je vais être réduit en compote. Hunc ! hanc ! hoc !

II.

Philibert s’amusait bien des réminiscences classiques de son guide, mais il craignait qu’il ne tombât de cheval, car il se tenait comme une fourche plantée dans une botte de foin. Il s’arrêta un instant pour lui permettre de prendre haleine et de se reposer.

— J’aime à croire, lui dit-il, que le monde apprécie mieux votre science et vos talents que ne le fait ce vilain bidet.

— C’est bien de la bonté, de votre part, de vous arrêter ainsi pour moi. Ma foi ! je n’ai rien à reprocher au monde si le monde n’a rien à me reprocher. Ma philosophie, c’est que le monde est ce que les hommes le font. Comme dit un vieux refrain :

C’est un endroit plaisant, mes amis, que ce monde.
Si l’on prête, l’on-donne et l’on dépense bien :
Mais s’il faut emprunter, cette machine ronde
Ne vaut plus rien.

— Et que vaut-elle à vos yeux, maître Pothier ? demanda le colonel.

Le notaire semblait le plus heureux des mortels ; sa face ridée était toute souriante ; les yeux, les joues, le menton, les sourcils, tout frémissait de plaisir, autour d’un nez de pourpre. Des enfants allègres autour d’un feu de joie !

— Oh ! je suis content, répondit-il ; nous, les notaires, nous avons le privilège de porter des manteaux bordés d’hermine, au palais de justice, et des robes noires à la campagne… quand nous pouvons en avoir. Voyez !

Et il releva avec dignité les lambeaux de sa robe.

— Pour moi, la profession de notaire, continua-t-il, c’est de manger, boire et dormir. Toutes les portes me sont ouvertes. Il ne se fait pas un baptême, ou une noce, ou un enterrement, sans que j’en sois, dans dix paroisses à la ronde. Les gouverneurs et les intendants fleurissent et tombent, mais Jean Pothier dit Robin, le notaire ambulant, fait toujours joyeuse vie. Les hommes peuvent se passer de pain, mais non de lois, du moins les hommes de cette noble et chicanière Nouvelle-France, notre patrie.

— Votre profession me paraît tout-à-fait nécessaire alors, observa Philibert.

— Nécessaire ? je penserais ! S’il n’avait une nourriture convenable, le monde perdrait vite l’existence, de même qu’Adam a perdu la félicité du Paradis terrestre, faute d’un notaire.

— Faute d’un notaire ?

— Oui, votre honneur ! Il est évident que notre premier père a perdu son droit de usis et fructibus, dans l’Éden, tout simplement parce qu’il n’a pas pu avoir un notaire pour rédiger un contrat inattaquable. Comment ! il ne possédait pas même par un bail à chaptel, les animaux qu’il avait choisis et nommés ?

Le colonel reprit en riant :

— Je pensais qu’Adam avait perdu son bien par la faute de quelqu’artificieux notaire, plutôt. Ce notaire aurait suggéré à la femme d’interpréter le contrat à sa façon, sachant bien qu’Adam ne trouverait pas un autre notaire pour défendre ses titres.

— Hum ! c’est possible ; j’ai lu quelque part, en effet, que jugement avait été rendu par défaut. Ce serait différent aujourd’hui. Il y a dans la Nouvelle comme dans la Vieille France, des notaires capables d’enfoncer Lucifer lui-même dans une lutte pour une âme, un corps ou un bien fonds… Mais, tiens ! nous voilà sortis de la forêt.

III.

Les voyageurs avaient devant eux un large plateau garni de massifs d’arbres et dominé par une montagne escarpée. Un ruisseau, sur lequel on avait jeté un pont rustique, promenait ses ondes d’argent. Au milieu des jardins superbes et des bouquets d’arbres séculaires, s’élevait le château de Beaumanoir, avec son toit à pic, ses hautes cheminées et ses girouettes dorées qui rayonnaient au soleil.

Le château était une lourde construction en pierre, à pignons et à toit élevés, dans le style du dernier siècle, assez forte pour soutenir une attaque, assez élégante pour servir de demeure à un Intendant royal de la Nouvelle-France. Il avait été construit quelque quatre-vingts ans auparavant, par l’intendant Jean Talon, qui s’y retirait en silence, quand il était fatigué des importunités de ses amis et des persécutions de ses adversaires, ou dégoûté de la froide indifférence de la Cour pour ses admirables plans de colonisation. Il choisissait quelques intimes et là, ensemble, loin de la ville, dans la retraite paisible, ils parlaient de la grande littérature du siècle de Louis XIV, ou discutaient la nouvelle philosophie qui envahissait l’Europe de toute part.

Là, dans le château de Beaumanoir, le sieur Joliet avait raconté ses aventureux voyages, et le père Marquette avait confirmé l’existence d’un fleuve merveilleux appelé le Père des Eaux, qu’une vague rumeur seule avait fait soupçonner. Là aussi ? le vaillant de La Salle était venu demander conseil à Talon, son ami et son patron, quand il partit pour aller explorer la grande rivière, du Mississippi, entrevue par Joliet et Marquette, la grande rivière du Mississippi qu’il donna à la France par droit de découverte.

Tout près du château, s’élevait une tour de pierre brute, crénelée et percée dans les côtés de nombreuses ouvertures. Cette tour avait été bâtie pour tenir les sauvages en respect et servir de refuge aux colons pendant les guerres du dernier siècle.

Que de fois, des bandes d’iroquois altérés de sang se sont sentis pris de découragement et de terreur à la vue de cette petite forteresse dont les coulevrines donnaient l’éveil aux colons de Bourg-Royal et des bords sauvages du Montmorency !

La tour ne servait plus maintenant et tombait en ruines ; mais il circulait des rumeurs fantastiques chez les habitants, au sujet d’un passage souterrain qui l’unissait au château. Personne ne l’avait jamais vu, ce passage, et personne n’aurait eu la hardiesse de l’explorer, à coup sûr, parce qu’il était gardé par un loup-garou ! Un loup-garou !!! Ce mot faisait frissonner de peur les enfants vieux et jeunes réunis au coin du feu, dans les soirées d’hiver, pour entendre les légendes de la Bretagne et de la Normandie, remises à neuf et retouchées pour les scènes du Nouveau Monde.

IV.

Le colonel Philibert et maître Pothier suivirent une large avenue qui aboutissait au château et s’arrêtèrent à la porte principale, au milieu d’une haie verdoyante taillée, d’après les haies de Luxembourg, de la façon la plus fantastique. Cette porte s’ouvrait sur un vaste jardin tout éclatant de fleurs, tout rempli des senteurs les plus exquises, du bourdonnement des abeilles et du chant des oiseaux.

Des arbres, emportés de France et plantés par Talon, montraient au-dessus de la haie leurs têtes chargées de fruits. C’étaient des cerises rouges comme les lèvres des vierges Bretonnes, des prunes de Gascogne, des pommes de Normandie, des poires de la luxuriante vallée du Rhône. Les branches recourbées laissaient leur douce teinte verte pour se parer de vermeil, d’or et de pourpre, ces vives couleurs que la nature arbore quand elle se couronne pour les fêtes de la moisson.

Tout près du château, l’on voyait un colombier surmonté d’une brillante girouette que le moindre souffle faisait tourner et crier. C’était la retraite d’une famille de pigeons qui voltigeaient sans cesse, sans cesse tournoyaient autour des hautes cheminées ou se pavanaient en roucoulant sur le toit élevé ; pigeons blancs comme des flocons de neige, emblème de l’innocence et du bonheur.

Mais rien ne rappelait l’innocence ou le bonheur dans l’aspect de ce château baigné de lumière. Ses grandes portes restaient immobiles devant les merveilleuses beautés du monde extérieur, ses fenêtres qui auraient dû s’ouvrir larges, pour recevoir la fraîcheur et les rayonnements du matin, ses fenêtres étaient closes, comme des yeux qui se ferment avec malice à la lumière du ciel qui les inonde.

V.

Tout était calme au dehors, et l’on n’entendait que les chants des oiseaux ou le frémissement des feuilles ; rien, ni homme, ni bête ne signala l’approche du colonel. Mais longtemps avant qu’il n’arrivât à la porte, il entendit un bruit confus de voix, un étrange mélange de cris, de chants et de rires, un choc de coupes et des sons de violons qui le remplirent d’étonnement et de dégoût. Il distingua des accents avinés, des refrains bachiques, des voix de stentor, qui demandaient de nouvelles rasades, et proposaient de nouvelles santés au milieu des plus bruyants applaudissements.

Le château semblait un vrai pandemonium, tout rempli de tumulte et de divertissements où la nuit remplaçait le jour, d’où l’ordre était banni pour faire place au plus audacieux mépris de la décence, de l’honneur et du bon sens.

— Au nom du ciel ! maître Pothier, que signifie ceci ? demanda Philibert, au notaire, son guide, pendant qu’ils suivaient tous deux, après avoir attaché leurs chevaux à un arbre, la large allée qui conduisait à la terrasse.

— Ce concert, votre honneur, répondit maître Pothier avec un branlement de tête significatif, et un sourire qui trahissait sa sympathie pour les viveurs, c’est la fin de la chasse, la dernière partie, les gais convives de l’Intendant pendent les andouilles.

— C’est un parti de chasseurs dites vous ? comment croire que des hommes puissent se rendre coupables d’une pareille dégradation, même pour plaire à l’Intendant !

— Une pareille dégradation ? Je parierais ma robe que la plupart des chasseurs ont roulé sous la table à l’heure qu’il est ; toutefois, d’après le vacarme, on voit, qu’il y en a encore quelques uns sur leurs jambes et que le vin coule toujours.

— C’est affreux ! c’est horrible ! dit Philibert, indigné ; s’oublier dans de semblables orgies, quand la colonie mous demande à tous, toute la froideur de notre jugement, toute la force de nos bras, tout l’amour de nos cœurs ! Ô ! mon pays ! mon cher pays ! quelle destinée peux-tu espérer quand ce sont de tels hommes qui te gouvernent !

— Vous êtes un étranger, car vous ne seriez pas si prompt à flétrir l’hospitalité de l’Intendant. Ce n’est pas la coutume, de parler ouvertement comme cela, excepté parmi les habitants qui jasent toujours en vrais Normands.

Maître Pothier regardait le colonel, comme pour mendier son approbation, mais celui-ci, ne l’écoutait guère, irrité qu’il était par les bruits scandaleux de l’intérieur.

— Tiens ! voici une chanson bien allègre, votre honneur, continua le notaire en battant la mesure avec sa main.

C’était la louange du vin, chantée par une voix forte. Un chœur éclatant répondit tout-à-coup, et les pigeons effrayés s’envolèrent de la toiture de la cheminée. Le colonel reconnut une chanson, qu’il avait entendue dans le quartier Latin, pendant sa vie d’étudiant à Paris. Il crut reconnaître aussi la voix qui chantait.

Pour des vins de prix
Vendons tous nos livres !
C’est peu d’être gris,
Amis, soyons ivres.
Bon !
La faridondaine
Gai !
La faridondé !

Un murmure sonore, et le joyeux choc de verres suivirent le refrain. Maître Pothier clignait des yeux en signe d’approbation, et, sur le bout des pieds, les mains ouvertes, la bouche arrondie, il semblait faire sa partie dans cette musique infernale.

VI.

Philibert le regarda d’un air de mépris.

Allez ! ordonna-t-il, frappez à cette porte, il faudrait le tonnerre de Dieu pour anéantir cette effroyable orgie ! Dites que le colonel Philibert arrive avec des ordres de son Excellence pour le chevalier Intendant.

— Oui ! et qu’on vous serve un bref d’expulsion ! Pardonnez-moi, et ne vous fâchez pas, monsieur, supplia le notaire, je n’ose pas frapper à cette porte pendant qu’on chante la messe du diable. Les valets ! je les connais bien, allez ! les valets me plongeraient dans le ruisseau ou me poignarderaient dans le corridor même, pour amuser les Philistins. Je ne suis pas un Samson, votre honneur ; je ne serais pas capable de faire crouler le château sur leurs têtes. Je le voudrais bien, par exemple !

Philibert ne trouva pas mal fondée la crainte de son guide, et, comme un nouvel éclat de voix chargées d’ivresse retentissait sous les riches lambris, il lui dit :

— Restez ici jusqu’à mon retour, je vais y aller moi-même.

Il monta les larges marches de pierre, et frappa à plusieurs reprises, mais en vain. Il essaya d’ouvrir. À sa grande surprise la porte céda : elle n’était pas verrouillée. Pas un serviteur n’était là. Il s’avança hardiment. Une éclatante lumière éblouit ses regards. Le château était tout orné de lampes et de candélabres, et c’était en vain que les brillants rayons du soleil cherchaient à pénétrer dans ces lieux, la nuit se prolongeait jusqu’au milieu du jour, une nuit artificielle avec une pluie de lumières et une effroyable orgie.